Kitabı oku: «Les grotesques de la musique», sayfa 13
Heur et malheur
Il y eut au siècle dernier une cantatrice adorée, parfaitement inconnue aujourd'hui. Elle se nommait Tonelli. Fut-elle une de ces éphémères immortelles, fléaux de la musique et des musiciens, qui, sous le nom de prime donne ou de dive, mettent tout en désarroi dans un théâtre lyrique, jusqu'au moment où quelque homme d'acier fin, compositeur ou chef d'orchestre, se met en travers de leurs prétentions, et, sans efforts ni violence, coupe net leur divinité? Je ne crois pas. Il semble, au contraire, à en juger par ce qu'ont dit d'elle Jean-Jacques Rousseau et Diderot, que cette cantatrice italienne ait été une gracieuse et simple fille, pleine de gentillesse, dont la voix avait tant de charme, qu'à l'entendre dans ces petits opéras vagissants qu'on appelait alors opere buffe, les hommes d'esprit de ce temps-là s'imaginaient déguster d'excellente musique, des mélodies exquises, des accents dignes du ciel. Oh! les bons hommes, les dignes hommes que les hommes d'esprit de ce siècle philosophique, écrivant sur l'art musical sans en avoir le moindre sentiment, sans en posséder les notions premières, sans savoir en quoi il consiste! Je ne dis pas cela pour Rousseau, qui en possédait, lui, les notions premières. Et pourtant que d'étonnantes plaisanteries ce grand écrivain a mises en circulation et auxquelles il a donné une autorité qui subsiste encore et que les axiomes du bon sens n'acquerront jamais!
C'est si commode, convenons-en, de trouver sur un art ou sur une science des opinions toutes faites et signées d'un nom illustre! On s'en sert comme de billets de banque dont la valeur n'est pas discutable. O philosophes! prodigieux bouffons! Mais ne rappelons, à propos de la Tonnelli, que l'enthousiasme excité à Paris sous son règne par les bouffons italiens. A lire le récit des extases de leurs partisans, à voir la rudesse avec laquelle ces connaisseurs traitent un grand maître français, Rameau, ne dirait-on pas que les œuvres des compositeurs italiens de ce temps, de Pergolèse surtout, débordaient de sève musicale, que le chant, un chant de miel et de lait, y coulait à pleins bords, que l'harmonie en était céleste, les formes d'une beauté antique?.. Je viens de relire la Serva Padrona. Non… jamais… mais, tenez, vous ne me croiriez pas. Voir remettre en scène cet opéra tant prôné et assister à la première représentation de cette repriserait un plaisir digne de l'Olympe.
Ce qui n'empêchera pas le nom de Pergolèse de rester un nom illustre pendant longtemps encore; tandis qu'un autre Italien qui possédait réellement au plus haut degré le don de la mélodie expressive et facile, Della Maria, qui écrivit pour le théâtre Feydeau de si charmantes petites partitions dont la grâce est encore fraîche et souriante, est à peu près oublié maintenant. On connaît ses jolis airs, on ignore son nom.
Rousseau, Diderot, le baron de Grimm, Mme d'Epinay et toute l'école philosophique du siècle dernier ont vanté Pergolèse, et aucun philosophe de notre siècle n'a parlé de Della Maria. C'est la cause… Ah! jeunes élèves! jeunes maîtres! jeunes virtuoses! jeunes compositeurs! membres et lauréats de l'Institut, profitez de l'exemple, tâchez de ne pas vous mettre mal avec nous autres philosophes du temps présent; gardez-vous de notre malveillance, ne faites rien pour nous blesser. Si vous donnez des concerts, n'allez pas oublier de nous y faire assister, et qu'ils ne soient pas trop courts; invitez-nous à vos répétitions générales, à vos distributions de prix; ne négligez pas de venir à domicile nous chanter vos romances, nous jouer vos messes et vos polkas. Car il n'y a pas de philosophie qui tienne, nous nous vengerions en refusant à votre nom une place dans nos œuvres sublimes; nous vous ferions la guerre du silence, la pire de toutes les guerres, souvenez-vous-en. Plus de gloire, plus d'immortalité, plus rien; et dans trois mille ans, eussiez-vous écrit chacun trois douzaines d'opéras comiques, on ne parlerait pas même de vous autant qu'on parle aujourd'hui de ce pauvre Della Maria.
