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Kitabı oku: «La Comédie humaine – Volume 03», sayfa 32

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– Comment avez-vous fait vos livres? demanda la vicomtesse.

– Mais comme vous faites vos ouvrages de femme, du filet ou de la tapisserie, répondit Camille.

– Et où avez-vous pris ces observations si profondes et ces tableaux si séduisants?

– Où vous prenez les choses spirituelles que vous dites, madame. Il n'y a rien de si facile que d'écrire, et si vous vouliez…

– Ah! le tout est de vouloir, je ne l'aurais pas cru! Quelle est celle de vos compositions que vous préférez?

– Il est bien difficile d'avoir des prédilections pour ces petites chattes.

– Vous êtes blasée sur les compliments, et l'on ne sait que vous dire de nouveau.

– Croyez, madame, que je suis sensible à la forme que vous donnez aux vôtres.

La vicomtesse ne voulut pas avoir l'air de négliger la marquise et dit en la regardant d'un air fin: – Je n'oublierai jamais ce voyage fait entre l'Esprit et la Beauté.

– Vous me flattez, madame, dit la marquise en riant; il n'est pas naturel de remarquer l'esprit auprès du génie, et je n'ai pas encore dit grand'chose.

Charlotte, qui sentait vivement les ridicules de sa mère, la regarda comme pour l'arrêter, mais la vicomtesse continua bravement à lutter avec les deux rieuses parisiennes.

Le jeune homme, qui trottait d'un trot lent et abandonné le long de la calèche, ne pouvait voir que les deux femmes assises sur le devant, et son regard les embrassait tour à tour en trahissant des pensées assez douloureuses. Forcée de se laisser voir, Béatrix évita constamment de jeter les yeux sur le jeune homme par une manœuvre désespérante pour les gens qui aiment, elle tenait son châle croisé sous ses mains croisées, et paraissait en proie à une méditation profonde. A un endroit où la route est ombragée, humide et verte comme un délicieux sentier de forêt, où le bruit de la calèche s'entendait à peine, où les feuilles effleuraient les capotes, où le vent apportait des odeurs balsamiques, Camille fit remarquer ce lieu plein d'harmonies, et appuya sa main sur le genou de Béatrix en lui montrant Calyste: – Comme il monte bien à cheval! lui dit-elle.

– Calyste? reprit la vicomtesse, c'est un charmant cavalier.

– Oh! Calyste est bien gentil, dit Charlotte.

– Il y a tant d'Anglais qui lui ressemblent! répondit indolemment la marquise sans achever sa phrase.

– Sa mère est Irlandaise, une O'Brien, repartit Charlotte qui se crut attaquée personnellement.

Camille et la marquise entrèrent dans Guérande avec la vicomtesse de Kergarouët et sa fille, au grand étonnement de toute la ville ébahie; elles laissèrent leurs compagnes de voyage à l'entrée de la ruelle du Guénic, où peu s'en fallut qu'il ne se formât un attroupement. Calyste avait pressé le pas de son cheval pour aller prévenir sa tante et sa mère de l'arrivée de cette compagnie attendue à dîner. Le repas avait été retardé conventionnellement jusqu'à quatre heures. Le chevalier revint pour donner le bras aux deux dames; puis il baisa la main de Camille en espérant pouvoir prendre celle de la marquise, qui tint résolûment ses bras croisés, et à laquelle il jeta les plus vives prières dans un regard inutilement mouillé.

– Petit niais, lui dit Camille en lui effleurant l'oreille par un modeste baiser plein d'amitié.

– C'est vrai, se dit en lui-même Calyste pendant que la calèche tournait, j'oublie les recommandations de ma mère; mais je les oublierai, je crois, toujours.

