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Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03», sayfa 17

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Ce début effraya Chesnel aussi bien que madame du Croisier. La femme acquérait une horrible connaissance du caractère de son mari, ce fut une lueur qui lui éclairait non-seulement le passé, mais encore l'avenir. Il paraissait impossible de faire capituler ce colosse; mais Chesnel ne recula point devant l'impossible.

— Quoi! monsieur, vous ne pardonneriez pas, vous n'êtes donc pas chrétien? dit madame du Croisier.

— Je pardonne comme Dieu pardonne, madame, à des conditions.

— Quelles sont-elles? dit Chesnel qui crut apercevoir un rayon d'espérance.

— Les Élections vont venir, je veux les voix dont vous disposez.

— Vous les aurez, dit Chesnel.

— Je veux, reprit du Croisier, être reçu, ma femme et moi, familièrement, tous les soirs, avec amitié, en apparence du moins, par monsieur le marquis d'Esgrignon et par les siens.

— Je ne sais pas comment nous l'y amènerons, mais vous serez reçu.

— Je veux une hypothèque de quatre cent mille francs fondée sur une transaction écrite au sujet de cette affaire, afin de toujours vous tenir un canon chargé sur le cœur.

— Nous consentons, dit Chesnel sans avouer encore qu'il avait les cent mille écus sur lui; mais elle sera entre mains tierces et rendue à la famille après votre élection et le payement.

— Non, mais après le mariage de ma petite-nièce, mademoiselle Duval qui réunira peut-être un jour quatre millions. Cette jeune personne sera instituée mon héritière au contrat et celle de ma femme, vous la ferez épouser à votre jeune comte.

— Jamais! dit Chesnel.

— Jamais, reprit du Croisier tout enivré de son triomphe. Bonsoir.

— Imbécile que je suis, se dit Chesnel, pourquoi reculé-je devant un mensonge avec un pareil homme!

Du Croisier s'en alla, se plaisant à tout annuler au nom de son orgueil froissé, après avoir joui de l'humiliation de Chesnel, avoir balancé les destinées de la superbe maison en qui se résumait l'aristocratie de la province, et imprimé la marque de son pied sur les entrailles des d'Esgrignon. Il remonta dans sa chambre, en laissant sa femme avec Chesnel. Dans son ivresse il ne voyait rien contre sa victoire, il croyait fermement que les cent mille écus étaient dissipés; pour les trouver, la maison d'Esgrignon avait besoin de vendre ou d'hypothéquer ses biens; à ses yeux, la Cour d'Assises était donc inévitable. Les affaires de faux sont toujours arrangeables, quand la somme surprise est restituée. Les victimes de ce crime sont ordinairement des gens riches qui ne se soucient pas d'être la cause du déshonneur d'un homme imprudent. Mais du Croisier ne voulait renoncer à ses droits qu'à bon escient. Il se coucha donc en pensant au magnifique accomplissement de ses espérances, soit par la Cour d'Assises, soit par ce mariage, et il jouissait d'entendre la voix de Chesnel se lamentant avec madame du Croisier. Profondément religieuse et catholique, royaliste et attachée à la Noblesse, madame du Croisier partageait les idées de Chesnel à l'égard des d'Esgrignon. Aussi tous ses sentiments venaient-ils d'être cruellement froissés. Cette bonne royaliste avait entendu le hurlement du libéralisme qui, dans l'opinion de son directeur, souhaitait la ruine du catholicisme. Pour elle, le Côté Gauche était 1793 avec l'émeute et l'échafaud.

— Que dirait votre oncle, ce saint qui nous écoute? s'écria Chesnel.

Madame du Croisier ne répondit que par de grosses larmes qui coulèrent sur ses joues.

