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Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03», sayfa 18

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L'intégrité du juge égalait sa passion pour les fleurs, il ne connaissait que le Droit. Il recevait les plaideurs, les écoutait, causait avec eux et leur montrait ses fleurs; il acceptait d'eux des graines précieuses, mais sur le siége, il devenait le juge le plus impartial du monde. Sa manière de procéder était si connue, que les plaideurs ne le venaient plus voir que pour lui remettre des pièces qui pouvaient éclairer sa religion. Personne ne cherchait à le tromper. Son savoir, ses lumières et son insouciance pour ses talents réels, le rendaient tellement indispensable à du Ronceret que, sans ses raisons matrimoniales, le Président aurait encore secrètement contrarié par tous les moyens possibles la demande du vieux juge en faveur de son fils; car, si le savant vieillard quittait le Tribunal, le Président était hors d'état de prononcer un jugement. Le bonhomme Blondet ne savait pas qu'en quelques heures, son fils Émile pouvait accomplir ses désirs. Il vivait avec une simplicité digne des héros de Plutarque. Le soir il examinait les procès, le matin il soignait ses fleurs, et pendant le jour il jugeait. La jolie servante, devenue mûre et ridée comme une pomme à Pâques, avait soin de la maison, tenue selon les us et coutumes d'une avarice rigoureuse. Mademoiselle Cadot avait toujours sur elle les clefs des armoires et du fruitier; elle était infatigable: elle allait elle-même au marché, faisait les appartements et la cuisine, et ne manquait jamais d'entendre sa messe le matin. Pour donner une idée de la vie intérieure de ce ménage, il suffira de dire que le père et le fils ne mangeaient jamais que des fruits gâtés, par suite de l'habitude qu'avait mademoiselle Cadot de toujours donner au dessert les plus avancés; que l'on ignorait la jouissance du pain frais, et qu'on y observait les jeûnes ordonnés par l'Église. Le jardinier était rationné comme un soldat, et constamment observé par cette vieille Validé, traitée avec tant de déférence, qu'elle dînait avec ses maîtres. Aussi trottait-elle continuellement de la salle à la cuisine pendant les repas. Le mariage de Joseph Blondet avec mademoiselle Blandureau avait été soumis par le père et la mère de cette héritière à la nomination de ce pauvre avocat sans cause à la place de juge-suppléant. Dans le désir de rendre son fils capable d'exercer ses fonctions, le père se tuait de lui marteler la cervelle à coups de leçons pour en faire un routinier. Le fils Blondet passait presque toutes ses soirées dans la maison de sa prétendue où, depuis son retour de Paris, Félicien du Ronceret avait été admis, sans que le vieux ni le jeune Blondet en conçussent la moindre crainte. Les principes économiques qui présidaient à cette vie mesurée avec une exactitude digne du Peseur d'Or de Gérard Dow, où il n'entrait pas un grain de sel de trop, où pas un profit n'était oublié, cédaient cependant aux exigences de la serre et du jardinage. Le jardin était la folie de Monsieur, disait mademoiselle Cadot, qui ne considérait pas son aveugle amour pour Joseph comme une folie, elle partageait à l'égard de cet enfant la prédilection du père: elle le choyait, lui reprisait ses bas, et aurait voulu voir employer à son usage l'argent mis à l'horticulture. Ce jardin, merveilleusement tenu par un seul jardinier, avait des allées sablées en sable de rivière, sans cesse ratissées, et de chaque côté desquelles ondoyaient les plates-bandes pleines des fleurs les plus rares. Là, tous les parfums, toutes les couleurs, des myriades de petits pots exposés au soleil, des lézards sur les murs, des serfouettes, des binettes enrégimentées, enfin l'attirail des choses innocentes et l'ensemble des productions gracieuses qui justifient cette charmante passion. Au bout de sa serre, le juge avait établi un vaste amphithéâtre où sur des gradins siégeaient cinq ou six mille pots de pélargonium, magnifique et célèbre assemblée que la ville et plusieurs personnes des départements circonvoisins venaient voir à sa floraison. A son passage par cette ville, l'impératrice Marie-Louise avait honoré cette curieuse serre de sa visite, et fut si fort frappée de ce spectacle qu'elle en parla à Napoléon, et l'empereur donna la croix au vieux juge. Comme le savant horticulteur n'allait dans aucune société, hormis la maison Blandureau, il ignorait les démarches faites à la sourdine par le Président. Ceux qui avaient pu pénétrer les intentions de du Ronceret, le redoutaient trop pour avertir les inoffensifs Blondet.

