Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03», sayfa 19
— Monsieur, répondit le Juge d'Instruction, vous pouvez émettre de pareilles assertions dans le salon de monsieur d'Esgrignon ou chez des gens qui ne connaissent pas les affaires, on y ajoutera foi; mais un Juge d'Instruction, à moins d'être imbécile, ne croira pas qu'une femme aussi soumise à son mari que l'est madame du Croisier, conserve en ce moment dans son secrétaire cent mille écus sans en rien dire à son mari, ni qu'un vieux notaire n'ait pas instruit monsieur du Croisier de cette remise, à son retour en ville.
— Le vieux notaire était allé à Paris, monsieur, pour arrêter le cours des dissipations du jeune homme.
— Je n'ai pas encore interrogé le comte d'Esgrignon, reprit le juge, ses réponses éclaireront ma religion.
— Il est au secret? demanda le notaire.
— Oui, répondit le juge.
— Monsieur, s'écria Chesnel qui vit le danger, l'Instruction peut être conduite pour ou contre nous; mais vous choisirez ou de constater, d'après la déposition de madame du Croisier, la remise des valeurs antérieurement à l'effet, ou d'interroger un pauvre jeune homme inculpé qui, dans son trouble, peut ne se souvenir de rien et se compromettre. Vous chercherez le plus croyable ou de l'oubli d'une femme ignorante en affaires, ou d'un faux commis par un d'Esgrignon.
— Il ne s'agit pas de tout cela, reprit le juge, il s'agit de savoir si monsieur le comte d'Esgrignon a converti le bas d'une lettre que lui adressait du Croisier en une lettre de change.
— Eh! il le pouvait, s'écria tout à coup madame Camusot qui entra vivement, suivie du bel inconnu. Monsieur Chesnel avait remis les fonds... Elle se pencha vers son mari. — Tu seras juge-suppléant à Paris à la première vacance, tu sers le Roi lui-même dans cette affaire, j'en ai la certitude, on ne t'oubliera pas, lui dit-elle à l'oreille. Tu vois dans ce jeune homme la duchesse de Maufrigneuse, tâche de ne jamais dire que tu l'as vue, et fais tout pour le jeune comte, hardiment.
— Messieurs, dit le juge, quand l'Instruction serait conduite dans le sens favorable à l'innocence du jeune comte, puis-je répondre du jugement à intervenir? Monsieur Chesnel et toi, ma bonne, vous connaissez les dispositions de monsieur le Président.
— Ta, ta, ta, dit madame Camusot, va voir toi-même ce matin monsieur Michu, et apprends-lui l'arrestation du jeune comte, vous serez déjà deux contre deux, j'en réponds. Michu est de Paris, lui! et tu connais son dévouement pour la noblesse. Bon chien chasse de race.
En ce moment, mademoiselle Cadot fit entendre sa voix à la porte, en disant qu'elle apportait une lettre pressée. Le juge sortit et rentra, en lisant ces mots:
Monsieur le vice-président du Tribunal prie monsieur Camusot de siéger à l'audience de ce jour et des jours suivants, pour que le Tribunal soit au complet pendant l'absence de monsieur le président. Il lui fait ses compliments.
— Plus d'instruction de l'affaire d'Esgrignon, s'écria madame Camusot. Ne te l'avais-je pas dit, mon ami, qu'ils te joueraient quelque mauvais tour? Le Président est allé te calomnier auprès du Procureur-Général et du Président de la Cour. Avant que tu puisses instruire l'affaire, tu seras changé. Est ce clair?
— Vous resterez, monsieur, dit la duchesse, le Procureur du Roi arrivera, je l'espère, à temps.