— Vous avez déjà été cause de la mort d'un pauvre garçon et du deuil éternel de sa mère, reprit Chesnel en voyant combien il frappait juste et qui eût frappé jusqu'à briser ce cœur pour sauver Victurnien, voulez-vous assassiner mademoiselle Armande qui ne survivrait pas huit jours à l'infamie de sa maison? Voulez-vous assassiner le pauvre Chesnel, votre ancien notaire, qui tuera le jeune comte dans sa prison avant qu'on ne l'accuse, et qui se tuera pour ne pas aller lui-même en Cour d'Assises comme coupable d'un meurtre?

— Mon ami, assez! assez! Je suis capable de tout pour étouffer une semblable affaire, mais je ne connais monsieur du Croisier tout entier que depuis quelques instants... A vous, je puis l'avouer! Il n'y a pas de ressources.

— S'il y en avait? dit Chesnel.

— Je donnerais la moitié de mon sang pour qu'il y en eût, répondit-elle en achevant sa pensée par un hochement de tête où se peignit une envie de réussir.

Semblable au premier Consul qui, vaincu dans les champs de Marengo jusqu'à cinq heures du soir, à six heures obtint la victoire par l'attaque désespérée de Desaix et par la terrible charge de Kellermann, Chesnel aperçut les éléments du triomphe au milieu des ruines. Il fallait être Chesnel, il fallait être vieux notaire, vieil intendant, avoir été petit clerc de Maître Sorbier père, il fallait les illuminations soudaines du désespoir, pour être aussi grand que Napoléon, plus grand même: cette bataille n'était pas Marengo, mais Waterloo, et Chesnel voulait vaincre les Prussiens en les voyant arrivés.

— Madame, vous de qui j'ai fait les affaires pendant vingt ans, vous l'honneur de la Bourgeoisie, comme les d'Esgrignon sont l'honneur de la Noblesse de cette province, sachez qu'il dépend maintenant de vous seule de sauver la maison d'Esgrignon. Maintenant répondez? laisserez-vous déshonorer les mânes de votre oncle, les d'Esgrignon, le pauvre Chesnel? Voulez-vous tuer mademoiselle Armande qui pleure? Voulez-vous racheter vos torts en réjouissant vos ancêtres, les intendants des ducs d'Alençon, en consolant les mânes de notre cher abbé qui, s'il pouvait sortir de son cercueil, vous commanderait de faire ce que je vous demande à genoux?

— Quoi? s'écria madame du Croisier.

— Hé! bien, voici les cent mille écus, dit-il en tirant de sa poche les paquets de billets de banque. Acceptez-les, tout sera fini.

— S'il ne s'agit que de cela, reprit-elle, et s'il n'en peut rien résulter de mauvais pour mon mari...

— Rien que de bon, dit Chesnel. Vous lui évitez les vengeances éternelles de l'Enfer au prix d'un léger désappointement ici-bas.

— Il ne sera pas compromis? demanda-t-elle en regardant Chesnel.

Chesnel lut alors dans le fond de l'âme de cette pauvre femme. Madame du Croisier hésitait entre deux religions, entre les commandements que l'Église a tracés aux épouses et ses devoirs envers le Trône et l'Autel: elle trouvait son mari blâmable, et n'osait le blâmer, elle aurait voulu pouvoir sauver les d'Esgrignon, et ne voulait rien faire contre les intérêts de son mari.

— En rien, dit Chesnel, votre vieux notaire vous le jure sur les saints Évangiles...

Chesnel n'avait plus que son salut éternel à offrir à la maison d'Esgrignon, il le risqua en commettant un horrible mensonge; mais il fallait abuser madame du Croisier ou périr. Aussitôt il rédigea lui-même et dicta à madame du Croisier un reçu de cent mille écus daté de cinq jours avant la fatale lettre de change, à une époque où il se rappela une absence faite par du Croisier qui était allé dans les biens de sa femme y ordonner des améliorations.

— Vous me jurez, dit Chesnel quand madame du Croisier eut les cent mille écus et quand il tint cette pièce, de déclarer devant le Juge d'Instruction que vous avez reçu cette somme au jour dit.