Quant à Michu, ce jeune homme, puissamment protégé, s'occupait beaucoup plus de plaire aux femmes de la société la plus élevée où les recommandations de la famille de Cinq-Cygne l'avaient fait admettre, que des affaires excessivement simples d'un Tribunal de province. Riche d'environ dix mille livres de rente, il était courtisé par les mères, et menait une vie de plaisirs. Il faisait son Tribunal par acquit de conscience, comme on fait ses devoirs au Collége; il opinait du bonnet, en disant à tout: — Oui, cher président. Mais, sous cet apparent laissez-aller, il cachait l'esprit supérieur d'un homme qui avait étudié à Paris et qui s'était distingué déjà comme Substitut. Habitué à traiter largement tous les sujets, il faisait rapidement ce qui occupait long-temps le vieux Blondet et le Président, auxquels il résumait souvent les questions difficiles à résoudre. Dans les conjonctures délicates, le président et le vice-président consultaient leur juge-suppléant, ils lui confiaient les délibérés épineux et s'émerveillaient toujours de sa promptitude à leur apporter une besogne où le vieux Blondet ne trouvait rien à reprendre. Protégé par l'aristocratie la plus hargneuse, jeune et riche, le juge suppléant vivait en dehors des intrigues et des petitesses départementales, il était de toutes les parties de campagne, gambadait avec les jeunes personnes, courtisait les mères, dansait au bal, et jouait comme un financier. Enfin, il s'acquittait à merveille de son rôle de magistrat fashionable, sans néanmoins compromettre sa dignité qu'il savait faire intervenir à propos, en homme d'esprit. Il plaisait infiniment par la manière franche avec laquelle il avait adopté les mœurs de la province sans les critiquer. Aussi s'efforçait-on de lui rendre supportable le temps de son exil.

Le Procureur du Roi, magistrat du plus grand talent, mais jeté dans la haute politique, imposait au Président. Sans son absence, l'affaire de Victurnien n'eût pas eu lieu. Sa dextérité, son habitude des affaires auraient tout prévenu. Le Président et du Croisier avaient profité de sa présence à la Chambre des Députés, dont il était un des plus remarquables orateurs ministériels, pour ourdir leurs trames, en estimant, avec une certaine habileté, qu'une fois la Justice saisie et l'affaire ébruitée, il n'y aurait plus aucun remède. En effet, en aucun tribunal, à cette époque, le Parquet n'eût accueilli sans un long examen, et sans peut-être en référer au Procureur-Général, une plainte en faux contre le fils aîné de l'une des plus nobles familles du royaume. En pareille circonstance, les gens de justice, de concert avec le pouvoir, eussent essayé mille transactions pour étouffer une plainte qui pouvait envoyer un jeune homme imprudent aux galères. Ils eussent agi peut-être de même pour une famille libérale considérée, à moins qu'elle ne fût trop ouvertement ennemie du trône et de l'autel. L'accueil de la plainte de du Croisier et l'arrestation du jeune comte n'avaient donc pas eu lieu facilement. Voici comment le Président et du Croisier s'y étaient pris pour arriver à leurs fins.

