Kitabı oku: «La Comédie humaine – Volume 03», sayfa 17
Au moment où, semblable aux jeunes gens habitués à satisfaire leurs plaisirs sans calcul préalable, Paul s'engageait inconsidérément dans les dépenses d'un séjour à Paris, maître Mathias entra dans le salon et fit signe à son client de venir lui parler.
– Qu'y a-t-il, mon ami? dit Paul en se laissant mener dans une embrasure de fenêtre.
– Monsieur le comte, dit le bonhomme, il n'y a pas un sou de dot. Mon avis est de remettre la conférence à un autre jour, afin que vous puissiez prendre un parti convenable.
– Monsieur Paul, dit Natalie, je veux vous dire aussi mon mot à part.
Quoique la contenance de madame Évangélista fût calme, jamais juif du moyen âge ne souffrit dans sa chaudière pleine d'huile bouillante, le martyre qu'elle souffrait dans sa robe de velours violet. Solonet lui avait garanti le mariage, mais elle ignorait les moyens, les conditions du succès, et subissait l'horrible angoisse des alternatives. Elle dut peut-être son triomphe à la désobéissance de sa fille. Natalie avait commenté les paroles de sa mère dont l'inquiétude était visible pour elle. Quand elle vit le succès de sa coquetterie, elle se sentit atteinte au cœur par mille pensées contradictoires. Sans blâmer sa mère, elle fut honteuse à demi de ce manége dont le prix était un gain quelconque. Puis, elle fut prise d'une curiosité jalouse assez concevable. Elle voulut savoir si Paul l'aimait assez pour surmonter les difficultés prévues par sa mère, et que lui dénonçait la figure un peu nuageuse de maître Mathias. Ces sentiments la poussèrent à un mouvement de loyauté qui d'ailleurs la posait bien. La plus noire perfidie n'eût pas été aussi dangereuse que le fut son innocence.
– Paul, lui dit-elle à voix basse, et elle le nomma ainsi pour la première fois, si quelques difficultés d'intérêts pouvaient nous séparer, songez que je vous relève de vos engagements, et vous permets de jeter sur moi la défaveur qui résulterait d'une rupture.
Elle mit une si profonde dignité dans l'expression de sa générosité que Paul crut au désintéressement de Natalie, à son ignorance du fait que son notaire venait de lui révéler; il pressa la main de la jeune fille et la baisa comme un homme à qui l'amour était plus cher que l'intérêt. Natalie sortit.
– Sac à papier, monsieur le comte, vous faites des sottises, reprit le vieux notaire en rejoignant son client.
Paul demeura songeur: il comptait avoir environ cent mille livres de rentes, en réunissant sa fortune à celle de Natalie; et quelque passionné que soit un homme, il ne passe pas sans émotion de cent à quarante-six mille livres de rentes en acceptant une femme habituée au luxe.
– Ma fille n'est pas là, reprit madame Évangélista qui s'avança royalement vers son gendre et le notaire, pouvez-vous me dire ce qui nous arrive!
– Madame, répondit Mathias épouvanté du silence de Paul, et qui rompit la glace, il survient un empêchement dilatoire…
A ce mot, maître Solonet sortit du petit salon et coupa la parole à son vieux confrère par une phrase qui rendit la vie à Paul. Accablé par le souvenir de ses phrases galantes, par son attitude amoureuse, Paul ne savait ni comment les démentir ni comment en changer; il aurait voulu pouvoir se jeter dans un gouffre.
– Il est un moyen d'acquitter madame envers sa fille, dit le jeune notaire d'un ton dégagé. Madame Évangélista possède quarante mille livres de rentes en inscriptions cinq pour cent, dont le capital sera bientôt au pair, s'il ne le dépasse; ainsi nous pouvons le compter pour huit cent mille francs. Cet hôtel et son jardin valent bien deux cent mille francs. Cela posé, madame peut transporter par le contrat la nue propriété de ces valeurs à sa fille, car je ne pense pas que les intentions de monsieur soient de laisser sa belle-mère sans ressources. Si madame a mangé sa fortune, elle rend celle de sa fille, à une bagatelle près.