— Ne sera-ce pas un mensonge?

— Officieux, dit Chesnel.

— Je ne saurais le faire sans l'avis de mon directeur, monsieur l'abbé Couturier.

— Eh! bien, dit Chesnel, ne vous conduisez dans cette affaire que par ses conseils.

— Je vous le promets.

— Ne remettez la somme à monsieur du Croisier qu'après avoir comparu devant le Juge d'Instruction.

— Oui, dit-elle. Hélas, que Dieu me prête la force de comparaître devant la Justice humaine pour y soutenir un mensonge!

Après avoir baisé la main de madame du Croisier, Chesnel se dressa majestueusement comme un des prophètes peints par Raphaël au Vatican.

— L'âme de votre oncle tressaille de joie, vous avez à jamais effacé le tort d'avoir épousé l'ennemi du Trône et de l'Autel.

Ces paroles frappèrent vivement l'âme timorée de madame du Croisier. Chesnel pensa soudain à s'assurer de l'abbé Couturier, le directeur de la conscience de madame du Croisier. Il savait quelle opiniâtreté mettent les gens dévots dans le triomphe de leurs idées une fois qu'ils se sont avancés pour leur parti, il voulut engager le plus promptement possible l'Église dans cette lutte en la mettant de son côté; il alla donc à l'hôtel d'Esgrignon, réveilla mademoiselle Armande, lui apprit les événements de la nuit, et la lança sur la route de l'évêché pour amener le prélat lui-même sur le champ de bataille.

— Mon Dieu! tu dois sauver la maison d'Esgrignon, s'écria Chesnel en revenant chez lui à pas lents. L'affaire devient maintenant une lutte judiciaire. Nous sommes en présence d'hommes qui ont des passions et des intérêts, nous pouvons tout obtenir d'eux. Ce du Croisier a profité de l'absence du Procureur du Roi qui nous est dévoué, mais qui, depuis l'ouverture des Chambres, est à Paris. Qu'ont-ils donc fait pour empaumer le premier Substitut qui a donné suite à la plainte sans avoir consulté son chef? Demain matin, il faudra pénétrer ce mystère, étudier le terrain, et peut-être, après avoir saisi les fils de cette trame, retournerai-je à Paris afin de mettre en jeu les hautes puissances par la main de madame de Maufrigneuse.

Tels étaient les raisonnements du pauvre vieil athlète qui voyait juste, et qui se coucha quasi-mort sous le poids de tant d'émotions et de tant de fatigues. Néanmoins, avant de s'endormir, il jeta sur les magistrats qui composaient le Tribunal, un coup d'œil scrutateur qui embrassait les pensées secrètes de leurs ambitions, afin de voir quelles étaient ses chances dans cette lutte, et comment ils pouvaient être influencés. En donnant une forme succincte au long examen des consciences que fit Chesnel, il fournira peut-être un tableau de la magistrature en province.