Monsieur Sauvager, jeune avocat royaliste, arrivé au grade judiciaire de premier Substitut à force de servilisme ministériel, régnait au Parquet en l'absence de son chef. Il dépendait de lui de lancer un réquisitoire en admettant la plainte de du Croisier. Sauvager, homme de rien et sans aucune espèce de fortune, vivait de sa place. Aussi le pouvoir comptait-il entièrement sur un homme qui attendait tout de lui. Le Président exploita cette situation. Dès que la pièce arguée de faux fut entre les mains de du Croisier, le soir même, madame la présidente du Ronceret, soufflée par son mari, eut une longue conversation avec monsieur Sauvager, auquel elle fit observer combien la carrière de la magistrature debout était incertaine: un caprice ministériel, une seule faute y tuait l'avenir d'un homme.

— Soyez homme de conscience, donnez vos conclusions contre le pouvoir quand il a tort. Vous êtes perdu. Vous pouvez, lui dit-elle, profiter en ce moment de votre position pour faire un beau mariage qui vous mettra pour toujours à l'abri des mauvaises chances, en vous donnant une fortune au moyen de laquelle vous pourrez vous caser dans la magistrature assise. L'occasion est belle. Monsieur du Croisier n'aura jamais d'enfants, tout le monde sait le pourquoi; sa fortune et celle de sa femme iront à sa nièce, mademoiselle Duval. Monsieur Duval est un maître de forges dont la bourse a déjà quelque volume, et son père, qui vit encore, a du bien. Le père et le fils ont à eux deux un million, ils le doubleront aidés par du Croisier, maintenant lié avec la haute banque et les gros industriels de Paris. Monsieur et madame Duval jeune donneront, certes, leur fille à l'homme qui sera présenté par son oncle du Croisier, en considération des deux fortunes qu'il doit laisser à sa nièce, car du Croisier fera sans doute avantager au contrat mademoiselle Duval de toute la fortune de sa femme, qui n'a pas d'héritiers. Vous connaissez la haine de du Croisier pour les d'Esgrignon, rendez-lui service, soyez son homme, accueillez une plainte en faux qu'il va vous déposer contre le jeune d'Esgrignon, poursuivez le comte immédiatement, sans consulter le Procureur du Roi. Puis, priez Dieu que, pour avoir été magistrat impartial contre le gré du pouvoir, le ministre vous destitue, votre fortune est faite! Vous aurez une charmante femme et trente mille livres de rente en dot, sans compter quatre millions d'espérance dans une dizaine d'années.

En deux soirées, le premier Substitut avait été gagné. Le Président et monsieur Sauvager avaient tenu l'affaire secrète pour le vieux juge, pour le juge suppléant, et pour le second substitut. Sûr de l'impartialité de Blondet en présence des faits, le Président avait la majorité sans compter Camusot. Mais tout manquait par la défection imprévue du juge d'instruction. Le Président voulait un jugement de mise en accusation avant que le Procureur du Roi ne fût averti. Camusot ou le second Substitut n'allaient-ils pas le prévenir?

Maintenant, en expliquant la vie intérieure du juge d'instruction Camusot, peut-être apercevra-t-on les raisons qui permettaient à Chesnel de considérer ce jeune magistrat comme acquis aux d'Esgrignon, et qui lui avaient donné la hardiesse de le suborner en pleine rue. Camusot, fils de la première femme d'un marchand de soieries de la rue des Bourdonnais, objet de l'ambition de son père, avait été destiné à la magistrature. En épousant sa femme, il avait épousé la protection d'un huissier du Cabinet du Roi, protection sourde, mais efficace, qui lui avait déjà valu sa nomination de juge, et, plus tard, celle de Juge d'Instruction. Il n'avait pas eu plus de mille écus de rente constitués par ses père et mère à son contrat; mademoiselle Thirion ne lui avait pas apporté plus de vingt mille francs de dot, c'était donc un pauvre ménage que le sien, car les appointements d'un juge en province ne s'élèvent pas au-dessus de quinze cents francs. Cependant les Juges d'instruction ont un supplément d'environ mille francs à raison des dépenses et des travaux extraordinaires de leurs fonctions. Malgré les fatigues qu'elles donnent, ces places sont assez enviées; mais elles sont révocables: aussi madame Camusot venait-elle de gronder son mari d'avoir découvert sa pensée au Président. Marie-Cécile-Amélie Thirion, depuis trois ans de mariage, s'était aperçue de la bénédiction de Dieu par la régularité de deux accouchements heureux, une fille et un garçon; mais elle suppliait Dieu de ne plus la tant bénir. Encore quelques bénédictions, et sa gêne deviendrait misère. La fortune de monsieur Camusot le père devait se faire long-temps attendre. D'ailleurs cette riche succession ne pouvait pas donner plus de huit ou dix mille francs de rente aux enfants du négociant qui étaient quatre. Puis, quand se réaliserait ce que tous les faiseurs de mariage appellent des espérances, le juge n'aurait-il pas des enfants à établir? Chacun concevra donc la situation d'une petite femme pleine de sens et de résolution, comme était madame Camusot; elle avait trop bien senti l'importance d'un faux pas fait par son mari dans sa carrière, pour ne pas se mêler des affaires judiciaires.