Mademoiselle de Pen-Hoël intrépidement arrivée sur un cheval de louage, la vicomtesse de Kergarouët et Charlotte trouvèrent la table mise et furent traitées avec cordialité, sinon avec luxe, par les du Guénic. La vieille Zéphirine avait indiqué dans les profondeurs de la cave des vins fins, et Mariotte s'était surpassée en ses plats bretons. La vicomtesse, enchantée d'avoir fait le voyage avec l'illustre Camille Maupin, essaya d'expliquer la littérature moderne et la place qu'y tenait Camille; mais il en fut du monde littéraire comme du whist: ni les du Guénic, ni le curé qui survint, ni le chevalier du Halga n'y comprirent rien. L'abbé Grimont et le vieux marin prirent part aux liqueurs du dessert. Dès que Mariotte, aidée par Gasselin et par la femme de chambre de la vicomtesse, eut ôté le couvert, il y eut un cri d'enthousiasme pour se livrer à la mouche. La joie régnait dans la maison. Tous croyaient Calyste libre et le voyaient marié dans peu de temps à la petite Charlotte. Calyste restait silencieux. Pour la première fois de sa vie, il établissait des comparaisons entre les Kergarouët et les deux femmes élégantes, spirituelles, pleines de goût, qui pendant ce moment devaient bien se moquer des deux provinciales, à s'en rapporter au premier regard qu'elles avaient échangé. Fanny, qui connaissait le secret de Calyste, observait la tristesse de son fils, sur qui les coquetteries de Charlotte ou les attaques de la vicomtesse avaient peu de prise. Évidemment son cher enfant s'ennuyait, le corps était dans cette salle où jadis il se serait amusé des plaisanteries de la mouche, mais l'esprit se promenait aux Touches. Comment l'envoyer chez Camille? se demandait la mère qui sympathisait avec son fils, qui aimait et s'ennuyait avec lui. Sa tendresse émue lui donna de l'esprit.

– Tu meurs d'envie d'aller aux Touches la voir, dit Fanny à l'oreille de Calyste. L'enfant répondit par un sourire et par une rougeur qui firent tressaillir cette adorable mère jusque dans les derniers replis de son cœur. – Madame, dit-elle à la vicomtesse, vous serez bien mal demain dans la voiture du messager, et surtout forcée de partir de bonne heure; ne vaudrait-il pas mieux que vous prissiez la voiture de mademoiselle des Touches? Va, Calyste, dit-elle en regardant son fils, arranger cette affaire aux Touches, mais reviens-nous promptement.

– Il ne me faut pas dix minutes, s'écria Calyste qui embrassa follement sa mère sur le perron où elle le suivit.

Calyste courut avec la légèreté d'un faon, et se trouva dans le péristyle des Touches quand Camille et Béatrix sortaient du grand salon après leur dîner. Il eut l'esprit d'offrir le bras à Félicité.

– Vous avez abandonné pour nous la vicomtesse et sa fille, dit-elle en lui pressant le bras, nous sommes à même de connaître l'étendue de ce sacrifice.

– Ces Kergarouët sont-ils parents des Portenduère et du vieil amiral de Kergarouët, dont la veuve a épousé Charles de Vandenesse? demanda madame de Rochegude à Camille.

– Sa petite nièce, répondit Camille.

– C'est une charmante jeune personne, dit Béatrix en se posant dans un fauteuil gothique, ce sera bien l'affaire de monsieur du Guénic.

– Ce mariage ne se fera jamais, dit vivement Camille.

Abattu par l'air froid et calme de la marquise, qui montrait la petite Bretonne comme la seule créature qui pût s'appareiller avec lui, Calyste resta sans voix ni esprit.

– Et pourquoi, Camille? dit madame de Rochegude.

– Ma chère, reprit Camille en voyant le désespoir de Calyste, je n'ai pas conseillé à Conti de se marier, et je crois avoir été charmante pour lui: vous n'êtes pas généreuse.

Béatrix regarda son amie avec une surprise mêlée de soupçons indéfinissables. Calyste comprit à peu près le dévouement de Camille en voyant se mêler à ses joues cette faible rougeur qui chez elle annonce ses émotions les plus violentes; il vint assez gauchement auprès d'elle, lui prit la main et la baisa. Camille se mit négligemment au piano, comme une femme sûre de son amie et de l'adorateur qu'elle s'attribuait, en leur tournant le dos et les laissant presque seuls. Elle improvisa des variations sur quelques thèmes choisis à son insu par son esprit, car ils furent d'une mélancolie excessive. La marquise paraissait écouter, mais elle observait Calyste, qui, trop jeune et trop naïf pour jouer le rôle que lui donnait Camille, était en extase devant sa véritable idole. Après une heure, pendant laquelle mademoiselle des Touches se laissa naturellement aller à sa jalousie, Béatrix se retira chez elle. Camille fit aussitôt passer Calyste dans sa chambre, afin de ne pas être écoutée, car les femmes ont un admirable instinct de défiance.

