Kitabı oku: «La Comédie humaine – Volume 03», sayfa 28
Dès que Calyste vit poindre les girouettes des deux pignons au-dessus des ajoncs du grand chemin et les têtes tortues des pins, il trouva l'air plus léger. Guérande lui semblait une prison, sa vie était aux Touches. Qui ne comprendrait les attraits qui s'y trouvaient pour un jeune homme candide? L'amour pareil à celui de Chérubin, qui l'avait fait tomber aux pieds d'une personne qui devint une grande chose pour lui avant d'être une femme, devait survivre aux inexplicables refus de Félicité. Ce sentiment, qui est plus le besoin d'aimer que l'amour, n'avait pas échappé sans doute à la terrible analyse de Camille Maupin, et de là peut-être venait son refus, noblesse incomprise par Calyste. Puis là brillaient d'autant plus les merveilles de la civilisation moderne qu'elles contrastaient avec tout Guérande, où la pauvreté des du Guénic était une splendeur. Là se déployèrent aux regards ravis de ce jeune ignorant, qui ne connaissait que les genêts de la Bretagne et les bruyères de la Vendée, les richesses parisiennes d'un monde nouveau; de même qu'il y entendit un langage inconnu, sonore. Calyste écouta les accents poétiques de la plus belle musique, la surprenante musique du dix-neuvième siècle chez laquelle la mélodie et l'harmonie luttent à puissance égale, où le chant et l'instrumentation sont arrivés à des perfections inouïes. Il y vit les œuvres de la plus prodigue peinture, celle de l'école française, aujourd'hui héritière de l'Italie, de l'Espagne et des Flandres, où le talent est devenu si commun que tous les yeux, tous les cœurs fatigués de talent appellent à grands cris le génie. Il y lut ces œuvres d'imagination, ces étonnantes créations de la littérature moderne qui produisirent tout leur effet sur un cœur neuf. Enfin notre grand dix-neuvième siècle lui apparut avec ses magnificences collectives, sa critique, ses efforts de rénovation en tout genre, ses tentatives immenses et presque toutes à la mesure du géant qui berça dans ses drapeaux l'enfance de ce siècle, et lui chanta des hymnes accompagnés par la terrible basse du canon. Initié par Félicité à toutes ces grandeurs, qui peut-être échappent aux regards de ceux qui les mettent en scène et qui en sont les ouvriers, Calyste satisfaisait aux Touches le goût du merveilleux si puissant à son âge, et cette naïve admiration, le premier amour de l'adolescence, qui s'irrite tant de la critique. Il est si naturel que la flamme monte! Il écouta cette jolie moquerie parisienne, cette élégante satire qui lui révélèrent l'esprit français et réveillèrent en lui mille idées endormies par la douce torpeur de sa vie en famille. Pour lui, mademoiselle des Touches était la mère de son intelligence, une mère qu'il pouvait aimer sans crime. Elle était si bonne pour lui: une femme est toujours adorable pour un homme à qui elle inspire de l'amour, encore qu'elle ne paraisse pas le partager. En ce moment Félicité lui donnait des leçons de musique. Pour lui ces grands appartements du rez-de-chaussée encore étendus par les habiles dispositions des prairies et des massifs du parc, cette cage d'escalier meublée des chefs-d'œuvre de la patience italienne, de bois sculptés, de mosaïques vénitiennes et florentines, de bas-reliefs en ivoire, en marbre, de curiosités commandées par les fées du moyen âge; cet appartement intime, si coquet, si voluptueusement artiste, étaient vivifiés, animés par une lumière, un esprit, un air surnaturels, étranges, indéfinissables. Le monde moderne avec ses poésies s'opposait vivement au monde morne et patriarcal de Guérande en mettant deux systèmes en présence. D'un côté les mille effets de l'art, de l'autre l'unité de la sauvage Bretagne. Personne alors ne demandera pourquoi le pauvre enfant, ennuyé comme sa mère des finesses de la mouche, tressaillait toujours en entrant dans cette maison, en y sonnant, en en traversant la cour. Il est à remarquer que ces pressentiments n'agitent plus les hommes faits, rompus aux inconvénients de la vie, que rien ne surprend plus, et qui s'attendent à tout. En ouvrant la porte, Calyste entendit les sons du piano, il crut que Camille Maupin était au salon; mais, lorsqu'il entra au billard, la musique n'arriva plus à son oreille. Camille jouait sans doute sur le petit piano droit qui lui venait d'Angleterre rapporté par Conti et placé dans son salon d'en haut. En montant l'escalier où l'épais tapis étouffait entièrement le bruit des pas, Calyste alla de plus en plus lentement. Il reconnut quelque chose d'extraordinaire dans cette musique. Félicité jouait pour elle seule, elle s'entretenait avec elle-même. Au lieu d'entrer, le jeune homme s'assit sur un banc gothique garni de velours vert qui se trouvait le long du palier sous une fenêtre artistement encadrée de bois sculptés colorés en brou de noix et vernis. Rien de plus mystérieusement mélancolique que l'improvisation de Camille: vous eussiez dit d'une âme criant quelque De profundis à Dieu du fond de la tombe. Le jeune amant y reconnut la prière de l'amour au désespoir, la tendresse de la plainte soumise, les gémissements d'une affliction contenue. Camille avait étendu, varié, modifié l'introduction à la cavatine de Grâce pour toi, grâce pour moi, qui est presque tout le quatrième acte de Robert-le-Diable. Elle chanta tout à coup ce morceau d'une manière déchirante et s'interrompit. Calyste entra et vit la raison de cette interruption. La pauvre Camille Maupin! la belle Félicité lui montra sans coquetterie un visage baigné de larmes, prit son mouchoir, les essuya, et lui dit simplement: – Bonjour. Elle était ravissante dans sa toilette du matin. Elle avait sur la tête une de ces résilles en velours rouge alors à la mode et de laquelle s'échappaient ses luisantes grappes de cheveux noirs. Une redingote très courte lui formait une tunique grecque moderne qui laissait voir un pantalon de batiste à manchettes brodées et les plus jolies pantoufles turques, rouge et or.