Enfant unique d'un ancien serviteur du roi Louis XVIII, un valet qui l'avait suivi en Italie, en Courlande, en Angleterre, et que le Roi avait récompensé par la seule place qu'il pût remplir, celle d'huissier de son cabinet par quartier, Amélie avait reçu chez elle comme un reflet de la Cour. Thirion lui dépeignait les grands seigneurs, les ministres, les personnages qu'il annonçait, introduisait, et voyait passant et repassant. Élevée comme à la porte des Tuileries, cette jeune femme avait donc pris une teinture des maximes qui s'y pratiquent, et adopté le dogme de l'obéissance absolue au pouvoir. Aussi avait-elle sagement jugé qu'en se rangeant du côté des d'Esgrignon, son mari plairait à madame la duchesse de Maufrigneuse, à deux puissantes familles desquelles son père s'appuierait, en un moment opportun, auprès du Roi. A la première occasion, Camusot pouvait être nommé juge à Paris. Cette promotion rêvée, désirée à tout moment, devait apporter six mille francs d'appointements, les douceurs d'un logement chez son père ou chez les Camusot, et tous les avantages des deux fortunes paternelles. Si l'adage: loin des yeux, loin du cœur, est vrai pour la plupart des femmes, il est vrai surtout en fait de sentiments de famille et de protections ministérielles ou royales. De tout temps les gens qui servent personnellement les rois font très-bien leurs affaires: on s'intéresse à un homme, fût-ce un valet, en le voyant tous les jours.

Madame Camusot, qui se considérait comme de passage, avait pris une petite maison dans la rue du Cygne. La ville n'est pas assez passante pour que l'industrie des appartements garnis s'y exerce. Ce ménage n'était pas d'ailleurs assez riche pour vivre dans un hôtel, comme monsieur Michu. La Parisienne avait donc été obligée d'accepter les meubles du pays. La modicité de ses revenus l'avait obligée à prendre cette maison remarquablement laide, mais qui ne manquait pas d'une certaine naïveté de détails. Appuyée à la maison voisine de manière à présenter sa façade à la cour, elle n'avait à chaque étage qu'une fenêtre sur la rue. La cour, bordée dans sa largeur par deux murailles ornées de rosiers et d'alaternes, avait au fond, en face de la maison, un hangar assis sur deux arcades en briques. Une petite porte bâtarde donnait entrée à cette sombre maison encore assombrie par un grand noyer planté au milieu de la cour. Au rez-de-chaussée, où l'on montait par un perron à double rampe et à balustrades en fer très-ouvragé, mais rongé par la rouille, se trouvait sur la rue une salle à manger, et de l'autre côté la cuisine. Le fond du corridor qui séparait ces deux chambres était occupé par un escalier en bois. Le premier étage ne se composait que de deux pièces, dont l'une servait de cabinet au magistrat, et l'autre de chambre à coucher. Le second étage en mansarde contenait également deux chambres, une pour la cuisinière et l'autre pour la femme de chambre qui gardait avec elle les enfants. Aucune pièce de la maison n'avait de plafond, toutes présentaient ces solives blanchies à la chaux, dont les entre-deux sont plafonnés de blanc-en-bourre. Les deux chambres du premier étage et la salle d'en bas avaient de ces lambris à formes contournées, où s'est exercée la patience des menuisiers du dernier siècle. Ces boiseries, peintes en gris-sale, étaient du plus triste aspect. Le cabinet du juge était celui d'un avocat de province: un grand bureau et un fauteuil d'acajou, la bibliothèque de l'étudiant en Droit, et ses meubles mesquins apportés de Paris. La chambre de madame était indigène: elle avait des ornements bleus et blancs, un tapis, un de ces mobiliers hétéroclites qui semblent à la mode et qui sont tout simplement les meubles dont les formes n'ont pas été adoptées à Paris. Quant à la salle du rez-de-chaussée, elle était ce qu'est une salle en province, nue, froide, à papiers de tenture humides et passés.

