Kitabı oku: «Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868», sayfa 9
XXVIII
A M. GRIEPENKERL 70
Paris, janvier, 1845.
Mon cher Griepenkerl,
Il y a bien longtemps que je n'ai de vos nouvelles; j'ignore même si vous avez reçu la partition du Carnaval romain et les deux volumes que je vous ai envoyés par l'entremise du libraire Brockhaus; que fait-on dans votre chère ville de Brunswick? Avez-vous toujours des querelles avec les savants de Leipzig? Combien je suis sensible à tous les procédés de généreuse sympathie que vous me donnez! Ne me laissez pas ainsi un an sans m'écrire. Depuis que j'ai reçu votre dernière lettre, j'ai entrepris une grande affaire musicale; une salle de concerts avec cinq cents exécutants dans le cirque équestre des Champs-Élysées. C'est la plus grande et la plus belle salle de Paris; mais elle est située à peu près hors de la ville, et s'il y a de la boue, la recette peut s'en ressentir cruellement. De sorte qu'à chaque concert, ce sont des inquiétudes nouvelles; car les frais sont immenses (6,000 francs). Je donne le quatrième dans quelques jours. J'aurais bien du plaisir ou plutôt du bonheur à vous voir ici, pendant ces affreuses répétitions surtout, qui me font suer sang et eau. J'ai beaucoup plus de peine en effet avec ces concerts qu'avec tous ceux qui les ont précédés; voici pourquoi: les meilleurs artistes de mon orchestre ordinaire font partie de celui du Conservatoire; or, cette Société célèbre les empêche, pendant toute la saison des concerts, de prendre part (à mes concerts, à moi)…
XXIX
A MICHEL GLINKA 71
Ce n'est pas tout, monsieur, d'exécuter votre musique et de dire à beaucoup de personnes qu'elle est fraîche, vive, charmante de verve et d'originalité; il faut que je me donne le plaisir d'écrire quelques colonnes à son sujet; d'autant plus que c'est mon devoir.
N'ai-je pas à entretenir le public de ce qui se passe à Paris de plus remarquable en ce genre? Veuillez donc me donner quelques notes sur vous, sur vos premières études, sur les institutions musicales de la Russie, sur vos ouvrages, et, en étudiant avec vous votre partition pour la connaître moins imparfaitement, je pourrai faire quelque chose de supportable et donner aux lecteurs des Débats une idée approximative de votre haute supériorité.
Je suis horriblement tourmenté avec ces damnés concerts, avec les prétentions des artistes, etc.; mais je trouverai bien le temps de faire un article sur un sujet de cette nature: je n'en ai pas souvent d'aussi intéressant.
XXX
A LOUIS BERLIOZ 72
Samedi 25… (vers 1846).
Mon cher Louis,
Ta mère va un peu mieux, mais elle est toujours obligée de garder le lit et de ne pas parler. La moindre émotion, en outre, lui serait fatale. Ainsi ne lui écris pas de lettre comme la dernière que tu m'as adressée. Rien n'est plus désolant que de te voir condamné toi-même à l'inaction et à la tristesse. Tu arriveras à dix-huit ans sans pouvoir entrer dans une carrière quelconque. Je n'ai point de fortune; tu n'auras point d'état: de quoi vivrons-nous?
Tu me parles toujours d'être marin; tu as donc bien envie de me quitter?.. car, une fois sur mer, Dieu sait quand je te reverrais!.. Si j'étais libre, entièrement indépendant, je partirais avec toi et nous irions tenter la fortune aux Indes, ou ailleurs; mais, pour voyager, il faut une certaine aisance, et le peu que j'ai m'oblige à rester en France. D'ailleurs, ma carrière de compositeur me fixe en Europe et il faudrait y renoncer entièrement si je quittais l'ancien monde pour le nouveau. Je te parle là comme à un grand garçon. Tu réfléchiras et tu comprendras.
En somme, quoi qu'il arrive, je serai toujours ton meilleur ami et le seul entièrement dévoué et plein d'une affection inaltérable pour toi. Je sais que tu m'aimes et cela me console de tout. Cependant, ce sera bien triste si tu restes à vingt ans un garçon inutile à toi-même et à la société.
