Kitabı oku: «Voyage musical en Allemagne et en Italie, II», sayfa 10
»A toi, ALFONSO DELLA VIOLA.»
Le 28 juillet au soir, un homme de haute taille, à l'air sombre et mécontent, se dirigeait à travers les rues de Florence, vers la place du grand duc. Arrivé devant la statue en bronze de Persée, il s'arrêta et la considéra quelque temps dans le plus profond recueillement: c'était Benvenuto. Bien que la réponse et les protestations d'Alfonso eussent fait peu d'impression sur son esprit, il avait été longtemps uni au jeune compositeur, par une amitié trop sincère et trop vive, pour qu'elle pût ainsi en quelques jours s'effacer de son ame à tout jamais. Aussi ne s'était-il pas senti le courage de refuser d'entendre ce que Della Viola pouvait alléguer pour sa justification; et c'est en se rendant au Baptistaire, où Alfonso devait venir le rejoindre, que Cellini avait voulu revoir, après sa longue absence, le chef-d'œuvre qui lui coûta naguère tant de fatigues et de chagrins. La place et les rues adjacentes étaient désertes, le silence le plus profond régnait dans ce quartier, d'ordinaire si bruyant et si populeux. L'artiste contemplait son immortel ouvrage, en se demandant, si l'obscurité et une intelligence commune n'eussent pas été préférables pour lui, à la gloire et au génie.
– Que ne suis-je un bouvier de Nettuno ou de Porto d'Anzio! pensait-il; semblable aux animaux confiés à ma garde, je mènerais une existence grossière, monotone, mais inaccessible au moins, aux agitations qui, depuis mon enfance, ont tourmenté ma vie. Des rivaux perfides et jaloux… des princes injustes ou ingrats… des critiques acharnés… des flatteurs imbéciles… des alternatives incessantes de succès et de revers, de splendeur et de misère… des travaux excessifs et toujours renaissants… jamais de repos, de bien-être, de loisirs… user son corps comme un mercenaire et sentir constamment son ame transir ou brûler… est-ce là vivre?..
Les exclamations bruyantes de trois jeunes artisans, qui débouchaient rapidement sur la place, vinrent interrompre sa méditation.
– Six florins! disait l'un, c'est cher.
– En vérité, en eût-il demandé dix, répliqua l'autre, il eût bien fallu en passer par là. Ces maudits Pisans ont pris toutes les places. D'ailleurs, pense donc, Antonio, que la maison du jardinier n'est qu'à vingt pas du pavillon; assis sur le toit, nous pourrons entendre et voir à merveille; la porte du petit canal souterrain sera ouverte et nous arriverons sans difficulté.
– Bah! ajouta le troisième, pour entendre ça, nous pouvons bien jeûner un peu pendant quelques semaines. Vous savez l'effet qu'a produit hier la répétition. La cour seule y avait été admise, le grand duc et sa suite n'ont cessé d'applaudir; les exécutants ont porté Della Viola en triomphe, et enfin, dans son extase, la comtesse de Vallombrosa l'a embrassé: ce sera miraculeux.
– Mais voyez donc comme les rues sont dépeuplées; toute la ville est déjà réunie au palais Pitti. C'est le moment. Courons! courons!
Cellini apprit seulement alors qu'il s'agissait de la grande fête musicale, dont le jour et l'heure étaient arrivés. Cette circonstance ne s'accordait guère avec le choix, qu'avait fait Alfonso de cette soirée pour son rendez-vous. Comment, en un pareil moment, le maestro pourrait-il abandonner son orchestre et quitter le poste important où l'attachait un si grand intérêt? c'était difficile à concevoir.
Le ciseleur, néanmoins se rendit au Baptistaire, où il trouva ses deux élèves Paolo et Ascanio, et des chevaux; il devait partir le soir même pour Livourne, et de là s'embarquer pour Naples le lendemain.
Il attendait à peine depuis quelques minutes, quand Alfonso, le visage pâle et les yeux ardents, se présenta devant lui avec une sorte de calme affecté, qui ne lui était pas ordinaire.
