Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01», sayfa 14
Désiré, que son chef questionna, n'osa lui dire sa pensée: il reconnaissait Goupil! Goupil était seul capable de conduire une œuvre qui côtoyait le Code pénal sans tomber dans le précipice d'aucun article. L'impunité, le secret, le succès accrurent l'audace de Goupil. Le terrible clerc faisait poursuivre par Massin, devenu sa dupe, le marquis du Rouvre, afin de forcer le gentilhomme à vendre les restes de sa terre à Minoret. Après avoir entamé des négociations avec un notaire de Sens, il résolut de tenter un dernier coup pour avoir Ursule. Il voulait imiter quelques jeunes gens de Paris qui ont dû leur femme et leur fortune à un enlèvement. Les services rendus à Minoret, à Massin et à Crémière, la protection de Dionis, maire de Nemours, lui permettaient d'assoupir l'affaire. Il se décida sur-le-champ à lever le masque, en croyant Ursule incapable de lui résister dans l'état de faiblesse où il l'avait mise. Néanmoins, avant de risquer le dernier coup de son ignoble partie, il jugea nécessaire d'avoir une explication au Rouvre, où il accompagna Minoret, qui s'y rendait pour la première fois depuis la signature du contrat. Minoret venait de recevoir une lettre confidentielle où son fils lui demandait des renseignements sur ce qui se passait à propos d'Ursule, avant de l'aller chercher lui-même avec le procureur du roi pour la mettre dans un couvent à l'abri de quelque nouvelle infamie. Le substitut engageait son père, au cas où cette persécution serait l'ouvrage d'un de leurs amis, à lui donner de sages conseils. Si la justice ne pouvait pas toujours tout punir, elle finirait par tout savoir et en garder bonne note. Minoret avait atteint un grand but. Désormais propriétaire incommutable du château du Rouvre, un des plus beaux du Gâtinais, il réunissait pour quarante et quelques mille francs de revenus en beaux et riches domaines autour du parc. Le colosse pouvait se moquer de Goupil. Enfin, il comptait vivre à la campagne, où le souvenir d'Ursule ne l'importunerait plus.
— Mon petit, dit-il à Goupil en se promenant sur la terrasse, laisse ma cousine en repos!
— Bah?.. dit le clerc, ne pouvant rien deviner dans cette conduite bizarre, car la bêtise a aussi sa profondeur.
— Oh! je ne suis pas ingrat, tu m'as fait avoir pour deux cent quatre-vingt mille francs ce beau château en briques et en pierre de taille qui ne se bâtirait pas aujourd'hui pour deux cent mille écus, la ferme du château, les réserves, le parc, les jardins, et les bois... Eh! bien... oui, ma foi! je te donne dix pour cent, vingt mille francs, avec lesquels tu peux acheter une étude d'huissier à Nemours. Je te garantis ton mariage avec une des petites Crémière, avec l'aînée.
— Celle qui parle piston? s'écria Goupil.
— Mais ma cousine lui donne trente mille francs, reprit Minoret. Vois-tu, mon petit, tu es né pour être huissier, comme moi j'étais fait pour être maître de poste, et il faut toujours suivre sa vocation.
— Eh! bien, reprit Goupil tombé du haut de ses espérances, voici des timbres, signez-moi vingt mille francs d'acceptations, afin que je puisse traiter argent sur table.
Minoret avait dix-huit mille francs à recevoir pour le semestre des inscriptions que sa femme ne connaissait pas; il crut se débarrasser ainsi de Goupil, et signa. Le premier clerc, en voyant l'imbécile et colossal Machiavel de la rue des Bourgeois dans un accès de fièvre seigneuriale, lui jeta pour adieux un: — Au revoir! et un regard qui eussent fait trembler tout autre qu'un niais parvenu, regardant du haut d'une terrasse les jardins et les magnifiques toits d'un château bâti dans le style à la mode sous Louis XIII.
— Tu ne m'attends pas? cria-t-il en voyant Goupil s'en allant à pied.
