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Kitabı oku: «La Comédie humaine – Volume 03», sayfa 33

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Béatrix marchait pensive et silencieuse. Camille endurait un martyre inexprimable et lançait sur elle des regards obliques qui ressemblaient à des flammes.

– Ah! ma chère, tu es heureuse, toi! dit Béatrix en appuyant sa main sur le bras de Camille en femme fatiguée de quelque résistance secrète.

– Oui, bien heureuse! répondit avec une sauvage amertume la pauvre Félicité.

Les deux femmes tombèrent sur un banc, épuisées toutes deux. Jamais aucune créature de son sexe ne fut soumise à de plus véritables séductions et à un plus pénétrant machiavélisme que ne l'était la marquise depuis une semaine.

– Mais, moi! moi, voir les infidélités de Conti, les dévorer…

– Et pourquoi ne le quittes-tu pas? dit Camille en apercevant l'heure favorable où elle pouvait frapper un coup décisif.

– Le puis-je?

– Oh! pauvre enfant.

Toutes deux regardèrent un groupe d'arbres d'un air hébété.

– Je vais aller hâter le déjeuner, dit Camille, cette course m'a donné de l'appétit.

– Notre conversation m'a ôté le mien, dit Béatrix.

Béatrix, en toilette du matin, se dessinait comme une forme blanche sur les masses vertes du feuillage. Calyste, qui s'était coulé par le salon dans le jardin, prit une allée où il chemina lentement, pour y rencontrer la marquise comme par hasard; et Béatrix ne put retenir un léger tressaillement en l'apercevant.

– En quoi, madame, vous ai-je déplu hier? dit Calyste après quelques phrases banales échangées.

– Mais vous ne me plaisez ni ne me déplaisez, dit-elle d'un ton doux.

Le ton, l'air, la grâce admirable de la marquise encourageaient Calyste.

– Je vous suis indifférent, dit-il avec une voix troublée par les larmes qui lui vinrent aux yeux.

– Ne devons-nous pas être indifférents l'un à l'autre? répondit la marquise. Nous avons l'un et l'autre un attachement vrai…

– Hé! dit vivement Calyste, j'aimais Camille, mais je ne l'aime plus.

– Et que faites-vous donc tous les jours pendant toute la matinée? dit-elle avec un sourire assez perfide. Je ne suppose pas que, malgré sa passion pour le tabac, Camille vous préfère un cigare, et que, malgré votre admiration pour les femmes auteurs, vous passiez quatre heures à lire des romans femelles.

– Vous savez donc… dit ingénument le naïf Breton dont la figure était illuminée par le bonheur de voir son idole.

– Calyste! cria violemment Camille en apparaissant, l'interrompant, le prenant par le bras et l'entraînant à quelques pas, Calyste, est-ce là ce que vous m'aviez promis?

La marquise put entendre ce reproche de mademoiselle des Touches qui disparut en grondant et emmenant Calyste, elle demeura stupéfaite de l'aveu de Calyste, sans y rien comprendre. Madame de Rochegude n'était pas aussi forte que Claude Vignon. La vérité du rôle horrible et sublime joué par Camille est une de ces infâmes grandeurs que les femmes n'admettent qu'à la dernière extrémité. Là se brisent leurs cœurs, là cessent leurs sentiments de femmes, là commence pour elles une abnégation qui les plonge dans l'enfer, ou qui les mène au ciel.

Pendant le déjeuner, auquel Calyste fut convié, la marquise, dont les sentiments étaient nobles et fiers, avait déjà fait un retour sur elle-même, en étouffant les germes d'amour qui croissaient dans son cœur. Elle fut, non pas froide et dure pour Calyste, mais d'une douceur indifférente qui le navra. Félicité mit sur le tapis la proposition d'aller le surlendemain faire une excursion dans le paysage original compris entre les Touches, le Croisic et le bourg de Batz. Elle pria Calyste d'employer la journée du lendemain à se procurer une barque et des matelots en cas de promenade sur mer. Elle se chargeait des vivres, des chevaux et de tout ce qu'il fallait avoir à sa disposition pour ôter toute fatigue à cette partie de plaisir. Béatrix brisa net en disant qu'elle ne s'exposerait pas à courir ainsi le pays. La figure de Calyste qui peignait une vive joie se couvrit soudain d'un voile.

– Et que craignez-vous, ma chère? dit Camille.

– Ma position est trop délicate pour que je compromette, non pas ma réputation, mais mon bonheur, dit-elle avec emphase en regardant le jeune Breton. Vous connaissez la jalousie de Conti, s'il savait…

– Et qui le lui dira?