– Cellini! tu es venu, merci.
– Eh bien!
– C'est ce soir!
– Je le sais; mais parle, j'attends l'explication que tu m'as promise.
– Le palais Pitti, les jardins, les cours, sont encombrés. La foule se presse sur les murs, dans les bassins à demi pleins d'eau, sur les toits, sur les arbres, partout.
– Je le sais.
– Les Pisans sont venus, les Siennois sont venus.
– Je le sais.
– Le grand duc, la cour et la noblesse sont réunis, l'immense orchestre est rassemblé.
– Je le sais.
– Mais la musique n'y est pas, cria Alfonso en bondissant, le maestro n'y est pas non plus, le sais-tu aussi?
– Comment? que veux-tu dire?
– Non, il n'y a pas de musique, je l'ai enlevée; non, il n'y a pas de maestro, puisque me voilà; non, il n'y aura pas de fête musicale, puisque l'œuvre et l'auteur ont disparu. Un billet vient d'avertir le grand duc que mon ouvrage ne serait pas exécuté. Cela ne me convient plus, lui ai-je écrit, en me servant de ses propres paroles, moi aussi, à mon tour, J'AI CHANGÉ D'IDÉE. Conçois-tu à présent la rage de ce peuple désappointé pour la seconde fois! de ces gens qui ont quitté leur ville, laissé leurs travaux, dépensé leur argent pour entendre ma musique, et qui ne l'entendront pas? Avant de venir te joindre, je les épiais, l'impatience commençait à les gagner, on s'en prenait au grand duc. Vois-tu mon plan, Cellini?
– Je commence à comprendre.
– Viens, viens, approchons un peu du palais, allons voir éclater ma mine. Entends-tu déjà ces cris, ce tumulte, ces imprécations? ô mes braves Pisans, je vous reconnais à vos injures! Vois-tu voler ces pierres, ces branches d'arbres, ces débris de vases? il n'y a que des Siennois pour les lancer ainsi! Prends garde, ou nous allons être renversés; comme ils courent! ce sont des Florentins; ils montent à l'assaut du pavillon. Bon! voilà un bloc de boue dans la loge ducale, bien a pris au grand Côme de l'avoir quittée. A bas les gradins! à bas les pupitres, les banquettes, les fenêtres! à bas la loge! à bas le pavillon! le voilà qui s'écroule. Ils abîment tout, Cellini! c'est une magnifique émeute! honneur au grand duc!!! Ah damnation! tu me prenais pour un lâche! Es-tu satisfait, dis donc, est-ce là de la vengeance?
Cellini, les dents serrées, les narines ouvertes, regardait, sans répondre, le terrible spectacle de cette fureur populaire; ses yeux où brillait un feu sinistre, son front carré que sillonnaient de larges gouttes de sueur, le tremblement presque imperceptible de ses membres, témoignaient assez de la sauvage intensité de sa joie. Saisissant enfin le bras d'Alfonso:
– Je pars à l'instant pour Naples, veux-tu me suivre?
– Au bout du monde à présent.
– Embrasse-moi donc, et à cheval! tu es un héros.
DU SYSTÈME DE GLUCK
EN MUSIQUE DRAMATIQUE
Voici en quels termes, Gluck expose lui-même, son système de musique dramatique, dans la préface, devenue fort rare, de l'Alceste italienne qu'il publia à Vienne en 1749.
«Lorsque j'entrepris de mettre en musique l'opéra d'Alceste, je me proposai d'éviter tous les abus que la vanité mal entendue des chanteurs, et l'excessive complaisance des compositeurs avaient introduits dans l'opéra italien, et qui, du plus pompeux et du plus beau de tous les spectacles, en avaient fait le plus ennuyeux et le plus ridicule; je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l'expression des sentiments et l'intérêt des situations, sans interrompre l'action et la refroidir par des ornements superflus; je crus que la musique devait ajouter à la poésie, ce qu'ajoute à un dessin correct et bien composé, la vivacité des couleurs et l'accord heureux des lumières et des ombres, qui servent à animer les figures sans en altérer les contours.
