Kitabı oku: «La Comédie humaine – Volume 03», sayfa 19
Chacun peut feuilleter ses souvenirs: aucune toilette, aucune femme, rien ne serait comparable à la beauté de Natalie, qui, parée de dentelles et de satin, coquettement coiffée de ses cheveux retombant en mille boucles sur son cou, ressemblait à une fleur enveloppée de son feuillage. Vêtue d'une robe en velours cerise, couleur habilement choisie pour rehausser l'éclat de son teint, ses yeux et ses cheveux noirs, madame Évangélista, dans toute la beauté de la femme à quarante ans, portait son collier de perles agrafé par le Discreto, afin de démentir les calomnies.
Pour l'intelligence de la scène, il est nécessaire de dire que Paul et Natalie demeurèrent assis au coin du feu, sur une causeuse, et n'écoutèrent aucun article du compte de tutelle. Aussi enfants l'un que l'autre, également heureux, l'un par ses désirs, l'autre par sa curieuse attente, voyant la vie comme un ciel tout bleu, riches, jeunes, amoureux, ils ne cessèrent de s'entretenir à voix basse en se parlant à l'oreille. Armant déjà son amour de la légalité, Paul se plut à baiser le bout des doigts de Natalie, à effleurer son dos de neige, à frôler ses cheveux en dérobant à tous les regards les joies de cette émancipation illégale. Natalie jouait avec l'écran en plumes indiennes que lui avait offert Paul, cadeau qui, d'après les croyances superstitieuses de quelques pays, est pour l'amour un présage aussi sinistre que celui des ciseaux ou de tout autre instrument tranchant donné, qui sans doute rappelle les Parques de la Mythologie. Assise près des deux notaires, madame Évangélista prêtait la plus scrupuleuse attention à la lecture des pièces. Après avoir entendu le compte de la tutelle, savamment rédigé par Solonet, et qui, de trois millions et quelques cent mille francs laissés par monsieur Évangélista, réduisait la part de Natalie aux fameux onze cent cinquante-six mille francs, elle dit au jeune couple: – Mais écoutez donc, mes enfants, voici votre contrat! Le clerc but un verre d'eau sucrée, Solonet et Mathias se mouchèrent. Paul et Natalie regardèrent ces quatre personnages, écoutèrent le préambule et se remirent à causer. L'établissement des apports, la donation générale en cas de mort sans enfants, la donation du quart en usufruit et du quart en nue propriété permise par le Code, quel que soit le nombre des enfants, la constitution du fonds de la communauté, le don des diamants à la femme, des bibliothèques et des chevaux au mari, tout passa sans observations. Vint la constitution du majorat. Là, quand tout fut lu et qu'il n'y eut plus qu'à signer, madame Évangélista demanda quel serait l'effet de ce majorat.
– Le majorat, madame, dit maître Solonet, est une fortune inaliénable, prélevée sur celle des deux époux et constituée au profit de l'aîné de la maison, à chaque génération, sans qu'il soit privé de ses droits au partage général des autres biens.
– Qu'en résultera-t-il pour ma fille? demanda-t-elle.
Maître Mathias, incapable de déguiser la vérité, prit la parole: – Madame, le majorat étant un apanage distrait des deux fortunes, si la future épouse meurt la première en laissant un ou plusieurs enfants, dont un mâle, monsieur le comte de Manerville leur tiendra compte de trois cent cinquante-six mille francs seulement, sur lesquels il exercera sa donation du quart en usufruit, du quart en nue propriété. Ainsi sa dette envers eux est réduite à cent soixante mille francs environ, sauf ses bénéfices dans la communauté, ses reprises, etc. Au cas contraire, s'il décédait le premier, laissant également des enfants mâles, madame de Manerville aurait droit à trois cent cinquante-six mille francs seulement, à ses donations sur les biens de monsieur de Manerville qui ne font point partie du majorat, à ses reprises en diamants, et à sa part dans la communauté.
Les effets de la profonde politique de maître Mathias apparurent alors dans tout leur jour.
