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Kitabı oku: «Voyage musical en Allemagne et en Italie, II», sayfa 11

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LES DEUX ALCESTE DE GLUCK

Alceste fut d'abord écrite en langue italienne; je crois l'avoir déjà dit. Plusieurs années après sa publication, elle fut traduite et modifiée pour la scène française. Le bailli Du Rollet, le grand arrangeur de l'époque, chargé de déranger l'ordonnance du drame de Calsabigi, ne manqua pas d'accommoder la musique de Gluck suivant les exigences de sa poésie. Bien que ce travail ait été fait sous les yeux du compositeur, il en est résulté cependant, en certains endroits, de notables dommages pour la partition; en d'autres, il a nécessité des morceaux qui n'existaient pas dans l'opéra italien, et qui remplacent, sans toujours les faire oublier, ceux dont le nouveau plan dramatique amenait la suppression. L'idée de la pièce de Calsabigi, aussi simple que raisonnable, n'exigeait en aucune façon les bouleversements que l'arrangeur français a cru devoir lui faire subir, et qui n'ont pu parvenir cependant à en pallier le défaut capital, la monotonie. – Admète, roi de Phères, en Thessalie, et époux d'Alceste, étant sur le point de mourir, Apollon qui, pendant son exil du ciel avait reçu de lui l'hospitalité, obtient des Parques qu'il vivra, si quelqu'un se présente pour mourir à sa place. Alceste se dévoue et meurt. Mais Apollon, ému à la fois de reconnaissance et de pitié, arrache Alceste à la mort.

Dans la tragédie d'Euripide, d'où l'opéra italien est tiré, c'est Hercule qui, en passant à Phères, et témoin de la douleur du roi, lui ramène des portes des enfers sa magnanime épouse. Le bailli Du Rollet a cru faire un coup de maître en rétablissant l'idée première du poète grec que Calsabigi avait repoussée comme inutile et n'étant plus dans nos mœurs. Ce dénouement, en effet, a le défaut de nécessiter une double intervention des Dieux, puisque, dans le premier acte, Apollon déjà obtient des Parques que le roi puisse être sauvé par la mort volontaire d'un autre. Il était donc naturel et conséquent d'attribuer à la reconnaissance de ce Dieu le prodige qui rend Alceste à la vie. En outre, Hercule chassant à grands coups de massue les ombres et les divinités infernales dont Alceste est entourée, pouvait se tolérer sur les théâtres antiques, grâce à l'éloignement des acteurs et aux croyances religieuses des spectateurs; pour nous une pareille scène est parfaitement ridicule. Il est probable que Gluck était de cet avis; jamais il ne voulut consentir à donner une importance musicale à ce nouveau rôle qu'on lui imposait. Le fait est constaté, mais ne le fût-il pas, la trivialité d'une partie de l'air intercallé pour le vaillant Alcide au troisième acte suffirait pour le prouver34. Du Rollet, en même temps qu'il introduisait un nouveau personnage, en supprimait trois autres, assez inutiles, à la vérité. Ce sont les deux enfants d'Alceste (ils figurent bien encore aujourd'hui dans l'opéra, mais ils n'y chantent pas), et sa confidente Ismène.

La comparaison des deux partitions et l'examen des altérations que le texte musical primitif a subies, en passant dans la langue française, nous ont semblé pouvoir être le sujet d'études intéressantes pour les artistes, comme pour les amateurs auxquels, malgré les progrès incontestables de plusieurs branches de l'art, les œuvres du père de la tragédie lyrique sont restées chères et vénérables.

