Kitabı oku: «La Comédie humaine – Volume 03», sayfa 29
En ce moment Claude Vignon entra. Cette apparition inattendue rendit pendant un moment Calyste et Félicité silencieux, elle par surprise, lui par inquiétude vague. Le front immense, haut et large de ce jeune homme chauve à trente-sept ans semblait obscurci de nuages. Sa bouche ferme et judicieuse exprimait une froide ironie. Claude Vignon est imposant, malgré les dégradations précoces d'un visage autrefois magnifique et devenu livide. Entre dix-huit et vingt-cinq ans, il a ressemblé presque au divin Raphaël; mais son nez, ce trait de la face humaine qui change le plus, s'est taillé en pointe; mais sa physionomie s'est tassée pour ainsi dire sous de mystérieuses dépressions; les contours ont acquis une plénitude d'une mauvaise couleur; les tons de plomb dominent dans le teint fatigué, sans qu'on connaisse les fatigues de ce jeune homme, vieilli peut-être par une amère solitude et par les abus de la compréhension. Il scrute la pensée d'autrui, sans but ni système. Le pic de sa critique démolit toujours et ne construit rien. Ainsi sa lassitude est celle du manœuvre, et non celle de l'architecte. Les yeux d'un bleu pâle, brillants jadis, ont été voilés par des peines inconnues, ou ternis par une tristesse morne. La débauche a estompé le dessus des sourcils d'une teinte noirâtre. Les tempes ont perdu de leur fraîcheur. Le menton, d'une incomparable distinction, s'est doublé sans noblesse. Sa voix, déjà peu sonore, a faibli; sans être ni éteinte ni enrouée, elle est entre l'enrouement et l'extinction. L'impassibilité de cette belle tête, la fixité de ce regard couvrent une irrésolution, une faiblesse que trahit un sourire spirituel et moqueur. Cette faiblesse frappe sur l'action et non sur la pensée: il y a les traces d'une compréhension encyclopédique sur ce front, dans les habitudes de ce visage enfantin et superbe à la fois. Il est un détail qui peut expliquer les bizarreries du caractère. L'homme est d'une haute taille, légèrement voûté déjà, comme tous ceux qui portent un monde d'idées. Jamais ces grands longs corps n'ont été remarquables par une énergie continue, par une activité créatrice. Charlemagne, Narsès, Bélisaire et Constantin sont en ce genre, des exceptions excessivement remarquées. Certes, Claude Vignon offre des mystères à deviner. D'abord il est très-simple et très-fin tout ensemble. Quoiqu'il tombe avec la facilité d'une courtisane dans les excès, sa pensée demeure inaltérable. Cette intelligence, qui peut critiquer les arts, la science, la littérature, la politique, est inhabile à gouverner la vie extérieure. Claude se contemple dans l'étendue de son royaume intellectuel et abandonne sa forme avec une insouciance diogénique. Satisfait de tout pénétrer, de tout comprendre, il méprise les matérialités; mais, atteint par le doute dès qu'il s'agit de créer, il voit les obstacles sans être ravi des beautés, et à force de discuter les moyens, il demeure les bras pendants, sans résultat. C'est le Turc de l'intelligence endormi par la méditation. La critique est son opium, et son harem de livres faits l'a dégoûté de toute œuvre à faire. Indifférent aux plus petites comme aux plus grandes choses, il est obligé, par le poids même de sa tête, de tomber dans la débauche pour abdiquer pendant quelques instants le fatal pouvoir de son omnipotente analyse. Il est trop préoccupé par l'envers du génie, et vous pouvez maintenant concevoir que Camille Maupin essayât de le mettre à l'endroit. Cette tâche était séduisante. Claude Vignon se croyait aussi grand politique que grand écrivain; mais ce Machiavel inédit se rit en lui-même des ambitieux, il sait tout ce qu'il peut, il prend instinctivement mesure de son avenir sur ses facultés, il se voit grand, il regarde les obstacles, pénètre la sottise des parvenus, s'effraie ou se dégoûte, et laisse le temps s'écouler sans se mettre à l'œuvre. Comme Étienne Lousteau le feuilletoniste, comme Nathan le célèbre auteur dramatique, comme Blondet, autre journaliste, il est sorti du sein de la bourgeoisie, à laquelle on doit la plupart des grands écrivains.