– Ma fille est ruinée, dit à voix basse madame Évangélista.
Le vieux et le jeune notaire entendirent cette phrase.
– Est-ce se ruiner, lui répondit à mi-voix maître Mathias, que de constituer à sa famille une fortune indestructible?
En voyant l'expression que prit la figure de sa cliente, le jeune notaire ne crut pas pouvoir se dispenser de chiffrer le désastre.
– Nous voulions leur attraper trois cent mille francs, ils nous en reprennent évidemment huit cent mille, le contrat se balance par une perte de quatre cent mille francs à notre charge et au profit des enfants. Il faut rompre ou poursuivre, dit Solonet à madame Évangélista.
Le moment de silence que gardèrent alors ces personnages ne saurait se décrire. Maître Mathias attendait en triomphateur la signature des deux personnes qui avaient cru dépouiller son client. Natalie, hors d'état de comprendre qu'elle perdait la moitié de sa fortune, Paul ignorant que la maison de Manerville la gagnait, riaient et causaient toujours. Solonet et madame Évangélista se regardaient en contenant l'un son indifférence, l'autre une foule de sentiments irrités. Après s'être livrée à des remords inouïs, après avoir regardé Paul comme la cause de son improbité, la veuve s'était décidée à pratiquer de honteuses manœuvres pour rejeter sur lui les fautes de sa tutelle, en le considérant comme sa victime. En un moment elle s'apercevait que là où elle croyait triompher elle périssait, et la victime était sa propre fille! Coupable sans profit, elle se trouvait la dupe d'un vieillard probe de qui elle perdait sans doute l'estime. Sa conduite secrète n'avait-elle pas inspiré les stipulations de maître Mathias? Réflexion horrible: Mathias avait éclairé Paul. S'il n'avait pas encore parlé, certes le contrat une fois signé, ce vieux loup préviendrait son client des dangers courus, et maintenant évités, ne fût-ce que pour en recevoir ces éloges auxquels tous les esprits sont accessibles. Ne le mettrait-il pas en garde contre une femme assez astucieuse pour avoir trempé dans cette ignoble conspiration? ne détruirait-il pas l'empire qu'elle avait conquis sur son gendre? Les natures faibles, une fois prévenues, se jettent dans l'entêtement, et n'en reviennent jamais. Tout était donc perdu! Le jour où commença la discussion, elle avait compté sur la faiblesse de Paul, sur l'impossibilité où il serait de rompre une union si avancée. En ce moment, elle s'était bien autrement liée. Trois mois auparavant, Paul n'avait que peu d'obstacles à vaincre pour rompre son mariage; mais aujourd'hui tout Bordeaux savait que depuis deux mois les notaires avaient aplani les difficultés. Les bans étaient publiés. Le mariage devait être célébré dans deux jours. Les amis des deux familles, toute la société parée pour la fête arrivaient. Comment déclarer que tout était ajourné? La cause de cette rupture se saurait, la probité sévère de maître Mathias aurait créance, il serait préférablement écouté. Les rieurs seraient contre les Évangélista qui ne manquaient pas de jaloux. Il fallait donc céder! Ces réflexions si cruellement justes tombèrent sur madame Évangélista comme une trombe, et lui fendirent la cervelle. Si elle garda le sérieux des diplomates, son menton éprouva ce mouvement apoplectique par lequel Catherine II manifesta sa colère le jour où, sur son trône, devant sa cour et dans des circonstances presque semblables, elle fut bravée par le jeune roi de Suède. Solonet remarqua ce jeu de muscles qui annonçait la contraction d'une haine mortelle, orage sourd et sans éclair! En ce moment, madame Évangélista vouait effectivement à son gendre une de ces haines insatiables dont le germe a été laissé par les Arabes dans l'atmosphère des deux Espagnes.
– Monsieur, dit-elle en se penchant à l'oreille de son notaire, vous nommiez ceci du galimatias, il me semble que rien n'était plus clair.