L'ouverture ne produirait probablement aucun effet aujourd'hui. Elle contient une foule d'accents pathétiques et touchants, mais, en général, la couleur sombre y domine trop, et l'instrumentation ne peut que nous paraître sourde et flasque, bien qu'elle soit plus chargée que les autres compositions instrumentales de Gluck. Les trombones y figurent dès le commencement; les trompettes, les clarinettes et les timbales seules, en sont exclues. Il est bon de dire, à ce sujet, que par une singularité dont nous ne connaissons aucun autre exemple, il n'y a pas une note de timbales durant tout le cours de l'opéra. Dans la partition française, l'auteur a ajouté des clarinettes à l'unisson des hautbois, ne faisant ainsi que renforcer le son de cet instrument, de manière à détruire toute proportion entre cette partie ainsi doublée et celle des flûtes, et sans tirer aucun parti spécial, pour les chants, l'harmonie, ou l'expression, de la plus pure de toutes les voix de l'orchestre. Cette disposition défectueuse indique une négligence que nous aurons plus d'une fois occasion de reprocher à l'auteur.

La principale cause du peu d'éclat de l'orchestre de Gluck en général, tient à l'emploi constant des instruments aigus dans le médium; défaut rendu plus sensible par l'excessive rudesse des basses écrites fréquemment dans le haut et dominant, par conséquent, outre mesure le reste de la masse harmonique. Je crois qu'on pourrait trouver aisément la raison de ce système, qui ne fut pas, du reste, exclusivement le partage de Gluck, dans la faiblesse des exécutants de ce temps-là; faiblesse telle, que l'ut au dessus des portées faisait trembler les violons, le sol aigu les flûtes et le les hautbois. D'un autre côté les violoncelles paraissant (comme aujourd'hui encore en Italie) un instrument de luxe dont on tâchait de se passer, les contre-basses demeuraient chargées presque exclusivement de la partie grave; de sorte que si le compositeur avait besoin de serrer son harmonie, il devait nécessairement, vu l'impossibilité de faire assez entendre les violoncelles, et l'extrême gravité du son des contre-basses, écrire cette partie très haut afin de la rapprocher davantage des violons. Depuis lors, on a senti en France et en Allemagne l'absurdité de cet usage, les violoncelles ont été introduits dans l'orchestre, en nombre supérieur à celui des contre-basses; d'où il suit que les basses de Gluck se trouvent aujourd'hui placées dans des circonstances essentiellement différentes de celles qui existaient de son temps et qu'il ne faut pas lui reprocher l'exubérance qu'elles ont acquises malgré lui aux dépens du reste de l'orchestre.

A cette époque, la clarinette était peu cultivée en Italie; ce bel instrument, si fécond en ressources, paraît nous être venu, avec beaucoup d'autres, de l'Allemagne. Les trompettes devaient également être fort mauvaises si l'on en juge par celles qu'on entend encore aujourd'hui dans les premiers théâtres italiens. La plupart des exécutants ne sauraient même faire sortir tous les sons qui composent leur échelle déjà si bornée; ils soutiennent, par exemple, que le si bémol du milieu n'existe pas; en conséquence, quand on a le malheur d'écrire pour eux, il est inutile d'employer cette note, ces messieurs ne chercheront pas même à l'exécuter, et se moqueront de vous si vous leur dites qu'il n'y a pas de trompette en France, en Allemagne ou en Angleterre, qui ne donne le si bémol avec la plus grande facilité. Il est donc extrêmement probable que si Gluck avait eu à sa disposition les magnifiques orchestres qu'on possède actuellement en cinq ou six endroits de l'Europe, tels que le Conservatoire et le grand Opéra de Paris, la société Philharmonique de Londres, l'Opéra de Vienne, de Berlin, de Dresde et de Munich, son instrumentation serait fort différente. Aussi ne la jugerons-nous jamais sans tenir compte de l'état d'enfance où languissait alors cette partie de l'art.