– Les femmes sont bien malheureuses de ne rien entendre aux affaires, dit madame Évangélista. J'ai des nues propriétés? Qu'est-ce que cela, mon Dieu!
Paul était dans une sorte d'extase en entendant cette transaction. Le vieux notaire, voyant le piége tendu, son client un pied déjà pris, resta pétrifié, se disant: – Je crois que l'on se joue de nous!
– Si madame suit mon conseil, elle assurera sa tranquillité, dit le jeune notaire en continuant. En se sacrifiant, au moins ne faut-il pas que des mineurs la tracassent. On ne sait ni qui vit ni qui meurt! Monsieur le comte reconnaîtra donc par le contrat avoir reçu la somme totale revenant à mademoiselle Évangélista sur la succession de son père.
Mathias ne put comprimer l'indignation qui brilla dans ses yeux et lui colora la face.
– Et cette somme, dit-il en tremblant, est de…?
– Un million cent cinquante-six mille francs, suivant l'acte…
– Pourquoi ne demandez-vous pas à monsieur le comte de faire hic et nunc le délaissement de sa fortune à sa future épouse? dit Mathias, ce serait plus franc que ce que vous nous demandez. La ruine du comte de Manerville ne s'accomplira pas sous mes yeux, je me retire.
Il fit un pas vers la porte afin d'instruire son client de la gravité des circonstances; mais il revint, et s'adressant à madame Évangélista: – Ne croyez pas, madame, que je vous fasse solidaire des idées de mon confrère, je vous tiens pour une honnête femme, une grande dame qui ne savez rien des affaires.
– Merci, mon cher confrère, dit Solonet.
– Vous savez bien qu'entre nous il n'y a jamais d'injure, lui répondit Mathias. Madame, sachez au moins le résultat de ces stipulations. Vous êtes encore assez jeune, assez belle pour vous remarier. – Oh! mon Dieu, madame, dit le vieillard à un geste de madame Évangélista, qui peut répondre de soi!
– Je ne croyais pas, monsieur, dit madame Évangélista, qu'après être restée veuve pendant sept belles années et avoir refusé de brillants partis par amour de ma fille, je serais soupçonnée à trente-neuf ans d'une semblable folie! Si nous n'étions pas en affaire, je prendrais cette supposition pour une impertinence.
– Ne serait-il pas plus impertinent de croire que vous ne pouvez plus vous marier?
– Vouloir et pouvoir sont deux termes bien différents, dit galamment Solonet.
– Hé! bien, dit maître Mathias, ne parlons pas de votre mariage. Vous pouvez, et nous le désirons tous, vivre encore quarante-cinq ans. Or, comme vous gardez pour vous l'usufruit de la fortune de monsieur Évangélista; durant votre existence, vos enfants pendront-ils leurs dents au croc?
– Qu'est-ce que signifie cette phrase? dit la veuve. Que veulent dire ce croc et cet usufruit?
Solonet, homme de goût et d'élégance, se mit à rire.
– Je vais la traduire, répondit le bonhomme. Si vos enfants veulent être sages, ils penseront à l'avenir. Penser à l'avenir, c'est économiser la moitié de ses revenus en supposant qu'il ne nous vienne que deux enfants, auxquels il faudra donner d'abord une belle éducation, puis une grosse dot. Votre fille et votre gendre seront donc réduits à vingt mille livres de rentes, quand l'un et l'autre en dépensaient cinquante sans être mariés. Ceci n'est rien. Mon client devra compter un jour à ses enfants onze cent mille francs du bien de leur mère, et ne les aura peut-être pas encore reçus si sa femme est morte et que madame vive encore, ce qui peut arriver. En conscience, signer un pareil contrat, n'est-ce pas se jeter pieds et poings liés dans la Gironde? Vous voulez faire le bonheur de mademoiselle votre fille? Si elle aime son mari, sentiment dont ne doutent jamais les notaires, elle épousera ses chagrins. Madame, j'en vois assez pour la faire mourir de douleur, car elle sera dans la misère. Oui, madame, la misère, pour des gens auxquels il faut cent mille livres de rentes, est de n'en avoir plus que vingt mille. Si, par amour, monsieur le comte faisait des folies, sa femme le ruinerait par ses reprises le jour où quelque malheur adviendrait. Je plaide ici pour vous, pour eux, pour leurs enfants, pour tout le monde.
– Le bonhomme a bien fait feu de tous ses canons, pensa maître Solonet en jetant un regard à sa cliente comme pour lui dire: – Allons!
– Il est un moyen d'accorder ces intérêts, répondit avec calme madame Évangélista. Je puis me réserver seulement une pension nécessaire pour entrer dans un couvent, et vous aurez mes biens dès à présent. Je puis renoncer au monde, si ma mort anticipée assure le bonheur de ma fille.
– Madame, dit le vieux notaire, prenons le temps de peser mûrement le parti qui conciliera toutes les difficultés.
– Hé! mon Dieu, monsieur, dit madame Évangélista qui voyait sa perte dans un retard, tout est pesé. J'ignorais ce qu'était un mariage en France, je suis Espagnole et créole. J'ignorais qu'avant de marier ma fille il fallût savoir le nombre de jours que Dieu m'accorderait encore, que ma fille souffrirait de ma vie, que j'ai tort de vivre et tort d'avoir vécu. Quand mon mari m'épousa, je n'avais que mon nom et ma personne. Mon nom seul valait pour lui des trésors auprès desquels pâlissaient les siens. Quelle fortune égale un grand nom? Ma dot était la beauté, la vertu, le bonheur, la naissance, l'éducation. L'argent donne-t-il ces trésors? Si le père de Natalie entendait notre conversation, son âme généreuse en serait affectée pour toujours et lui gâterait son bonheur en paradis. J'ai dissipé follement peut-être! quelques millions sans que jamais ses sourcils aient fait un mouvement. Depuis sa mort, je suis devenue économe et rangée en comparaison de la vie qu'il voulait que je menasse. Brisons donc! Monsieur de Manerville est tellement abattu que je…
Aucune onomatopée ne peut rendre la confusion et le désordre que le mot Brisons introduisit dans la conversation, il suffira de dire que ces quatre personnes si bien élevées parlèrent toutes ensemble.
– On se marie en Espagne à l'espagnole et comme on veut; mais on se marie en France à la française, raisonnablement et comme on peut! disait Mathias.
– Ah! madame, s'écria Paul en sortant de sa stupeur, vous vous méprenez sur mes sentiments.
– Il ne s'agit pas ici de sentiments, dit le vieux notaire en voulant arrêter son client, nous faisons les affaires de trois générations. Est-ce nous qui avons mangé les millions absents, nous qui ne demandons qu'à résoudre des difficultés dont nous sommes innocents?
– Épousez-nous et ne chipotez pas, disait Solonet.
– Chipoter! chipoter! Vous appelez chipoter défendre les intérêts des enfants, du père et de la mère, disait Mathias.
– Oui, disait Paul à sa belle-mère en continuant, je déplore les dissipations de ma jeunesse, qui ne me permettent pas de clore cette discussion par un mot, comme vous déplorez votre ignorance des affaires et votre désordre involontaire. Dieu m'est témoin que je ne pense pas en ce moment à moi, une vie simple à Lanstrac ne m'effraie point; mais ne faut-il pas que mademoiselle Natalie renonce à ses goûts, à ses habitudes? Voici notre existence modifiée.
– Où donc Évangélista puisait-il ses millions? dit la veuve.
– Monsieur Évangélista faisait des affaires, il jouait le grand jeu des commerçants, il expédiait des navires et gagnait des sommes considérables; nous sommes un propriétaire dont le capital est placé, dont les revenus sont inflexibles, répondit vivement le vieux notaire.
– Il est encore un moyen de tout concilier, dit Solonet, qui par cette phrase proférée d'un ton de fausset imposa silence aux trois autres en attirant leurs regards et leur attention.
Ce jeune homme ressemblait à un habile cocher qui tient les rênes d'un attelage à quatre chevaux et s'amuse à les animer, à les retenir. Il déchaînait les passions, il les calmait tour à tour en faisant suer dans son harnais Paul dont la vie et le bonheur étaient à tout moment en question, et sa cliente qui ne voyait pas clair à travers les tournoiements de la discussion.
– Madame Évangélista, dit-il après une pause, peut délaisser dès aujourd'hui les inscriptions cinq pour cent et vendre son hôtel. Je lui en ferai trouver trois cent mille francs en l'exploitant par lots. Sur ce prix, elle vous remettra cent cinquante mille francs. Ainsi madame vous donnera neuf cent cinquante mille francs immédiatement. Si ce n'est pas ce qu'elle doit à sa fille, trouvez beaucoup de dots semblables en France?
– Bien, dit maître Mathias, mais que deviendra madame?
A cette question, qui supposait un assentiment, Solonet se dit en lui-même: – Allons donc, mon vieux loup, te voilà pris!
– Madame! répondit à haute voix le jeune notaire, madame gardera les cinquante mille écus restant sur le prix de son hôtel. Cette somme jointe au produit de son mobilier peut se placer en rentes viagères, et lui procurera vingt mille livres de rentes. Monsieur le comte lui arrangera une demeure chez lui. Lanstrac est grand. Vous avez un hôtel à Paris, dit-il en s'adressant directement à Paul, madame votre belle-mère peut donc vivre partout avec vous. Une veuve qui, sans avoir à supporter les charges d'une maison, possède vingt mille livres de rentes, est plus riche que ne l'était madame quand elle jouissait de toute sa fortune. Madame Évangélista n'a que sa fille, monsieur le comte est également seul, vos héritiers sont éloignés, aucune collision d'intérêts n'est à craindre. La belle-mère et le gendre qui se trouvent dans les conditions où vous êtes forment toujours une même famille. Madame Évangélista compensera le déficit actuel par les bénéfices d'une pension qu'elle vous donnera sur ses vingt mille livres de rentes viagères, ce qui aidera d'autant votre existence. Nous connaissons madame trop généreuse, trop grande pour supposer qu'elle veuille être à charge à ses enfants. Ainsi vous vivrez unis, heureux, en pouvant disposer de cent mille francs par an, somme suffisante, n'est-ce pas, monsieur le comte? pour jouir en tout pays des agréments de l'existence et satisfaire ses caprices. Et croyez-moi, les jeunes mariés sentent souvent la nécessité d'un tiers dans leur ménage. Or, je le demande, quel tiers plus affectueux qu'une bonne mère?..
Paul croyait entendre un ange en entendant parler Solonet. Il regarda Mathias pour savoir s'il ne partageait pas son admiration pour la chaleureuse éloquence de Solonet, car il ignorait que sous les feints emportements de leurs paroles passionnées, les notaires comme les avoués cachent la froideur et l'attention continue des diplomates.
– Un petit paradis, s'écria le vieillard.
Stupéfait par la joie de son client, Mathias alla s'asseoir sur une ottomane, la tête dans une de ses mains, plongé dans une méditation évidemment douloureuse. La lourde phraséologie dans laquelle les gens d'affaires enveloppent à dessein leurs malices, il la connaissait, et n'était pas homme à s'y laisser prendre. Il se mit à regarder à la dérobée son confrère et madame Évangélista qui continuèrent à converser avec Paul, et il essaya de surprendre quelques indices du complot dont la trame si savamment ourdie commençait à se laisser voir.
– Monsieur, dit Paul à Solonet, je vous remercie du soin que vous prenez à concilier nos intérêts. Cette transaction résout toutes les difficultés plus heureusement que je ne l'espérais; si toutefois elle vous convient, madame, dit-il en se tournant vers madame Évangélista, car je ne voudrais rien de ce qui ne vous arrangerait pas également.
– Moi, reprit-elle, tout ce qui fera le bonheur de mes enfants me comblera de joie. Ne me comptez pour rien.
– Il n'en doit pas être ainsi, dit vivement Paul. Si votre existence n'était pas honorablement assurée, Natalie et moi nous en souffririons plus que vous n'en souffririez vous-même.
– Soyez sans inquiétude, monsieur le comte, reprit Solonet.
– Ah! pensa maître Mathias, ils vont lui faire baiser les verges avant de lui donner le fouet.
– Rassurez-vous, disait Solonet, il se fait en ce moment tant de spéculations à Bordeaux, que les placements en viager s'y négocient à des taux avantageux. Après avoir prélevé sur le prix de l'hôtel et du mobilier les cinquante mille écus que nous vous devrons, je crois pouvoir garantir à madame qu'il lui restera deux cent cinquante mille francs. Je me charge de mettre cette somme en rentes viagères par première hypothèque sur des biens valant un million, et d'en obtenir dix pour cent, vingt-cinq mille livres de rentes. Ainsi nous marions, à peu de chose près, des fortunes égales. En effet, contre vos quarante-six mille livres de rentes, mademoiselle Natalie apporte quarante mille livres de rentes en cinq pour cent, et cent cinquante mille francs en écus, susceptibles de donner sept mille livres de rentes: total, quarante-sept.
– Mais cela est évident, dit Paul.
En achevant sa phrase, maître Solonet avait jeté sur sa cliente un regard oblique, saisi par Mathias, et qui voulait dire: – Lancez la réserve.
– Mais! s'écria madame Évangélista dans un accès de joie qui ne parut pas jouée, je puis donner à Natalie mes diamants, ils doivent valoir au moins cent mille francs.
– Nous pouvons les faire estimer, dit le notaire, et ceci change tout à fait la thèse. Rien ne s'oppose alors à ce que monsieur le comte reconnaisse avoir reçu l'intégralité des sommes revenant à mademoiselle Natalie de la succession de son père, et que les futurs époux n'entendent au contrat le compte de tutelle. Si madame, en se dépouillant avec une loyauté tout espagnole, remplit à cent mille francs près ses obligations, il est juste de lui donner quittance.
– Rien n'est plus juste, dit Paul, je suis seulement confus de ces procédés généreux.
– Ma fille n'est-elle pas une autre moi? dit madame Évangélista.
Maître Mathias aperçut une expression de joie sur la figure de madame Évangélista, quand elle vit les difficultés à peu près levées: cette joie et l'oubli des diamants qui arrivaient là comme des troupes fraîches lui confirmèrent tous ses soupçons.
– La scène était préparée entre eux, comme les joueurs préparent les cartes pour une partie où l'on ruinera quelque pigeon, se dit le vieux notaire. Ce pauvre enfant que j'ai vu naître sera-t-il donc plumé vif par sa belle-mère, rôti par l'amour et dévoré par sa femme? Moi qui ai si bien soigné ces belles terres, les verrai-je fricassées en une seule soirée? Trois millions et demi qui seront hypothéqués pour onze cent mille francs de dot que ces deux femmes lui feront manger.
En découvrant dans l'âme de cette femme des intentions qui, sans tenir à la scélératesse, au crime, au vol, à la supercherie, à l'escroquerie, à aucun sentiment mauvais ni à rien de blâmable, comportaient néanmoins toutes les criminalités en germe, maître Mathias n'éprouva ni douleur, ni généreuse indignation. Il n'était pas le Misanthrope, il était un vieux notaire, habitué par son métier aux adroits calculs des gens du monde, à ces habiles traîtrises plus funestes que ne l'est un franc assassinat commis sur la grande route par un pauvre diable, guillotiné en grand appareil. Pour la haute société, ces passages de la vie, ces congrès diplomatiques sont comme de petits coins honteux où chacun jette ses ordures. Plein de pitié pour son client, maître Mathias jetait un long regard sur l'avenir, et n'y voyait rien de bon.
– Entrons donc en campagne avec les mêmes armes, se dit-il, et battons-les.
En ce moment, Paul, Solonet et madame Évangélista, gênés par le silence du vieillard, sentirent combien l'approbation de ce censeur leur était nécessaire pour sanctionner cette transaction, et tous trois ils le regardèrent simultanément.
– Eh! bien, mon cher monsieur Mathias, que pensez-vous de ceci? lui dit Paul.
– Voici ce que je pense, répondit l'intraitable et consciencieux notaire. Vous n'êtes pas assez riche pour faire de ces royales folies. La terre de Lanstrac, estimée à trois pour cent, représente plus d'un million, y compris son mobilier; les fermes du Grassol et du Guadet, votre clos de Bellerose valent un autre million; vos deux hôtels et leur mobilier, un troisième million. Contre ces trois millions donnant quarante-sept mille deux cents francs de rentes, mademoiselle Natalie apporte huit cent mille francs sur le grand livre, et supposons cent mille francs de diamants qui me semblent une valeur hypothétique! plus, cent cinquante mille francs d'argent, en tout un million cinquante mille francs! En présence de ces faits, mon confrère vous dit glorieusement que nous marions des fortunes égales! Il veut que nous restions grevés de cent mille francs envers nos enfants, puisque nous reconnaîtrions à notre femme par le compte de tutelle entendu, un apport de onze cent cinquante-six mille francs, en n'en recevant que un million cinquante mille! Vous écoutez de pareilles sornettes avec le ravissement d'un amoureux, et vous croyez que maître Mathias, qui n'est pas amoureux, peut oublier l'arithmétique et ne signalera pas la différence qui existe entre les placements territoriaux dont le capital est énorme, qui va croissant, et les revenus de la dot dont le capital est sujet à des chances et à des diminutions d'intérêt. Je suis assez vieux pour avoir vu l'argent décroître et les terres augmenter. Vous m'avez appelé, monsieur le comte, pour stipuler vos intérêts: laissez-moi les défendre, ou renvoyez-moi.
– Si monsieur cherche une fortune égale en capital à la sienne, dit Solonet, nous n'avons pas trois millions et demi, rien n'est plus évident. Si vous possédez trois accablants millions, nous ne pouvons offrir que notre pauvre petit million, presque rien! trois fois la dot d'une archiduchesse de la maison d'Autriche. Bonaparte a reçu deux cent cinquante mille francs en épousant Marie-Louise.
– Marie-Louise a perdu Bonaparte, dit maître Mathias en grommelant.
La mère de Natalie saisit le sens de cette phrase.
– Si mes sacrifices ne servent à rien, s'écria-t-elle, je n'entends pas pousser plus loin une discussion semblable, je compte sur la discrétion de monsieur, et renonce à l'honneur de sa main pour ma fille.
Après les évolutions que le jeune notaire avait prescrites, cette bataille d'intérêts était arrivée au terme où la victoire devait appartenir à madame Évangélista. La belle-mère s'ouvrait le cœur, livrait ses biens, était quasi libérée. Sous peine de manquer aux lois de la générosité, de mentir à l'amour, le futur époux devait accepter ces conditions résolues par avance entre maître Solonet et madame Évangélista. Comme une aiguille d'horloge mue par ses rouages, Paul arriva fidèlement au but.
– Comment, madame, s'écria Paul, en un moment vous pourriez briser…
– Mais, monsieur, répondit-elle, à qui dois-je? à ma fille. Quand elle aura vingt et un ans, elle recevra mes comptes et me donnera quittance. Elle possédera un million, et pourra, si elle veut, choisir parmi les fils de tous les pairs de France. N'est-elle pas une Casa-Réal?
– Madame a raison. Pourquoi serait-elle plus maltraitée aujourd'hui qu'elle ne le sera dans quatorze mois. Ne la privez pas des bénéfices de sa maternité, dit Solonet.
– Mathias, s'écria Paul avec une profonde douleur, il est deux sortes de ruines, et vous me perdez en ce moment!
Il fit un pas vers lui, sans doute pour lui dire qu'il voulait que le contrat fût rédigé sur l'heure. Le vieux notaire prévint ce malheur par un regard qui voulait dire: – Attendez! Puis il vit des larmes dans les yeux de Paul, larmes arrachées par la honte que lui causait ce débat, par la phrase péremptoire de madame Évangélista qui annonçait une rupture, et il les sécha par un geste, celui d'Archimède criant: —Eurêka! Le mot pair de France avait été, pour lui, comme une torche dans un souterrain.
Natalie apparut en ce moment ravissante comme une aurore, et dit d'un air enfantin: – Suis-je de trop?
– Singulièrement de trop, ma fille, lui répondit sa mère avec une cruelle amertume.
– Venez, ma chère Natalie, dit Paul en la prenant par la main et l'amenant à un fauteuil près de la cheminée, tout est arrangé! Car il lui fut impossible de supporter le renversement de ses espérances.
Mathias reprit vivement: – Oui, tout peut encore s'arranger.
Semblable au général qui, dans un moment, renverse les combinaisons préparées par l'ennemi, le vieux notaire avait vu le génie qui préside au Notariat lui déroulant en caractères légaux une conception capable de sauver l'avenir de Paul et celui de ses enfants. Maître Solonet ne connaissait pas d'autre dénouement à ces difficultés inconciliables que la résolution inspirée au jeune homme par l'amour, et à laquelle l'avait conduit cette tempête de sentiments et d'intérêts contrariés; aussi fut-il étrangement surpris de l'exclamation de son confrère. Curieux de connaître le remède que maître Mathias pouvait trouver à un état de choses qui devait lui paraître perdu sans ressources, il lui dit: – Que proposez vous?
– Natalie, ma chère enfant, laissez-nous, dit madame Évangélista.
– Mademoiselle n'est pas de trop, répondit maître Mathias en souriant, je vais parler pour elle aussi bien que pour monsieur le comte.
Il se fit un silence profond pendant lequel chacun, plein d'agitation, attendit l'improvisation du vieillard avec une indicible curiosité.
– Aujourd'hui, reprit monsieur Mathias après une pause, la profession de notaire a changé de face. Aujourd'hui, les révolutions politiques influent sur l'avenir des familles, ce qui n'arrivait pas autrefois. Autrefois les existences étaient définies et les rangs étaient déterminés…
– Nous n'avons pas un cours d'économie politique à faire, mais un contrat de mariage, dit Solonet en laissant échapper un geste d'impatience et en interrompant le vieillard.
– Je vous prie de me laisser parler à mon tour, dit le bonhomme.
Solonet alla s'asseoir sur l'ottomane en disant à voix basse à madame Évangélista: – Vous allez connaître ce que nous nommons entre nous le galimatias.
– Les notaires sont donc obligés de suivre la marche des affaires politiques, qui maintenant sont intimement liées aux affaires des particuliers. En voici un exemple. Autrefois les familles nobles avaient des fortunes inébranlables que les lois de la révolution ont brisées et que le système actuel tend à reconstituer, reprit le vieux notaire en se livrant aussi à la faconde du tabellionaris boa constrictor (le Boa-Notaire). Par son nom, par ses talents, par sa fortune, monsieur le comte est appelé à siéger un jour à la chambre élective. Peut-être ses destinées le mèneront-elles à la chambre héréditaire, et nous lui connaissons assez de moyens pour justifier nos prévisions. Ne partagez-vous pas mon opinion, madame? dit-il à la veuve.
– Vous avez pressenti mon plus cher espoir, dit-elle. Manerville sera pair de France, ou je mourrais de chagrin.
– Tout ce qui peut nous acheminer vers ce but?.. dit maître Mathias en interrogeant l'astucieuse belle-mère par un geste de bonhomie.
– Est, répondit-elle, mon plus cher désir.
– Eh! bien, reprit Mathias, ce mariage n'est-il pas une occasion naturelle de fonder un majorat? fondation qui, certes, militera dans l'esprit du gouvernement actuel pour la nomination de mon client, au moment d'une fournée. Monsieur le comte y consacrera nécessairement la terre de Lanstrac qui vaut un million. Je ne demande pas à mademoiselle de contribuer à cet établissement par une somme égale, ce ne serait pas juste; mais nous pouvons y affecter huit cent mille francs de son apport. Je connais à vendre en ce moment deux domaines qui jouxtent la terre de Lanstrac, et où les huit cent mille francs à employer en acquisitions territoriales seront placés un jour à quatre et demi pour cent. L'hôtel à Paris doit être également compris dans l'institution du majorat. Le surplus des deux fortunes, sagement administré, suffira grandement à l'établissement des autres enfants. Si les parties contractantes s'accordent sur ces dispositions, monsieur le comte peut accepter votre compte de tutelle et rester chargé du reliquat. Je consens!
– Questa coda non è di questo gatto (cette queue n'est pas de ce chat), s'écria madame Évangélista en regardant son parrain Solonet et lui montrant Mathias.
– Il y a quelque anguille sous roche, lui dit à mi-voix Solonet en répondant par un proverbe français au proverbe italien.
– Pourquoi tout ce gâchis-là? demanda Paul à Mathias en l'emmenant dans le petit salon.
– Pour empêcher votre ruine, lui répondit à voix basse le vieux notaire. Vous voulez absolument épouser une fille et une mère qui ont mangé environ deux millions en sept ans, vous acceptez un débet de plus de cent mille francs envers vos enfants auxquels vous devrez compter un jour les onze cent cinquante-six mille francs de leur mère, quand vous en recevez aujourd'hui à peine un million. Vous risquez de voir votre fortune dévorée en cinq ans, et de rester nu comme un Saint-Jean, en restant débiteur de sommes énormes envers votre femme ou ses hoirs. Si vous voulez vous embarquer dans cette galère, allez-y, monsieur le comte; mais laissez au moins votre vieil ami sauver la maison de Manerville.
– Comment la sauvez-vous ainsi? demanda Paul.
– Écoutez, monsieur le comte, vous êtes amoureux?
– Oui.
– Un amoureux est discret à peu près comme un coup de canon, je ne veux vous rien dire. Si vous parliez, peut-être votre mariage serait-il rompu. Je mets votre amour sous la protection de mon silence. Avez-vous confiance en mon dévouement?
– Belle question!
– Eh! bien, sachez que madame Évangélista, son notaire et sa fille nous jouaient par-dessous jambe, et sont plus qu'adroits. Tudieu, quel jeu serré!
– Natalie? s'écria Paul.
– Je n'en mettrais pas ma main au feu, dit le vieillard. Vous la voulez, prenez-la! Mais je désirerais voir manquer ce mariage sans qu'il y eût le moindre tort de votre côté.
– Pourquoi?
– Cette fille dépenserait le Pérou. Puis elle monte à cheval comme un écuyer du Cirque, elle est quasiment émancipée: ces sortes de filles font de mauvaises femmes.
Paul serra la main de maître Mathias, et lui dit en prenant un petit air fat: – Soyez tranquille! Mais, pour le moment, que dois-je faire?
– Tenez ferme à ces conditions; ils y consentiront, car elles ne blessent aucun intérêt. D'ailleurs madame Évangélista ne veut que marier sa fille, j'ai vu dans son jeu, défiez-vous d'elle.
Paul rentra dans le salon, où il vit sa belle-mère causant à voix basse avec Solonet, comme il venait de causer avec Mathias. Mise en dehors de ces deux conférences mystérieuses, Natalie jouait avec son écran. Assez embarrassée d'elle-même, elle se demandait: – Par quelle bizarrerie ne me dit-on rien de mes affaires?