— Quand le Procureur du Roi viendra, dit avec feu la petite madame Camusot, il doit trouver tout fini. Oui, mon cher, oui, dit-elle en regardant son mari stupéfait. Ah! vieil hypocrite de Président, tu joues au plus fin avec nous, tu t'en souviendras! Tu veux nous servir un plat de ton métier, tu en auras deux apprêtés par la main de ta servante, Cécile-Amélie Thirion. Pauvre bonhomme Blondet! il est heureux pour lui que le Président soit en voyage pour nous faire destituer, son grand dadais de fils épousera mademoiselle Blandureau. Je vais aller retourner les semis au père Blondet. Toi, Camusot, va chez monsieur Michu pendant que madame la duchesse et moi nous irons trouver le vieux Blondet. Attends-toi à entendre dire par toute la ville que je me suis promenée ce matin avec un amant.
Madame Camusot donna le bras à la duchesse, et l'emmena par les endroits déserts de la ville pour arriver sans mauvaise rencontre à la porte du vieux juge. Chesnel alla pendant ce temps conférer avec le jeune comte à la prison, où Camusot le fit introduire en secret. Les cuisinières, les domestiques, et autres gens levés de bonne heure en province, qui virent madame Camusot et la duchesse dans des chemins détournés prirent le jeune homme pour un amant venu de Paris. Comme Cécile-Amélie l'avait prévu, le soir, la nouvelle de ses déportements circulait dans la ville, et y occasionnait plus d'une médisance. Madame Camusot et son amant prétendu trouvèrent le vieux Blondet dans sa serre, il salua la femme de son collègue et son compagnon en jetant sur ce charmant jeune homme un regard inquiet et scrutateur.
— J'ai l'honneur de vous présenter un des cousins de mon mari, dit-elle à monsieur Blondet en lui montrant la duchesse, un des horticulteurs les plus distingués de Paris, qui revient de Bretagne, et ne peut passer que cette journée avec nous. Monsieur a entendu parler de vos fleurs et de vos arbustes, et j'ai pris la liberté de venir de grand matin.
— Ah! monsieur est horticulteur, dit le vieux juge.
La duchesse s'inclina sans parler.
— Voici, dit le juge, mon cafier et mon arbre à thé.
— Pourquoi donc, dit madame Camusot, monsieur le Président est-il parti? Je gage que son absence concerne monsieur Camusot.
— Précisément. Voici, monsieur, le cactus le plus original qui existe, dit-il en montrant dans un pot une plante qui avait l'air d'un rotin couvert de lèpre, il vient de la Nouvelle-Hollande. Vous êtes bien jeune, monsieur, pour être horticulteur.
— Quittez vos fleurs, cher monsieur Blondet, dit madame Camusot, il s'agit de vous, de vos espérances, du mariage de votre fils avec mademoiselle Blandureau. Vous êtes la dupe du Président.
— Bah! dit le juge d'un air incrédule.
— Oui, reprit-elle. Si vous cultiviez un peu plus le monde, et un peu moins vos fleurs, vous sauriez que la dot et les espérances que vous avez plantées, arrosées, binées, sarclées, sont sur le point d'être cueillies par des mains rusées.
— Madame!..
— Ah! personne en ville n'aura le courage de rompre en visière au Président en vous avertissant. Moi, qui ne suis pas de la ville, et qui, grâce à ce brave jeune homme, irai bientôt à Paris, je vous apprends que le successeur de Chesnel a formellement demandé la main de Claire Blandureau pour le petit du Ronceret, à qui ses père et mère donnent cinquante mille écus. Quant à Félicien, il promet de se faire recevoir avocat pour être nommé juge.
Le vieux juge laissa tomber le pot qu'il avait à la main pour le montrer à la duchesse.
— Ah! mon cactus! ah! mon fils! Mademoiselle Blandureau!.. Tiens, la fleur du cactus est cassée!
— Non, tout peut s'arranger, lui dit madame Camusot en riant. Si vous voulez voir votre fils juge dans un mois d'ici, nous allons vous dire comment il faut vous y prendre...
— Monsieur, passez là, vous verrez mes pélargonium, un spectacle magique à la floraison. Pourquoi, dit-il à madame Camusot, me parlez-vous de ces affaires devant votre cousin?
— Tout dépend de lui, riposta madame Camusot. La nomination de votre fils est à jamais perdue si vous dites un mot de ce jeune homme.
