Kitabı oku: «Voyage musical en Allemagne et en Italie, II», sayfa 13
– Monsieur va à Paris sans doute?
– Oui, madame.
– Pour étudier le droit?
– Non, madame.
– Ah! monsieur est étudiant en médecine?
– Vous vous trompez, madame.
L'interrogatoire finit là pour cette fois, mais il recommença le lendemain avec une insistance bien propre à faire perdre patience à l'homme le plus endurant.
– Il paraît que monsieur va entrer à l'école polytechnique.
– Non, madame.
– Alors, monsieur est dans le commerce?
– Oh! mon Dieu, non, madame.
– A la vérité, rien n'est plus agréable que de voyager pour son plaisir, comme fait monsieur, selon toute apparence.
– Si tel a été mon but en partant, je crois, madame, qu'il me sera difficile de l'atteindre pour peu que l'avenir ressemble au présent.
Cette répartie faite d'un ton sec, imposa enfin silence à l'impertinente questionneuse, et Adolphe put reprendre le cours de ses méditations. Qu'allait-il faire en arrivant à Paris… n'emportant pour toute fortune que son violon et une bourse de deux cents francs, quels moyens employer pour utiliser l'un et épargner l'autre… Pourrait-il tirer parti de son talent… Qu'importaient après tout de pareilles réflexions, de telles craintes pour l'avenir… N'allait-il pas entendre la Vestale? N'allait-il pas connaître dans toute son étendue le bonheur si longtemps rêvé? Dût-il mourir après cette immense jouissance! avait-il le droit de se plaindre?.. n'était-il pas juste au contraire, que la vie eût un terme quand la somme des joies, qui suffit d'ordinaire à toute la durée de l'existence humaine, est dépensée d'un seul coup.
C'est dans cet état d'exaltation que l'artiste provençal arriva à Paris. A peine débarqué, il court aux affiches; que voit-il sur celle de l'Opéra? les Prétendus. – «Insolente mystification, s'écria-il; c'était bien la peine de me faire chasser de mon théâtre; de m'enfuir devant la musique de Lemoine, comme devant la lèpre et la peste, pour la retrouver encore au grand Opéra de Paris.» Le fait est que cet ouvrage bâtard, ce modèle du style rococo, poudré, brodé, galonné, qui semble avoir été écrit exclusivement pour les vicomtes de Jodelet et les marquis de Mascarille, était alors en grande faveur. Lemoine alternait sur l'affiche de l'Opéra avec Gluck et Spontini. Aux yeux d'Adolphe, ce rapprochement était une profanation; il lui semblait que la scène illustrée par les plus beaux génies de l'Europe, ne devait pas être ouverte à d'aussi pâles médiocrités; que le noble orchestre, tout frémissant encore des mâles accents d'Iphigénie en Tauride ou d'Alceste, n'aurait pas dû être ravalé jusqu'à accompagner les fredons de Mondor et de la Dandinière. Quant au parallèle de la Vestale avec ces misérables tissus de ponts-neufs, il s'efforçait d'en repousser l'idée; cette abomination lui figeait le sang dans les veines. Il y a encore aujourd'hui quelques esprits ardents ou extravagants (comme on voudra), qui ont exactement la même manière de voir à ce sujet.
Dévorant son désapointement, Adolphe retournait tristement chez lui, quand le hasard lui fit rencontrer un de ses compatriotes, auquel il avait autrefois donné des leçons de violon. Celui-ci, riche amateur, fort répandu dans le monde musical, s'empressa de mettre son maître au courant de tout ce qui s'y passait et lui apprit que les représentations de la Vestale, suspendues par l'indisposition de madame Branchu, ne seraient vraisemblablement reprises que dans quelques semaines. Les ouvrages de Gluck eux-mêmes, quoique formant habituellement le fond du répertoire de l'Opéra, n'y figurèrent pas pendant les premiers temps du séjour d'Adolphe à Paris. Ce hasard lui rendit ainsi plus facile l'accomplissement du vœu qu'il avait fait, de conserver pour Spontini sa virginité musicale. En conséquence, il ne mit les pieds dans aucun théâtre, s'abstint de toute espèce de musique, n'assistant ni aux revues de la garde, ni aux messes solennelles de Notre-Dame, se bornant à chercher une place qui pût le faire vivre, sans le condamner cependant à recommencer la vie de galérien qui lui avait été si odieuse en province. Il s'agissait pour cela de trouver un emploi dans un des trois théâtres lyriques. Il se fit entendre successivement aux différents chefs d'orchestre. M. Persuis, qui conduisait l'Opéra et celui sur lequel il comptait le moins, fut le seul qui l'encouragea et lui donna des espérances. Adolphe lui plut, son talent d'exécution, sans être très remarquable, le rendait cependant fort propre à tenir avantageusement son rang parmi les violons de l'Opéra. Persuis l'engagea à revenir le voir, lui offrant ses conseils, avec l'assurance que la première place vacante à l'orchestre serait pour lui. Tranquille de ce côté, et deux élèves que son protecteur lui avait procurés, facilitant ses moyens d'existence, l'adorateur de Spontini sentait redoubler son impatience d'entendre la magique partition. Chaque jour, il courait aux affiches, chaque jour son attente était trompée. Le 22 mars, arrivé le matin au coin de la rue Richelieu, au moment où l'afficheur montait sur son échelle, Adolphe après avoir vu placarder successivement le Vaudeville, l'Opéra-Comique, le Théâtre Italien, la Porte-Saint-Martin, vit déployer lentement une grande feuille brune qui portait en tête: Académie Impériale de Musique et faillit tomber sur le pavé en lisant enfin ce nom tant désiré: La Vestale.
A peine Adolphe eut-il jeté les yeux sur l'affiche qui lui annonçait la Vestale pour le lendemain, qu'une sorte de délire s'empara de lui. Il commença une folle course dans les rues de Paris, se heurtant contre les angles des maisons, coudoyant les passants, riant de leurs injures, parlant, chantant, gesticulant comme un échappé de Charenton.
Abîmé de fatigue, couvert de boue, il s'arrêta enfin dans un café, demanda à dîner, dévora, sans presque s'en apercevoir, ce que le garçon avait mis devant lui et tomba dans une tristesse étrange. Saisi d'un effroi dont il ne pouvait pas bien démêler la cause, en présence de l'évènement immense qui allait s'accomplir pour lui, il écouta quelque temps les rudes battements de son cœur, pleura, et laissant tomber sa tête amaigrie sur la table, s'endormit profondément. La journée du lendemain fut plus calme; une visite à Persuis en abrégea la durée. Celui-ci en voyant Adolphe, lui remit une lettre avec le timbre de l'administration de l'Opéra; c'était sa nomination à la place de second violon. Adolphe remercia son protecteur, mais sans empressement; cette faveur qui, dans un autre moment, l'eût comblé de joie, n'était plus à ses yeux qu'un accessoire de peu d'intérêt; quelques minutes après il n'y songeait plus. Il évita de parler à Persuis de la représentation qui devait avoir lieu le soir même; un pareil sujet de conversation eût ébranlé jusqu'aux fibres les plus intimes de son cœur; il l'épouvantait. Persuis ne sachant trop que penser de l'air singulier et des phrases incohérentes du jeune homme, s'apprêtait de lui demander le motif de son trouble, Adolphe qui s'en aperçut se leva aussitôt et sortit. Quelques tours devant l'Opéra, une revue des affiches qu'il fit pour se bien assurer qu'il n'y avait point de changement dans le spectacle, ni dans le nom des acteurs, l'aidèrent à atteindre le soir de cette interminable journée. Six heures sonnèrent enfin; vingt minutes après, Adolphe était dans sa loge; car pour être moins troublé dans son admiration extatique et pour mettre encore plus de solennité dans son bonheur, il avait, malgré la folie d'une telle dépense, pris une loge pour lui seul. Nous allons laisser notre enthousiaste rendre compte lui-même de cette mémorable soirée. Quelques lignes qu'il écrivit en rentrant, à la suite de l'espèce de journal d'où nous avons extrait ces détails, montrent trop bien l'état de son ame et l'inconcevable exaltation qui faisait le fond de son caractère; nous les donnerons ici sans y rien changer.
23 mars, minuit,
«Voilà donc la vie! je la contemple du haut de mon bonheur… impossible d'aller plus loin… je suis au faîte… redescendre?.. rétrograder?.. non certes, j'aime mieux partir avant que de nauséabondes saveurs puissent empoisonner le goût du fruit délicieux que je viens de cueillir. Quelle serait mon existence, si je la prolongeais?.. celle de ces milliers de hannetons que j'entends bourdonner autour de moi. Enchaîné de nouveau derrière un pupitre, obligé d'exécuter alternativement des chefs-d'œuvre et d'ignobles platitudes, je finirais comme tant d'autres par me blaser; cette exquise sensibilité qui me fait percevoir tant de sensations, me rend accessible à tant de sentiments inconnus du vulgaire, s'émousserait peu à peu; mon enthousiasme se refroidirait, s'il ne s'éteignait pas tout entier sous la cendre de l'habitude. J'en viendrais peut-être à parler des hommes de génie, comme de créatures ordinaires; je prononcerais les noms de Gluck et de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens bien que je haïrais toujours de toutes les forces de mon ame ce que je déteste aujourd'hui; mais n'est-il pas cruel de ne conserver d'énergie que pour la haine? La musique occupe trop de place dans mon existence. Cette passion a tué, absorbé toutes les autres. La dernière expérience que j'ai faite de l'amour m'a trop douloureusement désenchanté. Trouverais-je jamais une femme dont l'organisation fût montée au diapason de la mienne?.. non, je le crains, elles ressemblent toutes plus ou moins à Hortense. J'avais oublié ce nom… Hortense… comme un seul mot de sa bouche m'a désillusionné!.. Oh humiliation! avoir aimé de l'amour le plus ardent, le plus poétique, de toute la puissance du cœur et de l'ame, une femme sans ame et sans cœur, radicalement incapable de comprendre le sens des mots amour, poésie!.. sotte, triple sotte! je n'y puis penser encore sans sentir mon front se colorer......... J'ai eu hier la tentation d'écrire à Spontini pour lui demander la permission de l'aller voir; mais cette démarche eût-elle été bien accueillie, le grand homme ne m'aurait jamais cru capable de comprendre son ouvrage comme je le comprends. Je ne serais vraisemblablement à ses yeux qu'un jeune homme passionné qui s'est pris d'un engouement puéril, pour un ouvrage mille fois au-dessus de sa portée. Il penserait de moi ce qu'il doit nécessairement penser du public. Peut-être même attribuerait-il mes élans d'admiration à de honteux motifs d'intérêt, confondant ainsi l'enthousiasme le plus sincère avec la plus basse flatterie. Horreur!.. Non, il vaut mieux en finir. Je suis seul dans le monde, orphelin dès l'enfance, ma mort ne sera un malheur pour personne. Quelques-uns diront: Il était fou. Ce sera mon oraison funèbre… Je mourrai après-demain… On doit donner encore la Vestale… que je l'entende une seconde fois!.. Quelle œuvre!.. comme l'amour y est peint!.. et le fanatisme! Tous ces prêtres-dogues, aboyant sur leur malheureuse victime… Quels accords dans ce final de géant… Quelle mélodie jusque dans les récitatifs… Quel orchestre… il se meut si majestueusement… les basses ondulent comme les flots de l'Océan. Les instruments sont des acteurs, dont la langue est aussi expressive, que celle qui se parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif du second acte; c'était le Jupiter tonnant. Madame Branchu, dans l'air: «Impitoyables dieux», m'a brisé la poitrine; j'ai failli me trouver mal. Cette femme est le génie incarné de la tragédie lyrique; elle me réconcilierait avec son sexe. Oh oui! je la verrai encore une fois, une fois… cette Vestale… production surhumaine, qui ne pouvait naître que dans un siècle de miracles comme celui de Napoléon. Je concentrerai en trois heures toute la vitalité de vingt ans d'existence… après quoi… j'irai… ruminer mon bonheur dans l'éternité.»
Deux jours après, à dix heures du soir, une détonnation se fit entendre au coin de la rue de Rameau, en face de l'entrée de l'Opéra. Des domestiques en riche livrée accoururent au bruit et relevèrent un jeune homme baigné dans son sang qui ne donnait plus signe de vie. Au même instant une dame qui sortait du théâtre, s'approchant pour demander sa voiture, reconnut le visage sanglant d'Adolphe, et s'écria: «Oh! mon Dieu, c'est le malheureux jeune homme qui me poursuit depuis Marseille!» Hortense (car c'était elle) avait instantanément conçu la pensée de faire ainsi tourner au profit de son amour-propre, la mort de celui qui l'avait froissée par un si outrageant abandon. Le lendemain on disait chez Tortoni: «Cette madame N*** est vraiment une femme délicieuse! à son dernier voyage dans le Midi, un Provençal en est devenu tellement fou, qu'il l'a suivie jusqu'à Paris, et s'est brûlé la cervelle à ses pieds, hier au soir, à la porte de l'Opéra. Voilà un succès qui la rendra encore cent fois plus séduisante.»
Pauvre Adolphe!..
…
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ASTRONOMIE MUSICALE
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Révolution du Ténor autour du Public
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AVANT L'AURORE
Le Ténor obscur est entre les mains d'un professeur habile, plein de science, de patience, de sentiment et de goût, qui fait de lui d'abord un lecteur consommé, un bon harmoniste, qui lui donne une méthode large et pure, l'initie aux beautés des chefs-d'œuvre de l'art, et le façonne enfin au grand style du chant. A peine a-t-il entrevu la puissance d'émotion dont il est doué, le Ténor aspire au trône, il veut, malgré son maître, débuter et régner. Sa voix, cependant, n'est pas encore formée. Un théâtre de second ordre lui ouvre ses portes; il débute: il est sifflé. Indigné de cet outrage, le Ténor rompt à l'amiable son engagement, et, le cœur plein de mépris pour ses compatriotes, part au plus vite pour l'Italie.
Il y trouve de terribles obstacles, qu'il renverse à la fin; on l'accueille assez bien. Sa voix se transforme, devient pleine, forte, mordante, propre à l'expression des passions vives autant qu'à celles des sentiments les plus doux; le timbre de cette voix gagne peu à peu en pureté, en fraîcheur, en candeur délicieuse; et ces qualités constituent enfin un talent de premier ordre, dont l'influence est irrésistible. Le succès vient. Les directeurs italiens qui entendent les affaires, vendent, rachètent, revendent le pauvre Ténor, dont les modestes appointements restent toujours les mêmes, bien qu'il enrichisse deux ou trois théâtres par an. On l'exploite, on le pressure de mille façons, et tant et tant, qu'à la fin sa pensée se reporte vers la patrie. Il lui pardonne, il avoue même qu'elle a eu raison d'être sévère pour ses premiers débuts. Il sait que le directeur de l'Opéra de Paris a l'œil sur lui. On lui fait des propositions brillantes qui sont acceptées; il repasse les Alpes.
LEVER HÉLIAQUE
Le Ténor débute de nouveau, mais à l'Opéra cette fois, et devant un public prévenu en sa faveur par ses triomphes d'Italie.
Des exclamations de surprise et de plaisir accueillent sa première mélodie; dès ce moment son succès est décidé. Ce n'est pourtant que le prélude des émotions qu'il doit exciter avant la fin de la soirée. On a admiré dans ce passage la sensibilité et la méthode unies à un organe d'une douceur enchanteresse; restent à connaître les accents dramatiques, les cris de la passion. Un morceau se présente, où l'audacieux artiste lance à voix de poitrine, en accentuant chaque syllabe, plusieurs notes aiguës, avec une force de vibrations, une expression de douleur déchirante et une beauté de sons, dont rien jusqu'alors n'avait donné une idée. Un silence de stupeur règne dans la salle, toutes les respirations sont suspendues, l'étonnement et l'admiration se confondent dans un sentiment presque semblable à la crainte; et dans le fait, on peut en avoir pour la fin de cette période inouïe; mais quand elle s'est terminée triomphante, on juge des transports de l'auditoire…
Nous voici au troisième acte. C'est un orphelin qui vient revoir la chaumière de son père; son cœur d'ailleurs rempli d'un amour sans espoir, tous ses sens, agités par les scènes de sang et de carnage que la guerre vient de mettre sous ses yeux, succombent accablés sous le poids du plus désolant contraste. Son père est mort; la chaumière est déserte; tout est calme et silencieux: c'est la paix, c'est la tombe. Et le sein sur lequel il lui serait si doux, en un pareil moment, de répandre les larmes de la piété filiale, ce cœur auprès duquel seul, le sien pourrait battre avec moins de douleur, l'infini l'en sépare… Elle ne sera jamais à lui… La situation est poignante et dignement rendue par le compositeur. Ici, le chanteur s'élève à une hauteur à laquelle on ne l'eût jamais cru capable d'atteindre; il est sublime. Alors, de deux mille poitrines haletantes, s'élance une de ces acclamations que l'artiste entend deux ou trois fois dans sa vie, et qui suffisent à payer de longs et rudes travaux.
Puis les bouquets, les couronnes, les rappels; et le surlendemain, la presse débordant d'enthousiasme et lançant le nom du radieux Ténor aux échos de tous les points du globe où la civilisation a pénétré.
C'est alors, si j'étais moraliste, qu'il me prendrait fantaisie d'adresser au triomphateur une homélie, dans le genre du discours que fit Don Quichotte à Sancho, au moment où le digne écuyer allait prendre possession de son gouvernement de Barataria:
«Vous voilà parvenu, lui dirais-je. Dans quelques semaines vous serez célèbre; vous aurez de forts applaudissements et d'interminables appointements. Les auteurs vous courtiseront, les directeurs ne vous feront plus attendre dans leur antichambre, et si vous leur écrivez, ils vous répondront. Des femmes, que vous ne connaissez pas, parleront de vous comme d'un protégé ou d'un ami intime. On vous dédiera des livres en prose et en vers. Au lieu de cent sous, vous serez obligé de donner cent francs à votre portier le jour de l'an. On vous dispensera du service de la garde nationale. Vous aurez des congés de temps en temps, pendant lesquels les villes de province s'arracheront vos représentations. On couvrira vos pieds de fleurs et de sonnets. Vous chanterez aux soirées du préfet, et la femme du maire vous enverra des abricots. Vous êtes sur le seuil de l'Olympe, enfin. Car si les Italiens appellent les cantatrices dive (déesses), il est bien évident que les grands chanteurs sont des dieux. Eh bien! puisque vous voilà passé dieu, soyez bon diable malgré tout; ne méprisez pas trop les gens qui vous donneront de sages avis.
«Rappelez-vous que la voix est un instrument fragile, qui s'altère ou se brise en un instant, souvent sans cause connue; qu'un accident pareil suffit pour précipiter de son trône élevé le plus grand des dieux, et le réduire à l'état d'homme, et à moins encore quelquefois.
«Ne soyez pas trop dur pour les pauvres compositeurs.
«Quand, du haut de votre élégant cabriolet, vous apercevrez dans la rue, à pied, Meyerbeer, Spontini, Halévy ou Auber, ne les saluez pas d'un petit signe d'amitié protectrice, dont ils riraient de pitié et dont les passants s'indigneraient comme d'une suprême impertinence. N'oubliez pas que plusieurs de leurs ouvrages seront admirés et pleins de vie, quand le souvenir même de votre ut de poitrine aura disparu à tout jamais.
«Si vous faites de nouveau le voyage d'Italie, n'allez pas vous y engouer de quelque médiocre tisseur de cavatines, le donner, à votre retour, pour un auteur classique, et nous dire d'un air impartial que Beethoven avait aussi du talent; car il n'y a pas de dieu qui échappe au ridicule.
«Quand vous accepterez de nouveaux rôles, ne vous permettez pas d'y rien changer à la représentation, sans l'assentiment de l'auteur. Vous savez qu'une seule note ajoutée, retranchée ou transposée, peut aplatir une mélodie et en dénaturer l'expression. D'ailleurs c'est un droit qui ne saurait, en aucun cas, être le vôtre. Modifier la musique qu'on chante, ou le livre qu'on traduit, sans en rien dire à celui qui ne l'écrivit qu'avec beaucoup de réflexion, c'est commettre un indigne abus de confiance. Les gens qui empruntent sans prévenir sont appelés voleurs, les interprètes infidèles sont des calomniateurs et des assassins.
«Si d'aventure, il vous arrive un émule dont la voix ait plus de mordant et de force que la vôtre, n'allez pas, dans un duo, jouer aux poumons avec lui, et soyez sûr qu'il ne faut pas lutter contre le pot de fer, même quand on est un vase de porcelaine de la Chine. Dans vos tournées départementales, gardez-vous aussi de dire aux provinciaux, en parlant de l'Opéra et de sa troupe chorale et instrumentale: Mon théâtre, mes chœurs, mon orchestre. Les provinciaux n'aiment, pas plus que les Parisiens, qu'on les prenne pour des niais; ils savent fort bien que vous appartenez au théâtre, mais que le théâtre n'est pas à vous, et ils trouveraient la fatuité de votre langage d'un grotesque parfait.
«Maintenant, ami Sancho, reçois ma bénédiction; va gouverner Barataria; c'est une île assez basse, mais la plus fertile peut-être qu'il y ait en terre-ferme. Ton peuple est fort médiocrement civilisé; encourage l'instruction publique; que dans deux ans on ne se méfie plus, comme de sorciers maudits, des gens qui savent lire; ne t'abuse pas sur les louanges de ceux à qui tu permettras de s'asseoir à ta table; oublie tes damnés proverbes; ne te trouble point quand tu auras un discours important à prononcer; ne manque jamais à ta parole; que ceux qui te confieront leurs intérêts, puissent être assurés que tu ne les trahiras pas; et que ta voix soit juste pour tout le monde!»