– Mon enfant, lui dit-elle, ayez l'air de m'aimer, ou vous êtes perdu. Vous êtes un enfant, vous ne connaissez rien aux femmes, vous ne savez qu'aimer. Aimer et se faire aimer sont deux choses bien différentes. Vous allez tomber en d'horribles souffrances, et je vous veux heureux. Si vous contrariez non pas l'orgueil, mais l'entêtement de Béatrix, elle est capable de s'envoler à quelques lieues de Paris, auprès de Conti. Que deviendrez-vous alors?

– Je l'aimerai, répondit Calyste.

– Vous ne la verrez plus.

– Oh! si, dit-il.

– Et comment?

– Je la suivrai.

– Mais tu es aussi pauvre que Job, mon enfant.

– Mon père, Gasselin et moi, nous sommes restés pendant trois mois en Vendée avec cent cinquante francs, marchant jour et nuit.

– Calyste, dit mademoiselle des Touches, écoutez-moi bien. Je vois que vous avez trop de candeur pour feindre, je ne veux pas corrompre un aussi beau naturel que le vôtre, je prendrai tout sur moi. Vous serez aimé de Béatrix.

– Est-ce possible? dit-il en joignant les mains.

– Oui, répondit Camille, mais il faut vaincre chez elle les engagements qu'elle a pris avec elle-même. Je mentirai donc pour vous. Seulement ne dérangez rien dans l'œuvre assez ardue que je vais entreprendre. La marquise possède une finesse aristocratique, elle est spirituellement défiante; jamais chasseur ne rencontra de proie plus difficile à prendre: ici donc, mon pauvre garçon, le chasseur doit écouter son chien. Me promettez-vous une obéissance aveugle? Je serai votre Fox, dit-elle en se donnant le nom du meilleur lévrier de Calyste.

– Que dois-je faire? répondit le jeune homme.

– Très peu de chose, reprit Camille. Vous viendrez ici tous les jours à midi. Comme une maîtresse impatiente, je serai à celle des croisées du corridor d'où l'on aperçoit le chemin de Guérande pour vous voir arriver. Je me sauverai dans ma chambre afin de n'être pas vue et de ne pas vous donner la mesure d'une passion qui vous est à charge; mais vous m'apercevrez quelquefois et me ferez un signe avec votre mouchoir. Vous aurez dans la cour et en montant l'escalier un petit air assez ennuyé. Ça ne te coûtera pas de dissimulation, mon enfant, dit-elle en se jetant la tête sur son sein, n'est-ce pas? Tu n'iras pas vite, tu regarderas par la fenêtre de l'escalier qui donne sur le jardin en y cherchant Béatrix. Quand elle y sera (elle s'y promènera, sois tranquille!), si elle t'aperçoit, tu te précipiteras très lentement dans le petit salon et de là dans ma chambre. Si tu me vois à la croisée espionnant tes trahisons, tu te rejetteras vivement en arrière pour que je ne te surprenne pas mendiant un regard de Béatrix. Une fois dans ma chambre, tu seras mon prisonnier. Ah! nous y resterons ensemble jusqu'à quatre heures. Vous emploierez ce temps à lire et moi à fumer; vous vous ennuierez bien de ne pas la voir, mais je vous trouverai des livres attachants. Vous n'avez rien lu de George Sand, j'enverrai cette nuit un de mes gens acheter ses œuvres à Nantes et celles de quelques autres auteurs que vous ne connaissez pas. Je sortirai la première et vous ne quitterez votre livre, vous ne viendrez dans mon petit salon qu'au moment où vous y entendrez Béatrix causant avec moi. Toutes les fois que vous verrez un livre de musique ouvert sur le piano, vous me demanderez à rester. Je vous permets d'être avec moi grossier si vous le pouvez, tout ira bien.