— Bah!
— Ce jeune homme est une fleur.
— Ah!
— C'est la duchesse de Maufrigneuse, envoyée par le Roi pour sauver le jeune d'Esgrignon, arrêté hier par suite d'une plainte en faux portée par du Croisier. Madame la duchesse a la parole du Garde des Sceaux, il ratifiera les promesses qu'elle nous fera...
— Mon cactus est sauvé! dit le juge qui examinait sa plante précieuse. Allez, j'écoute.
— Consultez-vous avec Camusot et Michu pour étouffer l'affaire au plus tôt, et votre fils sera nommé. Sa nomination arrivera alors assez à temps pour vous permettre de déjouer les intrigues des du Ronceret auprès des Blandureau. Votre fils sera mieux que juge-suppléant, il aura la succession de monsieur Camusot dans l'année. Le Procureur du Roi arrive aujourd'hui, monsieur Sauvager sera sans doute forcé de donner sa démission, à cause de sa conduite dans cette affaire. Mon mari vous montrera des pièces au Palais qui établissent l'innocence du comte, et qui prouvent que le faux est un guet-apens tendu par du Croisier.
Le vieux juge entra dans le cirque olympique de ses six mille pélargonium, et y salua la duchesse.
— Monsieur, dit-il, si ce que vous voulez est légal, cela pourra se faire.
— Monsieur, répondit la duchesse, remettez votre démission demain à monsieur Chesnel, je vous promets de vous faire envoyer dans la semaine la nomination de votre fils, mais ne la donnez qu'après avoir entendu monsieur le Procureur du Roi vous confirmer mes paroles. Vous vous comprenez mieux entre vous autres gens de justice. Seulement faites-lui savoir que la duchesse de Maufrigneuse vous a engagé sa parole. Silence sur mon voyage ici, dit-elle.
Le vieux juge lui baisa la main, et se mit à cueillir sans pitié les plus belles fleurs qu'il lui offrit.
— Y pensez-vous! donnez-les à madame, lui dit la duchesse, il n'est pas naturel de voir des fleurs à un homme qui donne le bras à une jolie femme.
— Avant d'aller au Palais, lui dit madame Camusot, allez vous informer chez le successeur de Chesnel des propositions faites par lui au nom de monsieur et de madame du Ronceret.
Le vieux juge, ébahi de la duplicité du Président, resta planté sur ses jambes, à sa grille, en regardant les deux femmes qui se sauvèrent par les chemins détournés. Il voyait crouler l'édifice si péniblement bâti durant dix années pour son enfant chéri. Était-ce possible? il soupçonna quelque ruse et courut chez le successeur de Chesnel. A neuf heures et demie, avant l'audience, le vice-président Blondet, le juge Camusot et Michu se trouvèrent avec une remarquable exactitude dans la Chambre du Conseil, dont la porte fut fermée avec soin par le vieux juge en voyant entrer Camusot et Michu qui vinrent ensemble.
— Hé bien! monsieur le vice-président, dit Michu, monsieur Sauvager a requis un mandat contre un comte d'Esgrignon, sans consulter le Procureur du Roi, pour servir la passion d'un du Croisier, un ennemi du gouvernement du Roi. C'est un vrai cen-dessus-dessous. Le Président, de son côté, part pour arrêter l'Instruction! Et nous ne savons rien de ce procès? Voulait-on par hasard nous forcer la main?
— Voici le premier mot que j'entends sur cette affaire, dit le vieux juge furieux de la démarche faite par le Président chez les Blandureau.
Le successeur de Chesnel, l'homme des du Ronceret, venait d'être victime d'une ruse inventée par le vieux juge pour savoir la vérité, il avait avoué le secret.
— Heureusement que nous vous en parlons, mon cher maître, dit Camusot à Blondet, autrement vous auriez pu renoncer à asseoir jamais votre fils sur les fleurs de lis, et à le marier à mademoiselle Blandureau.