C'était dans cette chambre mesquine, sans autre vue que celle de ce noyer, de ces murs à feuillage noir et de la rue presque déserte, que passait toutes ses journées une femme assez vive et légère, habituée aux plaisirs, au mouvement de Paris, seule la plupart du temps, ou recevant des visites ennuyeuses et sottes qui lui faisaient préférer sa solitude à des caquetages vides, où le moindre trait d'esprit auquel elle se laissait aller donnait lieu à d'interminables commentaires et envenimait sa situation. Occupée de ses enfants, moins par goût que pour mettre un intérêt dans sa vie presque solitaire, elle ne pouvait exercer sa pensée que sur les intrigues qui se nouaient autour d'elle, sur les menées des gens de province, sur leurs ambitions enfermées dans des cercles étroits. Aussi pénétrait-elle promptement des mystères auxquels ne songeait pas son mari. Son hangar plein de bois, où sa femme de chambre faisait des savonnages, n'était pas ce qui frappait ses regards, quand, assise à la fenêtre de sa chambre, elle tenait à la main quelque broderie interrompue: elle contemplait Paris où tout est plaisir, où tout est plein de vie, elle en rêvait les fêtes et pleurait d'être dans cette froide prison de province. Elle se désolait d'être dans un pays paisible, où jamais il n'arriverait ni conspiration, ni grande affaire. Elle se voyait pour long-temps sous l'ombre de ce noyer.

Madame Camusot était une petite femme, grasse, fraîche, blonde, ornée d'un front très-busqué, d'une bouche rentrée, d'un menton relevé, traits que la jeunesse rendait supportables, mais qui devaient lui donner de bonne heure un air vieux. Ses yeux vifs et spirituels, mais qui exprimaient un peu trop son innocente envie de parvenir, et la jalousie que lui causait son infériorité présente, allumaient comme deux lumières dans sa figure commune, et la relevaient par une certaine force de sentiment que le succès devait éteindre plus tard. Elle usait de beaucoup d'industrie pour sa toilette, elle inventait des garnitures, elle se les brodait, elle méditait ses atours avec sa femme de chambre venue avec elle de Paris, et maintenait ainsi la réputation des Parisiennes en province. Sa causticité la rendait redoutable, elle n'était pas aimée. Avec cet esprit fin et investigateur qui distingue les femmes inoccupées, obligées d'employer leur journée, elle avait fini par découvrir les opinions secrètes du Président. Aussi conseillait-elle depuis quelque temps à Camusot de lui déclarer la guerre. L'affaire du jeune comte était une excellente occasion. Avant de venir en soirée chez monsieur du Croisier, elle n'avait pas eu de peine à démontrer à son mari, qu'en cette affaire, le premier Substitut allait contre les intentions de ses chefs. Le rôle de Camusot était de se faire un marchepied de ce procès criminel, en favorisant la maison d'Esgrignon, bien autrement puissante que le parti du Croisier.

