Kitabı oku: «La Comédie humaine – Volume 03», sayfa 27
La Bretagne offre un singulier problème à résoudre dans la prédominance de la chevelure brune, des yeux bruns et du teint bruni chez une contrée voisine de l'Angleterre où les conditions atmosphériques sont si peu différentes. Ce problème tient-il à la grande question des races, à des influences physiques inobservées? Les savants rechercheront peut-être un jour la cause de cette singularité qui cesse dans la province voisine, en Normandie. Jusqu'à la solution, ce fait bizarre est sous nos yeux: les blondes sont assez rares parmi les Bretonnes qui presque toutes ont les yeux vifs des méridionaux; mais, au lieu d'offrir la taille élevée et les lignes serpentines de l'Italie ou de l'Espagne, elles sont généralement petites, ramassées, bien prises, fermes, hormis les exceptions de la classe élevée, qui se croise par ses alliances aristocratiques. Mademoiselle des Touches, en vraie Bretonne de race, est d'une taille ordinaire; elle n'a pas cinq pieds, mais on les lui donne. Cette erreur provient du caractère de sa figure, qui la grandit. Elle a ce teint olivâtre au jour et blanc aux lumières, qui distingue les belles Italiennes: vous diriez de l'ivoire animé. Le jour glisse sur cette peau comme sur un corps poli, il y brille; une émotion violente est nécessaire pour que de faibles rougeurs s'y infusent au milieu des joues, mais elles disparaissent aussitôt. Cette particularité prête à son visage une impassibilité de sauvage. Ce visage, plus long qu'ovale, ressemble à celui de quelque belle Isis des bas-reliefs éginétiques. Vous diriez la pureté des têtes de sphinx, polies par le feu des déserts, caressées par la flamme du soleil égyptien. Ainsi la couleur du teint est en harmonie avec la correction de cette tête. Les cheveux noirs et abondants descendent en nattes le long du col comme la coiffe à double bandelette rayée des statues de Memphis, et continuent admirablement la sévérité générale de la forme. Le front est plein, large, renflé aux tempes, illuminé par des méplats où s'arrête la lumière, coupé, comme celui de la Diane chasseresse: un front puissant et volontaire, silencieux et calme. L'arc des sourcils, tracé vigoureusement, s'étend sur deux yeux dont la flamme scintille par moments comme celle d'une étoile fixe. Le blanc de l'œil n'est ni bleuâtre, ni semé de fils rouges, ni d'un blanc pur; il a la consistance de la corne, mais il est d'un ton chaud. La prunelle est bordée d'un cercle orange. C'est du bronze entouré d'or, mais de l'or vivant, du bronze animé. Celle prunelle a de la profondeur. Elle n'est pas doublée, comme dans certains yeux, par une espèce de tain qui renvoie la lumière et les fait ressembler aux yeux des tigres ou des chats; elle n'a pas cette inflexibilité terrible qui cause un frisson aux gens sensibles; mais cette profondeur a son infini, de même que l'éclat des yeux à miroir a son absolu. Le regard de l'observateur peut se perdre dans cette âme qui se concentre et se retire avec autant de rapidité qu'elle jaillit de ces yeux veloutés. Dans un moment de passion, l'œil de Camille Maupin est sublime: l'or de son regard allume le blanc jaune, et tout flambe; mais au repos, il est terne, la torpeur de la méditation lui prête souvent l'apparence de la niaiserie; quand la lumière de l'âme y manque, les lignes du visage s'attristent également. Les cils sont courts, mais fournis et noirs comme des queues d'hermine. Les paupières sont brunes et semées de fibrilles rouges qui leur donnent à la fois de la grâce et de la force, deux qualités difficiles à réunir chez la femme. Le tour des yeux n'a pas la moindre flétrissure ni la moindre ride. Là encore, vous retrouverez le granit de la statue égyptienne adouci par le temps. Seulement, la saillie des pommettes, quoique douce, est plus accusée que chez les autres femmes et complète l'ensemble de force exprimé par la figure. Le nez, mince et droit, est coupé de narines obliques assez passionnément dilatées pour laisser voir le rose lumineux de leur délicate doublure. Ce