Les dilettanti du grand monde. – Le poëte et le cuisinier
On entend souvent les gens du monde se plaindre de la longueur des grands opéras, de la fatigue causée à l'auditeur par ces œuvres immenses, de l'heure avancée de la nuit ou s'achève leur représentation, etc., etc. En réalité pourtant ces mécontents ont tort de se plaindre; il n'y a pas d'opéras en cinq actes pour eux, mais seulement des opéras en trois actes et demi. Le public élégant étant dans l'usage de ne paraître à l'Opéra que vers le milieu du second acte et quelquefois plus tard, que l'on commence à sept heures, à sept heures et demie ou à huit heures, peu importe, il ne se montrera pas dans les loges avant neuf heures. Il n'en est pas moins sans doute désireux d'avoir des places aux premières représentations, mais ce n'est point l'indice de son empressement à connaître l'œuvre, qui l'intéresse fort médiocrement; il s'agit d'être vu dans la salle ce soir-là et de pouvoir dire: J'y étais, en ajoutant quelque opinion superficielle sur la nature de l'ouvrage nouveau et une appréciation telle quelle de sa valeur; voilà tout. Aujourd'hui un compositeur qui aurait écrit un premier acte admirable peut être certain de le voir exécuté devant une salle aux trois quarts vide, et d'obtenir seulement le suffrage de MM. les claqueurs, qui sont à leur poste longtemps avant le lever du rideau. On donne à peine maintenant un grand opéra tous les deux ans; le public fashionable aurait donc à dérogera ses habitudes une fois en deux ans pour entendre dans son entier, à sa première représentation, une production de cette importance; mais cet effort est trop grand et la plus miraculeuse inspiration d'un grand musicien ne ferait pas ce monde, qui passe pour beau et poli, avancer seulement d'un quart d'heure… le dîner de ses chevaux.
Il est vrai que les auteurs ont le droit de se consoler de cette discourtoise indifférence par une indifférence plus grande encore, et de dire: «Qu'importe l'absence des locataires des stalles d'amphithéâtre et des premières loges? le suffrage d'amateurs de cette force n'a pour nous aucune valeur.»
Il en est de même presque partout. Combien de fois n'avons-nous pas vu les gens naïfs s'indigner au Théâtre-Italien, quand on y représentait le Don Giovanni, de la précipitation avec laquelle les premières loges se vidaient au moment de l'entrée de la statue du commandeur. Il n'y avait plus de cavatines à entendre. Rubini avait chanté son air, il ne restait que la dernière scène (le chef-d'œuvre du chef-d'œuvre), il fallait donc partir au plus vite pour aller prendre le thé.
Dans une grande ville d'Allemagne où l'on passe pour aimer sincèrement la musique, l'usage est de dîner à deux heures. La plupart des concerts de jour commencent en conséquence à midi. Mais si à deux heures moins un quart le concert n'est pas terminé, restât-il à entendre un quatuor chanté par la Vierge Marie et la sainte Trinité et accompagné par l'archange Michel, les braves dilettanti n'en quitteront pas moins leur place, et, tournant tranquillement le dos aux virtuoses divins, ne s'achemineront pas moins impassibles vers leur pot-au-feu.
Tous ces gens-là sont des intrus dans les théâtres et dans les salles de concerts;
L'art n'est pas fait pour eux, ils n'en ont pas besoin
Ce sont les descendants du bonhomme Chrysale:
Vivant de bonne soupe et non de beau langage,
et Shakspeare et Beethoven sont fort loin à leurs yeux d'avoir l'importance d'un bon cuisinier.
Les bois d'orangers, le gland et la citrouille
Nos auteurs de vaudevilles et d'opéras comiques ne manquent jamais de placer des bois d'orangers à tout bout de champ, si l'action de leur pièce se passe en Italie.