Les juges et les gens du Roi forcés de commencer leur carrière en province où s'agitent les ambitions judiciaires, voient tous Paris à leur début, tous aspirent à briller sur ce vaste théâtre où s'élèvent les grandes causes politiques, où la magistrature est liée aux intérêts palpitants de la société. Mais ce paradis des gens de justice admet peu d'élus, et les neuf dixièmes des magistrats doivent, tôt ou tard, se caser pour toujours en province. Ainsi tout Tribunal, toute Cour royale de province offrent deux partis bien tranchés, celui des ambitions lassées d'espérer, contentes de l'excessive considération accordée en province au rôle qu'y jouent les magistrats, ou endormies par une vie tranquille; puis celui des jeunes gens et des vrais talents auxquels l'envie de parvenir que nulle déception n'a tempérée, ou que la soif de parvenir aiguillonne sans cesse, donne une sorte de fanatisme pour leur sacerdoce. A cette époque, le royalisme animait les jeunes magistrats contre les ennemis des Bourbons. Le moindre Substitut rêvait réquisitoires, appelait de tous ses vœux un de ces procès politiques qui mettaient le zèle en relief, attiraient l'attention du Ministère et faisaient avancer les gens du Roi. Qui, parmi les Parquets, ne jalousait la Cour dans le ressort de laquelle éclatait une conspiration bonapartiste? Qui ne souhaitait trouver un Caron, un Berton, une levée de boucliers? Ces ardentes ambitions, stimulées par la grande lutte des partis, appuyées sur la raison d'État et sur la nécessité de monarchiser la France, étaient lucides, prévoyantes, perspicaces; elles faisaient avec rigueur la police, espionnaient les populations et les poussaient dans la voie de l'obéissance d'où elles ne doivent pas sortir. La Justice alors fanatisée par la foi monarchique réparait les torts des anciens Parlements, et marchait d'accord avec la Religion, trop ostensiblement peut-être. Elle fut alors plus zélée qu'habile, elle pécha moins par machiavélisme que par la sincérité de ses vues qui parurent hostiles aux intérêts généraux du Pays, qu'elle essayait de mettre à l'abri des révolutions. Mais, prise dans son ensemble, la Justice contenait encore trop d'éléments bourgeois, elle était encore trop accessible aux passions mesquines du libéralisme, elle devait devenir tôt ou tard constitutionnelle et se ranger du côté de la Bourgeoisie au jour d'une lutte. Dans ce grand corps, comme dans l'Administration, il y eut de l'hypocrisie, ou pour mieux dire, un esprit d'imitation qui porte la France à toujours se modeler sur la Cour, et à la tromper ainsi très-innocemment.

Ces deux sortes de physionomies judiciaires existaient au Tribunal où s'allait décider le sort du jeune d'Esgrignon. Monsieur le président du Ronceret, un vieux juge nommé Blondet y représentaient ces magistrats, résignés à n'être que ce qu'ils sont et casés pour toujours dans leur ville. Le parti jeune et ambitieux comptait monsieur Camusot le Juge d'Instruction et monsieur Michu, nommé juge-suppléant par la protection de la maison de Cinq-Cygne, et qui devait à la première occasion entrer dans le ressort de la Cour royale de Paris.

Mis à l'abri de toute destitution par l'inamovibilité judiciaire et ne se voyant pas accueilli par l'aristocratie suivant l'importance qu'il se donnait, le président du Ronceret avait pris parti pour la Bourgeoisie en donnant à son désappointement le vernis de l'indépendance, sans savoir que ses opinions le condamnaient à rester président toute sa vie. Une fois engagé dans cette voie, il fut conduit par la logique des choses, à mettre son espérance d'avancement dans le triomphe de du Croisier et du Côté Gauche. Il ne plaisait pas plus à la Préfecture qu'à la Cour royale. Forcé de garder des ménagements avec le pouvoir, il était suspect aux Libéraux. Il n'avait ainsi de place dans aucun parti. Obligé de laisser la candidature électorale à du Croisier, il se voyait sans influence et jouait un rôle secondaire. La fausseté de sa position réagissait sur son caractère, il était aigre et mécontent. Fatigué de son ambiguïté politique, il avait résolu secrètement de se mettre à la tête du parti libéral et de dominer ainsi du Croisier. Sa conduite dans l'affaire du comte d'Esgrignon fut son premier pas dans cette carrière. Il représentait admirablement déjà cette Bourgeoisie qui offusque de ses petites passions les grands intérêts du pays, quinteuse en politique, aujourd'hui pour et demain contre le pouvoir, qui compromet tout et ne sauve rien, désespérée du mal qu'elle a fait et continuant à l'engendrer, ne voulant pas reconnaître sa petitesse, et tracassant le pouvoir en s'en disant la servante, à la fois humble et arrogante, demandant au peuple une subordination qu'elle n'accorde pas à la Royauté, inquiète des supériorités qu'elle désire mettre à son niveau, comme si la grandeur pouvait être petite, comme si le pouvoir pouvait exister sans force.