– Par où donc êtes-vous venu? lui dit mademoiselle des Touches surprise et rougissant de bonheur ou de surprise.
– Par la porte, dit sèchement Claude Vignon.
– Mais, s'écria-t-elle en haussant les épaules, je sais bien que vous n'êtes pas homme à entrer par une fenêtre.
– L'escalade est une espèce de croix d'honneur pour les femmes aimées.
– Assez, dit Félicité.
– Je vous dérange? dit Claude Vignon.
– Monsieur, dit le naïf Calyste, cette lettre…
– Gardez-la, je ne demande rien, à nos âges ces choses-là se comprennent, dit-il d'un air moqueur en interrompant Calyste.
– Mais, monsieur… dit Calyste indigné.
– Calmez-vous, jeune homme, je suis d'une indulgence excessive pour les sentiments.
– Mon cher Calyste… dit Camille en voulant parler.
– Cher? dit Vignon qui l'interrompit.
– Claude plaisante, dit Camille en continuant de parler à Calyste, il a tort avec vous qui ne connaissez rien aux mystifications parisiennes.
– Je ne savais pas être plaisant, répliqua Vignon d'un air grave.
– Par quel chemin êtes-vous venu? voilà deux heures que je ne cesse de regarder dans la direction du Croisic.
– Vous ne regardiez pas toujours, répondit Vignon.
– Vous êtes insupportable dans vos railleries.
– Je raille?
Calyste se leva.
– Vous n'êtes pas assez mal ici pour vous en aller, lui dit Vignon.
– Au contraire, dit le bouillant jeune homme à qui Camille Maupin tendit sa main qu'il baisa, au lieu de la serrer, en y laissant une larme brûlante.
– Je voudrais être ce petit jeune homme, dit le critique en s'asseyant et prenant le bout du houka. Comme il aimera!
– Trop, car alors il ne sera pas aimé, dit mademoiselle des Touches. Madame de Rochegude arrive ici.
– Bon! fit Claude. Avec Conti?
– Elle y restera seule, mais il l'accompagne.
– Il y a de la brouille?
– Non.
– Jouez-moi une sonate de Beethoven, je ne connais rien de la musique qu'il a écrite pour le piano.
Claude se mit à charger de tabac turc la cheminée du houka, en examinant Camille beaucoup plus qu'elle ne le croyait. Une pensée horrible l'occupait, il se croyait pris pour dupe par une femme de bonne foi. Cette situation était neuve.
Calyste en s'en allant ne pensait plus à Béatrix de Rochegude ni à sa lettre, il était furieux contre Claude Vignon, il se courrouçait de ce qu'il prenait pour de l'indélicatesse, il plaignait la pauvre Félicité. Comment être aimé de cette sublime femme et ne pas l'adorer à genoux, ne pas la croire sur la foi d'un regard ou d'un sourire? Après avoir été le témoin privilégié des douleurs que causait l'attente à Félicité, l'avoir vue tournant la tête vers le Croisic, il s'était senti l'envie de déchirer ce spectre pâle et froid; ignorant, comme le lui avait dit Félicité, les mystifications de pensée auxquelles excellent les railleurs de la Presse. Pour lui, l'amour était une religion humaine. En l'apercevant dans la cour, sa mère ne put retenir une exclamation de joie, et aussitôt la vieille mademoiselle du Guénic siffla Mariotte.
– Mariotte, voici l'enfant, mets la lubine.
– Je l'ai vu, mademoiselle, répondit la cuisinière.