nez continue bien le front auquel il s'unit par une ligne délicieuse, il est parfaitement blanc à sa naissance comme au bout, et ce bout est doué d'une sorte de mobilité qui fait merveille dans les moments où Camille s'indigne, se courrouce, se révolte. Là surtout, comme l'a remarqué Talma, se peint la colère ou l'ironie des grandes âmes. L'immobilité des narines accuse une sorte de sécheresse. Jamais le nez d'un avare n'a vacillé: il est contracté comme la bouche; tout est clos dans son visage comme chez lui. La bouche arquée à ses coins est d'un rouge vif, le sang y abonde, il y fournit ce minium vivant et penseur qui donne tant de séductions à cette bouche et peut rassurer l'amant que la gravité majestueuse du visage effraierait. La lèvre supérieure est mince, le sillon qui l'unit au nez y descend assez bas comme dans un arc, ce qui donne un accent particulier à son dédain. Camille a peu de chose à faire pour exprimer sa colère. Cette jolie lèvre est bordée par la forte marge rouge de la lèvre inférieure, admirable de bonté, pleine d'amour, et que Phidias semble avoir posée comme le bord d'une grenade ouverte, dont elle a la couleur. Le menton se relève fermement; il est un peu gras, mais il exprime la résolution et termine bien ce profil royal sinon divin. Il est nécessaire de dire que le dessous du nez est légèrement estompé par un duvet plein de grâce. La nature aurait fait une faute si elle n'avait jeté là cette suave fumée. L'oreille a des enroulements délicats, signe de bien des délicatesses cachées. Le buste est large. Le corsage est mince et suffisamment orné. Les hanches ont peu de saillie, mais elles sont gracieuses. La chute des reins est magnifique, et rappelle plus le Bacchus que la Vénus Callipyge. Là se voit la nuance qui sépare de leur sexe presque toutes les femmes célèbres; elles ont là comme une vague similitude avec l'homme, elles n'ont ni la souplesse, ni l'abandon des femmes que la nature a destinées à la maternité; leur démarche ne se brise pas par un mouvement doux. Cette observation est comme bilatérale, elle a sa contre-partie chez les hommes dont les hanches sont presque semblables à celles des femmes quand ils sont fins, astucieux, faux et lâches. Au lieu de se creuser à la nuque, le col de Camille forme un contour renflé qui lie les épaules à la tête sans sinuosité, le caractère le plus évident de la force. Ce col présente par moments des plis d'une magnificence athlétique. L'attache des bras, d'un superbe contour, semble appartenir à une femme colossale. Les bras sont vigoureusement modelés, terminés par un poignet d'une délicatesse anglaise, par des mains mignonnes et pleines de fossettes, grasses, enjolivées d'ongles roses taillés en amandes et côtelés sur les bords, et d'un blanc qui annonce que le corps si rebondi, si ferme, si bien pris est d'un tout autre ton que le visage. L'attitude ferme et froide de cette tête est corrigée par la mobilité des lèvres, par leur changeante expression, par le mouvement artiste des narines. Mais, malgré ces promesses irritantes et assez cachées aux profanes, le calme de cette physionomie a je ne sais quoi de provoquant. Cette figure, plus mélancolique, plus sérieuse que gracieuse, est frappée par la tristesse d'une méditation constante. Aussi mademoiselle des Touches écoute-t-elle plus qu'elle ne parle. Elle effraie par son silence et par ce regard profond d'une profonde fixité. Personne, parmi les gens vraiment instruits, n'a pu la voir sans penser à la vraie Cléopâtre, à cette petite brune qui faillit changer la face du monde; mais chez Camille, l'animal est si complet, si bien ramassé, d'une nature si léonine, qu'un homme quelque peu Turc regrette l'assemblage d'un si grand esprit dans un pareil corps, et le voudrait tout femme. Chacun tremble de rencontrer les corruptions étranges d'une âme diabolique. La froideur de l'analyse, le positif de l'idée n'éclairent-ils pas les passions chez elle? Cette fille ne juge-t-elle pas au lieu de sentir? ou, phénomène encore plus terrible, ne sent-elle pas et ne juge-t-elle pas à la fois? pouvant tout par son cerveau, doit-elle s'arrêter là où s'arrêtent les autres femmes? Cette force intellectuelle laisse-t-elle le cœur faible? A-t-elle de la grâce? Descend-elle aux riens touchants par lesquels les femmes occupent, amusent, intéressent un homme aimé? Ne brise-t-elle pas un sentiment quand il ne répond pas à l'infini qu'elle embrasse et contemple? Qui peut combler les deux précipices de ses yeux? On a peur de trouver en elle je ne sais quoi de vierge, d'indompté. La femme forte ne doit être qu'un symbole, elle effraie à voir en réalité. Camille Maupin est un peu, mais vivante, cette Isis de Schiller, cachée au fond du temple, et aux pieds de laquelle les prêtres trouvaient expirant les hardis lutteurs qui l'avaient consultée. Les aventures tenues pour vraies par le monde et que Camille ne désavoue point, confirment les questions suggérées par son aspect. Mais peut-être aime-t-elle cette calomnie? La nature de sa beauté n'a pas été sans influence sur sa renommée: elle l'a servie, de même que sa fortune et sa position l'ont maintenue au milieu du monde. Quand un statuaire voudra faire une admirable statue de la Bretagne, il peut copier mademoiselle des Touches. Ce tempérament sanguin, bilieux, est le seul qui puisse repousser l'action du temps. La pulpe incessamment nourrie de cette peau comme vernissée est la seule arme que la nature ait donnée aux femmes pour résister aux rides, prévenues d'ailleurs chez Camille par l'impassibilité de la figure.
En 1817, cette charmante fille ouvrit sa maison aux artistes, aux auteurs en renom, aux savants, aux publicistes vers lesquels ses instincts la portaient. Elle eut un salon semblable à celui du baron Gérard, où l'aristocratie se mêlait aux gens illustres, où vinrent les femmes. La parenté de mademoiselle des Touches et sa fortune, augmentée de la succession de sa tante religieuse, la protégèrent dans l'entreprise, si difficile à Paris, de se créer une société. Son indépendance fut une raison de son succès. Beaucoup de mères ambitieuses conçurent l'espoir de lui faire épouser leurs fils dont la fortune était en désaccord avec la beauté de leurs écussons. Quelques pairs de France, alléchés par quatre-vingt mille livres de rentes, séduits par cette maison magnifiquement montée, y amenèrent leurs parentes les plus revêches et les plus difficiles. Le monde diplomatique, qui recherche les amusements de l'esprit, y vint et s'y plut. Mademoiselle des Touches, entourée de tant d'intérêts, put donc étudier les différentes comédies que la passion, l'avarice, l'ambition font jouer à tous les hommes, même les plus élevés. Elle vit de bonne heure le monde comme il est, et fut assez heureuse pour ne pas éprouver promptement cet amour entier qui hérite de l'esprit, des facultés de la femme et l'empêche alors de juger sainement. Ordinairement la femme sent, jouit et juge successivement; de là trois âges distincts, dont le dernier coïncide avec la triste époque de la vieillesse. Pour mademoiselle des Touches, l'ordre fut renversé. Sa jeunesse fut enveloppée des neiges de la science et des froideurs de la réflexion. Cette transposition explique encore la bizarrerie de son existence et la nature de son talent. Elle observait les hommes à l'âge où les femmes ne peuvent en voir qu'un, elle méprisait ce qu'elles admirent, elle surprenait des mensonges dans les flatteries qu'elles acceptent comme des vérités, elle riait de ce qui les rend graves. Ce contre-sens dura longtemps, mais il eut une fin terrible: elle devait trouver en elle, jeune et frais, le premier amour, au moment où les femmes sont sommées par la nature de renoncer à l'amour. Sa première liaison fut si secrète que personne ne la connut. Félicité, comme toutes les femmes livrées au bon sens du cœur, fut portée à conclure de la beauté du corps à celle de l'âme, elle fut éprise d'une figure, et connut toute la sottise d'un homme à bonnes fortunes qui ne vit qu'une femme en elle. Elle fut quelque temps à se remettre de son dégoût et de ce mariage insensé. Sa