— Sauvager n'épousera jamais mademoiselle Duval qu'on lui aura montrée en perspective, il sera la dupe des Machiavels du Val-Noble, auxquels il va sacrifier sa position. Camusot, cette affaire si malheureuse pour les d'Esgrignon et si perfidement entamée par le Président au profit de du Croisier, ne sera favorable qu'à toi, lui avait-elle dit en rentrant.

Cette rusée Parisienne avait également deviné les manœuvres secrètes du Président auprès de Blandureau, et les motifs qu'il avait de déjouer les efforts du vieux Blondet, mais elle ne voyait aucun profit à éclairer le fils ou le père sur le péril de leur situation; elle jouissait de cette comédie commencée, sans se douter de quelle importance pouvait être le secret surpris par elle de la demande faite aux Blandureau par le successeur de Chesnel en faveur de Félicien du Ronceret. Dans le cas où la position de son mari serait menacée par le Président, madame Camusot savait pouvoir menacer à son tour le Président en éveillant l'attention de l'horticulteur sur le rapt projeté de la fleur qu'il voulait transplanter chez lui.

Sans pénétrer, comme madame Camusot, les moyens par lesquels du Croisier et le Président avaient gagné le premier Substitut, Chesnel, en examinant ces diverses existences et ces intérêts groupés autour des fleurs de lis du Tribunal, compta sur le Procureur du Roi, sur Camusot et sur monsieur Michu. Deux juges pour les d'Esgrignon paralysaient tout. Enfin, le notaire connaissait trop bien les désirs du vieux Blondet pour ne pas savoir que si son impartialité pouvait fléchir, ce serait pour l'œuvre de toute sa vie, pour la nomination de son fils à la place de juge suppléant. Ainsi Chesnel s'endormit plein d'espérance en se promettant d'aller voir monsieur Blondet, pour lui offrir de réaliser les espérances qu'il caressait depuis si long-temps, en l'éclairant sur les perfidies du président du Ronceret. Après avoir gagné le vieux juge, il irait parlementer avec le Juge d'Instruction auquel il espérait pouvoir prouver, sinon l'innocence, au moins l'imprudence de Victurnien, et réduire l'affaire à une simple étourderie de jeune homme. Chesnel ne dormit ni paisiblement ni long-temps; car, avant le jour, sa gouvernante l'éveilla pour lui présenter le plus séduisant personnage de cette histoire, le plus adorable jeune homme du monde, madame la duchesse de Maufrigneuse, venue seule en calèche, et habillée en homme.

— J'arrive pour le sauver ou pour périr avec lui, dit-elle au notaire qui croyait rêver. J'ai cent mille francs que le Roi m'a donnés sur sa Cassette pour acheter l'innocence de Victurnien, si son adversaire est corruptible. Si nous échouons, j'ai du poison pour le soustraire à tout, même à l'accusation. Mais nous n'échouerons pas. Le Procureur du Roi, que j'ai fait avertir de ce qui se passe, me suit: il n'a pu venir avec moi, il a voulu prendre les ordres du Garde des Sceaux.

Chesnel rendit scène pour scène à la duchesse: il s'enveloppa de sa robe de chambre et tomba à ses pieds qu'il baisa, non sans demander pardon de l'oubli que la joie lui faisait commettre.

— Nous sommes sauvés, criait-il tout en donnant des ordres à Brigitte pour qu'elle préparât ce dont pouvait avoir besoin la duchesse après une nuit passée à courir la poste.

Il fit un appel au courage de la belle Diane, en lui démontrant la nécessité d'aller chez le Juge d'Instruction au petit jour, afin que personne ne fût dans le secret de cette démarche, et ne pût même présumer que la duchesse de Maufrigneuse fût venue.

— N'ai-je pas un passe-port en règle? dit-elle en lui montrant une feuille où elle était désignée comme monsieur le vicomte Félix de Vandenesse, Maître des Requêtes et Secrétaire particulier du Roi. Ne sais-je pas bien jouer mon rôle d'homme? reprit-elle en rehaussant les faces de sa perruque à la Titus et agitant sa cravache.