L'ouverture d'Alceste, ainsi que celles d'Iphigénie et de Don Giovianni, ne finit pas complètement avant le lever de toile; elle se lie au premier morceau de l'Opéra par un enchaînement harmonique au moyen duquel la cadence se trouve suspendue indéfiniment. Je ne vois pas trop, malgré l'emploi qu'en ont fait Gluck et Mozart, quel peut être l'avantage de cette forme inachevée pour les ouvertures. L'auditeur, désappointé de se voir privé de la conclusion du drame instrumental, en éprouve un moment de malaise aussi fatal à ce qui précède qu'à ce qui suit; l'opéra n'y gagne rien et l'ouverture y perd beaucoup. Aussi, cette coupe systématique ne s'est-elle plus reproduite nulle part, si ce n'est dans quelques fragments qu'on ne saurait considérer comme de véritables ouvertures et dont la sublime introduction de Robert-le-Diable sera éternellement le modèle.

Au lever de la toile, le chœur entrant sur l'accord de septième diminuée, sol dièze, si, , fa, qui rompt la cadence harmonique de l'orchestre, s'écrie: «Dieux, rendez-nous notre roi, notre père!» Cette exclamation nous fournit dès la première mesure le sujet d'une observation applicable au tissu vocal de tous les autres chœurs de Gluck.

On sait que la classification naturelle de la voix humaine est celle-ci: soprano et contralto pour les femmes; ténor et basse pour les hommes; les voix féminines se trouvant à l'octave supérieure des voix masculines, et dans le même rapport, le contralto dont le timbre est d'une quinte plus bas que le soprano, est donc à celui-ci exactement comme la basse est au ténor. Les anciens compositeurs français, soit à cause de la rareté des contralti, soit pour tout autre motif, ayant au contraire divisé les voix d'hommes en trois classes, et réduit les voix de femmes aux soprani seulement, remplaçaient le contralto par cette voix criarde, forcée et toute française qu'ils appelaient haute-contre, et qui n'est à tout prendre qu'un premier ténor. Gluck, en arrivant à Paris, se vit forcé d'abandonner l'excellente disposition chorale adoptée en Italie et en Allemagne, pour se conformer à l'usage déraisonnable et ridicule de l'opéra français. Il eut soin de n'employer la haute-contre que comme une voix bâtarde, n'ayant au plus qu'une octave d'étendue, incapable de monter comme le contralto ou de descendre comme le ténor, et destinée à compléter l'harmonie en se tenant constamment dans les six notes hautes , mi, fa, sol, la, si. Mais pour son Alceste italienne, écrite dans un tout autre système, il fallut mutiler en maint endroit les parties de contralto, et les renverser souvent à l'octave inférieure pour pouvoir conserver les chœurs et les faire exécuter en France. Toutefois, ces renversements au grave ne pouvant manquer d'occasionner plus ou moins de désordre dans l'harmonie, on conçoit qu'il ne les ait employés que lorsque la trop grande élévation de la partie de contralto l'y forçait absolument. Il a dû laisser, au contraire, tous les la, si bémols et si naturels, qui ne pouvaient manquer d'abonder comme notes mitoyennes du contralto et constituaient alors une partie de haute-contre presque toujours écrite dans les trois sons les plus élevés de son échelle.

Le premier récitatif du héraut: Popoli che dolenti (Peuple, écoutez)35, ne me semble pas d'une bien grande originalité; le mode d'accompagnement en accords soutenus à quatre parties par tous les instruments à cordes, dont nous avons signalé les inconvénients dans un précédent article, est mis en usage ici, d'autant plus mal à propos que les desseins d'orchestre de l'ouverture sont peu saillants, et que les deux chœurs suivants sont également accompagnés en harmonie plaquée note contre note, ce qui, en raison de la lenteur de mouvement de ces deux morceaux, leur donne une fâcheuse ressemblance avec le récitatif, et répand sur toute la première scène une grande monotonie.