– Je sais, Camille, que vous avez pour moi la plus rare des affections et qui me fait regretter d'avoir vu Béatrix, dit-il avec une charmante bonne foi; mais qu'espérez-vous?

– En huit jours Béatrix sera folle de vous.

– Mon Dieu! serait-ce possible? dit il en tombant à genoux et joignant les mains devant Camille attendrie, heureuse de lui donner une joie à ses propres dépens.

– Écoutez-moi bien, dit-elle. Si vous avez avec la marquise, non une conversation suivie, mais si vous échangez seulement quelques mots, enfin si vous la laissez vous interroger, si vous manquez au rôle muet que je vous donne, et qui certes est facile à jouer, sachez-le bien, dit-elle d'un ton grave, vous la perdriez à jamais.

– Je ne comprends rien à ce que vous me dites, Camille, s'écria Calyste en la regardant avec une adorable naïveté.

– Si tu comprenais, tu ne serais pas l'enfant sublime, le noble et beau Calyste, répondit-elle en lui prenant la main et en la lui baisant.

Calyste fit alors ce qu'il n'avait jamais fait, il prit Camille par la taille et la baisa au cou mignonnement, sans amour, mais avec tendresse et comme il embrassait sa mère. Mademoiselle des Touches ne put retenir un torrent de larmes.

– Allez-vous-en, mon enfant, et dites à votre vicomtesse que ma voiture est à ses ordres.

Calyste voulut rester, mais il fut contraint d'obéir au geste impératif et impérieux de Camille; il revint tout joyeux, il était sûr d'être aimé sous huit jours par la belle Rochegude. Les joueurs de mouche retrouvèrent en lui le Calyste perdu depuis deux mois. Charlotte s'attribua le mérite de ce changement. Mademoiselle de Pen-Hoël fut charmante d'agacerie avec Calyste. L'abbé Grimont cherchait à lire dans les yeux de la baronne la raison du calme qu'il y voyait. Le chevalier du Halga se frottait les mains. Les deux vieilles filles avaient la vivacité de deux lézards. La vicomtesse devait cent sous de mouches accumulées. La cupidité de Zéphirine était si vivement intéressée qu'elle regretta de ne pas voir les cartes, et décocha quelques paroles vives à sa belle-sœur, à qui le bonheur de Calyste causait des distractions, et qui par moments l'interrogeait sans pouvoir rien comprendre à ses réponses. La partie dura jusqu'à onze heures. Il y eut deux défections: le baron et le chevalier s'endormirent dans leurs fauteuils respectifs. Mariotte avait fait des galettes de blé noir, la baronne alla chercher sa boîte à thé. L'illustre maison du Guénic servit, avant le départ des Kergarouët et de mademoiselle de Pen-Hoël, une collation composée de beurre frais, de fruits, de crème, et pour laquelle on sortit du bahut la théière d'argent et les porcelaines d'Angleterre envoyées à la baronne par une de ses tantes. Cette apparence de splendeur moderne dans cette vieille salle, la grâce exquise de la baronne, élevée en bonne Irlandaise à faire et à servir le thé, cette grande affaire des Anglaises, eurent je ne sais quoi de charmant. Le luxe le plus effréné n'aurait pas obtenu l'effet simple, modeste et noble que produisait ce sentiment d'hospitalité joyeuse. Quand il n'y eut plus dans cette salle que la baronne et son fils, elle regarda Calyste d'un air curieux.

– Que t'est-il arrivé ce soir aux Touches? lui dit-elle.

Calyste raconta l'espoir que Camille lui avait mis au cœur et ses bizarres instructions.

– La pauvre femme! s'écria l'Irlandaise en joignant les mains et plaignant pour la première fois mademoiselle des Touches.

Quelques moments après le départ de Calyste, Béatrix, qui l'avait entendu partir des Touches, revint chez son amie qu'elle trouva les yeux humides, à demi renversée sur un sofa.

– Qu'as-tu, Félicité? lui demanda la marquise.