— Vous me retrouverez sur votre chemin, papa! lui répondit le futur huissier altéré de vengeance et qui voulait savoir le mot de l'énigme offerte à son esprit par les étranges zigzags de la conduite du gros Minoret.
Depuis le jour où la plus infâme calomnie avait souillé sa vie, Ursule, en proie à l'une de ces maladies inexplicables dont le siége est dans l'âme, marchait rapidement à la mort. D'une pâleur mortelle, disant à de rares intervalles des paroles faibles et lentes, jetant des regards d'une douceur tiède, tout en elle, même son front, trahissait une pensée dévorante. Elle la croyait tombée, cette idéale couronne de fleurs chastes que, de tout temps, les peuples ont voulu voir sur la tête des vierges. Elle écoutait, dans le vide et dans le silence, les propos déshonorants, les commentaires malicieux, les rires de la petite ville. Cette charge était trop pesante pour elle, et son innocence avait trop de délicatesse pour survivre à une pareille meurtrissure. Elle ne se plaignait plus, elle gardait un douloureux sourire sur les lèvres, et ses yeux se levaient souvent vers le ciel comme pour appeler de l'injustice des hommes au Souverain des anges. Quand Goupil entra dans Nemours, Ursule avait été descendue de sa chambre au rez-de-chaussée sur les bras de la Bougival et du médecin de Nemours. Il s'agissait d'un événement immense. Après avoir appris que cette jeune fille se mourait comme une hermine, encore qu'elle fût moins atteinte dans son honneur que ne le fut Clarisse Harlowe, madame de Portenduère allait venir la voir et la consoler. Le spectacle de son fils, qui pendant toute la nuit précédente avait parlé de se tuer, fit plier la vieille Bretonne. Madame de Portenduère trouva d'ailleurs de sa dignité de rendre le courage à une jeune fille si pure, et vit dans sa visite un contrepoids à tout le mal fait par la petite ville. Son opinion, sans doute plus puissante que celle de la foule, consacrerait le pouvoir de la noblesse. Cette démarche, annoncée par l'abbé Chaperon, avait opéré chez Ursule une révolution et rendit de l'espoir au médecin désespéré, qui parlait de demander une consultation aux plus illustres docteurs de Paris. On avait mis Ursule sur la bergère de son tuteur, et tel était le caractère de sa beauté, que, dans son deuil et dans sa souffrance, elle parut plus belle qu'en aucun moment de sa vie heureuse. Quand Savinien, donnant le bras à sa mère, se montra, la jeune malade reprit de belles couleurs.
— Ne vous levez pas, mon enfant, dit la vieille dame d'une voix impérative; quelque malade et faible que je sois moi-même, j'ai voulu vous venir voir pour vous dire ma pensée sur ce qui se passe: je vous estime comme la plus pure, la plus sainte et la plus charmante fille du Gâtinais, et vous trouve digne de faire le bonheur d'un gentilhomme.
D'abord Ursule ne put répondre; elle prit les mains desséchées de la mère de Savinien et les baisa en y laissant des pleurs.
— Ah! madame, répondit-elle d'une voix affaiblie, je n'aurais jamais eu la hardiesse de penser à m'élever au-dessus de ma condition si je n'y avais été encouragée par des promesses, et mon seul titre était une affection sans bornes; mais on a trouvé les moyens de me séparer à jamais de celui que j'aime: on m'a rendue indigne de lui... Jamais, dit-elle avec un éclat dans la voix qui frappa douloureusement les spectateurs, jamais je ne consentirai à donner à qui que ce soit une main avilie, une réputation flétrie. J'aimais trop... je puis le dire en l'état où je suis: j'aime une créature presque autant que Dieu. Aussi Dieu...
— Allons, allons, ma petite, ne calomniez pas Dieu! Allons, ma fille, dit la vieille dame en faisant un effort, ne vous exagérez pas la portée d'une infâme plaisanterie à laquelle personne ne croit. Moi, je vous le promets, vous vivrez et vous serez heureuse.