Je t'envoie des enveloppes pour écrire à tes tantes. Ma sœur Nancy me parle de toi; je t'envoie sa lettre; il n'y a pas besoin de cire noire. Comment veux-tu que je te l'envoie? on ne met pas des bâtons de cire à la poste.
Parle-moi encore de tes dents. Les a-t-on soigneusement nettoyées?..
Adieu, cher enfant; je t'embrasse de toute mon âme.
XXXI
A JOSEPH D'ORTIGUE
Prague, 27 janvier 1846.
Il y a longtemps que j'aurais dû t'écrire, mais tu es sans doute au courant de la plupart des incidents qui ont rendu mon voyage de Vienne si heureux pour moi et mes amis. Je te raconterai tout cela avec les plus grands détails à mon retour; car il faudrait pour te les écrire vingt colonnes du Journal des Débats tout au moins.
Je veux te parler seulement de mon excursion à Prague. J'y arrivais avec l'idée de tomber au milieu d'une population de pédants antiquaires ne voulant rien admettre que Mozart, et prêts à conspuer tout compositeur moderne. Au lieu de cela, j'ai trouvé des artistes dévoués, attentifs, d'une intelligence rare, faisant sans se plaindre des répétitions de quatre heures, et, au bout de la seconde répétition, se passionnant pour ma musique plus que je n'eusse jamais osé l'espérer. Quant au public, il s'est enflammé comme un baril de poudre; on me traite maintenant ici en fétiche, en lama, en manitou…
A Vienne, il y a discussion dans un petit coin hostile; ci rien de pareil; il y a adoration (ce mot est risible mais vrai). Et elle se manifeste de la façon la plus originale et dans des termes que je ne voudrais pour rien au monde voir mis sous les yeux de nos blagueurs parisiens. Si tu vois Pixis, dis-lui que je suis plus que content de ses compatriotes. J'ai entendu avant-hier son neveu; c'est un jeune violoniste de quatorze ans d'un grand talent déjà et qui fera honneur à son nom. Je vais maintenant en quittant mes chers Viennois aller visiter les compatriotes de Heller. (Je te prie d'aller le voir de ma part et de lui montrer ma lettre; ce sera comme si je lui écrivais; je devrais bien, pour toute l'amitié qu'il m'a témoignée tant de fois, lui écrire longuement; ce que je ferai un de ces jours avant de quitter sa ville de Pesth)… Vois s'il y a moyen d'infliger quelques mots à quelque grand journal sur ce succès de Prague. Tu peux écrire une réclame où tu parleras aussi de Vienne; mais, s'il te faut marcher plus de cent pas pour cela, n'y songe plus. L'affaire du bâton a dû faire un certain tapage à Paris; ce fut une surprise complète pour moi, tant le secret des préparatifs de la fête avait été bien gardé.
Mille amitiés. Embrasse ton gros garçon pour moi.
P. – S.– Pardon de te cauchemarder ainsi. On vient de m'avertir que nous aurions un monde fou au théâtre ce soir.
Tout se loue.
XXXII
AU MÊME
Breslau, 13 mars 1846.
Je te remercie cent fois, mon cher ami, de ta lettre. Elle m'est parvenue ce matin, et j'y ai trouvé enfin des nouvelles de Paris dont je suis privé depuis très-longtemps. Desmarets ne m'a envoyé que quelques lignes…
Il a été effectivement question à Vienne de m'engager, non pas à la place de Donizetti qui n'est pas vacante, puisqu'il vit encore, mais à celle de Weigl (directeur de la Chapelle impériale) qui vient de mourir. Quelqu'un dont l'influence est considérable dans la capitale de l'Autriche, m'ayant demandé si j'acceptais cette position, je répondis que j'avais besoin de réfléchir vingt-quatre heures. Il s'agissait de s'engager à rester indéfiniment à Vienne sans pouvoir obtenir le moindre congé pour revenir annuellement en France. A ce sujet, j'ai fait une curieuse découverte; c'est que Paris me tient tellement au cœur (Paris, c'est-à-dire vous autres, mes amis, les hommes intelligents qui s'y trouvent, le tourbillon d'idées dans lequel on se meut), qu'à la seule pensée d'en être exclu, j'ai senti littéralement le cœur me manquer et j'ai compris le supplice de la déportation. Ma réponse a été péremptoirement négative et j'ai prié qu'on ne me mît point sur les rangs pour la succession de Weigl. La place de Donizetti n'est pas si rude, puisqu'elle me donnerait six mois de congé; mais il n'en est pas question.
Remercie Dietsch de l'intérêt qu'il prend à ce qui me regarde et dis-lui que je lui prépare de la besogne avec mon grand opéra de Faust, auquel je travaille avec fureur et qui sera bientôt achevé. Il y a là des chœurs qu'il faudra étudier et limer avec soin. J'espère beaucoup de cette composition qui me préoccupe au point d'oublier presque le concert que je prépare (ou plutôt que l'on prépare ici). J'ai été peu engagé par le spécimen que les artistes de Breslau m'ont donné de leur savoir-faire; cependant ils sont fort empressés et me fêtent de leur mieux. Il y a même ce matin une affiche portant ces mots: «Grand concert donné par M. le maître de chapelle Schöne en l'honneur du M. le chevalier Berlioz de Paris.» Je serai donc obligé d'aller demain soir me montrer en loge ornée et fleurie; on viendra me chercher en voiture; vu la circonstance de la guerre de Pologne, on ne tirera pas le canon, mais il est défendu de fumer dans la salle.
Adieu.
XXXIII
AU MÊME
Prague, 16 avril 1846.
Je n'ai pas répondu à ta dernière lettre, faute d'avoir quelque chose d'important à te dire. J'ai donné un excellent concert à Breslau et je me suis hâté de revenir ici, où j'étais attendu et où j'ai retrouvé les chœurs de Roméo et Juliette parfaitement sus par l'Académie de chant. J'ai respiré en m'entendant pour la première fois exécuté par des choristes amateurs si différents des braillards des théâtres. Nous avons fait hier la dernière répétition générale, où beaucoup de monde s'était introduit et que Liszt m'a aidé à faire marcher, en me servant d'interprète.
J'ai eu le plaisir de le voir souvent étonné et touché par cette composition, qui lui était demeurée jusqu'à présent absolument inconnue. Je crois que tu serais content des changements que j'y ai faits. Il n'y a plus qu'un prologue (le premier), et beaucoup modifié et raccourci; il y a des corrections très-importantes dans le scherzo, dans le grand finale et dans le récitatif mesuré du Père Laurence. Enfin, cela marche maintenant tout à fait bien, et je supprime entièrement la scène du Tombeau, qui ne te plaisait guère et qui fera toujours la même impression qu'à toi à beaucoup de gens. Mais l'adagio, de l'avis de tous, ici comme à Vienne, reste le meilleur morceau que j'aie encore écrit. Hier, à la répétition, celui-là et la Fête chez Capulet ont été furieusement applaudis, contre l'usage du pays, où l'on ne dit jamais le mot aux répétitions.
J'ai un très-bon Père Laurence (Stackaty), un Bohême, dont la voix est belle et le sentiment musical très-juste. Après la répétition, tous ces musiciens m'ont fait une surprise en m'invitant à un grand souper où l'on m'a offert une coupe de vermeil de la part des principaux artistes de Prague, avec force vivats, couronnes, applaudissements, discours (Liszt en a fait un vraiment superbe de chaleur et d'enthousiasme, dont les termes sont trop beaux pour que je te les répète ici). Puis, sont venus le prince de Rohan, notre compatriote, Dreyschok, le directeur du Conservatoire, les deux maîtres de chapelle du théâtre et de la cathédrale, les premiers critiques musicaux de la ville, etc. J'ai (parmi mes toasts) porté la santé de ces derniers que je n'avais pas encore vus, n'ayant pas fait une seule visite à la presse, en les remerciant de leur bienveillance que je méritais peu, puisqu'ils devaient me trouver au moins impoli à leur égard, mais je pensais leur faire honneur par ma grossièreté. Cette phrase les a fait tous prodigieusement rire et les a flattés quand ils l'ont eu comprise. Ceux de Vienne aiment mieux autre chose. Ils ont cependant dû s'en passer aussi; mais il y a, parmi eux, deux Charles Maurice qui m'en garderont toujours rancune.
Ils m'ont fait hier promettre de revenir monter ici la Damnation de Faust, dès que cette partition aura été donnée à Paris; j'ai encore quatre grands morceaux à faire pour la terminer.
On m'écrit lettres sur lettres de Brunswick pour me faire arriver; le concert y est affiché, et j'y serai le 21. Adieu; mille amitiés à tous les nôtres. Les détails sur la malheureuse affaire de David73 m'ont fait frissonner. L'article de Duchesne, dans les Débats, était terrible dans sa froide impartialité. Mais aussi, quelle idée de vouloir monter sur le Sinaï quand on est de courte haleine et de vouloir porter les tables de la Loi quand on n'a pas le bras fort!.. Ce sujet ne lui allait pas du tout. Je te fais à son sujet la même recommandation que tu m'adressais dans ta dernière lettre: ne dis pas que je t'aie rien écrit là-dessus.
Adieu encore; je suis un peu fatigué de tous ces cris, de toutes ces embrassades, de toutes ces rasades d'hier. Mais je me promets de l'exécution de Roméo un plaisir immense et que j'avoue sans pudeur, comme feraient certains académiciens. – Ils chantent maintenant ici les thèmes de la Fantastique (l'Idée fixe et le Bal) jusque dans les rues. Ils ont fait des phrases de cette symphonie une sorte d'argot musical. Quand on rencontre une femme,

signifie qu'elle a l'air commun et hardi.

veut dire qu'elle est charmante.

veut dire qu'on est triste et inquiet.
Mon troisième et dernier concert à Prague aura lieu demain; cela fait le sixième en tout que j'y aurai donné cet hiver en deux visites.
XXXIV
A JOSEPH D'ORTIGUE
Paris, 26 août 1847.
Ta lettre m'a été renvoyée ici par ma sœur; je n'ai pas encore quitté Paris, grâce aux oscillations, aux tripotages de l'Opéra.
Maintenant, je suis libre de partir pour la Côte. J'ai signé dernièrement un engagement pour Londres incomparablement plus avantageux que celui qu'on m'offrait à regret ici74. J'ai donc rendu leur dernière parole à MM. les directeurs de l'Opéra et j'ai accepté la proposition que m'a faite Jullien (le directeur du théâtre de Drury Lane) de conduire l'orchestre. Il me donne pour cela dix mille francs, plus dix autres mille francs pour monter quatre concerts avec ma musique; en outre, il m'engage pour écrire un opéra en trois actes destiné à la seconde année. Je ne serai occupé à Londres que quatre mois de l'année. Tu vois qu'il n'y avait pas à hésiter et que j'ai dû définitivement renoncer à la belle France pour la perfide Albion.
Je vais écrire encore une lettre pour les Débats et je partirai pour la Côte. La première sur Vienne a paru avant-hier. Je t'adresserai celles sur la Russie: c'est convenu.
Je m'attends à être passablement assommé par les conversations côtoises, viennoises et grenobloises; mais je suis bronzé à ce sujet depuis longtemps et je pense que je me tirerai à mon honneur de cette nouvelle épreuve.
D'après ce que tu me narres, je vois d'ailleurs que nous sommes beaucoup moins melons en Dauphiné qu'en Provence. On s'y occupe même énormément de littérature moderne, – pour la dénigrer, bien entendu. On en est à Voltaire; mais enfin on lit, et, comme aux bords de la Garonne…
On lit, on jase, on déraisonne,
On absurde un petit moment…
Il faut faire le verbe absurder.
Si je pars assez tôt pour la Côte, comme tu ne reviens qu'en octobre, je suis fort capable d'aller te dire bonjour à Avignon.
XXXV
A M. TAJAN-ROGÉ 75
Londres, 10 novembre 1847.
Mon cher Rogé,
Je serais bien coupable de n'avoir pas encore répondu à votre aimable lettre, si les deux cent mille tracas de toute espèce qui m'ont assailli à mon retour à Paris ne me servaient d'excuse. Vous n'avez pas une idée exacte de mon existence dans cette infernale ville, qui prétend être le centre des arts. Je viens d'y échapper enfin. Me voilà en Angleterre avec une position indépendante (financièrement parlant) et telle que je n'avais pas osé l'ambitionner. Je suis chargé de la direction de l'orchestre du grand opéra anglais qui va s'ouvrir à Drury-Lane dans un mois; de plus, je suis engagé pour quatre concerts composés exclusivement de mes ouvrages, et en troisième lieu pour écrire un opéra en trois actes destiné à la saison de 1848. L'opéra anglais ne durera que trois mois cette année et ne pourra avoir qu'une troupe de chanteurs fort incomplète à cause de la précipitation avec laquelle il vient d'être organisé et d'une circonstance fatale qui nous privera cette année du concours de Pischek (un artiste allemand merveilleux sur lequel nous comptions). Le directeur est prêt à tous les sacrifices et ne compte que sur la seconde année. Les chœurs et l'orchestre en revanche sont splendides. Pour mes concerts, nous ne commencerons qu'en janvier; je crois qu'ils marcheront bien. Jullien (le directeur) est un homme d'audace et d'intelligence qui connaît Londres et les Anglais mieux que qui que ce soit. Il a déjà fait sa fortune et il s'est mis en tête de construire la mienne. Je le laisse faire, puisqu'il ne veut, pour y parvenir, employer que des moyens avoués par l'art et le goût. Mais la foi me manque… J'ai eu le plaisir de voir une fois madame Rogé à Paris; elle est sans doute allée vous rejoindre maintenant. J'ai présenté votre ami à Alfred de Vigny, qui l'a engagé à venir le voir de temps en temps et à recourir à son intervention dans toutes les affaires littéraires pour lesquelles il pourrait le servir.
Vous me demandez des notes pour votre brochure; mais je ne sais vraiment rien de plus que ce que je vous ai dit. Nos artistes deviennent de plus en plus malheureux, parce que la direction des arts devient pire. Voilà pourtant une anecdote qui pourra figurer dans votre travail. Pendant les derniers temps de la direction Pillet, les répétitions générales devenaient de plus en plus nombreuses pour les ouvrages nouveaux, sans que les besoins de l'exécution en fissent sentir la nécessité. Comme les musiciens s'en plaignaient, un jour, Habeneck et Tulou, qui connaissaient la cause de ce surcroît de travail, finirent par leur répondre: «Eh! applaudissez donc madame X…! Vous ne voyez pas qu'elle enrage de votre silence, et tant qu'elle n'aura pas eu un succès de répétition, un succès d'orchestre, elle vous fera piocher comme des galériens!» En effet, l'orchestre, qui voulait en finir, se décida le lendemain à lui faire un bruyant accueil, et la diva, satisfaite, trouva que l'ouvrage marchait bien et qu'on pouvait afficher la première représentation. Que dites-vous de ce système d'extraction de l'enthousiasme76?.. Voilà l'Opéra débarrassé de madame X… mais Dieu sait s'il marchera moins mal pour cela. Tout le monde pense que ce sera exactement de même que sous Pillet. Duponchel et Roqueplan n'ont pas plus de savoir que lui et détestent bien davantage toute tendance musicale. Les conséquences sont faciles à prévoir. J'ai failli entrer dans cette détestable officine comme directeur de l'exécution chorale; mais le bonheur a voulu que je pusse faire volte-face à temps, en conservant tous les avantages. J'ai voulu garder à l'égard des directeurs une position d'ami de la maison, que je suis heureux de laisser maintenant sur le dos de mon successeur au Journal des Débats. Je ne reprendrai mes feuilletons qu'en rentrant en France, au mois de mars, ou même plus tard. J'aurai cinq ou six mois de bon temps, chaque année. Je suis engagé ici pour six ans. Je publierai seulement pendant mon séjour à Londres, cet hiver, la suite de mes lettres sur mes excursions musicales. Vous avez peut-être vu les trois premières sur Vienne et Pesth. Je vais maintenant écrire celles de Prague et de la Russie. J'ai conservé de Pétersbourg un souvenir bien vif, et je vous avoue, malgré votre désir extrême d'en sortir, que j'y reviendrais avec grande joie. Rappelez-moi à la mémoire de tous ces artistes, vos confrères, qui m'ont si chaleureusement secondé, de la famille Mohrer, de madame Merss, de cet excellent Cavos et de Romberg (à qui je dois écrire sous peu), et surtout de Guillou, ce véritable artiste, cordial, intelligent, dévoué, dont je suis si heureux d'avoir fait la connaissance. Dites-lui bien qu'il ne regrette pas trop Paris et qu'il y mourrait d'une colère contenue, s'il était obligé de l'habiter maintenant.
Desmarest a été bien sensible à votre souvenir. Je vous le dis, parce que, sans aucun doute, il ne vous l'aura pas dit lui-même, il est trop Parisien pour vous avoir répondu. Sa place à l'Opéra est devenue meilleure, sans être bien merveilleuse; pourtant, si je pouvais parvenir à le caser convenablement ici, il m'a avoué qu'il m'y suivrait de grand cœur. J'en serais heureux sous tous les rapports; mais il n'y a pas beaucoup de chance en notre faveur. Tout est pris, et bien pris.
Je suis venu seul à Londres; vous pouvez en deviner les raisons. D'ailleurs, j'avais un prodigieux besoin de cette liberté qui m'a toujours et partout manqué jusqu'ici. Il a fallu non pas un coup d'État, mais bien une succession de coups d'État pour parvenir à la reprendre. Cependant, tant que nous n'aurons pas commencé nos grandes répétitions, l'isolement où je vis une grande partie de mon temps me paraîtra étrange.
Puisque j'en suis à vous faire des confidences, croiriez-vous que je me suis laissé prendre à Pétersbourg par un amour véritable autant que grotesque?.. (Ici je vous laisse rire à grand orchestre et dans le mode majeur!.. Allez! allez! ne vous gênez pas…) Je continue. – Par un amour poétique, atroce et parfaitement innocent (avec ou sans calembour), pour une jeune (pas trop jeune) fille qui me disait: «Je vous écriverai» et qui, en parlant des obsessions de sa mère pour la marier, ajoutait: «C'est une scie!» Combien de promenades nous avons faites ensemble dans les quartiers excentriques de Pétersbourg et jusque dans les champs, de neuf à onze heures du soir!.. Que de larmes amères j'ai versées quand elle me disait comme la Marguerite de Faust: «Mon Dieu, je ne comprends pas ce que vous pouvez trouver en moi… je ne suis qu'une pauvre fille bien au-dessous de vous… il n'est pas possible que vous m'aimiez ainsi, etc., etc.» C'est pourtant si possible que c'est vrai, et que j'ai pensé mourir de désespoir quand j'ai passé devant le Grand-Théâtre en quittant en poste Pétersbourg. De plus, j'ai été réellement malade à Berlin de ne pas y trouver une lettre d'elle. Elle m'avait tant promis qu'elle m'écriverait!.. Elle est sans doute mariée maintenant. Son fiancé, qui partit le soir de mon premier concert, est certainement revenu depuis longtemps.
O Dieu! je nous vois encore sur le bord de la Newa, un soir, au soleil couchant… Quelle trombe de passion! Je lui broyais le bras contre ma poitrine; je lui chantais la phrase de l'adagio de Roméo et Juliette:

je lui promettais, je lui offrais, tout ce que je pouvais promettre et offrir… et je n'ai pas obtenu seulement deux lignes depuis mon départ. Je ne suis pas même sûr que ce soit elle qui m'a fait un signe d'adieu de loin au moment de monter en voiture à la poste!.. Adieu, adieu. Vous m'écriverez, au moins, vous.