L'un d'eux eut l'idée d'en placer un dans le voisinage de la grande route qui va de Naples à Castellamare. Ce bois-là ne pouvait manquer de m'intriguer beaucoup. Où donc est-il caché? J'eusse été si heureux de le trouver et de m'endormir sous son ombre parfumée, quand je fis à pied, en 1832, le voyage de Castellamare, par une chaleur de deux cent vingt-trois degrés, et caché, comme un dieu d'Homère, dans un nuage… de poussière ardente. Bah! pas plus de bois d'orangers que dans le jardin de la Tauride à Saint-Pétersbourg, ou dans la plaine de Rome. Mais c'est une idée indéracinable de la tête de tous les hommes du Nord qui ont lu la fameuse chanson de Goethe: Connais-tu le pays où fleurit l'oranger? que cet arbre fruitier pousse en Italie comme poussent en Irlande les pommes de terre. On a beau leur dire: L'Italie est grande, elle commence en deçà des Alpes et finit aux îles Lipari. Chambéry est en Savoie, la Savoie fait partie du royaume de Sardaigne, la Sardaigne est en Italie, les Savoyards sont pourtant très-peu Italiens. Or s'il y a réellement de vastes et magnifiques bois d'orangers dans l'île de Sardaigne, s'il s'en trouve même un assez joli dans un enclos de Nice, sur la rive droite du Payon, il ne faut pas s'attendre à rencontrer le jardin des Hespérides à Suze ni à Saint-Jean de Maurienne.
N'importe! il y a peut-être aujourd'hui des bois d'orangers sur la route de Castellamare; car quand ces bois-là se mettent à pousser quelque part, ils poussent vite; il ne s'agit que de commencer.
En tout cas, il n'y a pas, à coup sûr, de bois de citronniers. Il serait impie de le croire.
– Pourquoi cela?
– Pourquoi? Vous n'avez donc jamais lu la fable le Gland et la Citrouille? Vous ignorez donc que les citrons, au lieu d'être ronds comme les oranges, sont armés d'une protubérance fort dure, qui pourrait, si le fruit tombait sur la figure d'un voyageur endormi au pied du citronnier, lui crever un œil. La Providence sait ce qu'elle fait. L'auteur de l'apologue que je viens de citer le démontre clairement: Si Dieu a suspendu aux branches du chêne, dit-il, un fruit léger, quand la citrouille monstrueuse, plus convenable en apparence à un arbre puissant, repose à terre entre les feuilles d'une misérable herbe rampante, c'est afin de préserver les gens tentés de s'endormir au pied du chêne, d'avoir le nez écrasé par la chute de la citrouille.
Sans doute il y a dans les contrées intertropicales beaucoup d'autres arbres, des cocotiers, par exemple, et des calebassiers, portant des fruits très-lourds, dangereux pour le nez de l'homme; mais les moralistes ne sont point obligés de tenir compte de ce qui se passe aux antipodes. Que de gens de toutes couleurs on y voit d'ailleurs qui ont le nez écrasé de père en fils!
Les passades
Les personnes qui s'absentent de Paris pour un temps plus ou moins long sont tout étonnées, à leur retour, de la persistance avec laquelle les pâtissiers font chaque jour les mêmes brioches, les petits théâtres lyriques produisent le même opéra comique nouveau, et de l'obstination du grand Opéra à jouer les mêmes anciens ouvrages.
Quant à la persistance des pâtissiers et des petits théâtres lyriques à produire toujours le même opéra-comique nouveau et les mêmes brioches, elle n'a rien d'étonnant; on a trouvé depuis longtemps le procédé qui assure le plus haut degré de perfection à ces agréables produits: pourquoi en changerait-on? Là surtout le mieux serait l'ennemi du bien. L'important pour les consommateurs, c'est que le four soit bon, et que brioches et opéras, toujours servis frais, restent en conséquence très-peu de temps en étalage. Ce système est l'inverse de celui du grand Opéra, où l'on étalera certains ouvrages jusqu'à ce que les abonnés ne puissent plus y mordre, faute de dents.