— Tu seras heureuse! dit Savinien en se mettant à genoux devant Ursule et lui baisant les mains, ma mère t'a nommée ma fille.
— Assez, dit le médecin, qui vint prendre le pouls de sa malade, ne la tuez pas de plaisir.
En ce moment, Goupil, qui trouva la porte de l'allée entr'ouverte, poussa celle du petit salon et montra son horrible face animée par les pensées de vengeance qui avaient fleuri dans son cœur pendant le chemin.
— Monsieur de Portenduère! dit-il d'une voix qui ressemblait au sifflement d'une vipère forcée dans son trou.
— Que voulez-vous? répondit Savinien en se relevant.
— J'ai deux mots à vous dire.
Savinien sortit dans l'allée, et Goupil l'amena dans la petite cour.
— Jurez-moi par la vie d'Ursule que vous aimez, et par votre honneur de gentilhomme auquel vous tenez, de faire qu'il soit entre nous comme si je ne vous avais rien dit de ce que je vais vous dire, et je vais vous éclairer sur la cause des persécutions dirigées contre mademoiselle Mirouët.
— Pourrais-je les faire cesser?
— Oui.
— Pourrais-je me venger?
— Sur l'auteur, oui; mais sur l'instrument, non.
— Pourquoi?
— Mais... l'instrument, c'est moi...
Savinien pâlit.
— Je viens d'entrevoir Ursule... reprit le clerc.
— Ursule? dit le gentilhomme en regardant Goupil.
— Mademoiselle Mirouët, reprit Goupil, que l'accent de Savinien rendit respectueux, et je voudrais racheter de tout mon sang ce qui a été fait. Je me repens... Quand vous me tueriez en duel ou autrement, à quoi vous servirait mon sang? Le boiriez-vous? il vous empoisonnerait en ce moment.
La froide raison de cet homme et la curiosité domptèrent les bouillonnements du sang de Savinien; il le regardait fixement d'un air qui fit baisser les yeux à ce bossu manqué.
— Qui donc t'a mis en œuvre? dit le jeune homme.
— Jurez-vous?
— Tu veux qu'il ne te soit rien fait?
— Je veux que vous et mademoiselle Mirouët vous me pardonniez.
— Elle te pardonnera; mais moi, jamais.
— Enfin vous oublierez?
Quelle terrible puissance a le raisonnement appuyé sur l'intérêt? Deux hommes, dont l'un voulait déchirer l'autre, étaient là dans une petite cour, à deux doigts l'un de l'autre, obligés de se parler, réunis par un même sentiment.
— Je te pardonnerai, mais je n'oublierai pas.
— Rien de fait, dit froidement Goupil.
Savinien perdit patience. Il appliqua sur cette face un soufflet qui retentit dans la cour, qui faillit renverser Goupil, et après lequel il chancela lui-même.
— Je n'ai que ce que je mérite, dit Goupil; j'ai fait une bêtise. Je vous croyais plus noble que vous ne l'êtes. Vous avez abusé d'un avantage que je vous donnais... Vous êtes en ma puissance, maintenant, dit-il en lançant un regard haineux à Savinien.
— Vous êtes un assassin, dit le gentilhomme.
— Pas plus que le couteau n'est le meurtrier, répliqua Goupil.
— Je vous demande pardon, fit Savinien.
— Vous êtes-vous assez vengé? dit Goupil avec une féroce ironie. En resterez-vous là?
— Pardon et oubli réciproque, reprit Savinien.
— Votre main? dit le clerc en tendant la sienne au gentilhomme.
— La voici, répondit Savinien en dévorant cette honte par amour pour Ursule. Mais, parlez: qui vous poussait?
Goupil regardait pour ainsi dire les deux plateaux où pesaient, d'un côté le soufflet de Savinien, de l'autre sa haine contre Minoret. Il resta deux secondes indécis, mais enfin une voix lui cria: — Tu seras notaire! Et il répondit: — Pardon et oubli? Oui, de part et d'autre, monsieur, en serrant la main du gentilhomme.
— Qui donc persécute Ursule? fit Savinien.