– Ne reviendra-t-il pas me chercher?

Ce mot fit pâlir Calyste. Malgré les instances de Félicité, malgré celles du jeune Breton, madame de Rochegude fut inflexible, et montra ce que Camille appelait son entêtement. Calyste, malgré les espérances que lui donna Félicité, quitta les Touches en proie à un de ces chagrins d'amoureux dont la violence arrive à la folie. Revenu à l'hôtel du Guénic, il ne sortit de sa chambre que pour dîner, et y remonta quelque temps après. A dix heures sa mère inquiète vint le voir, et le trouva griffonnant au milieu d'une grande quantité de papiers biffés et déchirés; il écrivait à Béatrix, car il se défiait de Camille; l'air qu'avait eu la marquise pendant leur entrevue au jardin l'avait singulièrement encouragé. Jamais première lettre d'amour n'a été, comme on pourrait le croire, un jet brûlant de l'âme. Chez tous les jeunes gens que n'a pas atteints la corruption, une pareille lettre est accompagnée de bouillonnements trop abondants, trop multipliés, pour ne pas être l'élixir de plusieurs lettres essayées, rejetées, recomposées. Voici celle à laquelle s'arrêta Calyste, et qu'il lut à sa pauvre mère étonnée. Pour elle, cette vieille maison était comme en feu, l'amour de son fils y flambait comme la lumière d'un incendie.