– Qu'avez-vous? lui dit Calyste.
– Il n'est pas revenu, répondit-elle en se tenant debout à la croisée et regardant les sables, le bras de mer et les marais.
Cette réponse expliquait sa toilette. Camille paraissait attendre Claude Vignon, elle était inquiète comme une femme qui fait des frais inutiles. Un homme de trente ans aurait vu cela, Calyste ne vit que la douleur de Camille.
– Vous êtes inquiète? lui demanda-t-il.
– Oui, répondit-elle avec une mélancolie que cet enfant ne pouvait analyser.
Calyste sortit vivement.
– Hé! bien, où allez-vous?
– Le chercher, répondit-il.
– Cher enfant, dit-elle en le prenant par la main, le retenant auprès d'elle et lui jetant un de ces regards mouillés qui sont pour les jeunes âmes la plus belle des récompenses. Êtes-vous fou? Où voulez-vous le trouver sur cette côte?
– Je le trouverai.
– Votre mère aurait des angoisses mortelles. D'ailleurs restez. Allons, je le veux, dit-elle en le faisant asseoir sur le divan. Ne vous attendrissez pas sur moi. Les larmes que vous voyez sont de ces larmes qui nous plaisent. Il est en nous une faculté que n'ont point les hommes, celle de nous abandonner à notre nature nerveuse en poussant les sentiments à l'extrême. En nous figurant certaines situations et nous y laissant aller, nous arrivons ainsi aux pleurs, et quelquefois à des états graves, à des désordres. Nos fantaisies à nous ne sont pas des jeux de l'esprit, mais du cœur. Vous êtes venu fort à propos, la solitude ne me vaut rien. Je ne suis pas la dupe du désir qu'il a eu de visiter sans moi le Croisic et ses roches, le bourg de Batz et ses sables, les marais salants. Je savais qu'il y mettrait plusieurs jours au lieu d'un. Il a voulu nous laisser seuls; il est jaloux, ou plutôt il joue la jalousie. Vous êtes jeune, vous êtes beau.
– Que ne me le disiez-vous! Faut-il ne plus venir? demanda Calyste en retenant mal une larme qui roula sur sa joue et qui toucha vivement Félicité.
– Vous êtes un ange! s'écria-t-elle. Puis elle chanta gaiement le Restez de Mathilde dans Guillaume Tell, pour ôter toute gravité à cette magnifique réponse de la princesse à son sujet. – Il a voulu, reprit-elle, me faire croire ainsi à plus d'amour qu'il n'en a pour moi. Il sait tout le bien que je lui veux, dit-elle en regardant Calyste avec attention; mais il est humilié peut-être de se trouver inférieur à moi en ceci. Peut-être aussi lui est-il venu des soupçons sur vous et veut-il nous surprendre. Mais, quand il ne serait coupable que d'aller chercher les plaisirs de cette sauvage promenade sans moi, de ne m'avoir pas associée à ses courses, aux idées que lui inspireront ces spectacles, et de me donner de mortelles inquiétudes, n'est-ce pas assez? Je ne suis pas plus aimée par ce grand cerveau que je ne l'ai été par le musicien, par l'homme d'esprit, par le militaire. Sterne a raison: les noms signifient quelque chose, et le mien est la plus sauvage raillerie. Je mourrai sans trouver chez un homme l'amour que j'ai dans le cœur, la poésie que j'ai dans l'âme.
Elle demeura les bras pendants, la tête appuyée sur son coussin, les yeux stupides de réflexion, fixés sur une rosace de son tapis. Les douleurs des esprits supérieurs ont je ne sais quoi de grandiose et d'imposant, elles révèlent d'immenses étendues d'âme que la pensée du spectateur étend encore. Ces âmes partagent les priviléges de la royauté dont les affections tiennent à un peuple et qui frappent alors tout un monde.
– Pourquoi m'avez-vous… dit Calyste qui ne put achever.
La belle main de Camille Maupin s'était posée brûlante sur la sienne et l'avait éloquemment interrompu.