— Mais il ne s'agit pas de mon fils, ni de son mariage, dit le juge, il s'agit du jeune comte d'Esgrignon: est-il ou n'est-il pas coupable?
— Il paraît, dit monsieur Michu, que les fonds auraient été remis à madame du Croisier par Chesnel, on a fait un crime d'une simple irrégularité. Le jeune homme aurait, suivant la plainte, pris un bas de lettre où était la signature de du Croisier pour la convertir en un effet sur les Keller.
— Une imprudence! dit Camusot.
— Mais si du Croisier avait encaissé la somme, dit Blondet, pourquoi s'est-il plaint?
— Il ne sait pas encore que la somme a été remise à sa femme, ou il feint de ne pas le savoir, dit Camusot.
— Vengeance de gens de province, dit Michu.
— Ça m'a pourtant l'air d'être un faux, dit le vieux Blondet.
— Vous croyez, dit Camusot. Mais d'abord, en supposant que le jeune comte n'ait pas eu le droit de tirer sur du Croisier, il n'y aurait pas imitation de signature. Mais il s'est cru ce droit par l'avis que Chesnel lui a donné d'un versement opéré par lui Chesnel.
— Eh! bien, où voyez-vous donc un faux? dit le vieux juge. L'essence du faux, en matière civile, est de constituer un dommage à autrui.
— Ah! il est clair, en tenant la version de du Croisier pour vraie, que la signature a été détournée de sa destination afin de toucher la somme au mépris d'une défense faite par du Croisier à ses banquiers, dit Camusot.
— Ceci, messieurs, dit Blondet, me paraît une misère, une vétille. Vous aviez la somme, je devais attendre peut-être un titre de vous; mais, moi, comte d'Esgrignon, j'étais dans un besoin urgent, j'ai... Allons donc! votre plainte est de la passion, de la vengeance! Pour qu'il y ait faux, le législateur a voulu l'intention de soustraire une somme, de se faire attribuer un profit quelconque auquel on n'aurait pas droit. Il n'y a eu de faux ni dans les termes de la loi romaine, ni dans l'esprit de la jurisprudence actuelle, toujours en nous tenant dans le Civil, car il ne s'agit pas ici de faux en écriture publique ou authentique. En matière privée, le faux entraîne une intention de voler, mais ici, où est le vol? Dans quel temps vivons-nous, messieurs? Le Président nous quitte pour faire manquer une Instruction qui devrait être finie! Je ne connais monsieur le Président que d'aujourd'hui, mais je lui payerai l'arriéré de mon erreur; il minutera désormais ses jugements lui-même. Vous devez mettre à ceci la plus grande célérité, monsieur Camusot.
— Oui. Mon avis, dit Michu, est au lieu d'une mise en liberté sous caution, de tirer de là ce jeune homme immédiatement. Tout dépend des interrogations à poser à du Croisier et à sa femme. Vous pouvez les mander pendant l'audience, monsieur Camusot, recevoir leurs dépositions avant quatre heures, faire votre rapport cette nuit, et nous jugerons l'affaire demain avant l'audience.
— Pendant que les avocats plaideront, nous conviendrons de la marche à suivre, dit Blondet à Camusot.
Les trois juges entrèrent en séance après avoir revêtu leurs robes.
A midi, Monseigneur et mademoiselle Armande étaient arrivés à l'hôtel d'Esgrignon où se trouvaient déjà Chesnel et monsieur Couturier. Après une conférence assez courte entre le directeur de madame du Croisier et le prélat, le prêtre alla sur-le-champ chez sa pénitente.