Le premier chœur Ah! di questo afflitto regno! (O dieux! qu'allons-nous devenir?) a gagné à sa seconde édition; l'andante est beaucoup trop développé en italien, et doit paraître d'autant plus traînant qu'il se répète plusieurs fois; au contraire, l'allegro qui le termine, est incomparablement mieux écrit pour les voix dans l'original que dans la traduction. Au lieu de l'entrée nasillarde des hautes-contre sur le vers: «Non, jamais le courroux céleste,» ce sont les soprani qui attaquent le thême (à l'octave supérieure par conséquent) avec les mots: Ah! per noi del ciel lo sdegno. Cette coda agitée est d'un bel effet, mais assez difficile, à cause de la rapidité du débit des paroles, et d'une foule de grupetti, dont les notes vocalisées de deux en deux, d'après une habitude favorite de Gluck, présenteraient l'ensemble le plus disgracieux, si une exécution nette et agile n'en faisait disparaître la défectuosité. Le chœur dialogué de droite à gauche: Misera Admeto! (O malheureux Admète!) a l'inconvénient d'être absolument de la même couleur, du même style rhythmique, et aussi dépourvu de dessins intéressants, que l'andante qui forme la première partie du précédent. A la réunion des deux masses vocales sur les paroles: Di duol, di lagrime et di pietà, les trois voix inférieures étaient doublées par des trombones qui ont été supprimés dans l'opéra français.

Mais nous voici à l'entrée d'Alceste. Son récitatif Popoli di Tessaglia est un des exemples clair-semés que présentent les partitions italiennes de Gluck, du dialogue accompagné d'une simple basse, à laquelle probablement se joignaient les accords du cembalo (clavecin); système dont on ne trouve pas de trace dans ses opéras français. Ce récitatif me semble peu remarquable. Le monologue français qui le remplace, Sujets du roi le plus aimé, est au contraire d'une profonde expression, l'ame tout entière de la jeune reine s'y dévoile en quelques mesures. L'air sublime Io non chiedo eterni dei, (Grands dieux! du destin qui m'accable), présente pour la diction des paroles, l'enchaînement des phrases mélodiques et l'art de ménager la force des accents jusqu'à l'explosion finale, des difficultés énormes, dont les jeunes cantatrices ne se doutent pas, mais qu'elles devront méditer et travailler avec soin si jamais elles abordent ce rôle si éloigné de leurs habitudes musicales. La troisième scène s'ouvre dans le temple d'Apollon. Entrent le grand-prêtre, les sacrificateurs avec les encensoirs et les instruments du sacrifice, ensuite Alceste conduisant ses enfants, les courtisans, le peuple. Ici Gluck a fait de la couleur locale s'il en fut jamais, c'est la Grèce antique qu'il nous révèle dans toute sa majestueuse et belle simplicité. Ecoutez ce morceau instrumental (Aria di pantomimo) sur lequel entre le cortége; entendez (si les parleurs impitoyables de l'Opéra vous le permettent) cette mélodie douce, voilée, calme, résignée, cette pure harmonie, ce rhythme à peine sensible des basses, dont les mouvements onduleux se dérobent sous l'orchestre, comme les pieds des prêtresses sous leurs blanches tuniques; prêtez l'oreille à la voix insolite de ces flûtes dans le grave36, à ces enlacements des deux parties de violons dialoguant le chant, et dites s'il y a en musique quelque chose de plus beau, dans le sens antique du mot, que cette marche religieuse. La cérémonie commence par une prière dont le grand-prêtre seul a prononcé d'un ton solennel les premiers mots: Dilegua il nero turbine (Dieu puissant écarte du trône), entrecoupés de trois larges accords d'ut pris à demi voix, puis enflé jusqu'au fortissimo, par les instruments de cuivre. Rien de plus imposant que ce dialogue entre la voix du pontife et cette harmonie pompeuse des trompettes sacrées. Le chœur, après un court silence, reprend les mêmes paroles dans un morceau assez animé à six-huit dont la forme et la mélodie frappent d'étonnement par leur étrangeté. On s'attend, en effet, à ce qu'une prière soit d'un mouvement lent et dans une mesure tout autre que la mesure à six-huit. Pourquoi celle-ci, sans perdre de sa gravité, joint-elle à une espèce d'agitation tragique un rhythme fortement marqué et une instrumentation éclatante? Je penche fort à croire que, les cérémonies religieuses de l'antiquité étant toujours accompagnées de certaines saltations ou danses symboliques, Gluck, préoccupé de cette idée, a voulu donner à sa musique un caractère en rapport avec cet usage. L'harmonieux ensemble qui résulte, à la représentation, des voix du chœur chantant et des mouvements du chœur agissant processionnellement autour de l'autel, prouve que, malgré l'ignorance probable où sont les plus habiles chorégraphes sur le véritable rituel des anciens sacrifices, son instinct poétique n'a pas abusé le compositeur en le guidant dans cette voie.

Le récitatif obligé du grand-prêtre: I tuoi prieghi ô regina (Apollon est sensible à nos gémissements), me semble la plus magnifique application de cette partie du système de l'auteur, qui consiste à n'employer les masses instrumentales qu'en proportion du degré d'intérêt ou de passion. Ici les instruments à cordes débutent seuls, par un unisson dont le dessin se reproduit jusqu'à la fin de la scène avec une énergie croissante. Au moment où l'exaltation prophétique du prêtre commence à se manifester (Tout m'annonce du Dieu la présence suprême,) les seconds violons et altos entament un tremulando arpégé, sur lequel tombe, de temps en temps, un coup violent des basses et premiers violons.

Les flûtes, les hautbois et les clarinettes n'entrent que successivement dans les intervalles des interjections du pontife inspiré; les cors et les trombones se taisent toujours; mais à ces mots: «Le saint trépied s'agite, tout se remplit d'un juste effroi,» la masse de cuivre vomit sa bordée si longtemps contenue, les flûtes et les hautbois font entendre leurs cris féminins, le frémissement des violons redouble, la marche terrible des basses ébranle tout l'orchestre. Ribomba il Tempio (il va parler…), puis un silence subit:

 
Saisi de crainte… et de respect…
Peuple, observe un profond silence.
Reine, dépose à son aspect
Le vain orgueil de la puissance,
Tremble!
 

Ce dernier mot, prononcé dans le français sur une seule note soutenue, pendant que le prêtre promenant sur Alceste un regard égaré, lui indique du doigt le degré inférieur de l'autel où elle doit incliner son front royal, couronne d'une manière sublime cette scène extraordinaire. C'est prodigieux, c'est de la musique de géant, dont jamais avant Gluck on n'avait soupçonné l'existence!

Nous voici parvenus à le scène de l'oracle qui succède au récitatif du grand-prêtre, après un silence général: Il re morra, s'altri per lui non more (Le roi doit mourir aujourd'hui, si quelque autre au trépas ne se livre pour lui). Cette phrase, dite presque en entier sur une seule note, et les sombres accords de trombones qui l'accompagnent ont été imités ou plutôt copiés par Mozart, dans Don Giovanni, pour les quelques mots que prononce la statue du commandeur dans le cimetière. Le chœur qui suit est d'un beau caractère, c'est bien la stupeur et la consternation d'un peuple dont l'amour pour son roi ne va pas jusqu'à se dévouer pour lui. L'auteur a supprimé dans l'opéra français un second chœur de basses placé derrière la scène, murmurant à demi-voix: Fuggiamo! fuggiamo! pendant que le premier chœur, tout entier à son étonnement, répète sans songer à fuir: Che annunzio funesto! (quel oracle funeste!) A la place de ce deuxième chœur, il a fait parler le grand-prêtre d'une manière tout-à-fait naturelle et dramatique. Nous indiquerons à ce sujet une tradition importante dont l'oubli affaiblirait énormément l'effet de la péroraison de cette imposante scène. Voici en quoi elle consiste. A la fin du largo à trois temps qui précède la coda agitée: Fuggiamo di questo soggiorno (Fuyons, nul espoir ne nous reste), la partie du grand-prêtre indique dans la partition ces mots: (Votre roi va mourir), sur les six notes ut ut ré ré ré fa, dans le medium et commencées sur l'avant-dernier accord du chœur. A l'exécution, au contraire, le grand-prêtre attend que le chœur ne se fasse plus entendre, et au milieu de ce silence de mort, il lance à l'octave supérieure son: «Votre roi va mourir», comme le cri d'alarme qui donne à cette foule épouvantée le signal de la fuite. Tous alors de se disperser en tumulte, abandonnant Alceste évanouie au pied de l'autel. Rousseau a reproché à cet allegro agitato, d'exprimer aussi bien le désordre de la joie que celui de la terreur; on peut répondre à cette critique que Gluck se trouvait là, placé sur la limite ou sur le point de contact des deux passions, et qu'il lui était en conséquence à peu près impossible de ne pas encourir un pareil reproche. Et la preuve, c'est que dans les vociférations d'une multitude qui se précipite d'un lieu à un autre, l'auditeur placé à distance ne saurait, sans en être prévenu, découvrir si le sentiment qui l'agite est celui de la frayeur ou d'une folle gaîté. Pour rendre plus complètement ma pensée, je dirai: Un compositeur peut bien écrire un chœur dont l'intention joyeuse ne saurait en aucun cas être méconnue, mais l'inverse n'a pas lieu, et les agitations d'un grand nombre d'hommes, traduites musicalement, quand elles n'ont pas pour objet la haine ou la vengeance, se rapprocheront toujours beaucoup, au moins pour le mouvement et le rhythme, du mouvement et des formes rhythmiques de la joie tumultueuse. On pourrait trouver à ce chœur un défaut plus réel, celui de manquer de développements. Il est trop court, et son laconisme nuit, non-seulement à l'effet musical, mais à l'action scénique, puisque sur les dix-huit mesures qui le composent, il est fort difficile aux choristes de trouver le temps de quitter le théâtre sans sacrifier entièrement la dernière moitié du morceau.

La reine, demeurée seule dans le temple, exprime son anxiété par un de ces récitatifs comme Gluck seul en a jamais su faire; ce monologue est déjà beau en italien, en français il est sublime. Je ne crois pas qu'on puisse rien trouver de comparable pour la vérité et la forme de l'expression, à la musique (car un tel récitatif en est une aussi admirable que les plus beaux airs) des paroles suivantes:

 
Il n'est plus pour moi d'espérance!
Tout fuit… tout m'abandonne à mon funeste sort;
De l'amitié, de la reconnaissance
J'espèrerais en vain un si pénible effort.
Ah! l'amour seul en est capable!
Cher époux, tu vivras, tu me devras le jour;
Ce jour dont te privait la Parque impitoyable
Te sera rendu par l'amour.
 

Au quatrième vers, l'orchestre commence un crescendo, image musicale de la grande idée de dévouement qui vient de poindre dans l'ame d'Alceste, l'exalte, l'embrase, et aboutit à cet éclat d'orgueil et d'enthousiasme: «Ah! l'amour seul en est capable»; après quoi le débit devient précipité, la phrase court avec tant d'ardeur que l'orchestre, renonçant à la suivre, s'arrête haletant, et ne reparaît qu'à la fin pour s'épanouir en accords pleins de tendresse sous le dernier vers. Tout cela appartient en propre à l'opéra français, aussi bien que l'air célèbre, Non, ce n'est point un sacrifice. Dans ce morceau qui est à la fois un air et un récitatif, la connaissance la plus complète des traditions et du style de l'auteur peut seule guider le chef d'orchestre et la cantatrice; les changements de mouvements y sont fréquents, et quelques-uns ne sont pas marqués dans la partition. Ainsi, après le dernier point d'orgue, Alceste en disant: «Mes chers fils, je ne vous verrai plus», doit ralentir la mesure de plus du double, de manière à donner aux noires une valeur égale à celle des blanches pointées du mouvement précédent. Un autre passage, le plus saisissant sans contredit, deviendrait tout-à-fait un non sens, si le mouvement n'était ménagé avec une extrême délicatesse. C'est à la seconde apparition du motif: Non, ce n'est point un sacrifice! Eh! pourrai-je vivre sans toi, sans toi, cher Admète?

Cette fois, au moment d'achever sa phrase, Alceste, frappée d'une idée désolante, s'arrête tout-à-coup à «sans toi…» Un souvenir est venu étreindre son cœur de mère et briser l'élan héroïque qui l'entraînait à la mort… Deux hautbois élèvent leurs voix gémissantes dans le court intervalle de silence que laisse l'interruption soudaine du chant et de l'orchestre; aussitôt Alceste: O mes enfants! ô regrets superflus! elle pense à ses fils, elle croit les entendre; égarée et tremblante elle les cherche autour d'elle, répondant aux plaintes entrecoupées de l'orchestre, par une plainte folle, convulsive, qui tient autant du délire que de la douleur, et rend incomparablement plus frappant l'effort de la malheureuse pour résister à ces voix chéries, et répéter une dernière fois, avec l'accent d'une résolution inébranlable: «Non, ce n'est point un sacrifice.» En vérité, quand la musique est parvenue à ce degré d'élévation poétique, il faut plaindre les exécutants chargés de rendre la pensée du compositeur; le talent ne suffit plus pour cette tâche écrasante; il faut à toute force du génie.

Beaucoup de prime donne italiennes, françaises ou allemandes, se sont fait, à juste titre, une réputation de virtuoses habiles en chantant les plus célèbres compositions de l'art moderne, et ne pourraient, sans se couvrir de ridicule, toucher au répertoire du vieux Gluck, comme à certaines parties de celui de Mozart. On compte plusieurs Ninettes, Rosines et Sémiramis supportables; de combien de Donne Anne et d'Alcestes pourrait-on en dire autant.

Le récitatif Arbitres du sort des humains, dans lequel Alceste, agenouillée au pied de la statue d'Apollon, prononce son terrible vœu, manque également dans la partition italienne; il offre cela de particulier dans son instrumentation, que la voix est presque constamment suivie à l'unisson et à l'octave par six instruments à vent, deux hautbois, deux clarinettes et deux cors, sur le tremolo de tous les instruments à cordes. Ce mode d'orchestration est fort rare, je ne crois pas qu'on l'ait tenté avant Gluck; il est ici d'un effet solennel qui convient merveilleusement à la situation. Remarquons en même temps le singulier enchaînement de modulations suivi par l'auteur pour lier ensemble les deux grands airs que chante Alceste à la fin de cet acte. Le premier est en ré majeur le récitatif qui lui succède et dont je viens de parler commençant aussi en , finit en ut dièze mineur; le solo du grand-prêtre rentrant pour dire que le vœu d'Alceste est accepté, commence en ut dièze mineur et finit en mi bémol, et le dernier air de la reine est en si bémol. Mais n'anticipons pas: le morceau du grand-prêtre, Déjà la mort s'apprête, n'est autre que l'air d'Ismène au second acte de la partition italienne, Parto ma senti, avantageusement modifié. En français, l'andante est plus court, l'allegro plus long, et une partie de basson assez intéressante, est ajoutée à l'orchestre. Du reste, le fond de la pensée première est presque partout conservé. Je dois encore ici indiquer une nuance très importante dont l'indication manque à l'édition française. Dans le dessin continu de seconds violons qui accompagne tout l'allegro, la première moitié de chaque mesure est marquée forte dans l'original, et la seconde piano. Malgré l'oubli du graveur français, il est évident que cette double nuance est d'un effet trop saillant pour qu'on puisse la négliger, et exécuter mezzo forte d'un bout à l'autre le passage en question, ainsi que je l'ai vu faire à l'Opéra, lors de la dernière reprise d'Alceste.

J'arrive à l'air: Ombre! larve! Compagne di morte (Divinités du Styx!) Alceste est seule de nouveau; le grand-prêtre l'a quittée en lui annonçant que les ministres du dieu des morts l'attendront au coucher du soleil. C'en est fait; quelques heures à peine lui restent. Mais la faible femme, la tremblante mère, ont disparu pour faire place à un être qui, jeté hors de sa nature par le fanatisme de l'amour, est désormais inaccessible à la crainte et va frapper sans pâlir aux portes de l'enfer.

Dans ce paroxisme d'enthousiasme héroïque, Alceste interpelle les dieux du Styx pour les braver; une voix rauque et terrible lui répond; le cri de joie des cohortes infernales, l'affreuse fanfare de la trombe tartaréenne retentit pour la première fois aux oreilles de la jeune et belle reine qui va mourir. Son courage n'en est point ébranlé; elle apostrophe au contraire avec un redoublement d'énergie ces dieux avides, dont elle méprise les menaces et dédaigne la pitié; elle a bien un instant d'attendrissement, mais son audace renaît, ses paroles se précipitent: Forza ignota che in petto mi sento (Je sens une force nouvelle). Sa voix s'élève graduellement, les inflexions en deviennent de plus en plus passionnées: Mon cœur est animé du plus noble transport! et après un court silence, reprenant sa frémissante évocation, sourde aux aboiements de Cerbère, comme à l'appel menaçant des ombres, elle répète encore: je n'invoquerai point votre pitié cruelle, avec de tels accents, que les bruits étranges de l'abîme disparaissent vaincus par le dernier cri de cet enthousiasme mêlé d'angoisse et d'horreur.

Je crois que ce prodigieux morceau est la manifestation la plus complète des facultés de Gluck, facultés qui ne se représenteront peut-être jamais réunies au même degré chez le même individu; inspiration entraînante, haute raison, grandeur de style, abondance de pensées, connaissance profonde de l'art de dramatiser l'orchestre, expression toujours juste, naturelle et pittoresque, désordre apparent qui n'est qu'un ordre plus savant, simplicité d'harmonie et de dessins, mélodies touchantes et, par-dessus tout, force immense qui épouvante l'imagination capable de l'apprécier.

Conçoit-on qu'un pareil homme se soit vu forcé de subir les ridicules exigences du prétendu poète avec lequel il s'était malheureusement associé? Dans l'original italien, le mot ombre, par lequel l'air commence, étant placé sur deux larges notes, donne à la voix le temps de se développer et rend la réponse des dieux infernaux, représentés par les instruments de cuivre, beaucoup plus saillante, le chant cessant au moment où s'élève le cri instrumental. Il en est de même du second mot larve, qui, placé une tierce plus haut que le premier, appelle cet effroyable rugissement d'orchestre, auquel je ne connais rien d'analogue en musique dramatique. Dans la traduction française, à la place de chacun de ces deux mots, qui étaient tout traduits en y ajoutant un s, nous avons, Divinités du Styx, par conséquent, au lieu d'un membre de phrase excellent pour la voix, d'un sens complet enfermé dans une mesure, le changement produit cinq répercussions insipides de la même note, pour les cinq syllabes Di-vi-ni-tés du, le mot Styx étant placé à la mesure suivante, en même temps que l'entrée des instruments à vent qui l'écrase et empêche de l'entendre. Par là, le sens demeurant incomplet dans la mesure où le chant est à découvert, l'orchestre a l'air de partir trop tôt et de répondre à une interpellation inachevée. De plus, la phrase italienne, Compagne di morte, sur laquelle la voix se déploie si bien, étant supprimée en français, laisse dans la partie vocale une lacune que rien ne saurait justifier. La belle pensée du compositeur serait reproduite sans altération, si, au lieu des mots que je viens de désigner, on adaptait ceux-ci:

34.Cet air n'est pas de Gluck.
35.Nous désignerons ainsi par les premières paroles dans les deux langues, les morceaux qui existent dans les deux partitions.
36.L'intention de Gluck est là trop évidente et trop belle pour ne la rendre à l'exécution qu'avec les moyens ordinaires; c'est trente flûtes au lieu de deux qu'il faudrait pour ce morceau. Oh! si j'étais directeur de l'Opéra!
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
244 s. 7 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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