On appelle passade, dans les écoles de natation, l'opération au moyen de laquelle un nageur fait passer entre ses jambes le nageur qui se trouve devant lui, et, appuyant la main sur sa tête, le pousse brusquement au fond de l'eau. C'est précisément ce qui se pratique depuis un temps immémorial à l'Opéra-Comique et au Théâtre-Lyrique; à peine un baigneur avec sa ceinture de sauvetage (sans laquelle il ne surnagerait pas) parvient-il à montrer sa tête au-dessus du courant, qu'un autre lui donne la passade. Le malheureux qui la reçoit disparaît aussitôt; il se remontre quelquefois à demi-mort, s'il a une bonne haleine, mais c'est rare; pour l'ordinaire, il est noyé du coup.
Le public se divertit fort de ces facéties nautiques; sans le spectacle des passades, les écoles de natation seraient peu fréquentées. Cela s'appelle varier le répertoire. A l'Opéra, où l'on ne donne pas de passades, et où les ouvrages, quand ils ne coulent pas à fond tout seuls, et flottent tranquillement comme des bouées dans un port, on s'obstine seulement à maintenir le répertoire. Ces divers systèmes, en dernière analyse, sont tous bons, puisque le public afflue partout; boutiques de pâtissiers, théâtres lyriques grands et petits, ne désemplissent pas; on consomme, on consomme, et tout le monde est content, excepté les noyés.
Apparent rari nantes
Sensibilité et laconisme. – Une oraison funèbre en trois syllabes
Cherubini se promenait dans le foyer de la salle des concerts du Conservatoire pendant un ent'racte. Les musiciens autour de lui paraissaient tristes: ils venaient d'apprendre la mort de leur confrère Brod, virtuose remarquable, premier hautbois de l'Opéra. L'un d'eux, s'approchant du vieux maître: «Eh bien, M. Cherubini, nous avons donc perdu ce pauvre Brod!.. – Eh!.. quoi? – (Le musicien élevant la voix:) Brod, notre camarade Brod… – Eh bien? – Il est mort! – Euh! petit son!
VOYAGES EN FRANCE
CORRESPONDANCE ACADÉMIQUE
A M. M******, académicien libre
Marseille. – Un concert. – Le conducteur d'omnibus. – Son discours. – Sa trompette. – L'amateur content. – L'amateur mécontent.
Paris, 18…
Je me lève au soleil naissant, léger, joyeux, dispos et bien portant; absolument comme le financier des Prétendus, ce chef-d'œuvre des flons-flons grotesques, qui éclipsa par son succès Iphigénie en Tauride, et qui rapporta à Lemoine (l'auteur des Prétendus s'appelait Lemoine) plus d'argent que n'en produisirent tous les opéras de Gluck. Nouvelle preuve que les jours se suivent et se ressemblent.
Je me sens donc tout prêt à vous écrire mille folies. C'est la suite du songe extravagant dont notre amie la fée Mab m'a gratifié. J'ai rêvé que je possédais six cents millions, et que j'avais, du soir au lendemain, au moyen d'arguments irrésistibles, engagé pour moi seul tous les chanteurs et instrumentistes de talent qui existent à Paris, à Londres et à Vienne, y compris Jenny Lind et Pischek; d'où était résultée la clôture immédiate de tous les théâtres lyriques de ces trois capitales. Vous étiez régisseur général de mes forces musicales; nous nous entendions à merveille. Nous avions un théâtre magnifique et une splendide salle de concerts, où deux fois par mois seulement on exécutait les chefs-d'œuvre tels que les auteurs les écrivirent, avec une fidélité, une pompe, une grandeur et une inspiration jusqu'à présent inconnues. Nous choisissions nous-mêmes notre auditoire, et pour rien au monde un crétin comme il y en a tant n'eût été admis. L'un d'eux, qui, par amour-propre, avait corrompu un contrôleur, et pour cinquante mille francs s'était fait introduire clandestinement dans une loge, fut aperçu par les artistes, au moment où le premier acte d'Alceste allait commencer, et contraint de sortir au milieu des huées. Vous bondissiez de colère; moi j'avais pitié du pauvre homme, trouvant que son humiliation avait été trop forte, et qu'il eût été plus simple de le faire extraire doucement par quatre portefaix sans tant de bruit.