– Madame, permettez…
– Monsieur, dit la veuve en continuant sans écouter Solonet, si vous n'avez pas aperçu l'effet de ces stipulations lors de la conférence que nous avons eue, il est bien extraordinaire que vous n'y ayez point songé dans le silence du cabinet. Ce ne saurait être par incapacité.
Le jeune notaire entraîna sa cliente dans le petit salon en se disant à lui-même: – J'ai plus de mille écus d'honoraires pour le compte de tutelle, mille écus pour le contrat, six mille francs à gagner par la vente de l'hôtel, en tout quinze mille francs à sauver: ne nous fâchons pas. Il ferma la porte, jeta sur madame Évangélista le froid regard des gens d'affaires, devina les sentiments qui l'agitaient et lui dit: – Madame, quand j'ai peut-être dépassé pour vous les bornes de la finesse, comptez-vous payer mon dévouement par un semblable mot?
– Mais, monsieur…
– Madame, je n'ai pas calculé l'effet des donations, il est vrai; mais si vous ne voulez pas du comte Paul pour votre gendre, êtes-vous forcée de l'accepter? Le contrat est-il signé? Donnez votre fête, et remettons la signature. Il vaut mieux attraper tout Bordeaux que de s'attraper soi-même.
– Comment justifier à toute la société déjà prévenue contre nous la non-conclusion de l'affaire?
– Une erreur commise à Paris, un manque de pièces, dit Solonet.
– Mais les acquisitions?
– Monsieur de Manerville ne manquera ni de dots ni de partis.
– Oui, lui ne perdra rien; mais nous perdons tout, nous!
– Vous, reprit Solonet, vous pourrez avoir un comte à meilleur marché, si, pour vous, le titre est la raison suprême de ce mariage.
– Non, non, nous ne pouvons pas ainsi jouer notre honneur! Je suis prise au piége, monsieur. Tout Bordeaux demain retentirait de ceci. Nous avons échangé des paroles solennelles.
– Vous voulez que mademoiselle Natalie soit heureuse, reprit Solonet.
– Avant tout.
– Être heureuse en France, dit le notaire, n'est-ce pas être la maîtresse au logis? Elle mènera par le bout du nez ce sot de Manerville, il est si nul qu'il ne s'est aperçu de rien. S'il se défiait maintenant de vous, il croira toujours en sa femme. Sa femme, n'est-ce pas vous? Le sort du comte Paul est encore entre vos mains.
– Si vous disiez vrai, monsieur, je ne sais pas ce que je pourrais vous refuser, dit-elle dans un transport qui colora son regard.
– Rentrons, madame, dit maître Solonet en comprenant sa cliente; mais, sur toute chose, écoutez-moi bien! Vous me trouverez après inhabile, si vous voulez.
– Mon cher confrère, dit en rentrant le jeune notaire à maître Mathias, malgré votre habileté vous n'avez prévu ni le cas où monsieur de Manerville décéderait sans enfants, ni celui où il mourrait ne laissant que des filles. Dans ces deux cas, le majorat donnerait lieu à des procès avec les Manerville, car alors
Il s'en présentera, gardez-vous d'en douter!
Je crois donc nécessaire de stipuler que dans le premier cas le majorat sera soumis à la donation générale des biens faite entre les époux, et que dans le second l'institution du majorat sera caduque. La convention concerne uniquement la future épouse.
– Cette clause me semble parfaitement juste, dit maître Mathias. Quant à sa ratification, monsieur le comte s'entendra sans doute avec la chancellerie, s'il est besoin.
Le jeune notaire prit une plume et libella sur la marge de l'acte cette terrible clause, à laquelle Paul et Natalie ne firent aucune attention. Madame Évangélista baissa les yeux pendant que maître Mathias la lut.
– Signons, dit la mère.
Le volume de voix que réprima madame Évangélista trahissait une violente émotion. Elle venait de se dire: – Non, ma fille ne sera pas ruinée; mais lui! Ma fille aura le nom, le titre et la fortune. S'il arrive à Natalie de s'apercevoir qu'elle n'aime pas son mari, si elle en aimait un jour irrésistiblement un autre, Paul sera banni de France! et ma fille sera libre, heureuse et riche.
Si maître Mathias se connaissait à l'analyse des intérêts, il connaissait peu l'analyse des passions humaines; il accepta ce mot comme une amende honorable, au lieu d'y voir une déclaration de guerre. Pendant que Solonet et son clerc veillaient à ce que Natalie signât et paraphât tous les actes, opération qui voulait du temps, Mathias prit Paul à part dans l'embrasure d'une croisée, et lui donna le secret des stipulations qu'il avait inventées pour le sauver d'une ruine certaine.
– Vous avez une hypothèque de cent cinquante mille francs sur cet hôtel, lui dit-il en terminant, et demain elle sera prise. J'ai chez moi les inscriptions au grand-livre, immatriculées par mes soins au nom de votre femme. Tout est en règle. Mais le contrat contient quittance de la somme représentée par les diamants, demandez-les: les affaires sont les affaires. Le diamant gagne en ce moment, il peut perdre. L'achat des domaines d'Auzac et de Saint-Froult vous permet de faire argent de tout, afin de ne pas toucher aux rentes de votre femme. Ainsi, monsieur le comte, point de fausse honte. Le premier paiement est exigible après les formalités, il est de deux cent mille francs, affectez-y les diamants. Vous aurez l'hypothèque sur l'hôtel Évangélista pour le second terme, et les revenus du majorat vous aideront à solder le reste. Si vous avez le courage de ne dépenser que cinquante mille francs pendant trois ans, vous récupérerez les deux cent mille francs desquels vous êtes maintenant débiteur. Si vous plantez de la vigne dans les parties montagneuses de Saint-Froult, vous pourrez en porter le revenu à vingt-six mille francs. Votre majorat, sans compter votre hôtel à Paris, vaudra donc quelque jour cinquante mille livres de rente, ce sera l'un des plus beaux que je connaisse. Ainsi vous aurez fait un excellent mariage.
Paul serra très-affectueusement les mains de son vieux ami. Ce geste ne put échapper à madame Évangélista qui vint présenter la plume à Paul. Pour elle, ses soupçons devinrent des réalités, elle crut alors que Paul et Mathias s'étaient entendus. Des vagues de sang pleines de rage et de haine lui arrivèrent au cœur. Tout fut dit.
Après avoir vérifié si tous les renvois étaient paraphés, si les trois contractants avaient bien mis leurs initiales et leurs paraphes au bas des rectos, maître Mathias regarda tour à tour Paul et sa belle-mère, et ne voyant pas son client demander les diamants, il dit: – Je ne pense pas que la remise des diamants fasse une question, vous êtes maintenant une même famille.
– Il serait plus régulier que madame les donnât, monsieur de Manerville est chargé du reliquat du compte de tutelle, et l'on ne sait qui vit ni qui meurt, dit maître Solonet qui crut apercevoir dans cette circonstance un moyen d'animer la belle-mère contre le gendre.
– Ha, ma mère, dit Paul, ce serait nous faire injure à tous que d'agir ainsi. —Summum jus, summa injuria, monsieur, dit-il à Solonet.
– Et moi, dit madame Évangélista qui dans les dispositions haineuses où elle était vit une insulte dans la demande indirecte de Mathias, je déchire le contrat si vous ne les acceptez pas!
Elle sortit en proie à l'une de ces rages sanguinaires qui font souhaiter le pouvoir de tout abîmer, et que l'impuissance porte jusqu'à la folie.
– Au nom du ciel, prenez-les, Paul, lui dit Natalie à l'oreille. Ma mère est fâchée, je saurai ce soir pourquoi, je vous le dirai, nous l'apaiserons.
Heureuse de cette première malice, madame Évangélista garda les boucles d'oreilles et son collier. Elle fit apporter les bijoux, évalués à cent cinquante mille francs par Élie Magus. Habitués à voir les diamants de famille dans les successions, maître Mathias et Solonet examinèrent les écrins et se récrièrent sur leur beauté.
– Vous ne perdrez rien sur la dot, monsieur le comte, dit Solonet en faisant rougir Paul.
– Oui, dit Mathias, ces bijoux peuvent bien payer le premier terme du prix des domaines acquis.
– Et les frais du contrat, dit Solonet.
La haine, comme l'amour, se nourrit des plus petites choses, tout lui va. De même que la personne aimée ne fait rien de mal, de même la personne haïe ne fait rien de bien. Madame Évangélista taxa de simagrées les façons qu'une pudeur assez compréhensible fit faire à Paul, qui voulait laisser les diamants et qui ne savait où mettre les écrins, il aurait voulu pouvoir les jeter par la fenêtre. Madame Évangélista, voyant son embarras, le pressait du regard et semblait lui dire: – Emportez-les d'ici.
– Chère Natalie, dit Paul à sa future femme, serrez vous-même ces bijoux, ils sont à vous, je vous les donne.
Natalie les mit dans le tiroir d'une console. En ce moment le fracas des voitures était si grand et le murmure des conversations que tenaient dans les salons voisins les personnes arrivées forcèrent Natalie et sa mère à paraître. Les salons furent pleins en un moment, et la fête commença.
– Profitez de la lune de miel pour vendre vos diamants, dit le vieux notaire à Paul en s'en allant.
En attendant le signal de la danse, chacun se parlait à l'oreille du mariage, et quelques personnes exprimaient des doutes sur l'avenir des deux prétendus.
– Est-ce bien fini? demanda l'un des personnages les plus importants de la ville à madame Évangélista.
– Nous avons eu tant de pièces à lire et à écouter, que nous nous trouvons en retard; mais nous sommes assez excusables, répondit-elle.
– Quant à moi, je n'ai rien entendu, dit Natalie en prenant la main de Paul pour ouvrir le bal.
– Ces jeunes gens-là aiment tous deux la dépense, et ce ne sera pas la mère qui les retiendra, disait une douairière.
– Mais ils ont fondé, dit-on, un majorat de cinquante mille livres de rente.
– Bah!
– Je vois que le bon monsieur Mathias a passé par là, dit un magistrat. Certes, s'il en est ainsi, le bonhomme aura voulu sauver l'avenir de cette famille.
– Natalie est trop belle pour ne pas être horriblement coquette. Une fois qu'elle aura deux ans de mariage, disait une jeune femme, je ne répondrais pas que Manerville ne fût pas un homme malheureux dans son intérieur.
– La Fleur des pois serait donc ramée? lui répondit maître Solonet.
– Il ne lui fallait pas autre chose que cette grande perche, dit une jeune fille.
– Ne trouvez-vous pas un air mécontent à madame Évangélista?
– Mais, ma chère, quelqu'un vient de me dire qu'elle garde à peine vingt-cinq mille livres de rente, et qu'est-ce que cela pour elle!
– La misère, ma chère.
– Oui, elle s'est dépouillée pour sa fille. Monsieur de Manerville a été d'une exigence…
– Excessive! dit maître Solonet. Mais il sera pair de France. Les Maulincour, le vidame de Pamiers le protégeront; il appartient au faubourg Saint-Germain.
– Oh! il y est reçu, voilà tout, dit une dame qui l'avait voulu pour gendre. Mademoiselle Évangélista, la fille d'un commerçant, ne lui ouvrira certes pas les portes du chapitre de Cologne.
– Elle est petite-nièce du duc de Casa-Réal.
– Par les femmes!
Tous les propos furent bientôt épuisés. Les joueurs se mirent au jeu, les jeunes filles et les jeunes gens dansèrent, le souper se servit, et le bruit de la fête s'apaisa vers le matin, au moment où les premières lueurs du jour blanchirent les croisées. Après avoir dit adieu à Paul, qui s'en alla le dernier, madame Évangélista monta chez sa fille, car sa chambre avait été prise par l'architecte pour agrandir le théâtre de la fête. Quoique Natalie et sa mère fussent accablées de sommeil, quand elles furent seules, elles se dirent quelques paroles.
– Voyons, ma mère chérie, qu'avez-vous?
– Mon ange, j'ai su ce soir jusqu'où pouvait aller la tendresse d'une mère. Tu ne connais rien aux affaires et tu ignores à quels soupçons ma probité vient d'être exposée. Enfin j'ai foulé mon orgueil à mes pieds: il s'agissait de ton bonheur et de notre réputation.
– Vous voulez parler de ces diamants? Il en a pleuré le pauvre garçon. Il n'en a pas voulu, je les ai.
– Dors, chère enfant. Nous causerons d'affaires à notre réveil; car, dit-elle en soupirant, nous avons des affaires, et maintenant il existe un tiers entre nous.
– Ah! chère mère, Paul ne sera jamais un obstacle à notre bonheur, dit Natalie en s'endormant.
– Pauvre fillette, elle ne sait pas que cet homme vient de la ruiner!
Madame Évangélista fut alors saisie par la première pensée de cette avarice à laquelle les gens âgés finissent par être en proie. Elle voulut reconstituer au profit de sa fille toute la fortune laissée par Évangélista. Elle y trouva son honneur engagé. Son amour pour Natalie la fit en un moment aussi habile calculatrice qu'elle avait été jusqu'alors insouciante en fait d'argent et gaspilleuse. Elle pensait à faire valoir ses capitaux après en avoir placé une partie dans les fonds, qui à cette époque valaient environ quatre-vingts francs. Une passion change souvent en un moment le caractère: l'indiscret devient diplomate, le poltron est tout à coup brave. La haine rendit avare la prodigue madame Évangélista. La fortune pouvait servir les projets de vengeance encore mal dessinés et confus qu'elle allait mûrir. Elle s'endormit en se disant: – A demain! Par un phénomène inexpliqué, mais dont les effets sont familiers aux penseurs, son esprit devait, pendant le sommeil, travailler ses idées, les éclaircir, les coordonner, lui préparer un moyen de dominer la vie de Paul, et lui fournir un plan qu'elle mit en œuvre le lendemain même.
Si l'entraînement de la fête avait chassé les pensées soucieuses qui, par moments, avaient assailli Paul, quand il fut seul avec lui-même et dans son lit, elles revinrent le tourmenter. – Il paraît, se dit-il, que, sans le bon Mathias, j'étais roué par ma belle-mère. Est-ce croyable? Quel intérêt l'aurait poussée à me tromper? Ne devons-nous pas confondre nos fortunes et vivre ensemble? D'ailleurs, à quoi bon prendre du souci? Dans quelques jours, Natalie sera ma femme, nos intérêts sont bien définis, rien ne peut nous désunir. Vogue la galère! Néanmoins je serai sur mes gardes. Si Mathias avait raison, eh! bien, après tout, je ne suis pas obligé d'épouser ma belle-mère.
Dans cette deuxième bataille, l'avenir de Paul avait complétement changé de face sans qu'il le sût. Des deux êtres avec lesquels il se mariait, le plus habile était devenu son ennemi capital et méditait de séparer ses intérêts des siens. Incapable d'observer la différence que le caractère créole mettait entre sa belle-mère et les autres femmes, il pouvait encore moins en soupçonner la profonde habileté. La créole est une nature à part, qui tient à l'Europe par l'intelligence, aux Tropiques par la violence illogique de ses passions, à l'Inde par l'apathique insouciance avec laquelle elle fait ou souffre également le bien et le mal; nature gracieuse d'ailleurs, mais dangereuse comme un enfant est dangereux s'il n'est pas surveillé. Comme l'enfant, cette femme veut tout avoir immédiatement; comme un enfant, elle mettrait le feu à la maison pour cuire un œuf. Dans sa vie molle, elle ne songe à rien; elle songe à tout quand elle est passionnée. Elle a quelque chose de la perfidie des nègres qui l'ont entourée dès le berceau, mais elle est aussi naïve qu'ils sont naïfs. Comme eux et comme les enfants, elle sait toujours vouloir la même chose avec une croissante intensité de désir et peut couver son idée pour la faire éclore. Étrange assemblage de qualités et de défauts, que le génie espagnol avait corroboré chez madame Évangélista, et sur lequel la politesse française avait jeté la glace de son vernis. Ce caractère endormi par le bonheur pendant seize ans, occupé depuis par les minuties du monde, et à qui la première de ses haines avait révélé sa force, se réveillait comme un incendie; il éclatait à un moment de la vie où la femme perd ses plus chères affections et veut un nouvel élément pour nourrir l'activité qui la dévore. Natalie restait encore pendant trois jours sous l'influence de sa mère! Madame Évangélista vaincue avait donc à elle une journée, la dernière de celles qu'une fille passe avec sa mère. Par un seul mot, la créole pouvait influencer la vie de ces deux êtres destinés à marcher ensemble à travers les halliers et les grandes routes de la société parisienne, car Natalie avait en sa mère une croyance aveugle. Quelle portée acquérait un conseil dans un esprit ainsi prévenu! Tout un avenir pouvait être déterminé par une phrase. Aucun code, aucune institution humaine ne peut prévenir le crime moral qui tue par un mot. Là est le défaut des justices sociales; là est la différence qui se trouve entre les mœurs du grand monde et les mœurs du peuple: l'un est franc, l'autre est hypocrite; à l'un le couteau, à l'autre le venin du langage ou des idées; à l'un la mort, à l'autre l'impunité.
Le lendemain, vers midi, madame Évangélista se trouvait à demi couchée sur le bord du lit de Natalie. Pendant l'heure du réveil, toutes deux luttaient de câlineries et de caresses en reprenant les heureux souvenirs de leur vie à deux, durant laquelle aucun discord n'avait troublé ni l'harmonie de leurs sentiments, ni la convenance de leurs idées, ni la mutualité de leurs plaisirs.
– Pauvre chère petite, disait la mère en pleurant de véritables larmes, il m'est impossible de ne pas être émue en pensant qu'après avoir toujours fait tes volontés, demain soir tu seras à un homme auquel il faudra obéir?
– Oh, chère mère, quant à lui obéir! dit Natalie en laissant échapper un geste de tête qui exprimait une gracieuse mutinerie. Vous riez? reprit-elle. Mon père n'a-t-il pas toujours satisfait vos caprices? pourquoi? il vous aimait. Ne serais-je donc pas aimée, moi?
– Oui, Paul a pour toi de l'amour; mais si une femme mariée n'y prend garde, rien ne se dissipe plus promptement que l'amour conjugal. L'influence que doit avoir une femme sur son mari dépend de son début dans le mariage, il te faudra d'excellents conseils.
– Mais vous serez avec nous…
– Peut-être, chère enfant! Hier, pendant le bal, j'ai beaucoup réfléchi aux dangers de notre réunion. Si ma présence te nuisait, si les petits actes par lesquels tu dois lentement établir ton autorité de femme étaient attribués à mon influence, ton ménage ne deviendrait-il pas un enfer? Au premier froncement de sourcils que se permettrait ton mari, fière comme je le suis, ne quitterais-je pas à l'instant la maison? Si je la dois quitter un jour, mon avis est de n'y pas entrer. Je ne pardonnerais pas à ton mari la désunion qu'il mettrait entre nous. Au contraire, quand tu seras la maîtresse, lorsque ton mari sera pour toi ce que ton père était pour moi, ce malheur ne sera plus à craindre. Quoique cette politique doive coûter à un cœur jeune et tendre comme est le tien, ton bonheur exige que tu sois chez toi souveraine absolue.
– Pourquoi, ma mère, me disiez-vous alors que je dois lui obéir?
– Chère fillette, pour qu'une femme commande, elle doit avoir l'air de toujours faire ce que veut son mari. Si tu ne le savais pas, tu pourrais par une révolte intempestive gâter ton avenir. Paul est un jeune homme faible, il pourrait se laisser dominer par un ami, peut-être même pourrait-il tomber sous l'empire d'une femme, qui te feraient subir leurs influences. Préviens ces chagrins en te rendant maîtresse de lui. Ne vaut-il pas mieux qu'il soit gouverné par toi que de l'être par un autre?
– Certes, dit Natalie. Moi, je ne puis vouloir que son bonheur.
– Il m'est bien permis, ma chère enfant, de penser exclusivement au tien, et de vouloir que, dans une affaire si grave, tu ne te trouves pas sans boussole au milieu des écueils que tu vas rencontrer.
– Mais, ma mère chérie, ne sommes-nous donc pas assez fortes toutes les deux pour rester ensemble près de lui, sans avoir à redouter ce froncement de sourcils que vous paraissez redouter? Paul t'aime, maman.
– Oh! oh! il me craint plus qu'il ne m'aime. Observe-le bien aujourd'hui quand je lui dirai que je vous laisse aller à Paris sans moi, tu verras sur sa figure, quelle que soit la peine qu'il prendra pour la dissimuler, une joie intérieure.
– Pourquoi? demanda Natalie.
– Pourquoi? chère enfant! Je suis comme saint Jean Bouche-d'Or, je le lui dirai à lui-même, et devant toi.
– Mais si je me marie à la seule condition de ne te pas quitter? dit Natalie.
– Notre séparation est devenue nécessaire, reprit madame Évangélista, car plusieurs considérations modifient mon avenir. Je suis ruinée. Vous aurez la plus brillante existence à Paris, je ne saurais y être convenablement sans manger le peu qui me reste; tandis qu'en vivant à Lanstrac, j'aurai soin de vos intérêts et referai ma fortune à force d'économies.
– Toi, maman, faire des économies? s'écria railleusement Natalie. Ne deviens donc pas déjà grand'mère. Comment, tu me quitterais pour de semblables motifs? Chère mère, Paul peut te sembler un petit peu bête, mais il n'est pas le moins du monde intéressé…
– Ah! répondit madame Évangélista d'un son de voix gros d'observations et qui fit palpiter Natalie, la discussion du contrat m'a rendue défiante et m'inspire quelques doutes. Mais sois sans inquiétudes, chère enfant, dit-elle en prenant sa fille par le cou et l'amenant à elle pour l'embrasser, je ne te laisserai pas longtemps seule. Quand mon retour parmi vous ne causera plus d'ombrage, quand Paul m'aura jugée, nous reprendrons notre bonne petite vie, nos causeries du soir…
– Comment, ma mère, tu pourras vivre sans ta Ninie?
– Oui, cher ange, parce que je vivrai pour toi. Mon cœur de mère ne sera-t-il pas sans cesse satisfait par l'idée que je contribue, comme je le dois, à votre double fortune?
– Mais, chère adorable mère, vais-je donc être seule avec Paul, là, tout de suite? Que deviendrai-je? comment cela se passera-t-il? que dois-je faire, que dois-je ne pas faire?
– Pauvre petite, crois-tu que je veuille ainsi t'abandonner à la première bataille? Nous nous écrirons trois fois par semaine comme deux amoureux, et nous serons ainsi sans cesse au cœur l'une de l'autre. Il ne t'arrivera rien que je ne le sache, et je te garantirai de tout malheur. Puis il serait trop ridicule que je ne vinsse pas vous voir, ce serait jeter de la déconsidération sur ton mari, je passerai toujours un mois ou deux chez vous à Paris.
– Seule, déjà seule et avec lui! dit Natalie avec terreur en interrompant sa mère.
– Ne faut-il pas que tu sois sa femme?
– Je le veux bien, mais au moins dis-moi comment je dois me conduire, toi qui faisais tout ce que tu voulais de mon père, tu t'y connais, je t'obéirai aveuglément.
Madame Évangélista baisa Natalie au front, elle voulait et attendait cette prière.