– J'ai quarante ans et j'aime, ma chère! dit avec un horrible accent de rage mademoiselle des Touches dont les yeux devinrent secs et brillants. Si tu savais, Béatrix, combien de larmes je verse sur les jours perdus de ma jeunesse! Être aimée par pitié, savoir qu'on ne doit son bonheur qu'à des travaux pénibles, à des finesses de chatte, à des piéges tendus à l'innocence et aux vertus d'un enfant, n'est-ce pas infâme? Heureusement on trouve alors une espèce d'absolution dans l'infini de la passion, dans l'énergie du bonheur, dans la certitude d'être à jamais au-dessus de toutes les femmes en gravant son souvenir dans un jeune cœur par des plaisirs ineffaçables, par un dévouement insensé. Oui, s'il me le demandait, je me jetterais dans la mer à un seul de ses signes. Par moments, je me surprends à souhaiter qu'il le veuille, ce serait une offrande et non un suicide… Ah! Béatrix, tu m'as donné une rude tâche en venant ici. Je sais qu'il est difficile de l'emporter sur toi; mais tu aimes Conti, tu es noble et généreuse, et tu ne me tromperas pas; tu m'aideras au contraire à conserver mon Calyste. Je m'attendais à l'impression que tu fais sur lui, mais je n'ai pas commis la faute de paraître jalouse, ce serait attiser le mal. Au contraire, je t'ai annoncée en te peignant avec de si vives couleurs que tu ne pusses jamais réaliser le portrait, et par malheur tu es embellie.

Cette violente élégie, où le vrai se mêlait à la tromperie, abusa complétement madame de Rochegude. Claude Vignon avait dit à Conti les motifs de son départ, Béatrix en fut naturellement instruite, elle déployait donc de la générosité en marquant de la froideur à Calyste; mais en ce moment il s'éleva dans son âme ce mouvement de joie qui frétille au fond du cœur de toutes les femmes quand elles se savent aimées. L'amour qu'elles inspirent à un homme comporte des éloges sans hypocrisie, et qu'il est difficile de ne pas savourer; mais quand cet homme appartient à une amie, ses hommages causent plus que de la joie, c'est de célestes délices. Béatrix s'assit auprès de son amie et lui fit de petites cajoleries.

– Tu n'as pas un cheveu blanc, lui dit-elle, tu n'as pas une ride, tes tempes sont encore fraîches, tandis que je connais plus d'une femme de trente ans obligée de cacher les siennes. Tiens, ma chère, dit-elle en soulevant ses boucles, vois ce que m'a coûté mon voyage?

La marquise montra l'imperceptible flétrissure qui fatiguait là le grain de sa peau si tendre; elle releva ses manchettes et fit voir une pareille flétrissure à ses poignets, où la transparence du tissu déjà froissé laissait voir le réseau de ses vaisseaux grossis, où trois lignes profondes lui faisaient un bracelet de rides.

– N'est-ce pas, comme l'a dit un écrivain à la piste de nos misères, les deux endroits qui ne mentent point chez nous? dit-elle. Il faut avoir bien souffert pour reconnaître la vérité de sa cruelle observation; mais heureusement pour nous, la plupart des hommes n'y connaissent rien, et ne lisent pas cet infâme auteur.

– Ta lettre m'a tout dit, répondit Camille, le bonheur ignore la fatuité, tu t'y vantais trop d'être heureuse. En amour, la vérité n'est-elle pas sourde, muette et aveugle? Aussi, te sachant bien des raisons d'abandonner Conti, redouté-je ton séjour ici. Ma chère, Calyste est un ange, il est aussi bon qu'il est beau, le pauvre innocent ne résisterait pas à un seul de tes regards, il t'admire trop pour ne pas t'aimer à un seul encouragement; ton dédain me le conservera. Je te l'avoue avec la lâcheté de la passion vraie: me l'arracher, ce serait me tuer. Adolphe, cet épouvantable livre de Benjamin Constant, ne nous a dit que les douleurs d'Adolphe, mais celles de la femme? hein! il ne les a pas assez observées pour nous les peindre. Et quelle femme oserait les révéler, elles déshonoreraient notre sexe, elles en humilieraient les vertus, elles en étendraient les vices. Ah! si je les mesure par mes craintes, ces souffrances ressemblent à celles de l'enfer. Mais en cas d'abandon, mon thème est fait.