Et nous parlions l'anglais comme Johnson, et nous faisions jouer sur notre théâtre les drames de Shakspeare, sans corrections ni coupures, par Brooke, Macready et les premiers acteurs des trois royaumes; et nous avions des vertiges d'admiration.
Nous avions, en outre, organisé une bande de siffleurs, de hueurs et de conspueurs, pour interdire les symphonies dans les entr'actes du Théâtre-Français, les couplets ou les ouvertures dans les vaudevilles; et au bout de quelques soirées orageuses, où force était restée au bon sens et au bon goût, on avait définitivement reconnu impossible la continuation de ces horribles stupidités; et l'art musical n'avait plus à subir de pareils outrages.
A ce moment-là j'ai été réveillé en sursaut; on venait me chercher de la part du comité de l'Association des artistes-musiciens pour travailler aux préparatifs d'une fête dansante que la Société s'est un instant proposé de donner dans le jardin Mabille, sous la direction de Musard, et avec le concours de toutes les Lorettes de Paris. Le contraste de mon rêve et de cette réalité m'a paru si excessivement bouffon que j'en ai ri jusqu'aux spasmes, et que je suis resté dans les dispositions d'hilarité avec lesquelles je continuerai ma lettre, si vous le voulez bien. Et vous le voudrez, n'est-ce pas? Il est reconnu depuis longtemps que nous ne pouvons causer ensemble sans rire; et si découragé ou si indigné que je sois,
Mon chagrin disparaît sitôt que je vous vois
Quel changement! Vous rappelez-vous le temps où vous m'éreintiez avec tant de plaisir dans vos feuilletons du Courrier français? Que de bonnes folies vous avez imprimées sur mes tendances et mes extravagances! Je vous envie les heureux moments que vous avez dû passer à me fustiger de la sorte; car cela doit être vraiment délicieux de flageller ainsi quelqu'un sans colère, de sang-froid, en riant, pour faire un simple exercice d'esprit. Ce n'est pas que votre esprit ait jamais eu besoin de beaucoup d'exercice; il n'était que trop ingambe, trop alerte, trop délié et trop bien aiguisé, il m'en souvient. Vous m'inspiriez, je l'avoue, une inquiétude extrême; et je me trouvai fort mal à l'aise le soir où notre ami Schlesinger, avec son aplomb ordinaire, me présenta à vous au bal masqué de l'Opéra. L'occasion d'ailleurs était étrangement choisie, car nous étions venus tous les trois pour assister à la charge de ma personne et de ma symphonie fantastique, qui allait être faite en forme d'intermède musical par Arnal et Adam. Ce dernier avait écrit une symphonie grotesque dans laquelle il faisait la caricature de mon instrumentation, et Arnal me représentait, moi, l'auteur de l'œuvre, la faisant répéter. J'adressais aux musiciens une allocution sur la puissance expressive de la musique, et je démontrais que l'orchestre peut tout exprimer, tout dire, tout enseigner, même l'art de mettre sa cravate.
C'est M. Véron, alors directeur de l'Opéra, qui avait eu l'idée de ce divertissement. Il m'a plus tard fait chaudement louer dans le Constitutionnel. Le remords le dévorait…
Arnal est devenu un des habitués de mes concerts; il s'est cru obligé en conscience de les suivre. C'est un homme d'honneur…
Adam est un bon enfant; il s'est repenti, dix ans après, d'avoir accepté cette tâche de caricaturiste; et depuis lors, il n'a plus chargé que l'orchestre de Grétry et de Monsigny.
…
Quant à vous, vous êtes resté, ce me semble, le même homme d'esprit sans fiel que je n'ai pas connu jadis, et je suis bien heureux, maintenant que je vous connais, de pouvoir quelquefois me livrer avec vous à ces bons rires homériques qui font tout oublier.
J'avoue pourtant n'avoir pas retrouvé votre ancienne gaîté dans la lettre que vous m'avez écrite cet hiver à Londres, et à laquelle je réponds. J'en suis bien aise; car, en revoyant la belle France, j'ai senti, moi aussi, un singulier serrement de cœur, et mon rire n'est plus si facile. Rien d'ailleurs ne rend sérieux comme une banqueroute, et je viens d'en essuyer une assez désagréable, de l'autre côté du détroit.
Mais puisque vous m'avez demandé le récit de mon voyage en Angleterre, c'est celui d'une pérégrination musicale en France que je vous ferai. Je l'entrepris en 1845. Je n'avais alors de ma vie mis le pied dans une salle de spectacle ou de concerts française hors de Paris.
Je venais de donner quatre matinées festivalesques dans le Cirque des Champs-Élysées, et je sentais que les bains et les distractions, qui m'avaient remis sur pieds l'année précédente, après le festival de l'Industrie, me seraient encore fort utiles cette fois. Dès que j'en eus la conviction, je pris mon chapeau… et j'allai me baigner… à Marseille.
Quand j'eus bien nagé dans la Méditerranée, l'envie me prit de connaître la ville, et je pensai de prime abord au plus savant amateur de musique de la cité phocéenne, un de mes anciens amis, M. Lecourt, qui joue fort bien du violoncelle, qui possède par cœur tout Beethoven, qui fit cent cinquante lieues, il y a quelques années, pour venir entendre la première exécution d'un de mes ouvrages à Paris; inflexible dans ses convictions, disant tout franc ce qu'il pense, appelant chaque chose par son nom, écrivant comme il parle, pensant, parlant, écrivant et jouant juste, un cœur d'or sur la main. Je n'eus pas de peine à trouver sa demeure; il m'eût été plus difficile de rencontrer dans Marseille quelqu'un qui ne la connût pas. En m'apercevant:
« – C'est vous! bonjour! Qui diable a pu vous donner l'idée de venir faire de la musique à Marseille? et dans cette saison? et avec une telle chaleur? et avec les cafés et les indigos qui nous arrivent chaque jour dans le port?.. Ah çà, vous êtes fou!..
– Eh! mais, c'est le directeur de votre théâtre qui m'a suggéré cette bonne idée. Dans dix jours nous donnerons un concert.
– Extravagance!
– Nous donnerons deux concerts! et si vous m'excitez encore, nous en donnerons trois, et vous jouerez un solo de violoncelle au quatrième!»
Il faut que vous sachiez, mon cher M***, que Marseille est la première ville de France qui comprit les grandes œuvres de Beethoven. Elle précéda Paris de cinq ans sous ce rapport; on jouait et on admirait déjà les derniers quatuors de Beethoven à Marseille, quand nous en étions encore à Paris à traiter de fou le sublime auteur de ces compositions extraordinaires. J'avais donc une raison pour croire à l'habileté d'un certain nombre d'exécutants et à l'intelligence de quelques auditeurs. Il y a d'ailleurs à Marseille plusieurs virtuoses amateurs dont j'espérais le concours, et qui ne me le refusèrent point en effet. De plus, le théâtre possédait à cette époque une troupe chantante bien composée, dans laquelle j'avais remarqué les noms d'Alizard, de Mlle Mainvielle Fodor et de deux soprani italiens souvent cités devant moi avec éloges.
A l'aide de M. Pépin, l'habile chef d'orchestre du théâtre, de M. Pascal, son premier violon, et de M. Lecourt, qui, malgré son opinion sur l'inopportunité de la tentative, ne m'aida pas moins activement à la mener à bien, ma troupe instrumentale fut bientôt composée. Il nous manqua seulement des trompettes, l'usage s'étant déjà introduit à cette époque, dans les plus grands orchestres de province, de jouer les parties de trompettes sur des cornets à pistons; abus inqualifiable et qu'en aucun cas et à aucunes conditions on ne devrait tolérer. Les chœurs du théâtre m'avaient été assez tièdement recommandés; mais, en revanche, je connaissais de nom la Société Trotebas, académie de chant d'hommes que la mort récente de son fondateur n'avait point détruite, et qui me vint en aide de la meilleure grâce, et fit, avec beaucoup de soin et de patience, de fort longues répétitions. Cette société, célèbre à juste titre dans le Midi, est composée de soixante membres, peu lecteurs, il est vrai, mais doués d'un instinct musical remarquable, de voix franches, sonores et d'un beau timbre. Ces messieurs exécutèrent plusieurs morceaux avec verve et un sentiment des nuances digne des plus grands éloges. Quant aux soprani, qui étaient ceux du chœur du théâtre, je fus obligé, pendant le concert, pour mettre un terme à leurs gémissements, de leur dire, avant de commencer un morceau où ils n'ont qu'à doubler à l'octave les ténors: «Mesdames, il y a une faute de copie dans vos parties de chant: il y manque, au début, trois cents pauses, veuillez les compter en silence, avec attention.» Il va sans dire que le morceau fut fini avant la trois-centième mesure, et qu'ainsi ces dames ne gâtèrent rien. Alizard eut les honneurs du chant.
Il y avait dans la salle à peu près huit cents personnes; mais Méry s'y trouvait, ce qui portait pour moi la somme des gens d'esprit et de goût réunis à deux mille tout au moins. L'auditoire fut attentif et souvent fort chaleureux; mais quelques parties de programme n'en soulevèrent pas moins, comme toujours en France, des discussions très-vives après le concert. Et voici comment j'en fus informé. Je revenais de la mer un soir, et, faute de place dans l'omnibus qui ramène les baigneurs à la ville, j'avais dû monter à côté du cocher, sur son siége. La conversation ne tarda pas à s'engager entre nous deux. Mon phaéton m'apprit les brillantes connaissances littéraires qu'il avait eu l'occasion de faire en allant et venant de Marseille à la Méditerranée.
« – Je connais bien Méry, me dit-il; c'est un crâne, et il gagnerait gros d'argent s'il ne perdait pas son temps à écrire un tas de petites bêtises que les femmes elles lisent, et que j'en ris moi-même quelquefois comme un nigaud. Malgré ça, Méry est un homme de mérite, allez, et de Marseille. Je connais bien Alexandre Dumas et son fils. Dumas, il écrit des tragédies, qu'on dit, où l'on se tue comme des mouches, où l'on boit des bouteilles de poison. Malheureusement, depuis quelque temps, ils prétendent qu'il s'amuse aussi à écrire de ces romans, comme Méry, que l'on lit partout, que ça fait pitié!
– Vous êtes sévère pour ces deux poëtes, lui dis-je.
– Poëtes! poëtes de qui? poëtes de quoi? Un poëte, c'est un homme qu'il fait rien que des vers; M. Reboul, de Nîmes, est un poëte; celui-là n'écrit pas de la prose. Mais je rends justice pourtant à Dumas, il nage, monsieur, il nage comme un roi, et son fils comme un dauphin. J'ai bien connu la Rachel.
– Mademoiselle Rachel de la Comédie-Française?
– Oui, la tragédienne de la Comédie. Et même c'est à une de ses représentations que je prononçai ce fameux discours qu'il fit tant de bruit à Marseille dans le temps.
– Ah! vous avez parlé en public!
– Eh donc, je parlerais bien devant quatre publics dans l'occasion. Voilà pourquoi je fis ce discours: la Rachel, en arrivant à Marseille, avait annoncé qu'elle jouerait Bajazet, de M. Racine, et qu'en entrant en scène, elle serait accompagnée de quatre Turs. Je vais au théâtre, elle entre, et nous ne voyons pas plus de trois turbans près d'elle. Oh! oh! que nous fîmes dans le parterre, il paraît que cette farceuse de Française elle veut se moquer des Marseillais. Je fais un signe, tout le monde il se tait; je monte sur un banc, et je dis, fort: «Manque un Tur!» Après ce discours-là, si vous aviez vu la salle, c'était terrible! Ah! la Rachel fut obligée de se retirer, on baissa la toile, et le directeur fit habiller le quatrième Tur bien vite, et quand la Rachel reparut, il ne manquait rien.
– Diable! mais vous ne plaisantez pas à Marseille.
– Ah! que certes non! Nous avons bien eu du chagrin aussi dernièrement, à propos de Félicien David, qu'il est venu ici nous annoncer le Désert, haute symphonie14, avec la marche de la caravane. Eh bien! nous avons tous couru au théâtre, et il n'y avait seulement pas un chameau dans cette caravane.
– Vous avez dû prononcer un fameux discours ce soir-là?
– Non, je n'ai rien dit, je n'ai pas pris parole. J'aurais parlé, voyez-vous, et ferme, si David il était Français; mais c'est un pays à nous, il est de la Provence, et nous n'avons pas voulu lui faire de la peine; quoique ce soit un peu fort d'annoncer une marche de caravane sans un chameau.»
Après un instant de silence de mon orateur, le hasard m'ayant fait toucher sa trompette qui roulait sur l'impériale de la voiture:
« – Eh! reprit-il, ça vous connaît?
– Comment! pourquoi pensez-vous que les trompettes me connaissent?
– Farceur! croyez-vous que je ne sais pas que c'est vous qu'il donne ces grands concerts dont tout le monde il parle?
– Ah! comment le savez-vous?
– Parbleu! c'est M. le conducteur, qu'il est un amateur, qu'il est allé au théâtre, qu'il me l'a dit.
– Eh bien! puisqu'on parle de mes concerts, qu'en dit-on? Mettez-moi un peu au courant des conversations, vous qui savez tout.
– Oh! je les ai bien écoutées, l'autre soir, quand les Trotebas ils vous ont donné une sérénade. La rue de Paradis était si pleine jusqu'à la Bourse, que nous demandions tous s'il y avait une vente de café extraordinaire, ou si monseigneur l'archevêque il donnait sa bénédiction. Pas du tout; c'était à vous qu'on faisait des honneurs. Alors j'ai entendu les amateurs qu'ils parlaient pendant la sérénade. Il y en avait un, M. Himturn, un chaud, qu'il est venu de Nîmes pour votre musique, qu'il disait toujours: «Et l'Hymne à la France! et la Marche des Pèlerins!– Quels pèlerins? criait un autre; je n'ai pas vu de pèlerins. – Et le Cinq mai, et l'Adagio de la Symphonie.» Enfin celui-là vous adore crânement. Plus loin, une dame, elle disait à sa fille: «Tu n'as point de cœur, Rose, tu ne peux rien comprendre à ça: joue des contredanses.» Mais les deux plus acharnés, c'étaient deux commerçants en campêche; ils criaient plus fort que les Trotebas: «Oui, il faut condamner toutes ces audaces; comment! si on l'avait laissé faire, ne voulait-il pas mettre un canon dans son orchestre! – Allez donc, un canon! – Certainement, un canon; il y a sur le programme un morceau intitulé: Pièce de campagne; c'était au moins une pièce de douze dont il voulait nous régaler! – Mon cher, vous n'avez pas compris; ce que vous appelez la pièce de campagne n'est sans doute que la Scène aux champs, l'adagio de la symphonie: vous faites un jeu de mots sur ce titre. – Ah! bien, s'il n'y a pas de canon, il y a le tonnerre, au moins; et, à la fin, il faudrait être bien bête pour ne pas reconnaître ces roulements du tonnerre de Dieu, comme les jours d'orage quand il va pleuvoir. – Mais justement, c'est ce qu'il a voulu faire; c'est très-poétique, et cela m'a beaucoup ému! – Laissez-moi donc, poétique! Si c'est une promenade à la campagne qu'il a voulu mettre en musique, il a bien mal réussi. Est-ce naturel? Pourquoi ce tonnerre? Vais-je à ma bastide quand il tonne!»
Donc, il était très-mécontent, et celui qui était content était mécontent aussi que l'autre ne fût pas content; tandis que celui qui était mécontent était encore plus mécontent de voir que l'autre fût content. – Que voulez-vous, lui dis-je en descendant de l'omnibus, on a beau faire, on ne peut pas mécontenter tout le monde.»