Ce Président était un grand homme sec et mince, à front fuyant, à cheveux grêles et châtains, aux yeux vairons, à teint couperosé, aux lèvres serrées. Sa voix éteinte faisait entendre le sifflement gras de l'asthme. Il avait pour femme une grande créature solennelle et dégingandée qui s'affublait des modes les plus ridicules, et se parait excessivement. La Présidente se donnait des airs de reine, elle portait des couleurs vives, et n'allait jamais au bal sans orner sa tête de ces turbans si chers aux Anglaises, et que la province cultive avec amour. Riches tous deux de quatre ou cinq mille livres de rente, ils réunissaient, avec le traitement de la présidence, une douzaine de mille francs. Malgré leur pente à l'avarice, ils recevaient un jour par semaine afin de satisfaire leur vanité. Fidèles aux vieilles mœurs de la ville où du Croisier introduisait le luxe moderne, monsieur et madame du Ronceret n'avaient fait aucun changement, depuis leur mariage, à l'antique maison où ils demeuraient, et qui appartenait à madame. Cette maison, qui avait une façade sur la cour et l'autre sur un petit jardin, présentait sur la rue un vieux pignon triangulaire et grisâtre, percé d'une croisée à chaque étage. La cour et le jardin étaient encaissés par une haute muraille, le long de laquelle s'étendaient dans le jardin une allée de marronniers et les communs dans la cour. Du côté de la rue qui longeait le jardin, s'étendait une vieille grille en fer dévorée de rouille et sur la cour, entre deux panneaux de mur, était une grande porte cochère terminée par une immense coquille. Cette coquille se retrouvait au-dessus de la porte de la façade. Là, tout était sombre, étouffé, sans air. La muraille mitoyenne offrait des jours grillés comme des fenêtres de prison. Les fleurs avaient l'air de se déplaire dans les petits carrés de ce jardinet, où les passants pouvaient voir par la grille ce qui s'y faisait. Au rez-de-chaussée, après une grande antichambre éclairée sur le jardin, on entrait dans le salon dont une des fenêtres donnait sur la rue, et qui avait un perron à porte vitrée sur le jardin. La salle à manger d'une grandeur égale à celle du salon était de l'autre côté de l'antichambre. Ces trois pièces s'harmoniaient à cet ensemble mélancolique. Les plafonds, tous coupés par ces lourdes solives peintes, ornées au milieu de quelques maigres lozanges à rosaces sculptées, brisaient le regard. Les peintures, de tons criards, étaient vieilles et enfumées. Le salon, décoré de grands rideaux en soie rouge mangée par le soleil, était garni d'un meuble de bois peint en blanc et couvert en vieille tapisserie de Beauvais à couleurs effacées. Sur la cheminée, une pendule du temps de Louis XV se voyait entre des girandoles extravagantes dont les bougies jaunes ne s'allumaient qu'aux jours où la présidente dépouillait de son enveloppe verte un vieux lustre à pendeloques de cristal de roche. Trois tables de jeu à tapis vert râpé, un trictrac suffisaient aux joies de la compagnie à laquelle madame du Ronceret accordait du cidre, des échaudés, des marrons, des verres d'eau sucrée et de l'orgeat fait chez elle. Depuis quelque temps, elle avait adopté tous les quinze jours un thé enjolivé de pâtisseries assez piteuses. Par chaque trimestre, les du Ronceret donnaient un grand dîner à trois services, tambouriné dans la ville, servi dans une détestable vaisselle, mais confectionné avec la science qui distingue les cuisinières de province. Ce repas gargantuesque durait six heures. Le Président essayait alors de lutter par une abondance d'avare avec l'élégance de du Croisier. Ainsi la vie et ses accessoires concordaient chez le Président à son caractère et à sa fausse position. Il se déplaisait chez lui sans savoir pourquoi: mais il n'osait y faire aucune dépense pour y changer l'état des choses, trop heureux de mettre tous les ans sept ou huit mille francs de côté pour pouvoir établir richement son fils Félicien qui n'avait voulu devenir ni magistrat, ni avocat, ni administrateur, et dont la fainéantise le désespérait. Le Président était sur ce point en rivalité avec son vice-président monsieur Blondet, vieux juge qui depuis longtemps avait lié son fils avec la famille Blandureau. Ces riches marchands de toiles avaient une fille unique à laquelle le président souhaitait de marier Félicien. Comme le mariage de Joseph Blondet dépendait de sa nomination aux fonctions de juge-suppléant que le vieux Blondet espérait obtenir en donnant sa démission, le président du Ronceret contrariait sourdement les démarches du juge et faisait travailler les Blandureau secrètement. Aussi, sans l'affaire du jeune comte d'Esgrignon, peut-être les Blondet auraient-ils été supplantés par l'astucieux Président, dont la fortune était bien supérieure à celle de son compétiteur.