– La nature a changé pour moi ses lois en m'accordant encore cinq à six ans de jeunesse. Je vous ai repoussé par égoïsme. Tôt ou tard l'âge nous aurait séparés. J'ai treize ans de plus que lui, c'est déjà bien assez.
– Vous serez encore belle à soixante ans! s'écria héroïquement Calyste.
– Dieu vous entende! répondit-elle en souriant. D'ailleurs, cher enfant, je veux l'aimer. Malgré son insensibilité, son manque d'imagination, sa lâche insouciance et l'envie qui le dévore, je crois qu'il y a des grandeurs sous ces haillons, j'espère galvaniser ce cœur, le sauver de lui-même, me l'attacher. Hélas! j'ai l'esprit clairvoyant et le cœur aveugle.
Elle fut épouvantable de clarté sur elle-même. Elle souffrait et analysait sa souffrance, comme Cuvier, Dupuytren expliquaient à leurs amis la marche fatale de leur maladie et le progrès que faisait en eux la mort. Camille Maupin se connaissait en passion aussi bien que ces deux savants se connaissaient en anatomie.
– Je suis venue ici pour le bien juger, il s'ennuie déjà. Paris lui manque, je le lui ai dit: il a la nostalgie de la critique, il n'a ni auteur à plumer, ni système à creuser, ni poète à désespérer, et n'ose se livrer ici à quelque débauche au sein de laquelle il pourrait déposer le fardeau de sa pensée. Hélas! mon amour n'est pas assez vrai, peut-être, pour lui détendre le cerveau. Je ne l'enivre pas, enfin! Grisez-vous ce soir avec lui, je me dirai malade et resterai dans ma chambre, je saurai si je ne me trompe point.
Calyste devint rouge comme une cerise, rouge du menton au front, et ses oreilles se bordèrent de feu.
– Mon Dieu! s'écria-t-elle, et moi qui déprave sans y songer ton innocence de jeune fille! Pardonne-moi, Calyste. Quand tu aimeras, tu sauras qu'on est capable de mettre le feu à la Seine pour donner le moindre plaisir à l'objet aimé, comme disent les tireuses de cartes. Elle fit une pause. Il y a des natures superbes et conséquentes qui s'écrient à un certain âge: – Si je recommençais la vie, je ferais de même! Moi qui ne me crois pas faible, je m'écrie: – Je serais une femme comme votre mère, Calyste. Avoir un Calyste, quel bonheur! Eussé-je pris pour mari le plus sot des hommes, j'aurais été femme humble et soumise. Et cependant je n'ai pas commis de fautes envers la société, je n'ai fait de tort qu'à moi-même. Hélas! cher enfant, la femme ne peut pas plus aller seule dans la société que dans ce qu'on appelle l'état primitif. Les affections qui ne sont pas en harmonie avec les lois sociales ou naturelles, les affections qui ne sont pas obligées enfin, nous fuient. Souffrir pour souffrir, autant être utile. Que m'importent les enfants de mes cousines Faucombe qui ne sont plus Faucombe, que je n'ai pas vues depuis vingt ans, et qui d'ailleurs ont épousé des négociants! Vous êtes un fils qui ne m'avez pas coûté les ennuis de la maternité, je vous laisserai ma fortune, et vous serez heureux, au moins de ce côté-là, par moi, cher trésor de beauté, de grâce, que rien ne doit altérer ni flétrir.
Après ces paroles dites d'un son de voix profond, elle déroula ses belles paupières pour ne pas laisser lire dans ses yeux.
– Vous n'avez rien voulu de moi, dit Calyste, je rendrais votre fortune à vos héritiers.
– Enfant! dit Camille d'un son de voix profond en laissant rouler des larmes sur ses joues. Rien ne me sauvera-t-il donc de moi-même?
– Vous avez une histoire à me dire et une lettre à me… dit le généreux enfant pour faire diversion à ce chagrin; mais il n'acheva pas, elle lui coupa la parole.
– Vous avez raison, il faut être honnête fille avant tout. Il était trop tard hier, mais il paraît que nous aurons bien du temps à nous aujourd'hui, dit-elle d'un ton à la fois plaisant et amer. Pour acquitter ma promesse, je vais me mettre de manière à plonger sur le chemin qui mène à la falaise.
Calyste lui disposa dans cette direction un grand fauteuil gothique et ouvrit la croisée à vitraux. Camille Maupin, qui partageait le goût oriental de l'illustre écrivain de son sexe, alla prendre un magnifique narghilé persan que lui avait donné un ambassadeur; elle chargea la cheminée de patchouli, nettoya le bochettino, parfuma le tuyau de plume qu'elle y adaptait, et dont elle ne se servait jamais qu'une fois, mit le feu aux feuilles jaunes, plaça le vase à long col émaillé bleu et or de ce bel instrument de plaisir à quelques pas d'elle, et sonna pour demander du thé.
– Si vous voulez des cigarettes?.. Ah! j'oublie toujours que vous ne fumez pas. Une pureté comme la vôtre est si rare! Il me semble que pour caresser le duvet satiné de vos joues il faut la main d'une Ève sortie des mains de Dieu.
Calyste rougit et se posa sur un tabouret, il ne vit pas la profonde émotion qui fit rougir Camille.
– La personne de qui j'ai reçu cette lettre hier, et qui sera peut-être demain ici, est la marquise de Rochegude, la belle-sœur de madame d'Ajuda-Pinto, dit Félicité. Après avoir marié sa fille aînée à un grand seigneur portugais établi pour toujours en France, le vieux Rochegude, dont la maison n'est pas aussi vieille que la vôtre, voulut apparenter son fils à la haute noblesse, afin de pouvoir lui faire avoir la pairie qu'il n'avait pu obtenir pour lui-même. La comtesse de Montcornet lui signala dans le département de l'Orne une mademoiselle Béatrix-Maximilienne-Rose de Casteran, fille cadette du marquis de Casteran, qui voulait marier ses deux filles sans dot, afin de réserver toute sa fortune au comte de Casteran, son fils. Les Casteran sont, à ce qu'il paraît, de la côte d'Adam. Béatrix, née, élevée au château de Casteran, avait alors, le mariage s'est fait en 1828, une vingtaine d'années. Elle était remarquable par ce que vous autres provinciaux nommez originalité, et qui n'est simplement que de la supériorité dans les idées, de l'exaltation, un sentiment pour le beau, un certain entraînement pour les œuvres de l'art. Croyez-en une pauvre femme qui s'est laissée aller à ces pentes, il n'y a rien de plus dangereux pour une femme; en les suivant on arrive où vous me voyez, et où est arrivée la marquise… à des abîmes. Les hommes ont seuls le bâton avec lequel on se soutient le long de ces précipices, une force qui nous manque et qui fait de nous des monstres quand nous la possédons. Sa vieille grand'mère, la douairière de Casteran, lui vit avec plaisir épouser un homme auquel elle devait être supérieure en noblesse et en idées. Les Rochegude firent très bien les choses, Béatrix n'eut qu'à se louer d'eux; de même que les Rochegude durent être satisfaits des Casteran, qui, liés aux Gordon, aux d'Esgrignon, aux Troisville, aux Navarreins, obtinrent la pairie pour leur gendre dans cette dernière grande fournée de pairs que fit Charles X, et dont l'annulation a été prononcée par la révolution de juillet. Le vieux Rochegude mort, son fils a eu toute sa fortune. Rochegude est assez sot; néanmoins il a commencé par avoir un fils; et comme il a très fort assassiné sa femme de lui-même, elle en a eu bientôt assez. Les premiers jours du mariage sont un écueil pour les petits esprits comme pour les grands amours. En sa qualité de sot, Rochegude a pris l'ignorance de sa femme pour de la froideur, il a classé Béatrix parmi les femmes lymphatiques et froides: elle est blonde, et il est parti de là pour rester dans la plus entière sécurité, pour vivre en garçon et pour compter sur la prétendue froideur de la marquise, sur sa fierté, sur son orgueil, sur une manière de vivre grandiose qui entoure de mille barrières une femme à Paris. Vous saurez ce que je veux dire quand vous visiterez cette ville. Ceux qui comptaient profiter de son insouciante tranquillité lui disaient: «Vous êtes bien heureux: vous avez une femme froide, qui n'aura que des passions de tête; elle est contente de briller, ses fantaisies sont purement artistiques; sa jalousie, ses désirs seront satisfaits si elle se fait un salon où elle réunira tous les beaux-esprits; elle fera des débauches de musique, des orgies de littérature.» Et le mari de gober ces plaisanteries par lesquelles à Paris on mystifie les niais. Cependant Rochegude n'est pas un sot ordinaire: il a de la vanité, de l'orgueil autant qu'un homme d'esprit, avec cette différence que les gens d'esprit se frottent de modestie et se font chats, ils vous caressent pour être caressés; tandis que Rochegude a un bon gros amour-propre rouge et frais qui s'admire en public et sourit toujours. Sa vanité se vautre à l'écurie et se nourrit à grand bruit au râtelier en tirant son fourrage. Il a de ces défauts qui ne sont connus que des gens à même de les juger dans l'intimité, qui ne frappent que dans l'ombre et le mystère de la vie privée, tandis que dans le monde, et pour le monde, un homme paraît charmant, Rochegude devait être insupportable dès qu'il se croirait menacé dans ses foyers, car il a cette jalousie louche et mesquine, brutale quand elle est surprise, lâche pendant six mois, meurtrière le septième. Il croyait tromper sa femme et il la redoutait, deux causes de tyrannie, le jour où il s'apercevrait que la marquise lui faisait la charité de paraître indifférente à ses infidélités. Je vous analyse ce caractère afin d'expliquer la conduite de Béatrix. La marquise a eu pour moi la plus vive admiration, mais de l'admiration à la jalousie il n'y a qu'un pas. J'ai l'un des salons les plus remarquables de Paris, elle désirait s'en faire un, et tâchait de me prendre mon monde. Je ne sais pas garder ceux qui veulent me quitter. Elle a eu les gens superficiels qui sont amis de tout le monde par oisiveté, dont le but est de sortir d'un salon dès qu'ils y sont entrés; mais elle n'a pas eu le temps de fonder une société. Dans ce temps-là je l'ai crue dévorée du désir d'une célébrité quelconque. Néanmoins elle a de la grandeur d'âme, une fierté royale, des idées, une facilité merveilleuse à concevoir et à comprendre tout; elle parlera métaphysique et musique, théologie et peinture. Vous la verrez femme ce que nous l'avons vue jeune mariée; mais il y a chez elle un peu d'affectation: elle a trop l'air de savoir les choses difficiles, le chinois ou l'hébreu, de se douter des hiéroglyphes ou de pouvoir expliquer les papyrus qui enveloppent les momies. Béatrix est une de ces blondes auprès desquelles la blonde Ève paraîtrait une négresse. Elle est mince et droite comme un cierge et blanche comme une hostie; elle a une figure longue et pointue, un teint assez journalier, aujourd'hui couleur percale, demain bis et taché sous la peau de mille points, comme si le sang avait charrié de la poussière pendant la nuit; son front est magnifique, mais un peu trop audacieux; ses prunelles sont vert de mer pâle et nagent dans le blanc sous des sourcils faibles, sous des paupières paresseuses. Elle a souvent les yeux cernés. Son nez, qui décrit un quart de cercle, est pincé des narines et plein de finesse, mais impertinent. Elle a la bouche autrichienne, la lèvre supérieure est plus forte que l'inférieure qui tombe d'une façon dédaigneuse. Ses joues pâles ne se colorent que par une émotion très vive. Son menton est assez gras; le mien n'est pas mince, et peut-être ai-je tort de vous dire que les femmes à menton gras sont exigeantes en amour. Elle a une des plus belles tailles que j'aie vues, un dos d'une étincelante blancheur, autrefois très plat et qui maintenant s'est dit-on développé, rembourré; mais le corsage n'a pas été aussi heureux que les épaules, les bras sont restés maigres. Elle a d'ailleurs une tournure et des manières dégagées qui rachètent ce qu'elle peut avoir de défectueux, et mettent admirablement en relief ses beautés. La nature lui a donné cet air de princesse qui ne s'acquiert point, qui lui sied et révèle soudain la femme noble, en harmonie d'ailleurs avec des hanches grêles, mais du plus délicieux contour, avec le plus joli pied du monde, avec cette abondante chevelure d'ange que le pinceau de Girodet a tant cultivée, et qui ressemble à des flots de lumière. Sans être irréprochablement belle ni jolie, elle produit, quand elle le veut, des impressions ineffaçables. Elle n'a qu'à se mettre en velours cerise, avec des bouillons de dentelles, à se coiffer de roses rouges, elle est divine. Si, par un artifice quelconque, elle pouvait porter le costume du temps où les femmes avaient des corsets pointus à échelles de rubans s'élançant minces et frêles de l'ampleur étoffée des jupes en brocart à plis soutenus et puissants, où elles s'entouraient de fraises godronnées, cachaient leurs bras dans des manches à crevés, à sabots de dentelles d'où la main sortait comme le pistil d'un calice, et qu'elles rejetaient les mille boucles de leur chevelure au delà d'un chignon ficelé de pierreries, Béatrix lutterait avantageusement avec les beautés idéales que vous voyez vêtues ainsi.
Félicité montrait à Calyste une belle copie du tableau de Miéris, où se voit une femme en satin blanc, debout, tenant un papier et chantant avec un seigneur brabançon pendant qu'un nègre verse dans un verre à patte du vieux vin d'Espagne, et qu'une vieille femme de charge arrange des biscuits.
– Les blondes, reprit-elle, ont sur nous autres femmes brunes l'avantage d'une précieuse diversité: il y a cent manières d'être blonde, et il n'y en a qu'une d'être brune. Les blondes sont plus femmes que nous, nous ressemblons trop aux hommes, nous autres brunes françaises. Eh! bien, dit-elle, n'allez-vous pas tomber amoureux de Béatrix sur le portrait que je vous en fais, absolument comme je ne sais quel prince des Mille et un Jours? Tu arriverais encore trop tard, mon pauvre enfant. Mais, console-toi: là c'est au premier venu les os!
Ces paroles furent dites avec intention. L'admiration peinte sur le visage du jeune homme était plus excitée par la peinture que par le peintre dont le faire manquait son but. En parlant, Félicité déployait les ressources de son éloquente physionomie.
– Malgré son état de blonde, continua-t-elle, Béatrix n'a pas la finesse de sa couleur; elle a de la sévérité dans les lignes, elle est élégante et dure; elle a la figure d'un dessin sec, et l'on dirait que dans son âme il y a des ardeurs méridionales. C'est un ange qui flambe et se dessèche. Enfin ses yeux ont soif. Ce qu'elle a de mieux est la face; de profil, sa figure a l'air d'avoir été prise entre deux portes. Vous verrez si je me suis trompée. Voici ce qui nous a rendues amies intimes. Pendant trois ans, de 1828 à 1831, Béatrix, en jouissant des dernières fêtes de la Restauration, en voyageant à travers les salons, en allant à la cour, en ornant les bals costumés de l'Élysée-Bourbon, jugeait les hommes, les choses, les événements et la vie de toute la hauteur de sa pensée. Elle eut l'esprit occupé. Ce premier moment d'étourdissement causé par le monde empêcha son cœur de se réveiller, et il fut encore engourdi par les premières malices du mariage: l'enfant, les couches, et ce trafic de maternité que je n'aime point. Je ne suis point femme de ce côté-là. Les enfants me sont insupportables, ils donnent mille chagrins et des inquiétudes constantes. Aussi trouvé-je qu'un des grands bénéfices de la société moderne, et dont nous avons été privées par cet hypocrite de Jean-Jacques, était de nous laisser libres d'être ou de ne pas être mères. Si je ne suis pas seule à penser ainsi, je suis seule à le dire. Béatrix alla de 1830 à 1831 passer la tourmente à la terre de son mari et s'y ennuya comme un saint dans sa stalle au paradis. A son retour à Paris, la marquise jugea peut-être avec justesse que la révolution, en apparence purement politique aux yeux de certaines gens, allait être une révolution morale. Le monde auquel elle appartenait n'ayant pu se reconstituer pendant le triomphe inespéré des quinze années de la Restauration, s'en irait en miettes sous les coups de bélier mis en œuvre par la bourgeoisie. Cette grande parole de monsieur Lainé: Les rois s'en vont! elle l'avait entendue. Cette opinion, je le crois, n'a pas été sans influence sur sa conduite. Elle prit une part intellectuelle aux nouvelles doctrines qui pullulèrent durant trois ans, après Juillet, comme des moucherons au soleil, et qui ravagèrent plusieurs têtes femelles; mais comme tous les nobles, en trouvant ces nouveautés superbes, elle voulait sauver la noblesse. Ne voyant plus de place pour les supériorités personnelles, voyant la haute noblesse recommencer l'opposition muette qu'elle avait faite à Napoléon, ce qui était son seul rôle sous l'empire de l'action et des faits, mais ce qui, dans une époque morale, équivaut à donner sa démission, elle préféra le bonheur à ce mutisme. Quand nous respirâmes un peu, la marquise trouva chez moi l'homme avec qui je croyais finir ma vie, Gennaro Conti, le grand compositeur, d'origine napolitaine, mais né à Marseille. Conti a beaucoup d'esprit, il a du talent comme compositeur quoiqu'il ne puisse jamais arriver au premier rang. Sans Meyerbeer et Rossini, peut-être eût-il passé pour un homme de génie. Il a sur eux un avantage, il est en musique vocale ce qu'est Paganini sur le violon, Liszt sur le piano, Taglioni dans la danse, et ce qu'était enfin le fameux Garat, qu'il rappelle à ceux qui l'ont entendu. Ce n'est pas une voix, mon ami, c'est une âme. Quand ce chant répond à certaines idées, à des dispositions difficiles à peindre et dans lesquelles se trouve parfois une femme, elle est perdue en entendant Gennaro. La marquise conçut pour lui la plus folle passion et me l'enleva. Le trait est excessivement provincial, mais de bonne guerre. Elle conquit mon estime et mon amitié par la manière dont elle s'y prit avec moi. Je lui paraissais femme à défendre mon bien, elle ne savait pas que pour moi la chose au monde la plus ridicule dans cette position est l'objet même de la lutte. Elle vint chez moi. Cette femme si fière était tant éprise qu'elle me livra son secret et me rendit l'arbitre de sa destinée. Elle fut adorable: elle resta femme et marquise à mes yeux. Je vous dirai, mon ami, que les femmes sont parfois mauvaises; mais elles ont des grandeurs secrètes que jamais les hommes ne sauront apprécier. Ainsi, comme je puis faire mon testament de femme au bord de la vieillesse qui m'attend, je vous dirai que j'étais fidèle à Conti, que je l'eusse été jusqu'à la mort, et que cependant je le connaissais. C'est une nature charmante en apparence, et détestable au fond. Il est charlatan dans les choses du cœur. Il se rencontre des hommes, comme Nathan de qui je vous ai déjà parlé, qui sont charlatans d'extérieur et de bonne foi. Ces hommes se mentent à eux-mêmes. Montés sur leurs échasses, ils croient être sur leurs pieds, et font leurs jongleries avec une sorte d'innocence; leur vanité est dans leur sang; ils sont nés comédiens, vantards, extravagants de forme comme un vase chinois; ils riront peut-être d'eux-mêmes. Leur personnalité est d'ailleurs généreuse, et, comme l'éclat des vêtements royaux de Murat, elle attire le danger. Mais la fourberie de Conti ne sera jamais connue que de sa maîtresse. Il a dans son art la célèbre jalousie italienne qui porta le Carlone à assassiner Piola, qui valut un coup de stylet à Paësiello. Cette envie terrible est cachée sous la camaraderie la plus gracieuse. Conti n'a pas le courage de son vice, il sourit à Meyerbeer et le complimente quand il voudrait le déchirer. Il sent sa faiblesse, et se donne les apparences de la force; puis il est d'une vanité qui lui fait jouer les sentiments les plus éloignés de son cœur. Il se donne pour un artiste qui reçoit ses inspirations du ciel. Pour lui l'art est quelque chose de saint et de sacré. Il est fanatique, il est sublime de moquerie avec les gens du monde; il est d'une éloquence qui semble partir d'une conviction profonde. C'est un voyant, un démon, un dieu, un ange. Enfin, quoique prévenu, Calyste, vous serez sa dupe. Cet homme méridional, cet artiste bouillant est froid comme une corde à puits. Écoutez-le: l'artiste est un missionnaire, l'art est une religion qui a ses prêtres et doit avoir ses martyrs. Une fois parti, Gennaro arrive au pathos le plus échevelé que jamais professeur de philosophie allemande ait dégurgité à son auditoire. Vous admirez ses convictions, il ne croit à rien. En vous enlevant au ciel par un chant qui semble un fluide mystérieux et qui verse l'amour, il jette sur vous un regard extatique; mais il surveille votre admiration, il se demande: Suis-je bien un dieu pour eux? Au même moment parfois il se dit en lui-même: J'ai mangé trop de macaroni. Vous vous croyez aimée, il vous hait, et vous ne savez pourquoi; mais je le savais, moi: il avait vu la veille une femme, il l'aimait par caprice, et m'insultait de quelque faux amour, de caresses hypocrites, en me faisant payer cher sa fidélité forcée. Enfin il est insatiable d'applaudissements, il singe tout et se joue de tout; il feint la joie aussi bien que la douleur; mais il réussit admirablement. Il plaît, on l'aime, il peut être admiré quand il le veut. Je l'ai laissé haïssant sa voix, il lui devait plus de succès qu'à son talent de compositeur; et il préfère être homme de génie comme Rossini à être un exécutant de la force de Rubini. J'avais fait la faute de m'attacher à lui, j'étais résignée à parer cette idole jusqu'au bout. Conti, comme beaucoup d'artistes, est friand; il aime ses aises, ses jouissances; il est coquet, recherché, bien mis; eh! bien, je flattais toutes ses passions, j'aimais cette nature faible et astucieuse. J'étais enviée, et je souriais parfois de pitié. J'estimais son courage; il est brave, et la bravoure est, dit-on, la seule vertu qui n'ait pas d'hypocrisie. En voyage, dans une circonstance, je l'ai vu à l'épreuve: il a su risquer une vie qu'il aime; mais, chose étrange! à Paris, je lui ai vu commettre ce que je nomme des lâchetés de pensée. Mon ami, je savais toutes ces choses. Je dis à la pauvre marquise: – Vous ne savez dans quel abîme vous mettez le pied. Vous êtes le Persée d'une pauvre Andromède, vous me délivrez de mon rocher. S'il vous aime, tant mieux! mais j'en doute, il n'aime que lui. Gennaro fut au septième ciel de l'orgueil. Je n'étais pas marquise, je ne suis pas née Casteran, je fus oubliée en un jour. Je me donnai le sauvage plaisir d'aller au fond de cette nature. Sûre du dénouement, je voulus observer les détours que ferait Conti. Mon pauvre enfant, je vis en une semaine des horreurs de sentiment, des pantalonnades infâmes. Je ne veux rien vous en dire, vous verrez cet homme ici. Seulement, comme il sait que je le connais, il me hait aujourd'hui. S'il pouvait me poignarder avec quelque sécurité, je n'existerais pas deux secondes. Je n'ai jamais dit un mot à Béatrix. La dernière et constante insulte de Gennaro est de croire que je suis capable de communiquer mon triste savoir à la marquise. Il est devenu sans cesse inquiet, rêveur; car il ne croit aux bons sentiments de personne. Il joue encore avec moi le personnage d'un homme malheureux de m'avoir quittée. Vous trouverez en lui les cordialités les plus pénétrantes; il est caressant, il est chevaleresque. Pour lui, toute femme est une madone. Il faut vivre longtemps avec lui pour avoir le secret de cette fausse bonhomie et connaître le stylet invisible de ses mystifications. Son air convaincu tromperait Dieu. Aussi serez-vous enlacé par ses manières chattes et ne croirez-vous jamais à la profonde et rapide arithmétique de sa pensée intime. Laissons-le. Je poussai l'indifférence jusqu'à les recevoir chez moi. Cette circonstance fit que le monde le plus perspicace, le monde parisien, ne sut rien de cette intrigue. Quoique Gennaro fût ivre d'orgueil, il avait besoin sans doute de se poser devant Béatrix: il fut d'une admirable dissimulation. Il me surprit, je m'attendais à le voir demandant un éclat. Ce fut la marquise qui se compromit après un an de bonheur soumis à toutes les vicissitudes, à tous les hasards de la vie parisienne. A la fin de l'avant-dernier hiver, elle n'avait pas vu Gennaro depuis plusieurs jours, et je l'avais invité à dîner chez moi, où elle devait venir dans la soirée. Rochegude ne se doutait de rien; mais Béatrix connaissait si bien son mari, qu'elle aurait préféré, me disait-elle souvent, les plus grandes misères à la vie qui l'attendait auprès de cet homme dans le cas où il aurait le droit de la mépriser ou de la tourmenter. J'avais choisi le jour de la soirée de notre amie la comtesse de Montcornet. Après avoir vu le café servi à son mari, Béatrix quitta le salon pour aller s'habiller, quoiqu'elle ne commençât jamais sa toilette de si bonne heure. – Votre coiffeur n'est pas venu, lui fit observer Rochegude quand il sut le motif de la retraite de sa femme. – Thérèse me coiffera, répondit-elle. – Mais où allez-vous donc? vous n'allez pas chez madame de Montcornet à huit heures. – Non, dit-elle, mais j'entendrai le premier acte aux Italiens. L'interrogeant bailli du Huron dans Voltaire est un muet en comparaison des maris oisifs. Béatrix s'enfuit pour ne pas être questionnée davantage, et n'entendit pas son mari qui lui répondait: – Eh! bien, nous irons ensemble. Il n'y mettait aucune malice, il n'avait aucune raison de soupçonner sa femme, elle avait tant de liberté! il s'efforçait de ne la gêner en rien, il y mettait de l'amour-propre. La conduite de Béatrix n'offrait d'ailleurs pas la moindre prise à la critique la plus sévère. Le marquis comptait aller je ne sais où, chez sa maîtresse peut-être! Il s'était habillé avant le dîner, il n'avait qu'à prendre ses gants et son chapeau, lorsqu'il entendit rouler la voiture de sa femme dans la cour sous la marquise du perron. Il passa chez elle et la trouva prête, mais dans le dernier étonnement de le voir. – Où allez-vous? lui demanda-t-elle. – Ne vous ai-je pas dit que je vous accompagnais aux Italiens? La marquise réprima les mouvements extérieurs d'une violente contrariété; mais ses joues prirent une teinte de rose vif, comme si elle eût mis du rouge. – Eh! bien, partons, dit-elle. Rochegude la suivit sans prendre garde à l'émotion trahie par la voix de sa femme, que dévorait la colère la plus concentrée. – Aux Italiens! dit le mari. – Non! s'écria Béatrix, chez mademoiselle des Touches. J'ai quelques mots à lui dire, reprit-elle quand la portière fut fermée. La voiture partit. – Mais, si vous le vouliez, reprit Béatrix, je vous conduirais d'abord aux Italiens, et j'irais chez elle après. – Non, répondit le marquis, si vous n'avez que quelques mots à lui dire, j'attendrai dans la voiture; il est sept heures et demie. Si Béatrix avait dit à son mari: – Allez aux Italiens et laissez-moi tranquille, il aurait paisiblement obéi. Comme toute femme d'esprit, elle eut peur d'éveiller ses soupçons en se sentant coupable, et se résigna. Quand elle voulut quitter les Italiens pour venir chez moi, son mari l'accompagna. Elle entra rouge de colère et d'impatience. Elle vint à moi et me dit à l'oreille de l'air le plus tranquille du monde: – Ma chère Félicité, je partirai demain soir avec Conti pour l'Italie, priez-le de faire ses préparatifs et d'être avec une voiture et un passe-port ici. – Elle partit avec son mari. Les passions violentes veulent à tout prix leur liberté. Béatrix souffrait depuis un an de sa contrainte et de la rareté de ses rendez-vous, elle se regardait comme unie à Gennaro. Ainsi rien ne me surprit. A sa place, avec mon caractère, j'eusse agi de même. Elle se résolut à cet éclat en se voyant contrariée de la manière la plus innocente. Elle prévint le malheur par un malheur plus grand. Conti fut d'un bonheur qui me navra, sa vanité seule était en jeu. – C'est être aimé, cela! me dit-il au milieu de ses transports. Combien peu de femmes sauraient perdre ainsi toute leur vie, leur fortune, leur considération! – Oui, elle vous aime, lui dis-je, mais vous ne l'aimez pas! Il devint furieux et me fit une scène: il pérora, me querella, me peignit son amour en disant qu'il n'avait jamais cru qu'il lui serait possible d'aimer autant. Je fus impassible et lui prêtai l'argent dont il pouvait avoir besoin pour ce voyage qui le prenait au dépourvu. Béatrix laissa pour Rochegude une lettre, et partit le lendemain soir en Italie. Elle y est restée dix-huit mois; elle m'a plusieurs fois écrit, ses lettres sont ravissantes d'amitié; la pauvre enfant s'est attachée à moi comme à la seule femme qui la comprenne. Elle m'adore, dit-elle. Le besoin d'argent a fait faire un opéra français à Gennaro, qui n'a pas trouvé en Italie les ressources pécuniaires qu'ont les compositeurs à Paris. Voici la lettre de Béatrix, vous pourrez maintenant la comprendre, si à votre âge on peut analyser déjà les choses du cœur, dit-elle en lui tendant la lettre.