douleur, un homme la devina, la consola sans arrière-pensée, ou du moins sut cacher ses projets. Félicité crut avoir trouvé la noblesse de cœur et l'esprit qui manquaient au dandy. Cet homme possède un des esprits les plus originaux de ce temps. Lui-même écrivait sous un pseudonyme, et ses premiers écrits annoncèrent un adorateur de l'Italie. Félicité devait voyager sous peine de perpétuer la seule ignorance qui lui restât. Cet homme sceptique et moqueur emmena Félicité pour connaître la patrie des arts. Ce célèbre inconnu peut passer pour le maître et le créateur de Camille Maupin. Il mit en ordre les immenses connaissances de Félicité, les augmenta par l'étude des chefs-d'œuvre qui meublent l'Italie, lui donna ce ton ingénieux et fin, épigrammatique et profond qui est le caractère de son talent à lui, toujours un peu bizarre dans la forme, mais que Camille Maupin modifia par la délicatesse de sentiment et le tour ingénieux naturels aux femmes; il lui inculqua le goût des œuvres de la littérature anglaise et allemande, et lui fit apprendre ces deux langues en voyage. A Rome, en 1820, mademoiselle des Touches fut quittée pour une Italienne. Sans ce malheur, peut-être n'eût-elle jamais été célèbre. Napoléon a surnommé l'infortune la sage-femme du génie. Cet événement inspira pour toujours à mademoiselle des Touches ce mépris de l'humanité qui la rend si forte. Félicité mourut et Camille naquit. Elle revint à Paris avec Conti, le grand musicien, pour lequel elle fit deux livrets d'opéra; mais elle n'avait plus d'illusions, et devint à l'insu du monde une sorte de Don Juan femelle sans dettes ni conquêtes. Encouragée par le succès, elle publia ses deux volumes de pièces de théâtre qui, du premier coup, placèrent Camille Maupin parmi les illustres anonymes. Elle raconta sa passion trompée dans un petit roman admirable, un des chefs-d'œuvre de l'époque. Ce livre, d'un dangereux exemple, fut mis à côté d'Adolphe, horrible lamentation dont la contre-partie se trouvait dans l'œuvre de Camille. La délicatesse de sa métamorphose littéraire est encore incomprise. Quelques esprits fins y voient seuls cette générosité qui livre un homme à la critique, et sauve la femme de la gloire en lui permettant de demeurer obscure. Malgré son désir, sa célébrité s'augmenta chaque jour, autant par l'influence de son salon que par ses reparties, par la justesse de ses jugements, par la solidité de ses connaissances. Elle faisait autorité, ses mots étaient redits, elle ne put se démettre des fonctions dont elle était investie par la société parisienne. Elle devint une exception admise. Le monde plia sous le talent et devant la fortune de cette fille étrange; il reconnut, sanctionna son indépendance, les femmes admirèrent son esprit et les hommes sa beauté. Sa conduite fut d'ailleurs soumise à toutes les convenances sociales. Ses amitiés parurent purement platoniques. Elle n'eut d'ailleurs rien de la femme auteur. Mademoiselle des Touches est charmante comme une femme du monde, à propos faible, oisive, coquette, occupée de toilette, enchantée des niaiseries qui séduisent les femmes et les poètes. Elle comprit très bien qu'après madame de Staël il n'y avait plus de place dans ce siècle pour une Sapho, et que Ninon ne saurait exister dans Paris sans grands seigneurs ni cour voluptueuse. Elle est la Ninon de l'intelligence, elle adore l'art et les artistes, elle va du poète au musicien, du statuaire au prosateur. Elle est d'une noblesse, d'une générosité qui arrive à la duperie, tant elle est pleine de pitié pour le malheur, pleine de dédain pour les gens heureux. Elle vit depuis 1830 dans un cercle choisi, avec des amis éprouvés qui s'aiment tendrement et s'estiment. Aussi loin du fracas de madame de Staël que des luttes politiques, elle se moque très bien de Camille Maupin, ce cadet de George Sand qu'elle appelle son frère Caïn, car cette gloire récente a fait oublier la sienne. Mademoiselle des Touches admire son heureuse rivale avec un angélique laisser-aller, sans éprouver de jalousie ni garder d'arrière-pensée.
Jusqu'au moment où commence cette histoire, elle eut l'existence la plus heureuse que puisse imaginer une femme assez forte pour se protéger elle-même. De 1817 à 1834, elle était venue cinq ou six fois aux Touches. Son premier voyage eut lieu, après sa première déception, en 1818. Sa maison des Touches était inhabitable; elle renvoya son homme d'affaires à Guérande et en prit le logement aux Touches. Elle n'avait alors aucun soupçon de sa gloire à venir, elle était triste, elle ne vit personne, elle voulait en quelque sorte se contempler elle-même après ce grand désastre. Elle écrivit à Paris ses intentions à l'une de ses amies, relativement au mobilier nécessaire pour arranger les Touches. Le mobilier descendit par un bateau jusqu'à Nantes, fut apporté par un petit bâtiment au Croisic, et de là transporté, non sans difficulté, à travers les sables jusqu'aux Touches. Elle fit venir des ouvriers de Paris, et se casa aux Touches, dont l'ensemble lui plut extraordinairement. Elle voulut pouvoir méditer là sur les événements de la vie, comme dans une chartreuse privée. Au commencement de l'hiver, elle repartit pour Paris. La petite ville de Guérande fut alors soulevée par une curiosité diabolique: il n'y était bruit que du luxe asiatique de mademoiselle des Touches. Le notaire, son homme d'affaires, donna des permissions pour aller voir les Touches. On y vint du bourg de Batz, du Croisic, de Savenay. Cette curiosité rapporta, en deux ans, une somme énorme à la famille du concierge et du jardinier, dix-sept francs. Mademoiselle ne revint aux Touches que deux ans après, à son retour d'Italie, et y vint par le Croisic. On fut quelque temps sans la savoir à Guérande, où elle était avec Conti le compositeur. Les apparitions qu'elle y fit successivement excitèrent peu la curiosité de la petite ville de Guérande. Son régisseur et tout au plus le notaire étaient dans le secret de la gloire de Camille Maupin. En ce moment, cependant, la contagion des idées nouvelles avait fait quelques progrès dans Guérande, plusieurs personnes y connaissaient la double existence de mademoiselle des Touches. Le directeur de la poste recevait des lettres adressées à Camille Maupin, aux Touches. Enfin, le voile se déchira. Dans un pays essentiellement catholique, arriéré, plein de préjugés, la vie étrange de cette fille illustre devait causer les rumeurs qui avaient effrayé l'abbé Grimont, et ne pouvait jamais être comprise; aussi parut-elle monstrueuse à tous les esprits. Félicité n'était pas seule aux Touches, elle y avait un hôte. Cet hôte était Claude Vignon, écrivain dédaigneux et superbe, qui, tout en ne faisant que de la critique, a trouvé moyen de donner au public et à la littérature l'idée d'une certaine supériorité. Félicité, qui depuis sept ans avait reçu cet écrivain comme cent autres auteurs, journalistes, artistes et gens du monde, qui connaissait son caractère sans ressort, sa paresse, sa profonde misère, son incurie et son dégoût de toutes choses, paraissait vouloir en faire son mari par la manière dont elle s'y prenait avec lui. Sa conduite, incompréhensible pour ses amis, elle l'expliquait par l'ambition, par l'effroi que lui causait la vieillesse; elle voulait confier le reste de sa vie à un homme supérieur pour qui sa fortune serait un marchepied et qui lui continuerait son importance dans le monde poétique. Elle avait donc emporté Claude Vignon de Paris aux Touches comme un aigle emporte dans ses serres un chevreau, pour l'étudier et pour prendre quelque parti violent; mais elle abusait à la fois Calyste et Claude: elle ne songeait point au mariage, elle était dans les plus violentes convulsions qui puissent agiter une âme aussi forte que la sienne, en se trouvant la dupe de son esprit, en voyant la vie éclairée trop tard par le soleil de l'amour, brillant comme il brille dans les cœurs à vingt ans. Voici maintenant la chartreuse de Camille.