A onze heures du matin, du Croisier reçut un mandat de comparution qui le mandait, entre une heure et deux, dans le cabinet du Juge d'Instruction. Il y vint, en proie à des soupçons légitimes. Le Président, incapable de prévoir l'arrivée de la duchesse de Maufrigneuse, celle du Procureur du Roi, ni la confédération subite des trois juges, avait oublié de tracer à du Croisier un plan de conduite au cas où l'Instruction commencerait. Ni l'un ni l'autre ne crurent à tant de célérité. Du Croisier s'empressa d'obéir au mandat, afin de connaître les dispositions de monsieur Camusot. Il fut donc obligé de répondre. Le juge lui adressa sommairement les six interrogations suivantes: — L'effet argué de faux, ne portait-il pas une signature vraie? — Avait-il eu, avant cet effet, des affaires avec monsieur le comte d'Esgrignon? — Monsieur le comte d'Esgrignon n'avait-il pas tiré sur lui des lettres de change avec ou sans avis? — N'avait-il pas écrit une lettre par laquelle il autorisait monsieur d'Esgrignon à toujours faire fond sur lui? — Chesnel n'avait-il pas plusieurs fois déjà soldé ses comptes? — N'avait-il pas été absent à telle époque?
Ces questions furent résolues affirmativement par du Croisier. Malgré des explications verbeuses, le juge ramenait toujours le banquier à l'alternative d'un oui ou d'un non. Quand les demandes et les réponses furent consignées au procès-verbal, le juge termina par cette foudroyante interrogation: — Du Croisier savait-il que l'argent de l'effet argué de faux était déposé chez lui, suivant une déclaration de Chesnel et une lettre d'avis dudit Chesnel au comte d'Esgrignon, cinq jours avant la date de l'effet?
Cette dernière question épouvanta du Croisier. Il demanda ce que signifiait un pareil interrogatoire. S'il était, lui, le coupable et monsieur le comte d'Esgrignon le plaignant? Il fit observer que si les fonds étaient chez lui, il n'eût pas rendu de plainte.
— La Justice s'éclaire, dit le juge en le renvoyant non sans avoir constaté cette dernière observation de du Croisier.
— Mais, monsieur, les fonds...
— Les fonds sont chez vous, dit le juge.
Chesnel, également cité, comparut pour expliquer l'affaire. La véracité de ses assertions fut corroborée par la déposition de madame du Croisier. Le juge avait déjà interrogé le comte d'Esgrignon qui, soufflé par Chesnel, produisit la première lettre par laquelle du Croisier lui écrivait de tirer sur lui, sans lui faire l'injure de déposer les fonds d'avance. Puis il déposa une lettre écrite par Chesnel, par laquelle le notaire le prévenait du versement des cent mille écus chez monsieur du Croisier. Avec de pareils éléments, l'innocence du jeune comte devait triompher devant le Tribunal. Quand du Croisier revint du Palais chez lui, son visage était blanc de colère, et sur ses lèvres frissonnait la légère écume d'une rage concentrée. Il trouva sa femme assise dans son salon, au coin de la cheminée, et lui faisant des pantoufles en tapisserie; elle trembla quand elle leva les yeux sur lui, mais elle avait pris son parti.
— Madame, s'écria du Croisier en balbutiant, quelle déposition avez-vous faite devant le juge? Vous m'avez déshonoré, perdu, trahi.
— Je vous ai sauvé, monsieur, répondit-elle. Si vous avez l'honneur de vous allier un jour aux d'Esgrignon, par le mariage de votre nièce avec le jeune comte, vous le devrez à ma conduite d'aujourd'hui.
— Miracle! l'ânesse de Balaam a parlé, s'écria-t-il, je ne m'étonnerai plus de rien. Et où sont les cent mille écus que monsieur Camusot dit être chez moi?
— Les voici, répondit-elle en tirant le paquet des billets de banque de dessous le coussin de sa bergère. Je n'ai point commis de péché mortel en déclarant que monsieur Chesnel me les avait remis.
— En mon absence?
— Vous n'étiez pas là.
— Vous me le jurez par votre salut éternel?
— Je le jure, dit-elle d'une voix calme.
— Pourquoi ne m'avoir rien dit? demanda-t-il.
— J'ai eu tort en ceci, répondit sa femme, mais ma faute tourne à votre avantage. Votre nièce sera quelque jour marquise d'Esgrignon et peut-être serez-vous Député si vous vous conduisez bien dans cette déplorable affaire. Vous êtes allé trop loin, sachez revenir.
Du Croisier se promena dans son salon en proie à une horrible agitation, et sa femme attendit, dans une agitation égale, le résultat de cette promenade. Enfin, du Croisier sonna.
— Je ne recevrai personne ce soir, fermez la grande porte, dit-il à son valet de chambre. A tous ceux qui viendront vous direz que madame et moi nous sommes à la campagne. Nous partirons aussitôt après le dîner, que vous avancerez d'une demi-heure.
Dans la soirée, tous les salons, les petits marchands, les pauvres, les mendiants, la noblesse, le commerce, toute la ville enfin parlait de la grande nouvelle: l'arrestation du comte d'Esgrignon soupçonné d'avoir commis un faux. Le comte d'Esgrignon irait en Cour d'Assises, il serait condamné, marqué. La plupart des personnes à qui l'honneur de la maison d'Esgrignon était cher, niaient le fait. Quand il fit nuit, Chesnel vint prendre chez madame Camusot le jeune inconnu qu'il conduisit à l'hôtel d'Esgrignon où mademoiselle Armande l'attendait. La pauvre fille mena chez elle la belle Maufrigneuse, à laquelle elle donna son appartement. Monseigneur l'évêque occupait celui de Victurnien. Quand la noble Armande se vit seule avec la duchesse, elle lui jeta le plus déplorable regard.
— Vous deviez bien votre secours au pauvre enfant qui s'est perdu pour vous, madame, dit-elle, un enfant à qui tout le monde ici se sacrifie.
La duchesse avait déjà jeté son coup d'œil de femme sur la chambre de mademoiselle d'Esgrignon, et y avait vu l'image de la vie de cette sublime fille: vous eussiez dit de la cellule d'une religieuse, à voir cette pièce nue, froide et sans luxe. La duchesse, émue en contemplant le passé, le présent et l'avenir de cette existence, en reconnaissant le contraste inouï qu'y produisait sa présence, ne put retenir des larmes qui roulèrent sur ses joues et lui servirent de réponse.
— Ah! j'ai tort, pardonnez-moi, madame la duchesse? reprit la chrétienne qui l'emporta sur la tante de Victurnien, vous ignoriez notre misère, mon neveu était incapable de vous l'avouer. D'ailleurs, en vous voyant, tout se conçoit, même le crime!
Mademoiselle Armande, sèche et maigre, pâle, mais belle comme une de ces figures effilées et sévères que les peintres allemands ont seuls su faire, eut aussi les yeux mouillés.
— Rassurez-vous, cher ange, dit enfin la duchesse, il est sauvé.
— Oui, mais l'honneur, mais son avenir! Chesnel me l'a dit: le Roi sait la vérité.
— Nous songerons à réparer le mal, dit la duchesse.
Mademoiselle Armande descendit au salon, et trouva le Cabinet des Antiques au grand complet. Autant pour fêter Monseigneur que pour entourer le marquis d'Esgrignon, chacun des habitués était venu. Chesnel, posté dans l'antichambre, recommandait à chaque arrivant le plus profond silence sur la grande affaire, afin que le vénérable marquis n'en sût jamais rien. Le loyal Franc était capable de tuer son fils ou de tuer du Croisier; dans cette circonstance, il lui aurait fallu un criminel d'un côté ou de l'autre. Par un singulier hasard, le marquis, heureux du retour de son fils à Paris, parla plus qu'à l'ordinaire de Victurnien. Victurnien allait être placé bientôt par le Roi, le Roi s'occupait enfin des d'Esgrignon. Chacun, la mort dans l'âme, exaltait la bonne conduite de Victurnien. Mademoiselle Armande préparait les voies à la soudaine apparition de son neveu, en disant à son frère que Victurnien viendrait sans doute les voir et qu'il devait être en route.
— Bah! dit le marquis debout devant sa cheminée, s'il fait bien ses affaires là où il est, il doit y rester, et ne pas songer à la joie que son vieux père aurait à le voir. Le service du Roi avant tout.
La plupart de ceux qui entendirent cette phrase frissonnèrent. Le procès pouvait livrer l'épaule d'un d'Esgrignon au fer du bourreau! Il y eut un moment d'affreux silence. La vieille marquise de Casteran ne put retenir une larme qu'elle versa sur son rouge en détournant la tête.
Le lendemain, à midi, par un temps superbe, toute la population en rumeur était dispersée par groupes dans la rue qui traversait la ville, et il n'y était question que de la grande affaire. Le jeune comte était-il ou n'était il pas en prison? En ce moment, on aperçut le tilbury bien connu du comte d'Esgrignon descendant par le haut de la rue Saint-Blaise, et venant de la Préfecture. Ce tilbury était mené par le comte accompagné d'un charmant jeune homme inconnu, tous deux gais, riant, causant, ayant des roses du Bengale à la boutonnière. Ce fut un de ces coups de théâtre qu'il est impossible de décrire. A dix heures, un jugement de non-lieu, parfaitement motivé, avait rendu la liberté au jeune comte. Du Croisier y fut foudroyé par un attendu qui réservait au comte d'Esgrignon ses droits pour le poursuivre en calomnie. Le vieux Chesnel remontait, comme par hasard, la Grande-Rue, et disait à qui voulait l'entendre, que du Croisier avait tendu le plus infâme des piéges à l'honneur de la maison d'Esgrignon, et que, s'il n'était pas poursuivi comme calomniateur, il devait cette condescendance à la noblesse de sentiment qui animait les d'Esgrignon. Le soir de cette fameuse journée, après le coucher du marquis d'Esgrignon, le jeune comte, mademoiselle Armande et le beau petit page qui allait repartir se trouvèrent seuls avec le chevalier, à qui l'on ne put cacher le sexe de ce charmant cavalier et qui fut le seul dans la ville, hormis les trois juges et madame Camusot, de qui la présence de la duchesse fut connue.
— La maison d'Esgrignon est sauvée, dit Chesnel, mais elle ne se relèvera pas de ce choc d'ici à cent ans. Il faut maintenant payer les dettes, et vous ne pouvez plus, monsieur le comte, faire autre chose que vous marier avec une héritière.
— Et la prendre où elle sera, dit la duchesse.
— Une seconde mésalliance, s'écria mademoiselle Armande.
La duchesse se mit à rire.
Il vaut mieux se marier que de mourir, dit-elle en sortant de la poche de son gilet un petit flacon donné par l'apothicairerie du château des Tuileries.
Mademoiselle Armande fit un geste d'effroi, le vieux Chesnel prit la main de la belle Maufrigneuse et la lui baisa sans permission.
— Vous êtes donc fous, ici? reprit la duchesse. Vous voulez donc rester au quinzième siècle quand nous sommes au dix-neuvième? Mes chers enfants, il n'y a plus de noblesse, il n'y a plus que de l'aristocratie. Le Code civil de Napoléon a tué les parchemins comme le canon avait déjà tué la féodalité. Vous serez bien plus nobles que vous ne l'êtes quand vous aurez de l'argent. Épousez qui vous voudrez, Victurnien, vous anoblirez votre femme, voilà le plus solide des priviléges qui restent à la noblesse française. Monsieur de Talleyrand n'a-t-il pas épousé madame Grandt sans se compromettre? Souvenez-vous de Louis XIV marié à la veuve Scarron.
— Il ne l'avait pas épousée pour son argent, dit mademoiselle Armande.
— Recevriez-vous la comtesse d'Esgrignon, si c'était la nièce d'un du Croisier? dit Chesnel.
— Peut-être, répondit la duchesse, mais le roi, sans aucun doute, la verrait avec plaisir. Vous ne savez donc pas ce qui se passe! dit-elle en voyant l'étonnement peint sur tous les visages. Victurnien est venu à Paris, il sait comment y vont les choses. Nous étions plus puissants sous Napoléon. Victurnien, épousez mademoiselle Duval, épousez qui vous voudrez, elle sera marquise d'Esgrignon tout aussi bien que je suis duchesse de Maufrigneuse.