— Ah! madame la duchesse, vous êtes un ange! s'écria Chesnel les larmes aux yeux. (Elle devait toujours être un ange, même en homme!) Boutonnez votre redingote, enveloppez-vous jusqu'au nez dans votre manteau, prenez mon bras, et courons chez Camusot avant que personne ne puisse nous rencontrer.

— Je verrai donc un homme qui s'appelle Camusot? dit-elle.

— Et qui a le nez de son nom, répondit Chesnel.

Quoiqu'il eût la mort au cœur, le vieux notaire jugea nécessaire d'obéir à tous les caprices de la duchesse, de rire quand elle rirait, de pleurer avec elle; mais il gémit de la légèreté d'une femme qui, tout en accomplissant une grande chose, y trouvait néanmoins matière à plaisanter. Que n'aurait-il pas fait pour sauver le jeune homme? Pendant que Chesnel s'habilla, madame de Maufrigneuse dégusta la tasse de café à la crème que Brigitte lui servit, et convint de la supériorité des cuisinières de province sur les Chefs de Paris, qui dédaignent ces menus détails si importants pour les gourmets. Grâce aux prévoyances que nécessitaient les goûts de son maître pour la bonne chère, Brigitte avait pu offrir à la duchesse une excellente collation. Chesnel et son gentil compagnon se dirigèrent vers la maison de monsieur et madame Camusot.

— Ah! il y a une madame Camusot, dit la duchesse, l'affaire pourra s'arranger.

— Et d'autant mieux, lui répondit Chesnel, que madame s'ennuie assez visiblement d'être parmi nous autres provinciaux, elle est de Paris.

— Ainsi nous ne devons pas avoir de secret pour elle.

— Vous serez juge de ce qu'il faudra taire ou révéler, dit humblement Chesnel. Je crois qu'elle sera très-flattée de donner l'hospitalité à la duchesse de Maufrigneuse. Pour ne rien compromettre, il vous faudra sans doute rester chez elle jusqu'à la nuit, à moins que vous n'y trouviez des inconvénients.

— Est-elle bien, madame Camusot? demanda la duchesse d'un air fat.

— Elle est un peu la reine chez elle, répondit le notaire.

— Elle doit alors se mêler des affaires du Palais, reprit la duchesse. Il n'y a qu'en France, cher monsieur Chesnel, que l'on voit les femmes si bien épouser leurs maris qu'elles en épousent les fonctions, le commerce ou les travaux. En Italie, en Angleterre, en Espagne, les femmes se font un point d'honneur de laisser leurs maris se débattre avec les affaires; elles mettent à les ignorer la même persévérance que nos bourgeoises françaises déploient pour être au fait des affaires de la communauté. N'est-ce pas ainsi que vous appelez cela judiciairement? D'une jalousie incroyable, en fait de politique conjugale, les Françaises veulent tout savoir. Aussi, dans les moindres difficultés de la vie en France, sentez-vous la main de la femme qui conseille, guide, éclaire son mari. La plupart des hommes ne s'en trouvent pas mal, en vérité. En Angleterre, un homme marié pourrait être mis vingt-quatre heures en prison pour dettes, sa femme, à son retour, lui ferait une scène de jalousie.

— Nous sommes arrivés sans avoir fait la moindre rencontre, dit Chesnel. Madame la duchesse, vous devez avoir d'autant plus d'empire ici, que le père de madame Camusot est un huissier du Cabinet du Roi, nommé Thirion.

— Et le roi n'y a pas songé! il ne pense à rien, s'écria-t-elle. Thirion nous a introduits, le prince de Cadignan, monsieur de Vandenesse et moi! Nous sommes les maîtres céans. Combinez bien tout avec le mari pendant que je vais parler à la femme.

La femme de chambre, qui lavait, débarbouillait, habillait les deux enfants, introduisit les deux étrangers dans la petite salle sans feu.

— Allez porter cette carte à votre maîtresse, dit la duchesse à l'oreille de la femme de chambre, et ne la laissez lire qu'à elle. Si vous êtes discrète, on vous récompensera, ma petite.