«Je me suis donc bien gardé d'interrompre un acteur, dans la chaleur du dialogue, pour lui faire attendre la fin d'une ritournelle, ou de l'arrêter au milieu de son discours sur une voyelle favorable, soit pour déployer, dans un long passage, l'agilité de sa belle voix, soit pour attendre que l'orchestre lui donnât le temps de reprendre haleine, pour faire un point d'orgue.
«J'ai imaginé que l'ouverture devait prévenir les spectateurs, sur le caractère de l'action qu'on allait mettre sous leurs yeux, et leur en indiquer le sujet, que les instruments ne devaient être mis en action qu'en proportion du degré d'intérêt et passions, et qu'il fallait éviter surtout de laisser dans le dialogue, une disparate trop tranchante entre l'air et le récitatif, afin de ne pas tronquer à contre-sens la période, et de ne pas interrompre mal à propos le mouvement et la chaleur de la scène. J'ai cru encore que la plus belle partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité, et j'ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté; je n'ai attaché aucun prix à la découverte d'une nouveauté, à moins qu'elle ne fût naturellement donnée par la situation, et liée à l'expression; enfin il n'y a aucune règle que je n'aie cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de l'effet.»
Cette profession de foi nous paraît admirable de franchise et de bon sens; les points de doctrine qui en forment le fond sont basés sur le raisonnement le plus rigoureux, et sur un profond sentiment de la vraie musique dramatique. A part quelques conséquences outrées que nous signalerons tout à l'heure, ces principes sont d'une telle excellence, qu'ils ont été adoptés par la plupart des grands compositeurs de toutes les nations. Piccini lui-même, qu'on opposa si longtemps à Gluck, était tout entier dans le système gluckiste. Son Iphigénie en Tauride et sa Didon, le prouvent bien; il en fut de même de Sacchini, de Salieri, de Chérubini, parmi les Italiens; de Méhul, de Berton, de Kreutzer, parmi les Français. (Je ne cite pas M. Lesueur, il a suivi une route parallèle, il est vrai, à celle de l'illustre auteur d'Alceste, mais qui en diffère cependant assez pour ne pouvoir être confondue avec elle.) Chez les Allemands, je ne connais pas de compositeur dramatique qui se soit écarté d'une manière sensible de la doctrine de Gluck; parmi ceux qui l'ont adoptée et développée, il faut citer: Mozart qui, dans Don Juan, le Mariage de Figaro, la Flûte Enchantée et l'Enlèvement du Sérail, n'a laissé échapper quelques rares vocalisations de mauvais goût et d'une expression fausse, que lorsqu'il y a été contraint de vive force par le caprice souvent irrésistible des chanteurs. On a dit que Mozart avait beaucoup emprunté à l'ancienne école italienne, le fait peut être vrai pour la coupe de quelques-uns de ses airs, encore la beauté raphaëlesque de son dessin mélodique, la variété de son harmonie et son instrumentation si riche et si savante, ne permettent-elles guère d'apercevoir ces prétendus emprunts; mais quant à l'ordonnance générale du drame musical, à la profondeur d'expression avec laquelle chaque caractère est tracé et soutenu, il faut bien reconnaître qu'il a suivi et accéléré le mouvement imprimé à l'art, de ce côté, par la puissance du génie de Gluck.
Il en fut ainsi de Beethoven et de Weber. Tous les deux ont également appliqué au développement des facultés spéciales que la nature leur avait départies, le code simple et lumineux de l'Eschyle de la musique. A présent, Gluck, en promulguant ces lois, dont le moindre sentiment de l'art ou même le simple bon sens démontre la justesse et l'évidence, n'en a-t-il pas un peu exagéré l'application? C'est ce qu'il est impossible de méconnaître après un examen impartial. Ainsi, quand il dit que la musique d'un drame lyrique n'a d'autre but que d'ajouter à la poésie ce qu'ajoute le coloris au dessin, je crois qu'il se trompe essentiellement. La tâche du compositeur dans un opéra est, ce me semble, d'une bien autre importance. Son œuvre contient à la fois le dessin et le coloris, et, pour continuer la comparaison de Gluck, les paroles sont le sujet du tableau, à peine quelque chose de plus. Il importe beaucoup, il est vrai, de les entendre, ou tout au moins de les connaître, par la même raison qu'on doit absolument avoir présent à la pensée le trait d'histoire reproduit sur la toile par le peintre, pour pouvoir juger du mérite de vérité et d'expression avec lequel il a fait revivre ses personnages. Mais Gluck, en plaçant le dessin dans les paroles, et seulement le coloris dans la musique, met bien haut les auteurs de libretti; il eût donc consenti à voir son égal dans le bailli Du Rollet. Certes, on ne saurait pousser plus loin la modestie, et je doute fort qu'il se fût accommodé d'une pareille confraternité. D'ailleurs, l'expression n'est pas le seul but de la musique dramatique; il serait aussi maladroit que pédantesque de dédaigner le plaisir purement sensuel que nous trouvons à certains effets de mélodie, d'harmonie, de rhythme ou d'instrumentation, indépendamment de tous leurs rapports avec la peinture des sentiments et des passions du drame. Et de plus, voulût-on même priver l'auditeur de cette source de jouissances, et ne pas lui permettre de raviver son attention en la détournant un instant du sujet principal, il y aurait encore à citer bon nombre de cas, où le compositeur est appelé à soutenir seul le poids de l'intérêt scénique. Dans les danses de caractère, par exemple, dans les pantomimes, dans les marches, dans tous les morceaux enfin dont la musique instrumentale fait seule les frais, et qui, par conséquent, n'ont pas de paroles, que devient alors l'importance du poète?.. La musique doit bien là contenir forcément à la fois le dessin et le coloris. Non, on ne saurait méconnaître l'erreur de Gluck sur ce point, erreur qu'on concevrait à peine, si l'on ne savait qu'à l'époque où il écrivit, beaucoup de gens encore, comme au siècle de Louis XIV,
«Allaient voir l'Opéra seulement pour les vers.»
Cette opinion ne pouvait manquer d'exercer une fâcheuse influence sur le génie puissant qui l'adopta sans en calculer les conséquences. Elle cache un piége dangereux dont il ne sut pas toujours se garantir. Aucun musicien n'a été plus que lui doué d'un charme pénétrant, d'une simplicité noble et gracieuse dans la mélodie; on n'a pas surpassé l'élégance de plusieurs de ses chants, la fraîcheur de ses chœurs et la charmante desinvoltura de ses airs de danse; il serait fastidieux de le prouver par des citations. La joie de ses femmes est d'une pudeur ravissante, et leur douleur, dans ses plus violents paroxismes, conserve encore la beauté des formes antiques; quoi qu'en ait dit le marquis de Caracioli, ce mauvais diseur de bons mots, ce dilettante poudré du siècle dernier, qui jugeait la musique absolument comme le font aujourd'hui les adorateurs parfumés des Dive à la mode, l'Alceste et les deux Iphigénie sont toujours, même dans les larmes, belles comme la Niobé.
Eh bien! il est arrivé fréquemment à Gluck de se laisser préoccuper tellement de la recherche de l'expression, qu'il oubliait la mélodie. Dans quelques-uns de ses airs, après l'exposition du thême, le chant tourne au récitatif mesuré; c'est un bon récitatif, je suis loin d'en disconvenir; mais enfin, par le peu d'intérêt mélodique comme par le style de la partie vocale, il semble alors que l'air soit interrompu jusqu'à la rentrée du motif. Gluck ne voyait probablement pas là un défaut; il déclare au contraire formellement, dans la préface que nous commentons, qu'il a cherché à éviter une disparate trop tranchante entre les récitatifs et les airs. Aucun de ses disciples, Salieri excepté, n'a cru devoir adopter cette règle; il est certain que son application a répandu sur plusieurs parties des œuvres du grand tragique une teinte uniforme et monotone qui accable l'attention la plus robuste, fatigue inutilement le système nerveux de l'auditeur, émousse à la longue sa sensibilité, et a plus fait contre Gluck que les pointes et les pamphlets des Caracioli, Marmontel et autres bouffons. La musique ne vit que de contrastes, rien n'est plus évident; tous les efforts de l'art moderne tendent à en produire de nouveaux: non que je veuille proposer pour modèles certains effets d'orchestre d'une école célèbre dont la brusque violence vient surprendre l'auditeur, à peu près comme pourrait le faire un coup de pistolet tiré à l'improviste à son oreille; de pareils contrastes, qui arrachent des cris d'effroi aux personnes nerveuses, pourraient être regardés comme des farces d'écoliers, s'ils n'étaient de véritables actes d'une brutalité absurde. Mais il est bien reconnu, aujourd'hui, qu'une variété sagement ordonnée est l'ame de la musique; c'est à donner au compositeur tous les moyens d'obtenir cette variété précieuse que consiste le principal talent des habiles faiseurs de libretti. Il n'ont garde de placer près l'un de l'autre deux morceaux du même caractère; ils évitent autant que possible de faire succéder un air à un autre air, un duo à un duo, un chœur à un chœur. Ainsi dans l'ancienne coupe symphonique, un allegro moderato était suivi d'un andante à deux-quatre ou à six-huit; à l'andante succédait le menuet, allegretto à trois temps; à celui-ci le final à deux temps très animé; et c'était très bien vu.
Chercher à effacer la différence qui sépare, dans un opéra, le récitatif du chant, c'est donc vouloir, en dépit de la raison et de l'expérience, se priver, sans compensation réelle, d'une source de variété qui découle de la nature même de ce genre de composition. Mozart fut si loin de partager à cet égard l'opinion de Gluck, que, pour rendre la ligne de démarcation encore plus tranchée, il voulut que le récitatif de don Juan fût accompagné au piano, en exceptant toutefois le récitatif obligé, où la force des situations rend indispensable la présence de l'orchestre. Dans une vaste salle comme celle du grand Opéra de Paris, l'effet du piano est si mesquin et si maigre, que ce mode d'accompagnement a été complètement abandonné. Il peut paraître préférable, cependant, à celui que Gluck a constamment mis en usage dans le même cas, et qui consiste en accords à quatre parties, tenus sans interruption par la masse entière des instruments à cordes, pendant toute la durée du dialogue musical. Cette harmonie stagnante produit sur les organes, un effet de torpeur et d'engourdissement irrésistible, et finit par plonger l'auditeur dans une lourde somnolence qui le rend complètement indifférent aux plus rares efforts du compositeur pour l'émouvoir. Il était vraiment impossible de trouver quelque chose de plus antipathique à des Français, que ce long et obstiné bourdonnement; il ne faut donc pas s'étonner qu'il soit arrivé au plus grand nombre d'entre eux d'éprouver aux représentations de Gluck autant d'ennui que d'admiration. Ce qui doit surprendre, c'est que le génie puisse s'abuser ainsi sur l'importance des accessoires, au point de se servir de moyens qu'un instant de réflexion lui ferait rejeter comme insuffisants ou dangereux, et dans lesquels réside la cause obscure des mécomptes cruels, que ses productions les plus magnifiques lui font trop souvent essuyer.
Si l'on excepte quelques-unes de ces brillantes sonates d'orchestre, où le génie de Rossini se joue avec tant de grâce, il est certain que la plupart des compilations instrumentales, honorées par les Italiens du nom d'ouvertures, sont de grotesques non sens. Mais combien ne devaient-elles pas être plus plaisantes, il y a soixante ans, quand Gluck lui-même, entraîné par l'exemple, ne craignait pas de laisser tomber de sa plume l'incroyable niaiserie intitulée ouverture d'Orphée! Ce ne fut qu'après bien des réflexions et bien des entretiens avec son poète Calsabigi, l'homme du monde le mieux fait pour le comprendre, qu'il reconnut enfin que l'ouverture devait être un morceau important dans un opéra, se rattacher à l'action et en désigner le caractère. De là le changement radical qu'on remarque dans sa manière, à dater de l'ouverture d'Alceste; de là les belles compositions instrumentales dont il fit précéder ses deux Iphigénie; de là l'impulsion qui produisit plus tard tant de chefs-d'œuvre symphoniques, qui, malgré la chute ou l'oubli profond des opéras pour lesquels ils furent écrits, sont restés debout, péristyles superbes de temples écroulés. Mais, ici encore, en outrant une idée juste, Gluck est sorti du vrai; non pas cette fois pour restreindre le pouvoir de la musique, mais pour lui en attribuer un, au contraire, qu'elle ne possédera jamais: c'est quand il dit que l'ouverture doit indiquer le sujet de la pièce. L'expression musicale ne saurait aller jusque là; elle reproduira bien la joie, la douleur, la gravité, l'enjouement et des nuances même fort délicates de chacun des nombreux caractères qui constituent son riche domaine; elle établira une différence saillante entre la joie d'un peuple pasteur et celle d'une nation guerrière, entre la douleur d'une reine et le chagrin d'une simple villageoise, entre une méditation sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent l'éclat des passions. Empruntant ensuite aux différents peuples, et même aux individualités sociales, le style musical qui leur est propre, il est bien évident, quoi qu'en aient dit certains critiques, dont je reconnais d'ailleurs le mérite, qu'elle pourra distinguer le chant d'un montagnard de celui d'un habitant des plaines, la sérénade d'un brigand des Abbruzzes de celle d'un chasseur écossais ou tyrolien, la marche nocturne de pèlerins aux habitudes mystiques, de celle d'une troupe de marchands de bœufs revenant de la foire; elle pourra aller jusqu'à représenter l'extrême brutalité, la trivialité, le grotesque, par opposition avec la pureté angélique, la noblesse et la candeur. Mais si elle veut sortir de ce cercle immense, la musique devra, de toute nécessité, avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue, pour combler les lacunes qu'elle laisse dans une œuvre dont le plan s'adresse en même temps à l'esprit et à l'imagination. Ainsi, l'ouverture d'Alceste annoncera des scènes de désolation et de tendresse, mais elle ne saurait dire ni l'objet de cette tendresse, ni les causes de cette désolation; elle n'apprendra jamais au spectateur, que l'époux d'Alceste est un roi de Thessalie, condamné par les dieux à perdre la vie, si quelqu'autre au trépas ne se dévoue pour lui; c'est là cependant le sujet de la pièce. Peut-être s'étonnera-t-on de trouver l'auteur de cet écrit imbu de tels principes, grâce à certaines gens qui ont feint de le croire, dans ses opinions sur la puissance expressive de la musique, aussi loin au-delà du vrai qu'ils le sont en deçà, et lui ont, en conséquence, prêté généreusement leur part entière de ridicule. Ceci soit dit, sans rancune, en passant.
La troisième proposition que je me suis permis de souligner dans la préface de Gluck, et dans laquelle il déclare n'attacher aucun prix à la découverte d'une nouveauté, me paraît également d'une justification difficile. On avait déjà barbouillé furieusement de papier réglé en 1749, et une découverte musicale quelconque, ne fût-elle qu'indirectement liée à l'expression scénique, ne devait pas paraître à dédaigner.
Pour toutes les autres, je crois qu'on ne saurait les combattre avec chance de succès, voire même la dernière qui annonce une indifférence pour les règles, que bien des professeurs trouveraient blasphématoire et impie. Heureusement, ces messieurs n'ont jamais lu la préface d'Alceste; ils ne savent peut-être pas même qu'elle existe, sans quoi la gloire de Gluck courrait un terrible danger.