CALYSTE A BÉATRIX

«Madame, je vous aimais quand vous n'étiez pour moi qu'un rêve, jugez quelle force a prise mon amour en vous apercevant. Le rêve a été surpassé par la réalité. Mon chagrin est de n'avoir rien à vous dire que vous ne sachiez en vous disant combien vous êtes belle; mais, peut-être vos beautés n'ont-elles jamais éveillé chez personne autant de sentiments qu'elles en excitent en moi. Vous êtes belle de plus d'une façon; et je vous ai tant étudiée en pensant à vous jour et nuit, que j'ai pénétré les mystères de votre personne, les secrets de votre cœur et vos délicatesses méconnues. Avez-vous jamais été comprise, adorée comme vous méritez de l'être? Sachez-le donc, il n'y a pas un de vos traits qui ne soit interprété dans mon cœur: votre fierté répond à la mienne, la noblesse de vos regards, la grâce de votre maintien, la distinction de vos mouvements, tout en vous est en harmonie avec des pensées, avec des vœux cachés au fond de votre âme, et c'est en les devinant que je me suis cru digne de vous. Si je n'étais pas devenu depuis quelques jours un autre vous-même, vous parlerais-je de moi? Me lire, ce sera de l'égoïsme: il s'agit ici bien plus de vous que de Calyste. Pour vous écrire, Béatrix, j'ai fait taire mes vingt ans, j'ai entrepris sur moi, j'ai vieilli ma pensée, ou peut-être l'avez-vous vieillie par une semaine des plus horribles souffrances, d'ailleurs innocemment causées par vous. Ne me croyez pas un de ces amants vulgaires desquels vous vous êtes moquée avec tant de raison. Le beau mérite d'aimer une jeune, une belle, une spirituelle, une noble femme! Hélas! je ne pense même pas à vous mériter. Que suis-je pour vous? un enfant attiré par l'éclat de la beauté, par les grandeurs morales, comme un insecte est attiré par la lumière. Vous ne pouvez pas faire autrement que de marcher sur les fleurs de mon âme, mais tout mon bonheur sera de vous les voir fouler aux pieds. Un dévouement absolu, la foi sans bornes, un amour insensé, toutes ces richesses d'un cœur aimant et vrai, ne sont rien; elles servent à aimer et ne font pas qu'on soit aimé. Par moments je ne comprends pas qu'un fanatisme si ardent n'échauffe pas l'idole; et quand je rencontre votre œil sévère et froid, je me sens glacé. C'est votre dédain qui agit et non mon adoration. Pourquoi? Vous ne sauriez me haïr autant que je vous aime, le sentiment le plus faible doit-il donc l'emporter sur le plus fort? J'aimais Félicité de toutes les puissances de mon cœur; je l'ai oubliée en un jour, en un moment, en vous voyant. Elle était l'erreur, vous êtes la vérité. Vous avez, sans le savoir, détruit mon bonheur, et vous ne me devez rien en échange. J'aimais Camille sans espoir et vous ne me donnez aucune espérance: rien n'est changé que la divinité. J'étais idolâtre, je suis chrétien, voilà tout. Seulement, vous m'avez appris qu'aimer est le premier de tous les bonheurs, être aimé ne vient qu'après. Selon Camille, ce n'est pas aimer que d'aimer pour quelques jours: l'amour qui ne s'accroît pas de jour en jour est une passion misérable; pour s'accroître, il doit ne pas voir sa fin, et elle apercevait le coucher de notre soleil. A votre aspect, j'ai compris ces discours que je combattais de toute ma jeunesse, de toute la fougue de mes désirs, avec l'austérité despotique de mes vingt ans. Cette grande et sublime Camille mêlait alors ses larmes aux miennes. Je puis donc vous aimer sur la terre et dans les cieux, comme on aime Dieu. Si vous m'aimiez, vous n'auriez pas à m'opposer les raisons par lesquelles Camille terrassait mes efforts. Nous sommes jeunes tous deux, nous pouvons voler des mêmes ailes, sous le même ciel, sans craindre l'orage que redoutait cet aigle. Mais que vous dis-je là? Je suis emporté bien loin au delà de la modestie de mes vœux! Vous ne croirez plus à la soumission, à la patience, à la muette adoration que je viens vous prier de ne pas blesser inutilement. Je sais, Béatrix, que vous ne pouvez m'aimer sans perdre de votre propre estime. Aussi ne vous demandé-je aucun retour. Camille disait naguère qu'il y avait une fatalité innée dans les noms, à propos du sien. Cette fatalité, je l'ai pressentie pour moi dans le vôtre, quand, sur la jetée de Guérande, il a frappé mes yeux au bord de l'Océan. Vous passerez dans ma vie comme Béatrix a passé dans la vie de Dante. Mon cœur servira de piédestal à une statue blanche, vindicative, jalouse et oppressive. Il vous est défendu de m'aimer; vous souffririez mille morts, vous seriez trahie, humiliée, malheureuse: il est en vous un orgueil de démon qui vous lie à la colonne que vous avez embrassée; vous y périrez en secouant le temple comme fit Samson. Ces choses, je ne les ai pas devinées, mon amour est trop aveugle; mais Camille me les a dites. Ici, ce n'est point mon esprit qui vous parle, c'est le sien; moi je n'ai plus d'esprit dès qu'il s'agit de vous, il s'élève de mon cœur des bouillons de sang qui obscurcissent de leurs vagues mon intelligence, qui m'ôtent mes forces, qui paralysent ma langue, qui brisent mes genoux et les font plier. Je ne puis que vous adorer, quoi que vous fassiez. Camille appelle votre résolution de l'entêtement; moi, je vous défends, et je la crois dictée par la vertu. Vous n'en êtes que plus belle à mes yeux. Je connais ma destinée: l'orgueil de la Bretagne est à la hauteur de la femme qui s'est fait une vertu du sien. Ainsi, chère Béatrix, soyez bonne et consolante pour moi. Quand les victimes étaient désignées, on les couronnait de fleurs; vous me devez les bouquets de la pitié, les musiques du sacrifice. Ne suis-je pas la preuve de votre grandeur, et ne vous élèverez-vous pas de la hauteur de mon amour dédaigné, malgré sa sincérité, malgré son ardeur immortelle? Demandez à Camille comment je me suis conduit depuis le jour où elle m'a dit qu'elle aimait Claude Vignon. Je suis resté muet, j'ai souffert en silence. Eh! bien, pour vous, je trouverai plus de force encore si vous ne me désespérez pas, si vous appréciez mon héroïsme. Une seule louange de vous me ferait supporter les douleurs du martyre. Si vous persistez dans ce froid silence, dans ce mortel dédain, vous donneriez à penser que je suis à craindre. Ah! soyez avec moi tout ce que vous êtes, charmante, gaie, spirituelle, aimante. Parlez-moi de Gennaro, comme Camille me parlait de Claude. Je n'ai pas d'autre génie que celui de l'amour, je n'ai rien qui me rende redoutable, et je serai devant vous comme si je ne vous aimais pas. Rejetterez-vous la prière d'un amour si humble, d'un pauvre enfant qui demande pour toute grâce à sa lumière de l'éclairer, à son soleil de le réchauffer? Celui que vous aimez vous verra toujours; le pauvre Calyste a peu de jours pour lui, vous en serez bientôt quitte. Ainsi, je reviendrai demain aux Touches, n'est-ce pas? vous ne refuserez pas mon bras pour aller visiter les bords du Croisic et le bourg de Batz? Si vous ne veniez pas, ce serait une réponse, et Calyste l'entendrait.»

Il y avait encore quatre autres pages d'une écriture fine et serrée où Calyste expliquait la terrible menace que ce dernier mot contenait en racontant sa jeunesse et sa vie; mais il y procédait par phrases exclamatives; il y avait beaucoup de ces points prodigués par la littérature moderne dans les passages dangereux, comme des planches offertes à l'imagination du lecteur pour lui faire franchir les abîmes. Cette peinture naïve serait une répétition dans le récit; si elle ne toucha pas madame de Rochegude, elle intéresserait médiocrement les amateurs d'émotions fortes; elle fit pleurer la mère, qui dit à son fils: – Tu n'as donc pas été heureux?

Ce terrible poème de sentiments tombés comme un orage dans le cœur de Calyste, et qui devait aller en tourbillonnant dans une autre âme, effraya la baronne: elle lisait une lettre d'amour pour la première fois de sa vie. Calyste était debout dans un terrible embarras, il ne savait comment remettre sa lettre. Le chevalier du Halga se trouvait encore dans la salle où se jouaient les dernières remises d'une mouche animée. Charlotte de Kergarouët, au désespoir de l'indifférence de Calyste, essayait de plaire aux grands parents pour assurer par eux son mariage. Calyste suivit sa mère et reparut dans la salle en gardant dans sa poche sa lettre qui lui brûlait le cœur: il s'agitait, il allait et venait comme un papillon entré par mégarde dans une chambre. Enfin la mère et le fils attirèrent le chevalier du Halga dans la grande salle, d'où ils renvoyèrent le petit domestique de mademoiselle de Pen-Hoël et Mariotte.

– Qu'ont-ils à demander au chevalier? dit la vieille Zéphirine à la vieille Pen-Hoël.

– Calyste me fait l'effet d'être fou, répondit-elle. Il n'a pas plus d'égard pour Charlotte que si c'était une paludière.

La baronne avait très-bien imaginé que, vers l'an 1780, le chevalier du Halga devait avoir navigué dans les parages de la galanterie, et elle avait dit à Calyste de le consulter.

– Quel est le meilleur moyen de faire parvenir secrètement une lettre à sa maîtresse? dit Calyste à l'oreille du chevalier.

– On met la lettre dans la main de sa femme de chambre en l'accompagnant de quelques louis, car tôt ou tard une femme de chambre est dans le secret, et il vaut mieux l'y mettre tout d'abord, répondit le chevalier dont la figure laissa échapper un sourire; mais il vaut mieux la remettre soi-même.

– Des louis! s'écria la baronne.

Calyste rentra, prit son chapeau; puis il courut aux Touches, et produisit comme une apparition dans le petit salon où il entendait les voix de Béatrix et de Camille. Toutes les deux étaient sur le divan et paraissaient être en parfaite intelligence. Calyste, avec cette soudaineté d'esprit que donne l'amour, se jeta très étourdiment sur le divan à côté de la marquise en lui prenant la main et y mettant sa lettre, sans que Félicité, quelque attentive qu'elle fût, pût s'en apercevoir. Le cœur de Calyste fut chatouillé par une émotion aiguë et douce tout à la fois en se sentant presser la main par celle de Béatrix, qui, sans interrompre sa phrase ni paraître décontenancée, glissait la lettre dans son gant.

– Vous vous jetez sur les femmes comme sur des divans, dit-elle en riant.

– Il n'en est cependant pas à la doctrine des Turcs, répliqua Félicité, qui ne put se refuser cette épigramme.

Calyste se leva, prit la main de Camille et la lui baisa; puis il alla au piano, en fit résonner toutes les notes d'un coup en passant le doigt dessus. Cette vivacité de joie occupa Camille, qui lui dit de venir lui parler.

– Qu'avez-vous? lui demanda-t-elle à l'oreille.

– Rien, répondit-il.

– Il y a quelque chose entre eux, se dit mademoiselle des Touches.

La marquise fut impénétrable. Camille essaya de faire causer Calyste en espérant qu'il se trahirait; mais l'enfant prétexta l'inquiétude où serait sa mère, et quitta les Touches à onze heures, non sans avoir essuyé le feu d'un regard perçant de Camille, à qui cette phrase était dite pour la première fois.

Après les agitations d'une nuit pleine de Béatrix, après être allé pendant la matinée vingt fois dans Guérande au-devant de la réponse qui ne venait pas, la femme de chambre de la marquise entra dans l'hôtel du Guénic, et remit à Calyste cette réponse, qu'il alla lire au fond du jardin sous la tonnelle.

BÉATRIX A CALYSTE

«Vous êtes un noble enfant, mais vous êtes un enfant. Vous vous devez à Camille, qui vous adore. Vous ne trouveriez en moi ni les perfections qui la distinguent ni le bonheur qu'elle vous prodigue. Quoi que vous puissiez penser, elle est jeune et je suis vieille, elle a le cœur plein de trésors et le mien est vide, elle a pour vous un dévouement que vous n'appréciez pas assez, elle est sans égoïsme, elle ne vit qu'en vous; et moi je serais remplie de doutes, je vous entraînerais dans une vie ennuyée, sans noblesse, dans une vie gâtée par ma faute. Camille est libre, elle va et vient comme elle veut; moi je suis esclave. Enfin vous oubliez que j'aime et que je suis aimée. La situation où je suis devrait me défendre de tout hommage. M'aimer ou me dire qu'on m'aime est, chez un homme, une insulte. Une nouvelle faute ne me mettrait-elle pas au niveau des plus mauvaises créatures de mon sexe? Vous qui êtes jeune et plein de délicatesses, comment m'obligez-vous à vous dire ces choses, qui ne sortent du cœur qu'en le déchirant? J'ai préféré l'éclat d'un malheur irréparable à la honte d'une constante tromperie, ma propre perte à celle de la probité; mais aux yeux de beaucoup de personnes à l'estime desquelles je tiens, je suis encore grande: en changeant, je tomberais de quelques degrés de plus. Le monde est encore indulgent pour celles dont la constance couvre de son manteau l'irrégularité du bonheur; mais il est impitoyable pour les habitudes vicieuses. Je n'ai ni dédain ni colère, je vous réponds avec franchise et simplicité. Vous êtes jeune, vous ignorez le monde, vous êtes emporté par la fantaisie, et vous êtes incapable, comme tous les gens dont la vie est pure, de faire les réflexions que suggère le malheur. J'irai plus loin. Je serais la femme du monde la plus humiliée, je cacherais d'épouvantables misères, je serais trahie, enfin je serais abandonnée, et, Dieu merci, rien de tout cela n'est possible; mais, par une vengeance du ciel, il en serait ainsi, personne au monde ne me verrait plus. Oui, je me sentirais alors le courage de tuer un homme qui me parlerait d'amour, si, dans la situation où je serais, un homme pouvait encore arriver à moi. Vous avez là le fond de ma pensée. Aussi peut-être ai-je à vous remercier de m'avoir écrit. Après votre lettre, et surtout après ma réponse, je puis être à mon aise auprès de vous aux Touches, être au gré de mon caractère et comme vous le demandez. Je ne vous parle pas du ridicule amer qui me poursuivrait dans le cas où mes yeux cesseraient d'exprimer les sentiments dont vous vous plaignez. Un second vol fait à Camille serait une preuve d'impuissance auquel une femme ne se résout pas deux fois. Vous aimé-je follement, fussé-je aveugle, oublié-je tout, je verrais toujours Camille! Son amour pour vous est une de ces barrières trop hautes pour être franchies par aucune puissance, même par les ailes d'un ange: il n'y a qu'un démon qui ne recule pas devant ces infâmes trahisons. Il se trouve ici, mon enfant, un monde de raisons que les femmes nobles et délicates se réservent et auxquelles vous n'entendez rien, vous autres hommes, même quand ils sont aussi semblables à nous que vous l'êtes en ce moment. Enfin vous avez une mère qui vous a montré ce que doit être une femme dans la vie; elle est pure et sans tache, elle a rempli sa destinée noblement; ce que je sais d'elle a mouillé mes yeux de larmes, et du fond de mon cœur il s'est élevé des mouvements d'envie. J'aurais pu être ainsi! Calyste, ainsi doit être votre femme, et telle doit être sa vie. Je ne vous renverrai plus méchamment, comme j'ai fait, à cette petite Charlotte, qui vous ennuierait promptement; mais à quelque divine jeune fille digne de vous. Si j'étais à vous, je vous ferais manquer votre vie. Il y aurait chez vous manque de foi, de constance, ou vous auriez alors l'intention de me vouer toute votre existence: je suis franche, je la prendrais, je vous emmènerais je ne sais où, loin du monde; je vous rendrais fort malheureux, je suis jalouse, je vois des monstres dans une goutte d'eau, je suis au désespoir de misères dont beaucoup de femmes s'arrangent; il est même des pensées inexorables qui viendraient de moi, non de vous, et qui me blesseraient à mort. Quand un homme n'est pas à la dixième année de bonheur aussi respectueux et aussi délicat qu'à la veille du jour où il mendiait une faveur, il me semble un infâme et m'avilit à mes propres yeux! un pareil amant ne croit plus aux Amadis et aux Cyrus de mes rêves. Aujourd'hui, l'amour pur est une fable, et je ne vois en vous que la fatuité d'un désir à qui sa fin est inconnue. Je n'ai pas quarante ans, je ne sais pas encore faire plier ma fierté sous l'autorité de l'expérience, je n'ai pas cet amour qui rend humble, enfin je suis une femme dont le caractère est encore trop jeune pour ne pas être détestable. Je ne puis répondre de mon humeur, et chez moi la grâce est tout extérieure. Peut-être n'ai-je pas assez souffert encore pour avoir les indulgentes manières et la tendresse absolue que nous devons à de cruelles tromperies. Le bonheur a son impertinence, et je suis très impertinente. Camille sera toujours pour vous une esclave dévouée, et je serais un tyran déraisonnable. D'ailleurs, Camille n'a-t-elle pas été mise auprès de vous par votre bon ange pour vous permettre d'atteindre au moment où vous commencerez la vie que vous êtes destiné à mener, et à laquelle vous ne devez pas faillir? Je la connais, Félicité! sa tendresse est inépuisable; elle ignore peut-être les grâces de notre sexe, mais elle déploie cette force féconde, ce génie de la constance et cette noble intrépidité qui fait tout accepter. Elle vous mariera, tout en souffrant d'horribles douleurs; elle saura vous choisir une Béatrix libre, si c'est Béatrix qui répond à vos idées sur la femme et à vos rêves; elle vous aplanira toutes les difficultés de votre avenir. La vente d'un arpent de terre qu'elle possède à Paris dégagera vos propriétés en Bretagne, elle vous instituera son héritier, n'a-t-elle pas déjà fait de vous un fils d'adoption? Hélas! que puis-je pour votre bonheur? rien. Ne trahissez donc pas un amour infini qui se résout aux devoirs de la maternité. Je la trouve bien heureuse, cette Camille!.. L'admiration que vous inspire la pauvre Béatrix est une de ces peccadilles pour lesquelles les femmes de l'âge de Camille sont pleines d'indulgence. Quand elles sont sûres d'être aimées, elles pardonnent à la constance une infidélité, c'est même chez elles un de leurs plus vifs plaisirs que de triompher de la jeunesse de leurs rivales. Camille est au-dessus des autres femmes; ceci ne s'adresse point à elle, je ne le dis que pour rassurer votre conscience. Je l'ai bien étudiée, Camille, elle est à mes yeux une des plus grandes figures de notre temps. Elle est spirituelle et bonne, deux qualités presque inconciliables chez les femmes; elle est généreuse et simple, deux autres grandeurs qui se trouvent rarement ensemble. J'ai vu dans le fond de son cœur de sûrs trésors, il semble que Dante ait fait pour elle dans son Paradis la belle strophe sur le bonheur éternel qu'elle vous expliquait l'autre soir et qui finit par Senza brama sicura richezza. Elle me parlait de sa destinée, elle me racontait sa vie en me prouvant que l'amour, cet objet de nos vœux et de nos rêves, l'avait toujours fuie, et je lui répondais qu'elle me paraissait démontrer la difficulté d'appareiller les choses sublimes et qui explique bien des malheurs. Vous êtes une de ces âmes angéliques dont la sœur paraît impossible à rencontrer. Ce malheur, mon cher enfant, Camille vous l'évitera; elle vous trouvera, dût-elle en mourir, une créature avec laquelle vous puissiez être heureux en ménage.

»Je vous tends une main amie, et compte, non pas sur votre cœur, mais sur votre esprit, pour nous trouver maintenant ensemble comme un frère et une sœur, et terminer là notre correspondance, qui, des Touches à Guérande, est chose au moins bizarre.

»Béatrix de Casteran.»

Émue au dernier point par les détails et par la marche des amours de son fils avec la belle Rochegude, la baronne ne put rester dans la salle où elle faisait sa tapisserie en regardant Calyste à chaque point, elle quitta son fauteuil et vint auprès de lui d'une manière à la fois humble et hardie. La mère eut en ce moment la grâce d'une courtisane qui veut obtenir une concession.

– Eh! bien, dit-elle en tremblant, mais sans positivement demander la lettre.

Calyste lui montra le papier et le lui lut. Ces deux belles âmes, si simples, si naïves, ne virent dans cette astucieuse et perfide réponse aucune des malices et des piéges qu'y avait mis la marquise.

– C'est une noble et grande femme! dit la baronne dont les yeux étaient humides. Je prierai Dieu pour elle. Je ne croyais pas qu'une mère pût abandonner son mari, son enfant, et conserver tant de vertus! Elle est digne de pardon.

– N'ai-je pas raison de l'adorer? dit Calyste.

– Mais où cet amour te mènera-t-il? s'écria la baronne. Ah! mon enfant, combien les femmes à sentiments nobles sont dangereuses! Les mauvaises sont moins à craindre. Épouse Charlotte de Kergarouët, dégage les deux tiers des terres de ta famille. En vendant quelques fermes, mademoiselle de Pen-Hoël obtiendra ce grand résultat, et cette bonne fille s'occupera de faire valoir tes biens. Tu peux laisser à tes enfants un beau nom, une belle fortune…

– Oublier Béatrix?.. dit Calyste d'une voix sourde et les yeux fixés en terre.

Il laissa la baronne et remonta chez lui pour répondre à la marquise. Madame du Guénic avait la lettre de madame de Rochegude gravée dans le cœur: elle voulut savoir à quoi s'en tenir sur les espérances de Calyste. Vers cette heure le chevalier du Halga promenait sa chienne sur le mail; la baronne, sûre de l'y trouver, mit un chapeau, son châle, et sortit. Voir la baronne du Guénic dans Guérande ailleurs qu'à l'église, ou dans les deux jolis chemins affectionnés pour la promenade les jours de fête, quand elle y accompagnait son mari et mademoiselle de Pen-Hoël, était un événement si remarquable que, dans toute la ville, deux heures après, chacun s'abordait en disant: – Madame du Guénic est sortie aujourd'hui, l'avez-vous vue?

Aussi bientôt cette nouvelle arriva-t-elle aux oreilles de mademoiselle de Pen-Hoël, qui dit à sa nièce: – Il se passe quelque chose de bien extraordinaire chez les du Guénic.

– Calyste est amoureux fou de la belle marquise de Rochegude, dit Charlotte, je devrais quitter Guérande et retourner à Nantes.

En ce moment le chevalier du Halga, surpris d'être cherché par la baronne, avait détaché la laisse de Thisbé, reconnaissant l'impossibilité de se partager.

– Chevalier, vous avez pratiqué la galanterie? dit la baronne.

Le capitaine du Halga se redressa par un mouvement passablement fat. Madame du Guénic, sans rien dire de son fils ni de la marquise, expliqua la lettre d'amour en demandant quel pouvait être le sens d'une pareille réponse. Le chevalier tenait le nez au vent et se caressait le menton; il écoutait, il faisait de petites grimaces; enfin il regarda fixement la baronne d'un air fin.

– Quand les chevaux de race doivent franchir les barrières, ils viennent les reconnaître et les flairer, dit-il. Calyste sera le plus heureux coquin du monde.

– Chut! dit la baronne.

– Je suis muet. Autrefois je n'avais que cela pour moi, dit le vieux chevalier. Le temps est beau, reprit-il après une pause, le vent est nord-est. Tudieu! comme la Belle-Poule vous pinçait ce vent-là le jour où… Mais, dit-il en s'interrompant, mes oreilles sonnent, et je sens des douleurs dans les fausses côtes, le temps changera. Vous savez que le combat de la Belle-Poule a été si célèbre que les femmes ont porté des bonnets à la Belle-Poule. Madame de Kergarouët est venue la première à l'Opéra avec cette coiffure. «Vous êtes coiffée en conquête,» lui ai-je dit. Ce mot fut répété dans toutes les loges.

La baronne écouta complaisamment le vieillard, qui, fidèle aux lois de la galanterie, reconduisit la baronne jusqu'à sa ruelle en négligeant Thisbé. Le secret de la naissance de Thisbé échappa au chevalier. Thisbé était petite-fille de la délicieuse Thisbé, chienne de madame l'amirale de Kergarouët, première femme du comte de Kergarouët. Cette dernière Thisbé avait dix-huit ans. La baronne monta lestement chez Calyste, légère de joie comme si elle aimait pour son compte. Calyste n'était pas chez lui; mais Fanny aperçut une lettre pliée sur la table, adressée à madame de Rochegude, et non cachetée. Une invincible curiosité poussa cette mère inquiète à lire la réponse de son fils. Cette indiscrétion fut cruellement punie. Elle ressentit une horrible douleur en entrevoyant le précipice où l'amour faisait tomber Calyste.

CALYSTE A BÉATRIX

«Et que m'importe la race des du Guénic par le temps où nous vivons, chère Béatrix! Mon nom est Béatrix, le bonheur de Béatrix est mon bonheur, sa vie ma vie, et toute ma fortune est dans son cœur. Nos terres sont engagées depuis deux siècles, elles peuvent rester ainsi pendant deux autres siècles; nos fermiers les gardent, personne ne peut les prendre. Vous voir, vous aimer, voilà ma religion. Me marier! cette idée m'a bouleversé le cœur. Y a-t-il deux Béatrix? Je ne me marierai qu'avec vous, j'attendrai vingt ans s'il le faut; je suis jeune, et vous serez toujours belle. Ma mère est une sainte, je ne dois pas la juger. Elle n'a pas aimé! Je sais maintenant combien elle a perdu, et quels sacrifices elle a faits. Vous m'avez appris, Béatrix, à mieux aimer ma mère, elle est avec vous dans mon cœur, il n'y aura jamais qu'elle, voilà votre seule rivale, n'est-ce pas vous dire que vous y régnez sans partage? Ainsi vos raisons n'ont aucune force sur mon esprit. Quant à Camille, vous n'avez qu'un signe à me faire, je la prierai de vous dire elle-même que je ne l'aime pas; elle est la mère de mon intelligence, rien de moins, rien de plus. Dès que je vous ai vue, elle est devenue ma sœur, mon amie ou mon ami, tout ce qu'il vous plaira; mais nous n'avons pas d'autres droits que celui de l'amitié l'un sur l'autre. Je l'ai prise pour une femme jusqu'au moment où je vous ai vue. Mais vous m'avez démontré que Camille est un garçon: elle nage, elle chasse, elle monte à cheval, elle fume, elle boit, elle écrit, elle analyse un cœur et un livre, elle n'a pas la moindre faiblesse, elle marche dans sa force; elle n'a ni vos mouvements déliés, ni votre pas qui ressemble au vol d'un oiseau, ni votre voix d'amour, ni vos regards fins, ni votre allure gracieuse; elle est Camille Maupin, et pas autre chose; elle n'a rien de la femme, et vous en avez toutes les choses que j'en aime; il m'a semblé, dès le premier jour où je vous ai vue, que vous étiez à moi. Vous rirez de ce sentiment, mais il n'a fait que s'accroître, il me semblerait monstrueux que nous fussions séparés: vous êtes mon âme, ma vie, et je ne saurais vivre où vous ne seriez pas. Laissez-vous aimer! nous fuirons, nous nous en irons bien loin du monde, dans un pays où vous ne rencontrerez personne, et où vous pourrez n'avoir que moi et Dieu dans le cœur. Ma mère, qui vous aime, viendra quelque jour vivre auprès de nous. L'Irlande a des châteaux, et la famille de ma mère m'en prêtera bien un. Mon Dieu, partons! Une barque, des matelots, et nous y serions cependant avant que personne pût savoir où nous aurions fui ce monde que vous craignez tant! Vous n'avez pas été aimée; je le sens en relisant votre lettre, et j'y crois deviner que, s'il n'existait aucune des raisons dont vous parlez, vous vous laisseriez aimer par moi. Béatrix, un saint amour efface le passé. Peut-on penser à autre chose qu'à vous, en vous voyant? Ah! je vous aime tant que je vous voudrais mille fois infâme afin de vous montrer la puissance de mon amour en vous adorant comme la plus sainte des créatures. Vous appelez mon amour une injure pour vous. Oh! Béatrix, tu ne le crois pas! l'amour d'un noble enfant, ne m'appelez-vous pas ainsi? honorerait une reine. Ainsi demain nous irons en amants le long des roches et de la mer, et vous marcherez sur les sables de la vieille Bretagne pour les consacrer de nouveau pour moi! Donnez-moi ce jour de bonheur; et cette aumône passagère, et peut-être, hélas! sans souvenir pour vous, sera pour Calyste une éternelle richesse…»

La baronne laissa tomber la lettre sans l'achever, elle s'agenouilla sur une chaise et fit à Dieu une oraison mentale en lui demandant de conserver à son fils l'entendement, d'écarter de lui toute folie, toute erreur, et de le retirer de la voie où elle le voyait.