La femme de chambre demeura comme frappée de la foudre en entendant cette voix de femme et voyant cette délicieuse figure de jeune homme.

— Éveillez monsieur Camusot, lui dit Chesnel, et dites que je l'attends pour une affaire importante.

La femme de chambre monta. Quelques instants après, madame Camusot s'élança en peignoir à travers les escaliers, et introduisit le bel étranger après avoir poussé Camusot, en chemise, dans son cabinet avec tous ses vêtements, en lui ordonnant de s'habiller et de l'y attendre. Ce coup de théâtre avait été produit par la carte où était gravé: MADAME LA DUCHESSE DE MAUFRIGNEUSE. La fille de l'huissier du Cabinet du Roi avait tout compris.

— Eh! bien, monsieur Chesnel, ne dirait-on pas que le tonnerre vient de tomber ici? s'écria la femme de chambre à voix basse. Monsieur s'habille dans son cabinet, vous pouvez y monter.

— Silence sur tout ceci, répondit le notaire.

Chesnel, en se sentant appuyé par une grande dame qui avait l'assentiment verbal du Roi aux mesures à prendre pour sauver le comte d'Esgrignon, prit un air d'autorité qui le servit auprès de Camusot beaucoup mieux que l'air humble avec lequel il l'aurait entretenu, s'il eût été seul et sans secours.

— Monsieur, lui dit-il, mes paroles hier au soir ont pu vous étonner, mais elles sont sérieuses. La maison d'Esgrignon compte sur vous pour bien instruire une affaire d'où elle doit sortir sans tache.

— Monsieur, répondit le juge, je ne relèverai point ce qu'il y a de blessant pour moi et d'attentatoire à la Justice dans vos paroles, car, jusqu'à un certain point, votre position près de la maison d'Esgrignon l'excuse. Mais...

— Monsieur, pardonnez-moi de vous interrompre, dit Chesnel. Je viens vous dire des choses que vos supérieurs pensent et n'osent pas avouer, mais que les gens d'esprit devinent, et vous êtes homme d'esprit. A supposer que le jeune homme eût agi imprudemment, croyez-vous que le Roi, que la Cour, que le Ministère fussent flattés de voir un nom comme celui des d'Esgrignon traîné à la Cour d'Assises? Est-il dans l'intérêt, non-seulement du royaume, mais du pays, que les maisons historiques tombent? L'égalité, aujourd'hui le grand mot de l'Opposition, ne trouve-t-elle pas une garantie dans l'existence d'une haute aristocratie consacrée par le temps? Eh! bien, non seulement il n'y a pas eu la moindre imprudence, mais nous sommes des innocents tombés dans un piége.

— Je suis curieux de savoir comment! dit le juge.

— Monsieur, reprit Chesnel, pendant deux ans, le sieur du Croisier a constamment laissé tirer sur lui pour de fortes sommes par monsieur le comte d'Esgrignon. Nous produirons des traites pour plus de cent mille écus, constamment acquittées par lui, et dont les sommes ont été remises par moi... saisissez-bien ceci?.. soit avant, soit après l'échéance. Monsieur le comte d'Esgrignon est en mesure de présenter un reçu de la somme tirée par lui, antérieur à l'effet argué de faux? ne reconnaîtrez-vous pas alors dans la plainte une œuvre de haine et de parti? n'est-ce pas une odieuse calomnie que cette accusation portée par les adversaires les plus dangereux du trône et de l'autel contre l'héritier d'une vieille famille? Il n'y a pas eu plus de faux dans cette affaire qu'il ne s'en est fait dans mon Étude. Mandez par devers vous madame du Croisier, laquelle ignore encore la plainte en faux, elle vous déclarera que je lui ai porté les fonds, et qu'elle les a gardés pour les remettre à son mari absent qui ne les lui réclame pas. Interrogez du Croisier à ce sujet? il vous dira qu'il ignore ma remise à madame du Croisier.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
22 ekim 2017
Hacim:
750 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain