Kitabı oku: «Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868», sayfa 15
LXXIX
A THÉODORE RITTER
12 janvier 1856.
Mon cher et très cher Théodore,
Souvenez-vous du 12 janvier 1856!
C'est le jour où, pour la première fois, vous avez abordé l'étude des merveilles de la grande musique dramatique, où vous avez entrevu les sublimités de Gluck!
Quant à moi, je n'oublierai jamais que votre instinct d'artiste a, sans hésiter, reconnu et adoré avec transport ce génie nouveau pour vous. Oui, oui, soyez-en certain, quoi qu'en disent les gens à demi-passion, à demi-science, qui n'ont que la moitié d'un cœur et un seul lobe au cerveau, il y a deux grands dieux supérieurs dans notre art: Beethoven et Gluck. L'un règne sur l'infini de la pensée, l'autre sur l'infini de la passion; et, quoique le premier soit fort au-dessus du second comme musicien, il y a tant de l'un dans l'autre néanmoins, que ces deux Jupiters ne font qu'un seul dieu en qui doivent s'abymer (sic) notre admiration et nos respects.
LXXX
A M. ERNEST LEGOUVÉ 92
Paris, 9 avril 1856.
Mille joies triomphantes, mon cher Legouvé! c'est superbe! C'est le plus beau succès, le plus pur, le plus légitime, le plus providentiel auquel j'aie assisté de ma vie. J'ai le cœur gonflé, à en éclater… C'est si beau, un chef-d'œuvre complet! un chef-d'œuvre interprété par une femme de génie, par une muse, et un chef-d'œuvre échappé, qui plus est, aux dangers de la traduction. Vous avez tous les bonheurs à la fois, un traducteur incomparable, une actrice sublime, un public intelligent et sensible, et une offense vengée…
Je vous chante en mon âme un hymne de gloire dont les fanfares retentiraient jusqu'en Grèce si on l'exécutait.
Nous avons pleuré et frémi, ma femme et moi. Je vous embrasse; il y avait longtemps que je n'avais ressenti une telle joie!
LXXXI
A M. AUGUSTE MOREL
Paris, 23 mai 1856.
Louis m'écrit de Toulon. Il va quitter le service de l'État, et il cherche un embarquement pour un voyage d'un an à quinze mois. Soyez assez bon pour l'aider à trouver un navire où il soit convenablement et qui parte bientôt. Priez instamment Lecourt de ma part de vous seconder dans cette recherche. Vous m'obligerez beaucoup. Je viens de lui écrire (à Louis) à Toulon, pour le prévenir qu'un paquet de vêtements dont il a besoin lui sera expédié mardi prochain 27, par mon tailleur, —Bureau restant des Messageries impériales de Marseille. Si ma lettre arrivait à Toulon pendant que Louis sera à Marseille, veuillez l'en prévenir, afin qu'il aille réclamer le paquet au bureau des Messageries vers le 29 ou le 30.
J'ai vu votre ami, dont je ne me rappelle pas le nom (M. Rostand) et qui cause très bien de toutes choses et même de musique. Il aurait voulu entendre quelque ouvrage de moi pendant son séjour à Paris, mais il n'y avait pas de possibilité de le satisfaire. Je suis immensément occupé et, pour vous dire la vérité, très malade, sans que je puisse découvrir ce que j'ai. Un malaise incroyable; je dors dans les rues, etc.; enfin, c'est peut-être le printemps. J'ai entrepris un opéra en cinq actes dont je fais tout, paroles et musique. J'en suis au troisième acte du poème; j'ai fini hier le deuxième. Ceci est entre nous; je le cisèlerai à loisir après l'avoir modelé de mon mieux; je ne demande rien à personne en France. On le jouera où je pourrai le faire jouer: à Berlin, à Dresde, à Vienne, etc., ou même à Londres; mais on ne le jouera à Paris (si on en veut) que dans des conditions tout autres que celles où je me trouverais placé aujourd'hui. Je ne veux pas remettre ma tête dans la gueule des loups ni dans celle des chiens.
Nous avons eu à Weimar des scènes incroyables au sujet du Lohengrin de Wagner… Ce serait trop long à vous raconter. Il en est résulté des histoires qui font encore long feu en ce moment dans la presse allemande.
Adieu, mon cher Morel; je sais que votre affaire avec Brandus est enfin terminée. Il était temps. Bennet est à Nancy avec son fils. Je ne vois jamais le fils de Lecourt, j'aurais pourtant bien du plaisir à causer quelquefois avec lui. On dit que c'est un charmant garçon.
C'est comme le petit Daniel Liszt. Son père m'annonce ses visites et je ne l'ai jamais vu. J'attends un mot de vous très prochainement.
LXXXII
AU MÊME
Paris, 9 septembre 1856.
Mon cher Morel,
Le navire sur lequel doit partir Louis est-il arrivé? je ne reçois point de nouvelles à cet égard.
Comment allez-vous? Voilà bientôt votre Conservatoire qui va vous retomber sur les bras. Votre opéra est-il avancé? Je travaille exclusivement au mien, sans en parler seulement à Alphonse Royer, qui est, comme furent tous les autres directeurs de l'Opéra, un Hottentot en musique. Il me regarde comme un grand symphoniste qui ne peut et ne doit faire que des symphonies et qui ne sait pas écrire pour les voix. Il n'a entendu ni Faust ni l'Enfance du Christ; il ne connaît rien à toutes ces questions, et c'est néanmoins une opinion arrêtée chez lui. Il l'a dit dernièrement à un de mes amis. J'en étais d'ailleurs parfaitement sûr d'avance; je connaissais ses idées sur la musique. Mais je n'en continue pas moins ma partition avec un vague espoir d'arriver plus tard par le haut de l'édifice, c'est-à-dire par la volonté de l'empereur.
En attendant, je vous avouerai que le poème, que j'ai lu à diverses personnes, a un grandissime succès. Je crois que vous aussi vous trouveriez cela beau.
LXXXIII
A M. L'ABBÉ GIROD 93
Paris, 16 décembre 1856
Monsieur,
J'ai reçu le livre que vous avez bien voulu m'envoyer et je l'ai lu avec le plus vif intérêt. Si la question pouvait être rendue plus claire qu'elle ne l'est, elle l'eût été par vous. Il n'est pas possible de la concevoir mieux exposée, ni mieux débattue; mais c'est, je l'avoue, une espèce de chagrin pour moi, de voir des hommes de cœur et d'intelligence tels que vous, monsieur, employer leur temps et leurs forces à combattre de semblables moulins à vent. Les seuls points sur lesquels j'ai le regret de me trouver en dissidence avec vous, sont ceux qui ont trait à la fugue classique sur Amen! et au jeu de mutation des orgues.
Sans doute, on pourrait écrire une belle fugue d'un caractère religieux pour exprimer le souhait pieux: Amen! Mais elle devrait être lente, pleine de componction et fort courte; car, si bien qu'on exprime le sens d'un mot, ce mot ne saurait être, sans ridicule, répété un grand nombre de fois. Au lieu de cette réserve et de cette tendance expressive, les fugues sur le mot amen sont toutes rapides, violentes, turbulentes, et ressemblent d'autant plus à des chœurs de buveurs entremêlés d'éclats de rire, que chaque partie vocalise sur la première syllabe du mot a…a-a-a-a-men, ce qui produit l'effet le plus grotesque et le plus indécent. Ces fugues traditionnelles ne sont que d'insensés blasphèmes.
Quant aux jeux de mutation de l'orgue, c'est le charivari organisé et je ne puis les entendre sans horreur.
L'habitude, l'usage, la routine sont les soutiens de ces barbaries que nous légua l'ignorance du moyen âge; si j'étais encore un artiste guerroyant comme autrefois, je vous dirais: Delenda est Carthago! Mais je suis las et obligé de reconnaître que les absurdités sont nécessaires à l'esprit humain et naissent de lui comme les insectes naissent des marécages. Laissons les uns et les autres bourdonner!
LXXXIV
A M. BENNET
Paris, 26 ou 27 janvier (1857).
Oui, Théodore a raison: votre papier pelure qui boit l'encre m'a fortement agacé les nerfs, qui sont déjà si malades. Changez donc de parchemin pour m'écrire à l'avenir.
Je vous remercie néanmoins, et très cordialement, de votre bonne et réconfortante lettre. Mais je n'ai pas besoin, autant que vous le croyez, d'être encouragé à continuer mon travail. Tout malade que je suis, je vais toujours; ma partition94 se fait, comme les stalactites se forment dans les grottes humides, et presque sans que j'en aie conscience. J'achève en ce moment d'instrumenter le finale monstre du premier acte, qui m'avait jusqu'à hier donné de graves inquiétudes à cause de ses dimensions. Mais j'ai envoyé Rocquemont me chercher au Conservatoire la partition d'Olympie de Spontini, où se trouve une marche triomphale dans le même mouvement que la mienne et dont les mesures ont la même durée que celles de mon finale. J'ai compté les mesures; il y en a 347, et je n'en ai, moi, que 244. D'ailleurs, il n'y a point d'action durant cet immense développement processionnel de la marche d'Olympie, tandis que j'ai une Cassandre qui occupe la scène pendant le déroulement du cortège du cheval de bois dans le lointain. Enfin cela peut aller95.
J'ai entièrement fini aussi le duo et le finale du quatrième acte. Voyez avec quelle facilité vous m'entraînez à vous parler de mon ouvrage!.. Ah! je n'ai pas d'illusions, non, et vous me faites rire avec ces vieux mots de mission à remplir! quel missionnaire!.. Mais il y a en moi une mécanique inexplicable qui fonctionne malgré tous les raisonnements, et je la laisse faire, parce que je ne puis l'empêcher de fonctionner.
Ce qui me dégoûte le plus, c'est la certitude où je suis de la non-existence du beau pour l'incalculable majorité des singes humains!..
Madame X… qui est venue me voir avant-hier, m'avouait naïvement et tristement qu'elle n'avait jamais ni vu ni lu la Vestale de Spontini.
Une artiste pareille qui a passé sa vie dans le monde musical et théâtral, s'être trouvée, par hasard, partout où cette lumière du génie ne brillait pas!.. N'y a-t-il pas là de quoi révolter contre le sort des chefs-d'œuvre! Il est vrai qu'elle a été élevée au milieu de la boutique des épiciers italiens!.. Mais cette éducation coloniale ne l'a pas empêchée de faire connaissance plus tard avec Mozart, Haydn, Beethoven, Gluck, et de s'éprendre même pour la lourde face emperruquée de ce tonneau de porc et de bière qu'on nomme Haendel!..
Ainsi me voilà à la tête d'un acte et demi de partition terminée. Avec du temps, le reste de la stalactite se formera peut-être bien, si la voûte de la grotte ne s'écroule pas…
Nous serons bien heureux de vous voir revenir à Paris, ne fût-ce que pour quelques semaines… Réalisez votre plan de concert, je serai probablement assez fort dans un mois pour pouvoir le diriger, et cela me réchauffera un peu.
Il est heureux que ma lettre touche à sa fin;… le pâle rayon de soleil qui éclairait ma fenêtre quand j'ai commencé à vous écrire, s'éteint, et je ne me sens plus que du froid au cœur, et je vois tout en gris, et je vais m'étendre sur mon canapé et y fermer les yeux de l'esprit et du corps pour ne rien voir et demeurer stupide comme un arbre sans feuilles et ruisselant de pluie.
P. – S.– Rue de Calais (encore une fois, et non de Douai), nº 4.
LXXXV
A M. AUGUSTE MOREL
Paris, samedi soir 25 ou 26 avril 1857.
Mon cher Morel,
Je vous remercie de votre empressement à me faire savoir que vous aviez reçu des nouvelles de Louis; mais j'avais déjà, moi aussi, une lettre de Bombay, dans laquelle il m'apprenait à peu près les mêmes choses qu'il vous a dites. Je vous enverrai plus tard une lettre que je vous prierai de lui remettre à son arrivée à Marseille, qu'il m'annonce seulement pour la fin d'août. Je suis bien heureux qu'il puisse avoir un mois à peu près à sa disposition pour venir me faire une visite. Je me recommanderai encore à vous à cette occasion, pour veiller à ce qu'il ne vienne à Paris qu'avec une entière certitude de ne pas compromettre par ce voyage sa position à bord de la Belle-Assise, et la promesse bien formelle d'y être de retour au temps que lui indiquera son capitaine. Au reste, je le suppose plus raisonnable maintenant.
Je travaille comme vous à une énorme partition; malgré toutes les interruptions forcées et les distractions qu'apporte la vie de Paris, j'ai fait deux actes et demi, entièrement instrumentés, polis et limés. Il me tarde cependant de ne plus traîner ce monstrueux boulet. On fait en ce moment, dans notre petit monde, un succès boursouflé à mon poème. J'en ai fait deux lectures devant deux aréopages assez compétents, l'une chez M. Édouard Bertin, l'autre chez moi. On trouve cela beau. Dernièrement, à l'une des soirées des Tuileries, l'impératrice m'en a parlé longuement. J'irai plus tard le lire à Leurs Majestés, si l'empereur a une heure de liberté. Je voudrais, quand je subirai cette épreuve, être plus avancé dans le travail de la partition, et avoir au moins trois actes achevés. Pourtant quand l'empereur ordonnerait la mise à l'étude immédiate de cet immense ouvrage, je ne pourrais y consentir. Je n'ai pas les deux femmes capables de jouer, de chanter et de représenter Cassandre et Didon.
Allez souhaiter le bonjour à Lecourt de ma part et lui serrer la main. Comment traîne-t-il la vie? Je ne vois jamais son fils.
Obéron continue à remplir la caisse du Théâtre-Lyrique.
Dimanche matin.
Je reçois à l'instant une lettre de Lecourt. Il m'apprend que vous vous donnez un mal d'enfer pour faire aller la Fête de Roméo et Juliette. Pourquoi avez-vous tenté cela? sans harpes?.. et sans un orchestre assez fort?.. Dites-moi comment a marché le concert.
LXXXVI
AU MÊME
Paris, 7 septembre 1857.
Mon cher Morel,
Vous avez encore comblé Louis de bontés et de témoignages d'affection, laissez-moi vous en remercier et vous prier aussi de présenter l'expression de ma vive reconnaissance à madame votre mère, dont Louis ne parle qu'avec attendrissement. Il commence à se montrer moins enfant et plus préoccupé de son avenir; je ne doute pas que vos bons avis ne soient pour beaucoup dans ce progrès. Nous avons fait, lui et moi, plusieurs démarches inutiles ces jours-ci, pour avoir des nouvelles de son capitaine et de son navire. Le silence de M. Aubin commence à nous inquiéter. J'ai appris chez M. de Rothschild que l'ancien capitaine de la Belle-Assise était parti pour Marseille, afin de prendre connaissance de l'état du navire et de celui de sa cargaison. Il aura sans doute retenu M. Aubin à Marseille, pour l'aider dans cet examen. Soyez assez bon, mon cher Morel, pour vous informer au port de l'époque du retour à Paris de ces messieurs et de celle du départ de la Belle-Assise, si elle est connue. Je crois que Louis vous a déjà écrit à ce sujet. Il est en ce moment à Dieppe, où il est allé visiter une amie de sa mère, madame Lawsson, qui lui veut beaucoup de bien. Il reviendra ce soir. Je me suis remis à ma partition, et, si je n'étais pas constamment interrompu, de trois jours l'un, j'avancerais assez vite. En somme, dans six ou sept mois, l'ouvrage sera fini; et je me mettrai, pour mieux en étudier les défauts, à arranger la partition pour le piano. Il n'y a pas de travail plus utile, en pareil cas, que celui-là; et d'ailleurs, la partition de piano et chant a bien sa valeur intrinsèque, surtout pour les études.
Je suis tout triste du mauvais effet que vient de produire la représentation d'Euryanthe. Le poème, malgré les modifications qu'on a fort sagement fait d'y apporter, n'est pas supportable. Vous lirez ces jours-ci l'analyse que je viens de faire du drame allemand dans le Journal des Débats, je ne crois pas qu'on ait jamais mis en scène de semblables stupidités; on n'est pas bête à ce point. Nous nous accordons tous pour louer la musique, qui contient en effet de bien belles parties, mais ne saurait, selon moi, soutenir la comparaison avec Obéron ni avec le Freyschütz. Quand va-t-on s'occuper au théâtre de Marseille de votre opéra? tenez-moi au courant de tout ce qui s'y rapporte. Si j'avais un peu d'argent de côté, je ne manquerais pas d'aller assister à sa première représentation.
Mille amitiés à Lecourt. Théodore Ritter vient d'achever la partition de piano complète de Roméo et Juliette. C'est très clair et très jouable. Il a exécuté la semaine dernière l'ouvrage entier devant une quinzaine de personnes chez Pleyel; Duprez et moi, nous chantions les chœurs, etc. Il a très bien joué. Cela se grave à Leipzig.
P. – S.– Le capitaine Aubin, et non Bodin, vient de venir. Il retourne à Marseille. Il avertira Louis du jour où il devra être rendu à bord. Ainsi ne vous inquiétez pas de cela.
LXXXVII
AU MÊME
Paris, dimanche 11 octobre 1857.
Mon cher Morel,
Je vous remercie, nous vous remercions. Faites l'impossible pour obtenir une promesse positive du capitaine de la Reine des Clippers, ou plutôt de M. Acquarone. C'est précisément un semblable embarquement qui conviendrait le mieux à Louis, et je serais dans de graves embarras, s'il me fallait envoyer mon fils dans les ports de l'Océan chercher lui-même un navire. Tenez-moi au courant de l'état de vos négociations.
Je compte aussi sur l'aide de notre excellent Lecourt. J'ai peine à vous écrire ces quelques lignes. Je ne puis me remettre de ma maladie nerveuse, qui se transforme chaque jour et amène les plus étranges accidents.
Mille amitiés dévouées. J'aurais bien des choses à vous dire, mais je n'ai pas la force d'écrire.
LXXXVIII
AU MÊME
Paris, mercredi 27 ou 28 octobre 1857.
Grâce à vos relations et à l'intervention de Lecourt, Louis est enfin reçu comme lieutenant à bord de la Reine des Clippers; c'est un important avantage pour lui. On ne réclame pas encore sa présence à Marseille; mon avis est néanmoins qu'il doit s'y rendre d'avance pour ne s'exposer à aucun mécompte, se faire présenter à M. Acquarone, à ses chefs du bord, et tâcher de se faire employer même avant le départ. Il va d'ailleurs profiter du répit qu'on lui laisse pour passer quelques jours à Vienne chez ma sœur et faire une visite à mon oncle à Tournon. Je pense qu'à son arrivée à Marseille, il vous trouvera de retour de votre excursion à Aix. Dans le cas où son séjour se prolongerait chez vous, il est convenu que vous me permettrez de payer sa pension et que vous ne vous fâcherez pas. J'ai vu ces jours-ci M. de Rémusat qui m'a le premier appris la bonne nouvelle de la réception de Louis. Je crois qu'il assistait hier à l'inauguration de la petite salle de concerts (la salle Beethoven), que Bennet vient d'ouvrir au public. Géraldy donne un concert dans ce local demain, et je vois sur le programme un morceau de vous. Je suis plongé jusque par-dessus les yeux dans l'instrumentation de mon avant-dernier acte, et cela me grise… Lecourt, dans une de ses lettres, semble craindre que je n'aie choisi un mauvais sujet. Aurait-il conservé ce vieux préjugé contre les sujets antiques?.. Les sujets antiques sont redevenus neufs, à la condition pour les auteurs de ne pas les traiter à la façon lamentable de MM. de Marmontel, du Rollet et Guillard. Je crois que ce n'est pas le cas dans mon ouvrage. Je vous assure qu'il y a un mouvement, une variété de contrastes et une mise en scène extraordinaires. Et cela doit faire pardonner au sujet d'être beau par les sentiments et les passions, et la pensée poétique. J'ai mis au pillage Virgile et Shakspeare, et j'ai trouvé en outre une scène d'un effet terrible, qui n'est pas dans les allures des tragédies lyriques du siècle dernier. J'écris cette partition avec une passion qui semble s'accroître de jour en jour. Dites à Lecourt que très probablement il s'est fait de mon poème une fausse idée, puisqu'il ne le connaît pas, mais qu'il résultera de tout cela (paroles et musique) quelque énormité dont il sera content, je lui en donne ma parole d'honneur. J'aurai fini dans six mois, ballets et le reste.
Je vais ce soir dîner à Versailles chez Émile Deschamps avec les directeurs de l'Odéon. On veut me séduire. Il s'agit de la mise en scène de Roméo et Juliette, traduit par Deschamps et qu'on voudrait illustrer!!!.. (expression favorite des pianistes) par l'exécution, dans les entr'actes, de trois fragments de ma symphonie. Cela coûterait fort cher, mais ils paraissent résolus à ne pas reculer devant la dépense.
Adieu, cher ami; je vous recommande mon cher grand garçon, qui est bien excellent et bien désireux de faire sa carrière, et qui commence à devenir raisonnable, et que j'aime de toute mon âme. Aimez-le bien aussi.
LXXXIX
AU MÊME
Paris, 15 novembre 1857.
Mon cher Morel,
Je vous remercie de m'avoir envoyé des nouvelles de Louis. Dieu veuille que son voyage continue comme il a commencé. Quant à moi, je suis toujours malade; j'ai, dit mon médecin, une névrose intestinale. Cela me tourmente à un point que je ne saurais exprimer. Je travaille pourtant tout de même.
On vient de donner enfin l'opéra en deux actes de M. Billetta, célèbre professeur de piano à Londres. Je voudrais que vous entendissiez cela. Ne croyez pas un mot des quelques éloges que contient sur cette musique mon feuilleton de ce matin, et croyez, au contraire, que je me suis tenu à quatre pour en faire aussi tranquillement la critique. On a travaillé treize mois à l'Opéra pour accoucher de ce chef-d'œuvre. La troisième représentation n'a pas suivi la seconde; on l'annonce pourtant pour lundi. La Rose de Florence sera bientôt fanée et effeuillée. Fiorentino, qui a une grande peur de ses compatriotes, et qui a été forcé de louer celui-là, n'a jamais pu se décider à écrire lui-même son nom; il l'a laissé en blanc dans son manuscrit.
Je viens de me procurer un de mes portraits, vous le recevrez prochainement. Comment se porte Lecourt? que fait-on, sinon de bon, au moins de mauvais, en musique à Marseille?