La victime des manœuvres de ce président machiavélique, monsieur Blondet, une de ces curieuses figures enfouies en province comme de vieilles médailles dans une crypte, avait alors environ soixante-sept ans; il portait bien son âge, il était de haute taille, et son encolure rappelait les chanoines du bon temps. Son visage, percé par les mille trous de la petite vérole qui lui avait déformé le nez en le lui tournant en vrille, ne manquait pas de physionomie, il était coloré très-également d'une teinte rouge, et animé par deux petits yeux vifs, habituellement sardoniques, et par un certain mouvement satirique de ses lèvres violacées. Avocat avant la Révolution, il avait été fait Accusateur Public; mais il fut le plus doux de ces terribles fonctionnaires. Le bonhomme Blondet, on l'appelait ainsi, avait amorti l'action révolutionnaire en acquiesçant à tout et n'exécutant rien. Forcé d'emprisonner quelques nobles, il avait mis tant de lenteur à leur procès, qu'il leur fit atteindre au neuf thermidor avec une adresse qui lui avait concilié l'estime générale. Certes, le bonhomme Blondet aurait dû être Président du Tribunal; mais, lors de la réorganisation des tribunaux, il fut écarté par Napoléon dont l'éloignement pour les républicains reparaissait dans les moindres détails du gouvernement. La qualification d'ancien Accusateur Public, inscrite en marge du nom de Blondet, fit demander par l'Empereur à Cambacérès s'il n'y avait pas dans le pays quelque rejeton d'une vieille famille parlementaire à mettre à sa place. Du Ronceret, dont le père avait été Conseiller au Parlement, fut donc nommé. Malgré la répugnance de l'Empereur, l'archi-chancelier, dans l'intérêt de la justice, maintint Blondet juge, en disant que le vieil avocat était un des plus forts jurisconsultes de France. Le talent du juge, ses connaissances dans l'ancien Droit et plus tard dans la nouvelle législation eussent dû le mener fort loin; mais, semblable en ceci à quelques grands esprits, il méprisait prodigieusement ses connaissances judiciaires et s'occupait presque exclusivement d'une science étrangère à sa profession, et pour laquelle il réservait ses prétentions, son temps et ses capacités. Le bonhomme aimait passionnément l'horticulture, il était en correspondance avec les plus célèbres amateurs, il avait l'ambition de créer de nouvelles espèces, il s'intéressait aux découvertes de la botanique, il vivait enfin dans le monde des fleurs. Comme tous les fleuristes, il avait sa prédilection pour une plante choisie entre toutes, et sa favorite était le Pelargonium. Le tribunal et ses procès, sa vie réelle n'étaient donc rien auprès de la vie fantastique et pleine d'émotions que menait le vieillard, de plus en plus épris de ses innocentes sultanes. Les soins à donner à son jardin, les douces habitudes de l'horticulteur clouèrent le bonhomme Blondet dans sa serre. Sans cette passion, il eût été nommé député sous l'Empire, il eût sans doute brillé dans le Corps Législatif. Son mariage fut une autre raison de sa vie obscure. A l'âge de quarante ans, il fit la folie d'épouser une jeune fille de dix-huit ans, de laquelle il eut dans la première année de son mariage un fils nommé Joseph. Trois ans après, madame Blondet, alors la plus jolie femme de la ville, inspira au Préfet du Département une passion qui ne se termina que par sa mort. Elle eut du Préfet, au su de toute la ville et du vieux Blondet lui-même, un second fils nommé Émile. Madame Blondet, qui aurait pu stimuler