— Tout est perdu, même l'honneur, dit le Chevalier en faisant un geste.
— Adieu, Victurnien, dit la duchesse en l'embrassant au front, nous ne nous verrons plus. Ce que vous avez de mieux à faire est de vivre sur vos terres, l'air de Paris ne vous vaut rien.
— Diane? cria le jeune comte au désespoir.
— Monsieur, vous vous oubliez étrangement, dit froidement la duchesse en quittant son rôle d'homme et de maîtresse et redevenant non-seulement ange, mais encore duchesse, non-seulement duchesse, mais la Célimène de Molière.
La duchesse de Maufrigneuse salua dignement ces quatre personnages, et obtint du Chevalier la dernière larme d'admiration qu'il eût au service du beau sexe.
— Comme elle ressemble à la princesse Goritza! s'écria-t-il à voix basse.
Diane avait disparu. Le fouet du postillon disait à Victurnien que le beau roman de sa première passion était fini. En danger, Diane avait encore pu voir dans le jeune comte son amant; mais, sauvé, la duchesse le méprisait comme un homme faible qu'il était.
Six mois après, Camusot fut nommé juge-suppléant à Paris, et plus tard Juge d'Instruction. Michu devint Procureur du Roi. Le bonhomme Blondet passa Conseiller à la Cour royale, y resta le temps nécessaire pour prendre sa retraite et revint habiter sa jolie petite maison. Joseph Blondet eut le siége de son père au Tribunal pour le reste de ses jours, mais sans aucune chance d'avancement, et fut l'époux de mademoiselle Blandureau, qui s'ennuie aujourd'hui dans cette maison de briques et de fleurs, autant qu'une carpe dans un bassin de marbre. Enfin, Michu, Camusot reçurent la croix de la Légion-d'Honneur, et le vieux Blondet reçut celle d'officier. Quant au premier Substitut du Procureur du Roi, monsieur Sauvager, il fut envoyé en Corse au grand contentement de du Croisier qui, certes, ne voulait pas lui donner sa nièce.
Du Croisier, stimulé par le président du Ronceret, appela du jugement de non-lieu en Cour Royale et perdit. Dans tout le Département, les Libéraux soutinrent que le petit d'Esgrignon avait commis un faux. Les Royalistes, de leur côté, racontèrent les horribles trames que la vengeance avait fait ourdir à l'infâme du Croisier. Un duel eut lieu entre du Croisier et Victurnien. Le hasard des armes fut pour l'ancien fournisseur, qui blessa dangereusement le jeune comte et maintint ses dires. La lutte entre les deux partis fut encore envenimée par cette affaire que les Libéraux remettaient sur le tapis à tout propos. Du Croisier, toujours repoussé aux Élections, ne voyait aucune chance de faire épouser sa nièce au jeune comte, surtout après son duel.
Un mois après la confirmation du jugement en Cour royale, Chesnel, épuisé par cette lutte horrible où ses forces morales et physiques furent ébranlées, mourut dans son triomphe comme un vieux chien fidèle qui a reçu les défenses d'un marcassin dans le ventre. Il mourut aussi heureux qu'il pouvait l'être, en laissant la Maison quasi-ruinée et le jeune homme dans la misère, perdu d'ennui, sans aucune chance d'établissement. Cette cruelle pensée, jointe à son abattement, acheva sans doute le pauvre vieillard. Au milieu de tant de ruines, accablé par tant de chagrins, il reçut une grande consolation: le vieux marquis, sollicité par sa sœur, lui rendit toute son amitié. Ce grand personnage vint dans la petite maison de la rue du Bercail, il s'assit au chevet du lit de son vieux serviteur, dont tous les sacrifices lui étaient inconnus. Chesnel se dressa sur son séant, et récita le cantique de Siméon, le marquis lui permit de se faire enterrer dans la chapelle du château, le corps en travers, et au bas de la fosse où ce quasi-dernier d'Esgrignon devait reposer lui-même.