A quelques cents pas de Guérande, le sol de la Bretagne cesse, et les marais salants, les dunes commencent. On descend dans le désert des sables que la mer a laissés comme une marge entre elle et la terre, par un chemin raviné qui n'a jamais vu de voitures. Ce désert contient des sables infertiles, les mares de forme inégale bordées de crêtes boueuses où se cultive le sel, et le petit bras de mer qui sépare du continent l'île du Croisic. Quoique géographiquement le Croisic soit une presqu'île, comme elle ne se rattache à la Bretagne que par les grèves qui la lient au bourg de Batz, sables arides et mouvants qui ne sauraient se franchir facilement, elle peut passer pour une île. A l'endroit où le chemin du Croisic à Guérande s'embranche sur la route de la terre ferme, se trouve une maison de campagne entourée d'un grand jardin remarquable par des pins tortueux et tourmentés, les uns en parasol, les autres pauvres de branchages, montrant tous leurs troncs rougeâtres aux places où l'écorce est détachée. Ces arbres, victimes des ouragans, venus malgré vent et marée, pour eux le mot est juste, préparent l'âme au spectacle triste et bizarre des marais salants et des dunes qui ressemblent à une mer figée. La maison, assez bien bâtie en pierres schisteuses et en mortier maintenus par des chaînes en granit, est sans aucune architecture, elle offre à l'œil une muraille sèche, régulièrement percée par les baies des fenêtres. Les fenêtres sont à grandes vitres au premier étage, et au rez-de-chaussée en petits carreaux. Au-dessus du premier sont des greniers qui s'étendent sous un énorme toit élevé, pointu, à deux pignons, et qui a deux grandes lucarnes sur chaque face. Sous le triangle de chaque pignon, une croisée ouvre son œil de cyclope à l'ouest sur la mer, à l'est sur Guérande. Une façade de la maison regarde le chemin de Guérande et l'autre le désert au bout duquel s'élève le Croisic. Par delà cette petite ville, s'étend la pleine mer. Un ruisseau s'échappe par une ouverture de la muraille du parc, que longe le chemin du Croisic, le traverse et va se perdre dans les sables ou dans le petit lac d'eau salée cerclé par les dunes, par les marais, et produit par l'irruption du bras de mer. Une route de quelques toises, pratiquée dans cette brèche du terrain, conduit du chemin à cette maison. On y entre par une grande porte. La cour est entourée de bâtiments ruraux assez modestes qui sont une écurie, une remise, une maison de jardinier près de laquelle est une basse-cour avec ses dépendances, plus à l'usage du concierge que du maître. Les tons grisâtres de cette maison s'harmonient admirablement avec le paysage qu'elle domine. Son parc est l'oasis de ce désert à l'entrée duquel le voyageur trouve une hutte en boue où veillent les douaniers. Cette maison sans terres, ou dont les terres sont situées sur le territoire de Guérande, a dans les marais un revenu de dix mille livres de rentes et le reste en métairies disséminées en terre ferme. Tel est le fief des Touches, auquel la révolution a retiré ses revenus féodaux. Aujourd'hui les Touches sont un bien; mais les paludiers continuent à dire le château: ils diraient le seigneur si le fief n'était tombé en quenouille. Quand Félicité voulut restaurer les Touches, elle se garda bien, en grande artiste, de rien changer à cet extérieur désolé qui donne un air de prison à ce bâtiment solitaire. Seulement la porte d'entrée fut enjolivée de deux colonnes en briques soutenant une galerie dessous laquelle peut passer une voiture. La cour fut plantée.
La distribution du rez-de-chaussée est celle de la plupart des maisons de campagne construites il y a cent ans. Évidemment cette maison avait été bâtie sur les ruines de quelque petit castel perché là comme un anneau qui rattachait le Croisic et le bourg de Batz à Guérande, et qui seigneurisait les marais. Un péristyle avait été ménagé au bas de l'escalier. D'abord une grande antichambre planchéiée, dans laquelle Félicité mit un billard; puis un immense salon à six croisées dont deux, percées au bas du mur de pignon, forment des portes, descendent au jardin par une dizaine de marches et correspondent dans l'ordonnance du salon aux portes qui mènent l'une au billard et l'autre à la salle à manger. La cuisine, située à l'autre bout, communique à la salle à manger par une office. L'escalier sépare le billard de la cuisine, laquelle avait une porte sur le péristyle, que mademoiselle des Touches fit aussitôt condamner en en ouvrant une autre sur la cour. La hauteur d'étage, la grandeur des pièces ont permis à Camille de déployer une noble simplicité dans ce rez-de-chaussée. Elle s'est bien gardée d'y mettre des choses précieuses. Le salon, entièrement peint en gris, est meublé d'un vieux meuble en acajou et en soie verte, des rideaux de calicot blanc avec une bordure verte aux fenêtres, deux consoles, une table ronde; au milieu, un tapis à grands carreaux; sur la vaste cheminée à glace énorme, une pendule qui représentait le char du soleil, entre deux candélabres de style impérial. Le billard a des rideaux de calicot gris avec des bordures vertes et deux divans. Le meuble de la salle à manger se compose de quatre grands buffets d'acajou, d'une table, de douze chaises d'acajou garnies en étoffes de crin, et de magnifiques gravures d'Audran encadrées dans des cadres en acajou. Au milieu du plafond descend une lanterne élégante comme il y en avait dans les escaliers des grands hôtels et où il tient deux lampes. Tous les plafonds, à solives saillantes, ont été peints en couleur de bois. Le vieil escalier, qui est en bois à gros balustres, a, depuis le haut jusqu'en bas, un tapis vert.
Le premier étage avait deux appartements séparés par l'escalier. Elle a pris pour elle celui qui a vue sur les marais, sur la mer, sur les dunes, et l'a distribué en un petit salon, une grande chambre à coucher, deux cabinets, l'un pour la toilette, l'autre pour le travail. Dans l'autre partie de la maison, elle a trouvé de quoi faire deux logements ayant chacun une antichambre et un cabinet. Les domestiques ont leurs chambres dans les combles. Les deux appartements à donner n'ont eu d'abord que le strict nécessaire. Le luxe artistique qu'elle avait demandé à Paris fut réservé pour son appartement. Elle voulut avoir dans cette sombre et mélancolique habitation, devant ce sombre et mélancolique paysage, les créations les plus fantasques de l'art. Son petit salon est tendu de belles tapisseries des Gobelins, encadrées des plus merveilleux cadres sculptés. Aux fenêtres se drapent les étoffes les plus lourdes du vieux temps, un magnifique brocart à doubles reflets, or et rouge, jaune et vert, qui foisonne en plis vigoureux, orné de franges royales, de glands dignes des plus splendides dais de l'église. Ce salon est rempli par un bahut que lui trouva son homme d'affaires et qui vaut aujourd'hui sept ou huit mille francs, par une table en ébène sculpté, par un secrétaire aux mille tiroirs, incrusté d'arabesques en ivoire, et venu de Venise, enfin par les plus beaux meubles gothiques. Il s'y trouve des tableaux, des statuettes, tout ce qu'un peintre de ses amis put choisir de mieux chez les marchands de curiosités, qui en 1818, ne se doutaient pas du prix qu'acquerraient plus tard ces trésors. Elle a mis sur ses tables de beaux vases du Japon aux dessins fantasques. Le tapis est un tapis de Perse entré par les dunes en contrebande. Sa chambre est dans le goût du siècle de Louis XV et d'une parfaite exactitude. C'est bien le lit de bois sculpté, peint en blanc, à dossiers cintrés, surmontés d'Amours se jetant des fleurs, rembourrés, garnis de soie brochée, avec le ciel orné de quatre bouquets de plumes: la tenture en vraie perse, agencée avec des ganses de soie, des cordes et des nœuds; la garniture de cheminée en rocaille; la pendule d'or moulu, entre deux grands vases du premier bleu de Sèvres, montés en cuivre doré; la glace encadrée dans le même goût; la toilette Pompadour avec ses dentelles et sa glace; puis ces meubles si contournés, ces duchesses, cette chaise longue, ce petit canapé sec, la chauffeuse à dossier matelassé, le paravent de laque, les rideaux de soie pareille à celle du meuble, doublés de satin rose et drapés par des cordes à puits; le tapis de la Savonnerie; enfin toutes les choses élégantes, riches, somptueuses, délicates, au milieu desquelles les jolies femmes du dix-huitième siècle faisaient l'amour. Le cabinet, entièrement moderne, oppose aux galanteries du siècle de Louis XV un charmant mobilier d'acajou: sa bibliothèque est pleine, il ressemble à un boudoir, il a un divan. Les charmantes futilités de la femme l'encombrent, y occupent le regard d'œuvres modernes: des livres à secret, des boîtes à mouchoirs et à gants, des abat-jour en lithophanies, des statuettes, des chinoiseries, des écritoires, un ou deux albums, des presse-papiers, enfin les innombrables colifichets à la mode. Les curieux y voient avec une surprise inquiète des pistolets, un narghilé, une cravache, un hamac, une pipe, un fusil de chasse, une blouse, du tabac, un sac de soldat, bizarre assemblage qui peint Félicité.
Toute grande âme, en venant là, sera saisie par les beautés spéciales du paysage qui déploie ses savanes après le parc, dernière végétation du continent. Ces tristes carrés d'eau saumâtre, divisés par les petits chemins blancs sur lesquels se promène le paludier, vêtu tout en blanc, pour ratisser, recueillir le sel et le mettre en mulons; cet espace que les exhalaisons salines défendent aux oiseaux de traverser, en étouffant aussi tous les efforts de la botanique; ces sables où l'œil n'est consolé que par une petite herbe dure, persistante, à fleurs rosées, et par l'œillet des Chartreux; ce lac d'eau marine, le sable des dunes et la vue du Croisic, miniature de ville arrêtée comme Venise en pleine mer; enfin, l'immense océan qui borde les rescifs en granit de ses franges écumeuses pour faire encore mieux ressortir leurs formes bizarres, ce spectacle élève la pensée tout en l'attristant, effet que produit à la longue le sublime, qui donne le regret de choses inconnues, entrevues par l'âme à des hauteurs désespérantes. Aussi ces sauvages harmonies ne conviennent-elles qu'aux grands esprits et aux grandes douleurs. Ce désert plein d'accidents, où parfois les rayons du soleil réfléchis par les eaux, par les sables, blanchissent le bourg de Batz, et ruissellent sur les toits du Croisic, en répandant un éclat impitoyable, occupait alors Camille des jours entiers. Elle se tournait rarement vers les délicieuses vues fraîches, vers les bosquets et les haies fleuries qui enveloppent Guérande, comme une mariée, de fleurs, de rubans, de voiles et de festons. Elle souffrait alors d'horribles douleurs inconnues.