l'ambition de son mari, qui aurait pu l'emporter sur les fleurs, favorisa le goût du juge pour la Botanique, et ne voulut pas plus quitter la ville que le Préfet ne voulut changer de Préfecture tant que vécut sa maîtresse. Incapable de soutenir à son âge une lutte avec une jeune femme, le magistrat se consola dans sa serre, et prit une très-jolie servante pour soigner son sérail de beautés incessamment diversifiées. Pendant que le juge dépotait, repiquait, arrosait, marcottait, greffait, mariait et panachait ses fleurs, madame Blondet dépensait son bien en toilettes et en modes pour briller dans les salons de la Préfecture; un seul intérêt, l'éducation d'Émile, qui certes appartenait encore à sa passion, pouvait l'arracher aux soins de cette belle affection, que la ville finit par admirer. Cet enfant de l'amour était aussi joli, aussi spirituel que Joseph était lourd et laid. Le vieux juge aveuglé par l'amour paternel aimait autant Joseph que sa femme chérissait Émile. Pendant douze ans, monsieur Blondet fut d'une résignation parfaite, il ferma les yeux sur les amours de sa femme en conservant une attitude noble et digne, à la façon des grands seigneurs du dix-huitième siècle; mais, comme tous les gens de goûts tranquilles, il nourrissait une haine profonde contre son fils cadet. En 1818, à la mort de sa femme, il expulsa l'intrus, en l'envoyant faire son Droit à Paris sans autre secours qu'une pension de douze cents francs, à laquelle aucun cri de détresse ne lui fit ajouter une obole. Sans la protection de son véritable père, Émile Blondet eût été perdu. La maison du juge est une des plus jolies de la ville. Située presqu'en face de la Préfecture, elle a sur la rue principale une petite cour proprette, séparée de la chaussée par une vieille grille de fer contenue entre deux pilastres en brique. Entre chacun de ces pilastres et la maison voisine se trouvent deux autres grilles assises sur de petits murs également en brique et à hauteur d'appui. Cette cour, large de dix et longue de vingt toises, est divisée en deux massifs de fleurs, par le pavé de brique qui mène de la grille à la porte de la maison. Ces deux massifs, renouvelés avec soin, offrent à l'admiration publique leurs triomphants bouquets en toute saison. Du bas de ces deux monceaux de fleurs, s'élance sur le pan des murs des deux maisons voisines un magnifique manteau de plantes grimpantes. Les pilastres sont enveloppés de chèvrefeuilles et ornés de deux vases en terre cuite, où des cactus acclimatés présentent aux regards étonnés des ignorants leurs monstrueuses feuilles hérissées de leurs piquantes défenses, qui semblent dues à une maladie botanique. La maison, bâtie en brique dont les fenêtres sont décorées d'une marge cintrée également en brique, montre sa façade simple, égayée par des persiennes d'un vert vif. Sa porte vitrée permet de voir par un long corridor au bout duquel est une autre porte vitrée, l'allée principale d'un jardin d'environ deux arpents. Les massifs de cet enclos s'aperçoivent souvent par les croisées du salon et de la salle à manger, qui correspondent entre elles comme celles du corridor. Du côté de la rue, la brique a pris depuis deux siècles une teinte de rouille et de mousse entremêlée de tons verdâtres en harmonie avec la fraîcheur des massifs et de leurs arbustes. Il est impossible au voyageur qui traverse la ville de ne pas aimer cette maison si gracieusement encaissée, fleurie, moussue jusque sur ses toits que décorent deux pigeons en poterie.