— Minoret! Il aurait voulu la voir enterrée... Pourquoi? je ne le sais pas; mais nous en chercherons la raison. Ne me mêlez point à tout ceci, je ne pourrais plus rien pour vous si l'on se défiait de moi. Au lieu d'attaquer Ursule, je la défendrai; au lieu de servir Minoret, je tâcherai de déjouer ses plans. Je ne vis que pour le ruiner, pour le détruire. Et je le foulerai aux pieds, je danserai sur son cadavre, je me ferai de ses os un jeu de dominos! Demain, sur toutes les murailles de Nemours, de Fontainebleau, du Rouvre, on lira au crayon rouge: Minoret est un voleur. Oh! je le ferai, nom de... nom! éclater comme un mortier. Maintenant, nous sommes alliés par une indiscrétion; eh bien! si vous le voulez, je vais me mettre à genoux devant mademoiselle Mirouët, lui déclarer que je maudis la passion insensée qui me poussait à la tuer, je la supplierai de me pardonner. Ça lui fera du bien! Le juge de paix et le curé sont là, ces deux témoins suffisent; mais M. Bongrand s'engagera sur l'honneur à ne pas me nuire dans ma carrière. J'ai maintenant une carrière.
— Attendez un moment, répondit Savinien tout étourdi par cette révélation: — Ursule, mon enfant, dit-il en entrant au salon, l'auteur de tous vos maux a horreur de son ouvrage, se repent et veut vous demander pardon en présence de ces messieurs, à la condition que tout sera oublié.
— Comment, Goupil? dirent à la fois le curé, le juge de paix et le médecin.
— Gardez-lui le secret, fit Ursule en levant un doigt à ses lèvres.
Goupil entendit cette parole, vit le mouvement d'Ursule et se sentit ému.
— Mademoiselle, dit-il d'un ton pénétré, je voudrais maintenant que tout Nemours pût m'entendre vous avouant qu'une fatale passion a égaré ma tête et m'a suggéré des crimes punissables par le blâme des honnêtes gens. Ce que je dis là, je le répéterai partout, en déplorant le mal produit par de mauvaises plaisanteries, mais qui vous auront servi peut être à hâter votre bonheur, dit-il avec un peu de malice en se relevant, puisque je vois ici madame de Portenduère...
— C'est très-bien, Goupil, dit le curé; mademoiselle vous a pardonné; mais vous ne devez jamais oublier que vous avez failli devenir un assassin.
— Monsieur Bongrand, reprit Goupil en s'adressant au juge de paix, je vais traiter ce soir avec Lecœur de son Étude, j'espère que cette réparation ne me nuira pas dans votre esprit, et que vous appuierez ma demande auprès du Parquet et du ministère.
Le juge de paix fit une pensive inclination de tête, et Goupil sortit pour aller traiter de la meilleure des deux Études d'huissier à Nemours. Chacun resta chez Ursule et s'appliqua, pendant cette soirée, à faire renaître le calme et la tranquillité dans son âme, où la satisfaction que le clerc lui avait donnée opérait déjà des changements.
— Tout Nemours saura cela, disait Bongrand.
— Vous voyez, mon enfant, que Dieu ne vous en voulait point, disait le curé.
Minoret revint assez tard du Rouvre et dîna tard. Vers neuf heures, à la tombée du jour, il était dans son pavillon chinois, digérant son dîner auprès de sa femme, avec laquelle il faisait des projets pour l'avenir de Désiré. Désiré s'était bien rangé depuis qu'il appartenait à la magistrature; il travaillait, il y avait chance de le voir succéder au procureur du roi de Fontainebleau qui, disait-on, passait à Melun. Il fallait lui chercher une femme, une fille pauvre appartenant à une vieille et noble famille; il pourrait alors arriver à la magistrature de Paris. Peut-être pourraient-ils le faire élire député de Fontainebleau, où Zélie était d'avis d'aller s'établir l'hiver, après avoir habité le Rouvre pendant la belle saison. En s'applaudissant intérieurement d'avoir tout arrangé pour le mieux, Minoret ne pensait plus à Ursule au moment même où le drame, si niaisement ouvert par lui, se nouait d'une façon terrible.
— Monsieur de Portenduère est là qui veut vous parler, vint dire Cabirolle.
— Faites entrer, répondit Zélie.
Les ombres du crépuscule empêchèrent madame Minoret d'apercevoir la pâleur subite de son mari, qui frissonna en entendant les bottes de Savinien craquant sur le parquet de la galerie où jadis était la bibliothèque du docteur. Un vague pressentiment de malheur courait dans les veines du spoliateur. Savinien parut, resta debout, garda son chapeau sur sa tête, sa canne à la main, ses mains croisées sur la poitrine, immobile devant les deux époux.
— Je viens savoir, monsieur et madame Minoret, les raisons que vous avez eues pour tourmenter d'une manière infâme une jeune fille qui est, au su de toute la ville de Nemours, ma future épouse? pourquoi vous avez essayé de flétrir son honneur? pourquoi vous vouliez sa mort, et pourquoi vous l'avez livrée aux insultes d'un Goupil?.. Répondez.
— Êtes-vous drôle, monsieur Savinien, dit Zélie, de venir nous demander les raisons d'une chose qui nous semble inexplicable! Je me soucie d'Ursule comme de l'an quarante. Depuis la mort de l'oncle Minoret, je n'y ai jamais plus pensé qu'à ma première chemise! Je n'ai pas soufflé un mot d'elle à Goupil, encore un singulier drôle à qui je ne confierais pas les intérêts de mon chien. Eh! bien, répondras-tu, Minoret? Vas-tu te laisser manquer par monsieur, et accuser d'infamies qui sont au-dessous de toi? Comme si un homme qui a quarante-huit mille livres de rente en fonds de terre autour d'un château digne d'un prince, descendait à de pareilles sottises! Lève-toi donc, que tu es là comme une chiffe!
— Je ne sais pas ce que monsieur veut dire, répondit enfin Minoret de sa petite voix, dont le tremblement fut d'autant plus facile à remarquer qu'elle était claire. Quelle raison aurais-je de persécuter cette petite? J'ai dit peut-être à Goupil combien j'étais contrarié de la voir à Nemours; mon fils Désiré s'en amourachait, et je ne la lui voulais point pour femme, voilà.
— Goupil m'a tout avoué, monsieur Minoret.
Il y eut un moment de silence, mais terrible, pendant lequel les trois personnages s'examinèrent. Zélie avait vu, dans la grosse figure de son colosse, un mouvement nerveux.
— Quoique vous ne soyez que des insectes, je veux tirer de vous une vengeance éclatante, et je saurai la prendre, reprit le gentilhomme. Ce n'est pas à vous, homme de soixante-sept ans, que je demanderai raison des insultes faites à mademoiselle Mirouët, mais à votre fils. La première fois que monsieur Minoret fils mettra les pieds à Nemours, nous nous rencontrerons; il faudra bien qu'il se batte avec moi, et il se battra! ou il sera si bien déshonoré qu'il ne se présentera jamais nulle part; s'il ne vient pas à Nemours, j'irai à Fontainebleau, moi! J'aurai satisfaction. Il ne sera pas dit que vous aurez lâchement essayé de déshonorer une pauvre jeune fille sans défense.
— Mais les calomnies d'un Goupil... ne... sont... dit Minoret.
— Voulez-vous, s'écria Savinien en l'interrompant, que je vous mette face à face avec lui? Croyez-moi, n'ébruitez pas l'affaire; elle est entre vous, Goupil et moi; laissez-la comme elle est, et Dieu la décidera dans le duel que je ferai l'honneur de proposer à votre fils.
— Mais cela ne se passera pas comme ça! s'écria Zélie. Ah! vous croyez que je laisserai Désiré se battre avec vous, avec un ancien marin qui fait métier de tirer l'épée et le pistolet! Si vous avez à vous plaindre de Minoret, voilà Minoret, prenez Minoret, battez-vous avec Minoret! Mais mon garçon, qui, de votre aveu, est innocent de tout cela, en porterait la peine?.. Vous auriez auparavant un chien de ma chienne dans les jambes, mon petit monsieur! Allons, Minoret, tu restes là tout hébété comme un grand serin? Tu es chez toi et tu laisses monsieur son chapeau sur la tête devant ta femme! Vous allez, mon petit monsieur, commencer par détaler. Charbonnier est maître chez lui. Je ne sais pas ce que vous voulez avec vos bibus; mais tournez-moi les talons; et si vous touchez à Désiré, vous aurez affaire à moi, vous et votre pécore d'Ursule.
Et elle sonna vivement en appelant ses gens.
— Songez bien à ce que je vous ai dit! répéta Savinien, qui, sans se soucier de la tirade de Zélie, sortit en laissant cette épée de Damoclès suspendue au-dessus du couple.
— Ah! çà, Minoret, dit Zélie à son mari, m'expliqueras-tu ce que cela signifie? Un jeune homme ne vient pas sans motif dans une maison bourgeoise faire ce bacchanal sterling et demander le sang d'un fils de famille.
— C'est quelque tour de ce vilain singe de Goupil, à qui j'avais promis de l'aider à se faire notaire s'il me procurait à bon compte le Rouvre. Je lui ai donné dix pour cent, vingt mille francs en lettres de change, et il n'est sans doute pas content.
— Oui, mais quelle raison aurait-il eue auparavant de machiner des sérénades et des infamies contre Ursule?
— Il la voulait pour femme.
— Une fille sans le sou, lui? la chatte! Tiens, Minoret, tu me lâches des bêtises! et tu es trop bête naturellement pour les faire prendre, mon fils. Il y a là-dessous quelque chose, et tu me le diras.
— Il n'y a rien.
— Il n'y a rien? Et moi je te dis que tu mens, et nous allons voir!
— Veux-tu me laisser tranquille?
— Je ferai jaser ce venin à deux pattes de Goupil, et tu n'en seras pas le bon marchand.
— Comme tu voudras.
— Je sais bien que cela sera comme je voudrai! Et ce que je veux, surtout, c'est qu'on ne touche pas à Désiré. S'il lui arrivait malheur, vois-tu, je ferais un coup qui m'enverrait sur l'échafaud. Désiré!.. Mais... Et tu ne te remues pas plus que ça!
Une querelle ainsi commencée entre Minoret et sa femme ne devait pas se terminer sans de longs déchirements intérieurs. Ainsi, le sot spoliateur apercevait sa lutte avec lui-même et avec Ursule agrandie par sa faute et compliquée d'un nouveau, d'un terrible adversaire. Le lendemain, quand il sortit pour aller trouver Goupil, en pensant l'apaiser à force d'argent, il lut sur les murailles: Minoret est un voleur! Tous ceux qu'il rencontra le plaignirent en lui demandant à lui-même quel était l'auteur de cette publication anonyme, et chacun lui pardonna les entortillages de ses réponses en songeant à sa nullité. Les sots recueillent plus d'avantages de leur faiblesse que les gens d'esprit n'en obtiennent de leur force. On regarde sans l'aider un grand homme luttant contre le sort, et l'on commandite un épicier qui fera faillite; car on se croit supérieur en protégeant un imbécile, et l'on est fâché de n'être que l'égal d'un homme de génie. Un homme d'esprit eût été perdu s'il avait balbutié, comme Minoret, d'absurdes réponses d'un air effaré. Zélie et ses domestiques effacèrent l'inscription vengeresse partout où elle se trouvait; mais elle resta sur la conscience de Minoret. Quoique Goupil eût échangé la veille sa parole avec l'huissier, il se refusa très-impudemment à réaliser son traité.
— Mon cher Lecœur, j'ai pu, voyez-vous, acheter la charge de monsieur Dionis et suis en position de vous faire vendre à d'autres. Rengainez votre traité, ce n'est que deux carrés de papier timbrés de perdus. Voici soixante-dix centimes.
Lecœur craignait trop Goupil pour se plaindre. Tout Nemours apprit aussitôt que Minoret avait donné sa garantie à Dionis pour faciliter à Goupil l'acquisition de sa charge. Le futur notaire écrivit à Savinien une lettre pour démentir ses aveux relativement à Minoret, en disant au jeune noble que sa nouvelle position, que la législation adoptée par la Cour suprême et son respect pour la justice lui défendaient de se battre. Il prévenait d'ailleurs le gentilhomme de se bien comporter avec lui désormais, car il savait admirablement tirer la savate; et, à sa première agression, il se promettait de lui casser la jambe. Les murs de Nemours ne parlèrent plus. Mais la querelle entre Minoret et sa femme subsistait, et Savinien gardait un farouche silence. Le mariage de mademoiselle Massin l'aînée avec le futur notaire était, dix jours après ces événements, à l'état de rumeur publique. Mademoiselle Massin avait quatre-vingt mille francs et sa laideur pour elle, Goupil avait ses difformités et sa Charge; cette union parut donc et probable et convenable. Deux inconnus cachés saisirent Goupil dans la rue, à minuit, au moment où il sortait de chez Massin, lui donnèrent des coups de bâton et disparurent. Goupil garda le plus profond silence sur cette scène de nuit, et démentit une vieille femme qui croyait l'avoir reconnu en regardant par sa croisée. Ces grands petits événements furent étudiés par le juge de paix, qui reconnut à Goupil un pouvoir mystérieux sur Minoret et se promit d'en deviner la cause.
Quoique l'opinion publique de la petite ville eût reconnu la parfaite innocence d'Ursule, Ursule se rétablissait lentement. Dans cet état de prostration corporelle qui laissait l'âme et l'esprit libres, elle devint le théâtre de phénomènes dont les effets furent d'ailleurs terribles et de nature à occuper la science, si la science avait été mise dans une pareille confidence. Dix jours après la visite de madame de Portenduère, Ursule subit un rêve qui présenta les caractères d'une vision surnaturelle autant par les faits moraux que par les circonstances pour ainsi dire physiques. Feu Minoret, son parrain, lui apparut et lui fit signe de venir avec lui; elle s'habilla, le suivit au milieu des ténèbres jusque dans la maison de la rue des Bourgeois où elle retrouva les moindres choses comme elles étaient le jour de la mort de son parrain. Le vieillard portait les vêtements qu'il avait sur lui la veille de sa mort, sa figure était pâle, ses mouvements ne rendaient aucun son; néanmoins Ursule entendit parfaitement sa voix, quoique faible et comme répétée par un écho lointain. Le docteur amena sa pupille jusque dans le cabinet du pavillon chinois où il lui fit soulever le marbre du petit meuble de Boulle, comme elle l'avait soulevé le jour de sa mort; mais au lieu de n'y rien trouver, elle vit la lettre que son parrain lui recommandait d'aller y prendre; elle la décacheta, la lut ainsi que le testament en faveur de Savinien. — Les caractères de l'écriture, dit-elle au curé, brillaient comme s'ils eussent été tracés avec les rayons du soleil, ils me brûlaient les yeux. Quand elle regarda son oncle pour le remercier, elle aperçut sur ses lèvres décolorées un sourire bienveillant. Puis, de sa voix faible et néanmoins claire, le spectre lui montra Minoret écoutant la confidence dans le corridor, allant dévisser la serrure et prenant le paquet de papiers. Puis, de sa main droite, il saisit sa pupille et la contraignit à marcher du pas des morts afin de suivre Minoret jusqu'à la Poste. Ursule traversa la ville, entra à la Poste, dans l'ancienne chambre de Zélie, où le spectre lui fit voir le spoliateur décachetant les lettres, les lisant et les brûlant. — Il n'a pu, dit Ursule, allumer que la troisième allumette pour brûler les papiers, et il en a enterré les vestiges dans les cendres. Après, mon parrain m'a ramenée à notre maison et j'ai vu monsieur Minoret-Levrault se glissant dans la bibliothèque, où il a pris, dans le troisième volume des Pandectes, les trois inscriptions de chacune douze mille livres de rentes, ainsi que l'argent des arrérages en billets de banque. — Il est, m'a dit alors mon parrain, l'auteur des tourments qui t'ont mise à la porte du tombeau; mais Dieu veut que tu sois heureuse. Tu ne mourras point encore, tu épouseras Savinien! Si tu m'aimes, si tu aimes Savinien, tu redemanderas ta fortune à mon neveu. Jure-le-moi? En resplendissant comme le Sauveur pendant sa transfiguration, le spectre de Minoret avait alors causé, dans l'état d'oppression où se trouvait Ursule, une telle violence à son âme, qu'elle promit tout ce que voulait son oncle pour faire cesser le cauchemar. Elle s'était réveillée debout, au milieu de sa chambre, la face devant le portrait de son parrain qu'elle y avait mis depuis sa maladie. Elle se recoucha, se rendormit après une vive agitation et se souvint à son réveil de cette singulière vision; mais elle n'osa pas en parler. Son jugement exquis et sa délicatesse s'offensèrent de la révélation d'un rêve dont la fin et la cause étaient ses intérêts pécuniaires, elle l'attribua naturellement à la causerie par laquelle la Bougival l'avait endormie, et où il était question des libéralités de son parrain pour elle et des certitudes que conservait sa nourrice à cet égard. Mais ce rêve revint avec des aggravations qui le lui rendirent excessivement redoutable. La seconde fois, la main glacée de son parrain se posa sur son épaule, et lui causa la plus cruelle douleur, une sensation indéfinissable. — Il faut obéir aux morts! disait-il d'une voix sépulcrale. Et des larmes, dit-elle, tombaient de ses yeux blancs et vides. La troisième fois, le mort la prit par ses longues nattes et lui fit voir Minoret causant avec Goupil et lui promettant de l'argent s'il emmenait Ursule à Sens. Ursule prit alors le parti d'avouer ces trois rêves à l'abbé Chaperon.
— Monsieur le curé, lui dit-elle un soir, croyez-vous que les morts puissent apparaître?
— Mon enfant, l'histoire sacrée, l'histoire profane, l'histoire moderne offrent plusieurs témoignages à ce sujet; mais l'Église n'en a jamais fait un article de foi; et, quant à la Science, en France elle s'en moque.
— Que croyez-vous?
— La puissance de Dieu, mon enfant, est infinie.
— Mon parrain vous a-t-il parlé de ces sortes de choses?
— Oui, souvent. Il avait entièrement changé d'avis sur ces matières. Sa conversion date du jour, il me l'a dit vingt fois, où dans Paris une femme vous a entendue à Nemours priant pour lui, et a vu le point rouge que vous aviez mis devant le jour de Saint-Savinien à votre almanach.
Ursule jeta un cri perçant qui fit frémir le prêtre: elle se souvenait de la scène où, de retour à Nemours, son parrain avait lu dans son âme et s'était emparé de son almanach.
— Si cela est, dit-elle, mes visions sont possibles. Mon parrain m'est apparu comme Jésus à ses disciples. Il est dans une enveloppe de lumière jaune, il parle! Je voulais vous prier de dire une messe pour le repos de son âme et implorer le secours de Dieu afin de faire cesser ces apparitions qui me brisent.
Elle raconta dans les plus grands détails ses trois rêves en insistant sur la profonde vérité des faits, sur la liberté de ses mouvements, sur le somnambulisme d'un être intérieur, qui, dit-elle, se déplaçait sous la conduite du spectre de son oncle avec une excessive facilité. Ce qui surprit étrangement le prêtre, à qui la véracité d'Ursule était connue, fut la description exacte de la chambre autrefois occupée par Zélie Minoret à son établissement de la Poste, où jamais Ursule n'avait pénétré, de laquelle enfin elle n'avait jamais entendu parler.