– Et qu'as-tu décidé? demanda Béatrix avec une vivacité qui fit tressaillir Camille.

Là les deux amies se regardèrent avec l'attention de deux inquisiteurs d'État vénitiens, par un coup d'œil rapide où leurs âmes se heurtèrent et firent feu comme deux cailloux. La marquise baissa les yeux.

– Après l'homme, il n'y a plus que Dieu, répondit gravement la femme célèbre. Dieu, c'est l'inconnu. Je m'y jetterai comme dans un abîme. Calyste vient de me jurer qu'il ne t'admirait que comme on admire un tableau; mais tu es à vingt-huit ans dans toute la magnificence de la beauté. La lutte vient donc de commencer entre lui et moi par un mensonge. Je sais heureusement comment m'y prendre pour triompher.

– Comment feras-tu?

– Ceci est mon secret, ma chère. Laisse-moi les bénéfices de mon âge. Si Claude Vignon m'a brutalement jetée dans l'abîme, moi, qui m'étais élevée jusque dans un lieu que je croyais inaccessible, je cueillerai du moins toutes les fleurs pâles, étiolées, mais délicieuses qui croissent au fond des précipices.

La marquise fut pétrie comme une cire par mademoiselle des Touches, qui goûtait un sauvage plaisir à l'envelopper de ses ruses. Camille renvoya son amie piquée de curiosité, flottant entre la jalousie et sa générosité, mais certainement occupée du beau Calyste.

– Elle sera ravie de me tromper, se dit Camille en lui donnant le baiser du bonsoir.

Puis, quand elle fut seule, l'auteur fit place à la femme; elle fondit en larmes, elle chargea de tabac lessivé dans l'opium la cheminée de son houka, et passa la plus grande partie de la nuit à fumer, engourdissant ainsi les douleurs de son amour, et voyant à travers les nuages de fumée la délicieuse tête de Calyste.

– Quel beau livre à écrire que celui dans lequel je raconterais mes douleurs! se dit elle, mais il est fait: Sapho vivait avant moi. Sapho était jeune. Belle et touchante héroïne, vraiment, qu'une femme de quarante ans? Fume ton houka, ma pauvre Camille, tu n'as pas même la ressource de faire une poésie de ton malheur, il est au comble!

Elle ne se coucha qu'au jour, en entremêlant ainsi de larmes, d'accents de rage et de résolutions sublimes la longue méditation où parfois elle étudia les mystères de la religion catholique, ce à quoi, dans sa vie d'artiste insoucieuse et d'écrivain incrédule, elle n'avait jamais songé.

Le lendemain, Calyste, à qui sa mère avait dit de suivre exactement les conseils de Camille, vint à midi, monta mystérieusement dans la chambre de mademoiselle des Touches, où il trouva des livres. Félicité resta dans un fauteuil à une fenêtre, occupée à fumer, en contemplant tour à tour le sauvage pays des marais, la mer et Calyste, avec qui elle échangea quelques paroles sur Béatrix. Il y eut un moment où, voyant la marquise se promenant dans le jardin, elle alla détacher, en se faisant voir de son amie, les rideaux, et les étala pour intercepter le jour, en laissant passer néanmoins une bande de lumière qui rayonnait sur le livre de Calyste.

– Aujourd'hui, mon enfant, je te prierai de rester à dîner, dit-elle en lui mettant ses cheveux en désordre, et tu me refuseras en regardant la marquise, tu n'auras pas de peine à lui faire comprendre combien tu regrettes de ne pas rester.

Vers quatre heures, Camille sortit et alla jouer l'atroce comédie de son faux bonheur auprès de la marquise qu'elle amena dans son salon. Calyste sortit de la chambre, il comprit en ce moment la honte de sa position. Le regard qu'il jeta sur Béatrix et attendu par Félicité fut encore plus expressif qu'elle ne le croyait. Béatrix avait fait une charmante toilette.

– Comme vous vous êtes coquettement mise, ma mignonne? dit Camille quand Calyste fut parti.

Ce manége dura six jours; il fut accompagné, sans que Calyste le sût, des conversations les plus habiles de Camille avec son amie. Il y eut entre ces deux femmes un duel sans trêve où elles firent assaut de ruses, de feintes, de fausses générosités, d'aveux mensongers, de confidences astucieuses, où l'une cachait, où l'autre mettait à nu son amour, et où cependant le fer aigu, rougi des traîtresses paroles de Camille, atteignait au fond du cœur de son amie et y piquait quelques-uns de ces mauvais sentiments que les femmes honnêtes répriment avec tant de peine. Béatrix avait fini par s'offenser des défiances que manifestait Camille, elle les trouvait peu honorables et pour l'une et pour l'autre; elle était enchantée de savoir à ce grand écrivain les petitesses de son sexe, elle voulut avoir le plaisir de lui montrer où cessait sa supériorité et comment elle pouvait être humiliée.

– Ma chère, que vas-tu lui dire aujourd'hui? demanda-t-elle en regardant méchamment son amie au moment où l'amant prétendu demandait à rester. Lundi nous avions à causer ensemble, mardi le dîner ne valait rien, mercredi tu ne voulais pas t'attirer la colère de la baronne, jeudi tu t'allais promener avec moi, hier tu lui as dit adieu quand il ouvrait la bouche: eh! bien, je veux qu'il reste aujourd'hui, ce pauvre garçon.

– Déjà, ma petite! dit avec une mordante ironie Camille à Béatrix. La marquise rougit. – Restez, monsieur du Guénic, dit mademoiselle des Touches à Calyste en prenant des airs de reine et de femme piquée.

Béatrix devint froide et dure, elle fut cassante, épigrammatique, et maltraita Calyste, que sa prétendue maîtresse envoya jouer la mouche avec mademoiselle de Kergarouët.

– Elle n'est pas dangereuse, celle-là, dit en souriant Béatrix.

Les jeunes gens amoureux sont comme les affamés, les préparatifs du cuisinier ne les rassasient pas, ils pensent trop au dénoûment pour comprendre les moyens. En revenant des Touches à Guérande, Calyste avait l'âme pleine de Béatrix, il ignorait la profonde habileté féminine que déployait Félicité pour, en termes consacrés, avancer ses affaires. Pendant cette semaine la marquise n'avait écrit qu'une lettre à Conti, et ce symptôme d'indifférence n'avait pas échappé à Camille. Toute la vie de Calyste était concentrée dans l'instant si court pendant lequel il voyait la marquise. Cette goutte d'eau, loin d'étancher sa soif, ne faisait que la redoubler. Ce mot magique: Tu seras aimé! dit par Camille et approuvé par sa mère, était le talisman à l'aide duquel il contenait la fougue de sa passion. Il dévorait le temps, il ne dormait plus, il trompait l'insomnie en lisant, et il apportait chaque soir des charretées de livres, selon l'expression de Mariotte. Sa tante maudissait mademoiselle des Touches; mais la baronne, qui plusieurs fois était montée chez son fils en y apercevant de la lumière, avait le secret de ces veillées. Quoiqu'elle en fût restée aux timidités de la jeune fille ignorante et que pour elle l'amour eût tenu ses livres fermés, Fanny s'élevait par sa tendresse maternelle jusqu'à certaines idées; mais la plupart des abîmes de ce sentiment étaient obscurs et couverts de nuages, elle s'effrayait donc beaucoup de l'état dans lequel elle voyait son fils, elle s'épouvantait du désir unique, incompris qui le dévorait. Calyste n'avait plus qu'une pensée, il semblait toujours voir Béatrix devant lui. Le soir, pendant la partie, ses distractions ressemblaient au sommeil de son père. En le trouvant si différent de ce qu'il était quand il croyait aimer Camille, la baronne reconnaissait avec une sorte de terreur les symptômes qui signalent le véritable amour, sentiment tout à fait inconnu dans ce vieux manoir. Une irritabilité fébrile, une absorption constante rendaient Calyste hébété. Souvent il restait des heures entières à regarder une figure de la tapisserie. Elle lui avait conseillé le matin de ne plus aller aux Touches et de laisser ces deux femmes.

– Ne plus aller aux Touches! s'était écrié Calyste.

– Vas-y, ne te fâche pas, mon bien-aimé, répondit-elle en l'embrassant sur ces yeux qui lui avaient lancé des flammes.

Dans ces circonstances, Calyste faillit perdre le fruit des savantes manœuvres de Camille par la furie bretonne de son amour, dont il ne fut plus le maître. Il se jura, malgré ses promesses à Félicité, de voir Béatrix et de lui parler. Il voulait lire dans ses yeux, y noyer son regard, examiner les légers détails de sa toilette, en aspirer les parfums, écouter la musique de sa voix, suivre l'élégante composition de ses mouvements, embrasser par un coup d'œil cette taille, enfin la contempler, comme un grand général étudie le champ où se livrera quelque bataille décisive; il le voulait comme veulent les amants; il était en proie à un désir qui lui fermait les oreilles, qui lui obscurcissait l'intelligence, qui le jetait dans un état maladif où il ne reconnaissait plus ni obstacles ni distances, où il ne sentait même plus son corps. Il imagina alors d'aller aux Touches avant l'heure convenue, espérant y rencontrer Béatrix dans le jardin. Il avait su qu'elle s'y promenait le matin en attendant le déjeuner. Mademoiselle des Touches et la marquise étaient allées voir pendant la matinée les marais salants et le bassin bordé de sable fin où la mer pénètre, et qui ressemble à un lac au milieu des dunes, elles étaient revenues au logis et devisaient en tournant dans les petites allées jaunes du boulingrin.

– Si ce paysage vous intéresse, lui dit Camille, il faut aller avec Calyste faire le tour du Croisic. Il y a là des roches admirables, des cascades de granit, de petites baies ornées de cuves naturelles, des choses surprenantes de caprices, et puis la mer avec ses milliers de fragments de marbre, un monde d'amusements. Vous verrez des femmes faisant du bois, c'est-à-dire collant des bouses de vache le long des murs pour les dessécher et les entasser comme les mottes à Paris; puis, l'hiver, on se chauffe de ce bois-là.

– Vous risquez donc Calyste, dit en riant la marquise et d'un ton qui prouvait que la veille Camille en boudant Béatrix l'avait contrainte à s'occuper de Calyste.

– Ah! ma chère, quand vous connaîtrez l'âme angélique d'un pareil enfant, vous me comprendrez. Chez lui, la beauté n'est rien, il faut pénétrer dans ce cœur pur, dans cette naïveté surprise à chaque pas fait dans le royaume de l'amour. Quelle foi! quelle candeur! quelle grâce! Les anciens avaient raison dans le culte qu'ils rendaient à la sainte beauté. Je ne sais quel voyageur nous a dit que les chevaux en liberté prennent le plus beau d'entre eux pour chef. La beauté, ma chère, est le génie des choses; elle est l'enseigne que la nature a mise à ses créations les plus parfaites, elle est le plus vrai des symboles, comme elle est le plus grand des hasards. A-t-on jamais figuré les anges difformes? ne réunissent-ils pas la grâce à la force? Qui nous a fait rester des heures entières devant certains tableaux en Italie, où le génie a cherché pendant des années à réaliser un de ces hasards de la nature? Allons, la main sur la conscience, n'était-ce pas l'idéal de la beauté que nous unissions aux grandeurs morales? Eh! bien, Calyste est un de ces rêves réalisés, il a le courage du lion qui demeure tranquille sans soupçonner sa royauté. Quand il se sent à l'aise, il est spirituel, et j'aime sa timidité de jeune fille. Mon âme se repose dans son cœur de toutes les corruptions, de toutes les idées de la science, de la littérature, du monde, de la politique, de tous ces inutiles accessoires sous lesquels nous étouffons le bonheur. Je suis ce que je n'ai jamais été, je suis enfant! Je suis sûre de lui, mais j'aime à faire la jalouse, il en est heureux. D'ailleurs cela fait partie de mon secret.