La mère, un peu inquiète de la tristesse qui siégeait sur le front de Calyste, sans se douter qu'elle était causée par le prétendu mauvais traitement de Vignon envers Félicité, se mit à sa tapisserie. La vieille tante prit son tricot. Le baron donna son fauteuil à son fils, et se promena dans la salle comme pour se dérouiller les jambes avant d'aller faire un tour au jardin. Jamais tableau flamand ou hollandais n'a représenté d'intérieur d'un ton si brun, meublé de figures si harmonieusement suaves. Ce beau jeune homme vêtu de velours noir, cette mère encore si belle et les deux vieillards encadrés dans cette salle antique, exprimaient les plus touchantes harmonies domestiques. Fanny aurait bien voulu questionner Calyste, mais il avait tiré de sa poche cette lettre de Béatrix, qui peut-être allait détruire tout le bonheur dont jouissait cette noble famille. En la dépliant, la vive imagination de Calyste lui montra la marquise vêtue comme la lui avait fantastiquement dépeinte Camille Maupin.
LETTRE DE BÉATRIX A FÉLICITÉ
«Gênes, le 2 juillet.
»Je ne vous ai pas écrit depuis notre séjour à Florence, chère amie; mais Venise et Rome ont absorbé mon temps, et vous le savez, le bonheur tient de la place dans la vie. Nous n'en sommes ni l'une ni l'autre à une lettre de plus ou de moins. Je suis un peu fatiguée. J'ai voulu tout voir et quand on n'a pas l'âme facile à blaser, la répétition des jouissances cause de la lassitude. Notre ami a eu de beaux triomphes à la Scala, à la Fenice, et ces jours derniers à Saint-Charles. Trois opéras italiens en dix-huit mois! vous ne direz pas que l'amour le rend paresseux. Nous avons été partout accueillis à merveille, mais j'eusse préféré le silence et la solitude. N'est-ce pas la seule manière d'être qui convienne à des femmes en opposition directe avec le monde? Je croyais qu'il en serait ainsi. L'amour, ma chère, est un maître plus exigeant que le mariage; mais il est si doux de lui obéir! Après avoir fait de l'amour toute ma vie, je ne savais pas qu'il faudrait revoir le monde, même par échappées, et les soins dont on m'y a entourée étaient autant de blessures. Je n'y étais plus sur un pied d'égalité avec les femmes les plus élevées. Plus on me marquait d'égards, plus on étendait mon infériorité. Gennaro n'a pas compris ces finesses; mais il était si heureux que j'aurais eu mauvaise grâce à ne pas immoler de petites vanités à une aussi grande chose que la vie d'un artiste. Nous ne vivons que par l'amour; tandis que les hommes vivent par l'amour et par l'action, autrement ils ne seraient pas hommes. Cependant il existe pour nous autres femmes de grands désavantages dans la position où je me suis mise, et vous les aviez évités: vous étiez restée grande en face du monde, qui n'avait aucun droit sur vous; vous aviez votre libre arbitre, et je n'ai plus le mien. Je ne parle de ceci que relativement aux choses du cœur, et non aux choses sociales desquelles j'ai fait un entier sacrifice. Vous pouviez être coquette et volontaire, avoir toutes les grâces de la femme qui aime et peut tout accorder ou tout refuser à son gré; vous aviez conservé le privilége des caprices, même dans l'intérêt de votre amour et de l'homme qui vous plaisait. Enfin, aujourd'hui, vous avez encore votre propre aveu; moi, je n'ai plus la liberté du cœur, que je trouve toujours délicieuse à exercer en amour, même quand la passion est éternelle. Je n'ai pas ce droit de quereller en riant, auquel nous tenons tant et avec tant de raison: n'est-ce pas la sonde avec laquelle nous interrogeons le cœur? Je n'ai pas une menace à faire, je dois tirer tous mes attraits d'une obéissance et d'une douceur illimitées, je dois imposer par la grandeur de mon amour; j'aimerais mieux mourir que de quitter Gennaro, car mon pardon est dans la sainteté de ma passion. Entre la dignité sociale et ma petite dignité, qui est un secret pour ma conscience, je n'ai pas hésité. Si j'ai quelques mélancolies semblables à ces nuages qui passent sur les cieux les plus purs et auxquelles nous autres femmes nous aimons à nous livrer, je les tais, elles ressembleraient à des regrets. Mon Dieu, j'ai si bien aperçu l'étendue de mes obligations, que je me suis armée d'une indulgence entière; mais jusqu'à présent Gennaro n'a pas effarouché ma susceptible jalousie. Enfin, je n'aperçois point par où ce cher beau génie pourrait faillir. Je ressemble un peu, chère ange, à ces dévots qui discutent avec leur Dieu, car n'est-ce pas à vous que je dois mon bonheur? Aussi ne pouvez-vous douter que je pense souvent à vous. J'ai vu l'Italie, enfin! comme vous l'avez vue, comme on doit la voir, éclairée dans notre âme par l'amour, comme elle l'est par son beau soleil et par ses chefs-d'œuvre. Je plains ceux qui sont incessamment remués par les adorations qu'elle réclame à chaque pas, de ne pas avoir une main à serrer, un cœur où jeter l'exubérance des émotions qui s'y calment en s'y agrandissant. Ces dix-huit mois sont pour moi toute ma vie, et mon souvenir y fera de riches moissons. N'avez-vous pas fait comme moi le projet de demeurer à Chiavari, d'acheter un palais à Venise, une maisonnette à Sorrente, à Florence une villa? Toutes les femmes aimantes ne craignent-elles pas le monde? Mais moi, jetée pour toujours en dehors de lui, ne devais-je pas souhaiter de m'ensevelir dans un beau paysage, dans un monceau de fleurs, en face d'une jolie mer ou d'une vallée qui vaille la mer, comme celle qu'on voit de Fiesole? Mais, hélas! nous sommes de pauvres artistes, et l'argent ramène à Paris les deux bohémiens. Gennaro ne veut pas que je m'aperçoive d'avoir quitté mon luxe, et vient faire répéter à Paris une œuvre nouvelle, un grand opéra. Vous comprenez aussi bien que moi, mon bel ange, que je ne saurais mettre le pied dans Paris. Au prix de mon amour, je ne voudrais pas rencontrer un de ces regards de femme ou d'homme qui me feraient concevoir l'assassinat. Oui, je hacherais en morceaux quiconque m'honorerait de sa pitié, me couvrirait de sa bonne grâce, comme cette adorable Châteauneuf, laquelle, sous Henri III, je crois, a poussé son cheval et foulé aux pieds le prévôt de Paris, pour un crime de ce genre. Je vous écris donc pour vous dire que je ne tarderai pas à venir vous retrouver aux Touches, y attendre, dans cette chartreuse, notre Gennaro. Vous voyez comme je suis hardie avec ma bienfaitrice et ma sœur? Mais c'est que la grandeur des obligations ne me mènera pas, comme certains cœurs, à l'ingratitude. Vous m'avez tant parlé des difficultés de la route que je vais essayer d'arriver au Croisic par mer. Cette idée m'est venue en apprenant ici qu'il y avait un petit navire danois déjà chargé de marbre qui va y prendre du sel en retournant dans la Baltique. J'évite par cette voie la fatigue et les dépenses du voyage par la poste. Je sais que vous n'êtes pas seule, et j'en suis bien heureuse: j'avais des remords à travers mes félicités. Vous êtes la seule personne auprès de laquelle je pouvais être seule et sans Conti. Ne sera-ce pas pour vous aussi un plaisir que d'avoir auprès de vous une femme qui comprendra votre bonheur sans en être jalouse? Allons, à bientôt. Le vent est favorable, je pars en vous envoyant un baiser.»
– Hé! bien, elle m'aime aussi, celle-là, se dit Calyste en repliant la lettre d'un air triste.
Cette tristesse jaillit sur le cœur de la mère comme si quelque lueur lui eût éclairé un abîme. Le baron venait de sortir. Fanny alla pousser le verrou de la tourelle et revint se poser au dossier du fauteuil où était son enfant, comme est la sœur de Didon dans le tableau de Guérin; elle lui baisa le front en lui disant: – Qu'as-tu, mon Calyste, qui t'attriste? Tu m'as promis de m'expliquer tes assiduités aux Touches; je dois, dis-tu, en bénir la maîtresse.
– Oui, certes, dit-il, elle m'a démontré, ma mère chérie, l'insuffisance de mon éducation à une époque où les nobles doivent conquérir une valeur personnelle pour rendre la vie à leur nom. J'étais aussi loin de mon siècle que Guérande est loin de Paris. Elle a été un peu la mère de mon intelligence.
– Ce n'est pas pour cela que je la bénirai, dit la baronne dont les yeux s'emplirent de larmes.
– Maman, s'écria Calyste sur le front de qui tombèrent ces larmes chaudes, deux perles de maternité endolorie! maman, ne pleurez pas, car tout à l'heure je voulais, pour lui rendre service, parcourir le pays depuis la berge aux douaniers jusqu'au bourg de Batz, et elle m'a dit: «Dans quelle inquiétude serait votre mère!»
– Elle a dit cela? Je puis donc lui pardonner bien des choses, dit Fanny.
– Félicité ne veut que mon bien, reprit Calyste, elle retient souvent de ces paroles vives et douteuses qui échappent aux artistes, pour ne pas ébranler en moi une foi qu'elle ne sait pas être inébranlable. Elle m'a raconté la vie à Paris de quelques jeunes gens de la plus haute noblesse, venant de leur province comme je puis en sortir, quittant une famille sans fortune, et y conquérant, par la puissance de leur volonté, de leur intelligence, une grande fortune. Je puis faire ce qu'a fait le baron de Rastignac, au Ministère aujourd'hui. Elle me donne des leçons de piano, elle m'apprend l'italien, elle m'initie à mille secrets sociaux desquels personne ne se doute à Guérande. Elle n'a pu me donner les trésors de l'amour, elle me donne ceux de sa vaste intelligence, de son esprit, de son génie. Elle ne veut pas être un plaisir, mais une lumière pour moi; elle ne heurte aucune de mes religions: elle a foi dans la noblesse, elle aime la Bretagne, elle…
– Elle a changé notre Calyste, dit la vieille aveugle en l'interrompant, car je ne comprends rien à ces paroles. Tu as une maison solide, mon beau neveu, de vieux parents qui t'adorent, de bons vieux domestiques; tu peux épouser une bonne petite Bretonne, une fille religieuse et accomplie qui te rendra heureux, et tu peux réserver tes ambitions pour ton fils aîné, qui sera trois fois plus riche que tu ne l'es, si tu sais vivre tranquille, économiquement, à l'ombre, dans la paix du Seigneur, pour dégager les terres de notre maison. C'est simple comme un cœur breton. Tu ne seras pas si promptement, mais plus solidement un riche gentilhomme.
– Ta tante a raison, mon ange, elle s'est occupée de ton bonheur avec autant de sollicitude que moi. Si je ne réussis pas à te marier avec miss Margaret, la fille de ton oncle lord Fitz-William, il est à peu près sûr que mademoiselle de Pen-Hoël donnera son héritage à celle de ses nièces que tu chériras.
– D'ailleurs on trouvera quelques écus ici, dit la vieille tante à voix basse et d'un air mystérieux.
– Me marier à mon âge?.. dit-il en jetant à sa mère un de ces regards qui font mollir la raison des mères.
Serais-je donc sans belles et folles amours? Ne pourrais-je trembler, palpiter, craindre, respirer, me coucher sous d'implacables regards et les attendrir? Faut-il ne pas connaître la beauté libre, la fantaisie de l'âme, les nuages qui courent sous l'azur du bonheur et que le souffle du plaisir dissipe? N'irais-je pas dans les petits chemins détournés, humides de rosée? Ne resterais-je pas sous le ruisseau d'une gouttière sans savoir qu'il pleut, comme les amoureux vus par Diderot? Ne prendrais-je pas, comme le duc de Lorraine, un charbon ardent dans la paume de ma main? N'escaladerais-je pas d'échelles de soie? ne me suspendrais-je pas à un vieux treillis pourri sans le faire plier? ne me cacherais-je pas dans une armoire ou sous un lit? Ne connaîtrais-je de la femme que la soumission conjugale, de l'amour que sa flamme de lampe égale? Mes curiosités seront-elles rassasiées avant d'être excitées? Vivrais-je sans éprouver ces rages de cœur qui grandissent la puissance de l'homme? Serais-je un moine conjugal? Non! j'ai mordu la pomme parisienne de la civilisation. Ne voyez-vous pas que vous avez, par les chastes, par les ignorantes mœurs de la famille, préparé le feu qui me dévore, et que je serais consumé sans avoir adoré la divinité que je vois partout, dans les feuillages verts, comme dans les sables allumés par le soleil, et dans toutes les femmes belles, nobles, élégantes, dépeintes par les livres, par les poèmes dévorés chez Camille? Hélas! de ces femmes, il n'en est qu'une à Guérande, et c'est vous, ma mère! Ces beaux oiseaux bleus de mes rêves, ils viennent de Paris, ils sortent d'entre les pages de lord Byron, de Scott: c'est Parisina, Effie, Minna! Enfin c'est la royale duchesse que j'ai vue dans les landes, à travers les bruyères et les genêts, et dont l'aspect me mettait tout le sang au cœur!
La baronne vit toutes ces pensées plus claires, plus belles, plus vives que l'art ne les fait à celui qui les lit; elle les embrassa rapides, toutes jetées par ce regard comme les flèches d'un carquois qui se renverse. Sans avoir jamais lu Beaumarchais, elle pensa, avec toutes les femmes, que ce serait un crime que de marier ce Chérubin.
– Oh! mon cher enfant, dit-elle en le prenant dans ses bras, le serrant et baisant ses beaux cheveux qui étaient encore à elle, marie-toi quand tu voudras, mais sois heureux! Mon rôle n'est pas de te tourmenter.
Mariotte vint mettre le couvert. Gasselin était sorti pour promener le cheval de Calyste, qui depuis deux mois ne le montait plus. Ces trois femmes, la mère, la tante et Mariotte s'entendaient avec la ruse naturelle aux femmes pour fêter Calyste quand il dînait au logis. La pauvreté bretonne, armée des souvenirs et des habitudes de l'enfance, essayait de lutter avec la civilisation parisienne si fidèlement représentée à deux pas de Guérande, aux Touches. Mariotte essayait de dégoûter son jeune maître des préparations savantes de la cuisine de Camille Maupin, comme sa mère et sa tante rivalisaient de soins pour enserrer leur enfant dans les rets de leur tendresse, et rendre toute comparaison impossible.
– Ah! vous avez une lubine (le bar), monsieur Calyste, et des bécassines, et des crêpes qui ne peuvent se faire qu'ici, dit Mariotte d'un air sournois et triomphant en se mirant dans la nappe blanche, une vraie tombée de neige.
Après le dîner, quand sa vieille tante se fut remise à tricoter, quand le curé de Guérande et le chevalier du Halga revinrent, alléchés par leur partie de mouche, Calyste sortit pour retourner aux Touches, prétextant la lettre de Béatrix à rendre.
Claude Vignon et mademoiselle des Touches étaient encore à table. Le grand critique avait une pente à la gourmandise, et ce vice était caressé par Félicité qui savait combien une femme se rend indispensable par ses complaisances. La salle à manger, complétée depuis un mois par des additions importantes, annonçait avec quelle souplesse et quelle promptitude une femme épouse le caractère, embrasse l'état, les passions et les goûts de l'homme qu'elle aime ou veut aimer. La table offrait le riche et brillant aspect que le luxe moderne a imprimé au service, aidé par les perfectionnements de l'industrie. La pauvre et noble maison du Guénic ignorait à quel adversaire elle avait affaire, et quelle fortune était nécessaire pour jouter avec l'argenterie réformée à Paris, et apportée par mademoiselle des Touches, avec ses porcelaines jugées encore bonnes pour la campagne, avec son beau linge, son vermeil, les colifichets de sa table et la science de son cuisinier. Calyste refusa de prendre des liqueurs contenues dans un de ces magnifiques cabarets en bois précieux qui sont comme des tabernacles.
– Voici votre lettre, dit-il avec une innocente ostentation, en regardant Claude qui dégustait un verre de liqueur des îles.
– Eh! bien, qu'en dites-vous? lui demanda mademoiselle des Touches en jetant la lettre à travers la table à Vignon, qui se mit à lire en prenant et déposant tour à tour son petit verre.
– Mais… que les femmes de Paris sont bien heureuses, elles ont toutes des hommes de génie à adorer et qui les aiment.
– Eh! bien, vous êtes encore de votre village, dit en riant Félicité. Comment? vous n'avez pas vu qu'elle l'aime déjà moins, et que…
– C'est évident! dit Claude Vignon qui n'avait encore parcouru que le premier feuillet. Observe-t-on quoi que ce soit de sa situation quand on aime véritablement? est-on aussi subtil que la marquise? calcule-t-on, distingue-t-on? La chère Béatrix est attachée à Conti par la fierté, elle est condamnée à l'aimer quand même.
– Pauvre femme! dit Camille.
Calyste avait les yeux fixés sur la table, il n'y voyait plus rien. La belle femme dans le costume fantastique dessiné le matin par Félicité lui était apparue brillante de lumière; elle lui souriait, elle agitait son éventail; et l'autre main, sortant d'un sabot de dentelle et de velours nacarat, tombait blanche et pure sur les plis bouffants de sa robe splendide.
– Ce serait bien votre affaire, dit Claude Vignon en souriant d'un air sardonique à Calyste.
Calyste fut blessé du mot affaire.
– Ne donnez pas à ce cher enfant l'idée d'une intrigue pareille, vous ne savez pas combien ces plaisanteries sont dangereuses. Je connais Béatrix, elle a trop de grandiose dans le caractère pour changer, et d'ailleurs Conti serait là.
– Ah! dit railleusement Claude Vignon, un petit mouvement de jalousie?..
– Le croiriez-vous? dit fièrement Camille.
– Vous êtes plus perspicace que ne le serait une mère, répondit railleusement Claude.
– Mais cela est-il possible? dit Camille en montrant Calyste.
– Cependant, reprit Vignon, ils seraient bien assortis. Elle a dix ans de plus que lui, et c'est lui qui semble être la jeune fille.
– Une jeune fille, monsieur, qui a déjà vu le feu deux fois dans la Vendée. S'il s'était seulement trouvé vingt mille jeunes filles semblables…
– Je faisais votre éloge, dit Vignon, ce qui est bien plus facile que de vous faire la barbe.
– J'ai une épée qui la fait à ceux qui l'ont trop longue, répondit Calyste.
– Et moi je fais très-bien l'épigramme, dit en souriant Vignon, nous sommes Français, l'affaire peut s'arranger.
Mademoiselle des Touches jeta sur Calyste un regard suppliant qui le calma soudain.
– Pourquoi, dit Félicité pour briser ce débat, les jeunes gens comme mon Calyste commencent-ils par aimer des femmes d'un certain âge?
– Je ne sais pas de sentiment qui soit plus naïf ni plus généreux, répondit Vignon, il est la conséquence des adorables qualités de la jeunesse. D'ailleurs, comment les vieilles femmes finiraient-elles sans cet amour? Vous êtes jeune et belle, vous le serez encore pendant vingt ans, on peut s'expliquer devant vous, ajouta-t-il en jetant un regard fin à mademoiselle des Touches. D'abord les semi-douairières auxquelles s'adressent les jeunes gens savent beaucoup mieux aimer que n'aiment les jeunes femmes. Un adulte ressemble trop à une jeune femme pour qu'une jeune femme lui plaise. Une telle passion frise la fable de Narcisse. Outre cette répugnance, il y a, je crois, entre eux une inexpérience mutuelle qui les sépare. Ainsi la raison qui fait que le cœur des jeunes femmes ne peut être compris que par des hommes dont l'habileté se cache sous une passion vraie ou feinte, est la même, à part la différence des esprits, qui rend une femme d'un certain âge plus apte à séduire un enfant: il sent admirablement qu'il réussira près d'elle, et les vanités de la femme sont admirablement flattées de sa poursuite. Il est enfin très-naturel à la jeunesse de se jeter sur les fruits, et l'automne de la femme en offre d'admirables et de très-savoureux. N'est-ce donc rien que ces regards à la fois hardis et réservés, languissants à propos, trempés des dernières lueurs de l'amour, si chaudes et si suaves? cette savante élégance de parole, ces magnifiques épaules dorées si noblement développées, ces rondeurs si pleines, ce galbe gras et comme ondoyant, ces mains trouées de fossettes, cette peau pulpeuse et nourrie, ce front plein de sentiments abondants où la lumière se traîne, cette chevelure si bien ménagée, si bien soignée, où d'étroites raies de chair blanche sont admirablement dessinées, et ces cols à plis superbes, ces nuques provoquantes où toutes les ressources de l'art sont déployées pour faire briller les oppositions entre les cheveux et les tons de la peau, pour mettre en relief toute l'insolence de la vie et de l'amour? Les brunes elles-mêmes prennent alors des teintes blondes, les couleurs d'ambre de la maturité. Puis ces femmes révèlent dans leurs sourires et déploient dans leurs paroles la science du monde: elles savent causer, elles vous livrent le monde entier pour vous faire sourire, elles ont des dignités et des fiertés sublimes, elles poussent des cris de désespoir à fendre l'âme, des adieux à l'amour qu'elles savent rendre inutiles et qui ravivent les passions; elles deviennent jeunes en variant les choses les plus désespérément simples; elles se font à tout moment relever de leur déchéance proclamée avec coquetterie, et l'ivresse causée par leurs triomphes est contagieuse; leurs dévouements sont absolus: elles vous écoutent, elles vous aiment enfin, elles se saisissent de l'amour comme le condamné à mort s'accroche aux plus petits détails de la vie, elles ressemblent à ces avocats qui plaident tout dans leurs causes sans ennuyer le tribunal, elles usent de tous leurs moyens, enfin on ne connaît l'amour absolu que par elles. Je ne crois pas qu'on puisse jamais les oublier, pas plus qu'on n'oublie ce qui est grand, sublime. Une jeune femme a mille distractions, ces femmes-là n'en ont aucune; elles n'ont plus ni amour-propre, ni vanité, ni petitesse; leur amour, c'est la Loire à son embouchure: il est immense, il est grossi de toutes les déceptions, de tous les affluents de la vie, et voilà pourquoi… ma fille est muette, dit-il en voyant l'attitude extatique de mademoiselle des Touches qui serrait avec force la main de Calyste, peut-être pour le remercier d'avoir été l'occasion d'un pareil moment, d'un éloge si pompeux qu'elle ne put y voir aucun piége.
Pendant le reste de la soirée, Claude Vignon et Félicité furent étincelants d'esprit, racontèrent des anecdotes et peignirent le monde parisien à Calyste qui s'éprit de Claude, car l'esprit exerce ses séductions surtout sur les gens de cœur.
– Je ne serais pas étonné de voir débarquer demain la marquise de Rochegude et Conti, qui sans doute l'accompagne, dit Claude à la fin de la soirée. Quand j'ai quitté le Croisic, les marins avaient reconnu un petit bâtiment danois, suédois ou norwégien.
Cette phrase rosa les joues de l'impassible Camille. Ce soir, madame du Guénic attendit encore jusqu'à une heure du matin son fils, sans pouvoir comprendre ce qu'il faisait aux Touches, puisque Félicité ne l'aimait pas.
– Mais il les gêne, se disait cette adorable mère. – Qu'avez-vous donc tant dit? lui demanda-t-elle en le voyant entrer.
– Oh! ma mère, je n'ai jamais passé de soirée plus délicieuse. Le génie est une bien grande, bien sublime chose! Pourquoi ne m'as-tu pas donné du génie? Avec du génie on doit pouvoir choisir parmi les femmes celle qu'on aime, elle est forcément à vous.
– Mais tu es beau, mon Calyste.