Outre cette vieille maison à laquelle rien n'avait été changé depuis un siècle, le juge possédait environ quatre mille livres de rente en terres. Sa vengeance, assez légitime, consistait à faire passer cette maison, les terres et son siège, à son fils Joseph, et la ville entière connaissait ses intentions. Il avait fait un testament en faveur de ce fils, par lequel il l'avantageait de tout ce que le Code permet à un père de donner à l'un de ses enfants, au détriment de l'autre. De plus, le bonhomme thésaurisait depuis quinze ans pour laisser à ce niais la somme nécessaire pour rembourser à son frère Émile la portion qu'on ne pouvait lui ôter. Chassé de la maison paternelle, Émile Blondet avait su conquérir une position distinguée à Paris; mais plus morale que positive. Sa paresse, son laisser-aller, son insouciance avaient désespéré son véritable père qui, destitué dans une des réactions ministérielles si fréquentes sous la Restauration, était mort presque ruiné, doutant de l'avenir d'un enfant doué par la nature des plus brillantes qualités. Émile Blondet était soutenu par l'amitié d'une demoiselle de Troisville, mariée au comte de Montcornet, et qu'il avait connue avant son mariage. Sa mère vivait encore au moment où les Troisville revinrent d'émigration. Madame Blondet tenait à cette famille par des liens éloignés, mais suffisants pour y introduire Émile. La pauvre femme pressentait l'avenir de son fils, elle le voyait orphelin, pensée qui lui rendait la mort doublement amère; aussi lui cherchait-elle des protecteurs. Elle sut lier Émile avec l'aînée des demoiselles de Troisville à laquelle il plut infiniment, mais qui ne pouvait l'épouser. Cette liaison fut semblable à celle de Paul et Virginie. Madame Blondet essaya de donner de la durée à cette mutuelle affection qui devait passer comme passent ordinairement ces enfantillages, qui sont comme les dînettes de l'amour, en montrant à son fils un appui dans la famille Troisville. Quand, déjà mourante, madame Blondet apprit le mariage de mademoiselle de Troisville avec le général Montcornet, elle vint la prier solennellement de ne jamais abandonner Émile et de le patronner dans le monde parisien où la fortune du général l'appelait à briller. Heureusement pour lui, Émile se protégea lui-même. A vingt ans, il débuta comme un maître dans le monde littéraire. Son succès ne fut pas moindre dans la société choisie où le lança son père qui d'abord put fournir aux profusions du jeune homme. Cette célébrité précoce, la belle tenue d'Émile resserrèrent peut-être les liens de l'amitié qui l'unissait à la comtesse. Peut-être madame de Montcornet, qui avait du sang russe dans les veines, sa mère était fille de la princesse Sherbellof, eût-elle renié son ami d'enfance pauvre et luttant avec tout son esprit contre les obstacles de la vie parisienne et littéraire; mais, quand vinrent les tiraillements de la vie aventureuse d'Émile, leur attachement était inaltérable de part et d'autre. En ce moment, Blondet, que le jeune d'Esgrignon avait trouvé à Paris devant lui à son premier souper, passait pour un des flambeaux du journalisme. On lui accordait une grande supériorité dans le monde politique, et il dominait sa réputation. Le bonhomme Blondet ignorait complétement la puissance que le gouvernement constitutionnel avait donnée aux journaux; personne ne s'avisait de l'entretenir d'un fils dont il ne voulait pas entendre parler; il ne savait donc rien de cet enfant maudit ni de son pouvoir.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
22 ekim 2017
Hacim:
750 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain