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Kitabı oku: «La Comédie humaine, Volume 4», sayfa 34

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Voici la triste histoire que Pierrotin n'eût jamais devinée, même en demandant, comme il le faisait depuis quelque temps, des renseignements à la portière; car cette femme ne savait rien, si ce n'est que les Clapart payaient deux cent cinquante francs de loyer, n'avaient qu'une femme de ménage pour quelques heures le matin, que madame faisait quelquefois de petits savonnages elle-même, et payait tous les jours ses ports de lettres en paraissant hors d'état de les laisser s'accumuler.

Il n'existe pas, ou plutôt il existe rarement de criminel qui soit complétement criminel. A plus forte raison rencontrera-t-on difficilement de malhonnêteté compacte. On peut faire des comptes à son avantage avec son patron, ou tirer à soi le plus de paille possible au râtelier; mais tout en se constituant un capital par des voies plus ou moins licites, il est peu d'hommes qui ne se permettent quelques bonnes actions. Ne fût-ce que par curiosité, par amour-propre, comme contraste, par hasard, tout homme a eu son moment de bienfaisance, il le nomme son erreur, il ne recommence pas; mais il sacrifie au Bien, comme le plus bourru sacrifie aux Grâces, une ou deux fois dans sa vie. Si les fautes de Moreau peuvent être excusées, ne sera-ce point par sa persistance à secourir une pauvre femme dont les bonnes grâces l'avaient jadis rendu fier, et chez laquelle il se cacha pendant ses dangers! Cette femme, célèbre sous le Directoire par ses liaisons avec un des cinq rois du moment, épousa, par cette toute-puissante protection, un fournisseur qui gagna des millions, et que Napoléon ruina en 1802. Cet homme, nommé Husson, devint fou de son passage subit de l'opulence à la misère, il se jeta dans la Seine en laissant la belle madame Husson grosse. Moreau, très intimement lié avec madame Husson, était alors condamné à mort; il ne put donc pas épouser la veuve du fournisseur, il fut même obligé de quitter la France pour quelque temps. Agée de vingt-deux ans, madame Husson épousa, dans sa détresse, un employé nommé Clapart, jeune homme de vingt-sept ans, qui donnait, comme on dit, des espérances. Dieu garde les femmes des beaux hommes qui donnent des espérances! A cette époque les employés devenaient promptement des gens considérables, car l'Empereur recherchait les capacités. Mais Clapart, doué d'une beauté vulgaire, ne possédait aucune intelligence. En croyant madame Husson fort riche, il avait feint une grande passion pour elle; il lui fut à charge en ne satisfaisant, ni dans le présent ni dans l'avenir, aux besoins qu'elle avait contractés pendant ses jours d'opulence. Clapart remplissait assez mal au Bureau des Finances une place qui ne comportait pas plus de dix-huit cents francs d'appointements. Quand Moreau, revenu chez le comte de Sérisy, apprit l'horrible situation dans laquelle se trouvait madame Husson, il put, avant de se marier, la placer comme première femme de chambre chez Madame, mère de l'Empereur. Malgré cette puissante protection, Clapart ne put jamais avancer, sa nullité se laissait trop promptement voir. Ruinée en 1815 par la chute de l'Empereur, la brillante Aspasie du Directoire resta sans autres ressources qu'une place de douze cents francs d'appointements qu'on eut pour Clapart, par le crédit du comte de Sérisy, dans les Bureaux de la Ville de Paris. Moreau, le seul protecteur de cette femme à laquelle il avait connu plusieurs millions, obtint pour Oscar Husson une des demi-bourses de la Ville de Paris au collége Henri IV, et il envoyait par Pierrotin, rue de la Cerisaie, tout ce qui peut décemment s'offrir pour aider un ménage en détresse. Oscar était tout l'avenir, toute la vie de sa mère. Pour unique défaut, on ne pouvait reprocher à cette pauvre femme que l'exagération de sa tendresse pour cet enfant, la bête noire du beau-père. Oscar était malheureusement doué d'une dose de sottise que ne soupçonnait pas sa mère, malgré les épigrammes de Clapart. Cette sottise, ou, pour parler plus correctement, cette outrecuidance, inquiétait tellement le régisseur, qu'il avait prié madame Clapart de lui envoyer ce jeune homme pour un mois, afin de l'étudier et deviner à quelle carrière il fallait le destiner. Moreau pensait à présenter un jour Oscar au comte comme son successeur. Mais pour donner exactement au Diable et à Dieu ce qui leur revient, peut-être n'est-il pas inutile de constater les causes du stupide amour-propre d'Oscar, en faisant observer qu'il était né dans la maison de Madame, mère de l'Empereur. Durant sa première enfance, ses yeux furent éblouis par les splendeurs impériales. Sa flexible imagination dut conserver les empreintes de ces étourdissants tableaux, garder une image de ce temps d'or et de fêtes, avec l'espérance de le retrouver. La jactance naturelle aux collégiens, tous possédés du désir de briller les uns à l'envi des autres, appuyée sur ces souvenirs d'enfance, s'était développée outre mesure. Peut-être aussi la mère se rappelait-elle au logis avec un peu trop de complaisance les jours où elle fut une des reines du Paris directorial. Enfin, Oscar qui venait d'achever ses classes, avait eu peut-être à repousser au collége les humiliations que les élèves payants déversent à tout propos sur les boursiers, quand les boursiers ne savent pas leur imprimer un certain respect par une force physique supérieure. Ce mélange d'ancienne splendeur éteinte, de beauté passée, de tendresse acceptant la misère, d'espérance en ce fils, d'aveuglement maternel, de souffrances héroïquement supportées, faisait de cette mère une de ces sublimes figures qui, dans Paris, sollicitent les regards de l'observateur.

Incapable de deviner l'attachement profond de Moreau pour cette femme, ni celui de cette femme pour son protégé de 1797, devenu son unique ami, Pierrotin ne voulut pas communiquer le soupçon qui lui passait dans la tête relativement au danger que courait Moreau. Le terrible «Nous avons bien assez à faire de nous occuper de nous-mêmes!» du valet de chambre revint au cœur du voiturier, ainsi que le sentiment d'obéissance à ceux qu'il appelait les chefs de file. D'ailleurs, en ce moment, Pierrotin se sentait dans la tête autant de pointes qu'il y a de pièces de cent sous dans mille francs! Un voyage de sept lieues se dessinait sans doute comme un voyage de long cours, à l'imagination de cette pauvre mère qui, dans sa vie élégante, avait rarement passé les barrières; car ces mots: – Bien, madame! – oui, madame! répétés par Pierrotin, disaient assez que le voiturier désirait se soustraire à des recommandations évidemment trop verbeuses et inutiles.

– Vous placerez les paquets de manière qu'ils ne soient pas mouillés, si par hasard le temps changeait.

– J'ai une bâche, dit Pierrotin. D'ailleurs, tenez, voyez, madame, avec quels soins on les charge?

– Oscar, ne reste pas plus de quinze jours, quelque instance qu'on te fasse, reprit madame Clapart en revenant à son fils. Quoi que tu fasses, tu ne saurais plaire à madame Moreau; d'ailleurs tu dois être revenu pour la fin de septembre. Tu sais, nous devons aller à Belleville chez ton oncle Cardot.

– Oui, maman.

– Surtout, lui dit-elle à voix basse, ne parle jamais de domesticité… Songe à tout moment que madame Moreau a été femme de chambre…

– Oui, maman…

Oscar, comme tous les jeunes gens chez qui l'amour-propre est excessivement sensible, paraissait contrarié de se voir admonester ainsi sur le seuil de l'hôtel du Lion d'argent.

– Eh bien, adieu, maman; on va partir, voilà le cheval attelé.

La mère, ne se souvenant plus qu'elle se trouvait en plein faubourg Saint-Denis, embrassa son Oscar, et lui dit en sortant un joli petit pain de son cabas: – Tiens, tu allais oublier ton petit pain et ton chocolat! Mon enfant, je te le répète, ne prends rien dans les auberges, on y fait payer les moindres choses dix fois ce qu'elles valent.

Oscar aurait voulu voir sa mère bien loin, quand elle lui fourra le pain et le chocolat dans sa poche. Cette scène eut deux témoins, deux jeunes gens de quelques années plus âgés que l'échappé du collége, mieux mis que lui, venus sans leur mère, et dont la démarche, la toilette, les façons trahissaient cette complète indépendance, objet de tous les désirs d'un enfant encore sous le joug immédiat de sa mère. Ces deux jeunes gens furent alors pour Oscar le monde entier.

– Il dit maman, s'écria l'un des deux inconnus en riant.

Ce mot parvint à l'oreille d'Oscar et détermina un: – Adieu, ma mère! lancé dans un terrible mouvement d'impatience.

Avouons-le: madame Clapart parlait un peu trop haut, et semblait mettre les passants dans la confidence de sa tendresse.

– Qu'as-tu donc, Oscar? demanda cette pauvre mère blessée. Je ne te conçois pas, reprit-elle d'un air sévère en se croyant capable (erreur de toutes les mères qui gâtent leurs enfants) de lui imposer du respect. Écoute, mon Oscar, dit-elle en reprenant aussitôt sa voix tendre, tu as de la propension à causer, à dire tout ce que tu sais et tout ce que tu ne sais pas, et cela par bravade, par un sot amour-propre de jeune homme; je te le répète, songe à tenir ta langue en bride. Tu n'es pas encore assez avancé dans la vie, mon cher trésor, pour juger les gens avec lesquels tu vas te rencontrer, et il n'y a rien de plus dangereux que de causer dans les voitures publiques. En diligence, d'ailleurs, les gens comme il faut gardent le silence.

Les deux jeunes gens, qui sans doute étaient allés jusqu'au fond de l'établissement, firent entendre de nouveau sous la porte cochère le bruit de leurs talons de bottes: ils pouvaient avoir écouté cette semonce; aussi, pour se débarrasser de sa mère, Oscar eut-il recours à un moyen héroïque, qui prouve combien l'amour-propre stimule l'intelligence.

– Maman, dit-il, tu es ici entre deux airs, tu pourrais gagner une fluxion; et d'ailleurs, je vais monter en voiture.

L'enfant avait touché quelque endroit sensible, car sa mère le saisit, l'embrassa comme s'il s'agissait d'un voyage de long cours, et le conduisit jusqu'au cabriolet en laissant voir des larmes dans ses yeux.

– N'oublie pas de donner cinq francs aux domestiques, dit-elle. Écris-moi trois fois au moins pendant ces quinze jours? conduis-toi bien, et songe à toutes mes recommandations. Tu as assez de linge pour n'en pas donner à blanchir. Enfin, rappelle-toi toujours les bontés de monsieur Moreau, écoute-le comme un père, et suis bien ses conseils…

En montant dans le cabriolet, Oscar laissa voir ses bas bleus par un effet de son pantalon qui remonta brusquement, et le fond neuf de son pantalon par le jeu de sa redingote qui s'ouvrit. Aussi le sourire des deux jeunes gens, à qui ces traces d'une honorable médiocrité n'échappèrent point, fit-il une nouvelle blessure à l'amour-propre du jeune homme.

– Oscar a retenu la première place, dit la mère à Pierrotin. Mets-toi dans le fond, reprit-elle en regardant toujours Oscar avec tendresse et lui souriant avec amour.

Oh! combien Oscar regretta que les malheurs et les chagrins eussent altéré la beauté de sa mère, que la misère et le dévouement l'empêchassent d'être bien mise! L'un des deux jeunes gens, celui qui avait des bottes et des éperons, poussa l'autre par un coup de coude pour lui montrer la mère d'Oscar, et l'autre retroussa sa moustache par un geste qui signifiait: Jolie tournure!

– Comment me débarrasser de ma mère, se dit Oscar qui prit un air soucieux.

– Qu'as-tu? lui demanda madame Clapart.

Oscar feignit de n'avoir pas entendu, le monstre! Peut-être dans cette circonstance madame Clapart manquait-elle de tact. Mais les sentiments absolus ont tant d'égoïsme.

– Aimes-tu les enfants en voyage? demanda le jeune homme à son ami.

– Oui, s'ils sont sevrés, s'ils se nomment Oscar, et s'ils ont du chocolat.

Ces deux phrases furent échangées à demi-voix pour laisser à Oscar la liberté d'entendre ou de ne pas entendre; sa contenance allait indiquer au voyageur la mesure de ce qu'il pourrait tenter contre l'enfant pour s'égayer pendant la route. Oscar ne voulut pas avoir entendu. Il regardait autour de lui pour savoir si sa mère, qui pesait sur lui comme un cauchemar, se trouvait encore là, car il se savait trop aimé par elle pour être si promptement quitté. Non-seulement il comparait involontairement la mise de son compagnon de voyage avec la sienne, mais encore il sentait que la toilette de sa mère était pour beaucoup dans le sourire moqueur des deux jeunes gens. – S'ils pouvaient s'en aller, eux? se dit-il.

Hélas! un des deux jeunes gens venait de dire à l'autre, en donnant un léger coup de canne à la roue du cabriolet: – Et tu vas, Georges, confier ton avenir à cette barque fragile.

– Il le faut! dit Georges d'un air fatal.

Oscar poussa un soupir en remarquant la façon cavalière du chapeau mis sur l'oreille comme pour montrer une magnifique chevelure blonde bien frisée; tandis qu'il avait, par l'ordre de son beau-père, ses cheveux noirs coupés en brosse sur le front et ras comme ceux des soldats. Le vaniteux enfant montrait une figure ronde et joufflue, animée par les couleurs d'une brillante santé; tandis que le visage de son compagnon de voyage était long, fin de forme et pâle. Le front de ce jeune homme avait de l'ampleur, et sa poitrine moulait un gilet façon cachemire. En admirant un pantalon collant gris de fer, une redingote à brandebourgs et à olives serrée à la taille, il semblait à Oscar que ce romanesque inconnu, doué de tant d'avantages, abusait envers lui de sa supériorité, de même qu'une femme laide est blessée par le seul aspect d'une belle femme. Le bruit du talon des bottes à fer que l'inconnu faisait un peu trop sonner au goût d'Oscar lui retentissait jusqu'au cœur. Enfin Oscar était aussi gêné dans ses vêtements faits peut-être à la maison et taillés dans les vieux habits de son beau-père, que cet envié garçon se trouvait à l'aise dans les siens. – Ce gars-là doit avoir quelques dix francs dans son gousset, pensa Oscar. Le jeune homme se retourna. Que devint Oscar en apercevant une chaîne d'or passée autour du cou, et au bout de laquelle se trouvait sans doute une montre d'or. Cet inconnu prit alors aux yeux d'Oscar les proportions d'un personnage. Élevé rue de la Cerisaie depuis 1815, pris et reconduit au collége les jours de congé par son père, Oscar n'avait pas eu d'autres points de comparaison, depuis son âge de puberté, que le pauvre ménage de sa mère. Tenu sévèrement selon le conseil de Moreau, il n'allait pas souvent au spectacle, et il ne s'élevait pas alors plus haut que le théâtre de l'Ambigu-Comique où ses yeux n'apercevaient pas beaucoup d'élégance, si toutefois l'attention qu'un enfant prête au mélodrame lui permet d'examiner la salle. Son beau-père portait encore, selon la mode de l'Empire, sa montre dans le gousset de ses pantalons, et laissait pendre sur son abdomen une grosse chaîne d'or terminée par un paquet de breloques hétéroclites, des cachets, une clef à tête ronde et plate où se voyait un paysage en mosaïque. Oscar, qui regardait ce vieux luxe comme un nec plus ultra, fut donc étourdi par cette révélation d'une élégance supérieure et négligente. Ce jeune homme montrait abusivement des gants soignés, et semblait vouloir aveugler Oscar en agitant avec grâce une élégante canne à pomme d'or. Oscar arrivait à ce dernier quartier de l'adolescence où de petites choses font de grandes joies et de grandes misères, où l'on préfère un malheur à une toilette ridicule, où l'amour-propre, en ne s'attachant pas aux grands intérêts de la vie, se prend à des frivolités, à la mise, à l'envie de paraître homme. On se grandit alors, et la jactance est d'autant plus exorbitante qu'elle s'exerce sur des riens; mais si l'on jalouse un sot élégamment vêtu, on s'enthousiasme aussi pour le talent, on admire l'homme de génie. Ces défauts, quand ils sont sans racines dans le cœur, accusent l'exubérance de la séve, le luxe de l'imagination. Qu'un enfant de dix-neuf ans, fils unique, tenu sévèrement au logis paternel à cause de l'indigence qui atteint un employé à douze cents francs, mais adoré et pour qui sa mère s'impose de dures privations, s'émerveille d'un jeune homme de vingt-deux ans, en envie la polonaise à brandebourgs doublée de soie, le gilet de faux cachemire et la cravate passée dans un anneau de mauvais goût, n'est-ce pas des peccadilles commises à tous les étages de la société, par l'inférieur qui jalouse son supérieur? L'homme de génie lui-même obéit à cette première passion. Rousseau de Genève n'a-t-il pas admiré Venture et Bacle? Mais Oscar passa de la peccadille à la faute, il se sentit humilié, il s'en prit à son compagnon de voyage, et il s'éleva dans son cœur un secret désir de lui prouver qu'il le valait bien. Les deux beaux fils se promenaient toujours de la porte aux écuries, des écuries à la porte, allant jusqu'à la rue; et quand ils retournaient, ils regardaient toujours Oscar, tapi dans son coin. Oscar, persuadé que les ricanements des deux jeunes gens le concernaient, affecta la plus profonde indifférence. Il se mit à fredonner le refrain d'une chanson mise alors à la mode par les Libéraux, et qui disait: C'est la faute à Voltaire, c'est la faute à Rousseau. Cette attitude le fit sans doute prendre pour un petit clerc d'avoué.

– Tiens, il est peut-être dans les chœurs de l'Opéra, dit le voyageur.

Exaspéré, le pauvre Oscar bondit, leva le dossier et dit à Pierrotin: – Quand partirons-nous?

– Tout à l'heure, répondit le messager qui tenait son fouet à la main et regardait dans la rue d'Enghien.

En ce moment, la scène fut animée par l'arrivée d'un jeune homme accompagné d'un vrai gamin qui se produisirent suivis d'un commissionnaire traînant une voiture à l'aide d'une bricole. Le jeune homme vint parler confidentiellement à Pierrotin qui hocha la tête et se mit à héler son facteur. Le facteur accourut pour aider à décharger la petite voiture qui contenait, outre deux malles, des seaux, des brosses, des boîtes de formes étranges, une infinité de paquets et d'ustensiles que le plus jeune des deux nouveaux voyageurs, monté sur l'impériale, y plaçait, y calait avec tant de célérité, que le pauvre Oscar, souriant à sa mère alors en faction de l'autre côté de la rue, n'aperçut aucun de ces ustensiles qui auraient pu révéler la profession de ces nouveaux compagnons de route. Le gamin, âgé d'environ seize ans, portait une blouse grise serrée par une ceinture de cuir verni. Sa casquette, crânement mise en travers sur sa tête, annonçait un caractère rieur, aussi bien que le pittoresque désordre de ses cheveux bruns bouclés, répandus sur ses épaules. Sa cravate de taffetas noir dessinait une ligne noire sur un cou très blanc, et faisait ressortir encore la vivacité de ses yeux gris. L'animation de sa figure brune, colorée, la tournure de ses lèvres assez fortes, ses oreilles détachées, son nez retroussé, tous les détails de sa physionomie annonçaient l'esprit railleur de Figaro, l'insouciance du jeune âge; de même que la vivacité de ses gestes, son regard moqueur, révélaient une intelligence déjà développée par la pratique d'une profession embrassée de bonne heure. Comme s'il avait déjà quelque valeur morale, cet enfant, fait homme par l'Art ou par la Vocation, paraissait indifférent à la question du costume, car il regardait ses bottes non cirées en ayant l'air de s'en moquer, et son pantalon de simple coutil en y cherchant des taches, moins pour les faire disparaître que pour en voir l'effet.

– Je suis d'un beau ton! fit-il en se secouant et s'adressant à son compagnon.

Le regard de celui-là révélait une autorité sur cet adepte en qui des yeux exercés auraient reconnu ce joyeux élève en peinture, qu'en style d'atelier on appelle un rapin.

– De la tenue, Mistigris! répondit le maître en lui donnant le surnom que l'atelier lui avait sans doute imposé.

Ce voyageur était un jeune homme mince et pâle, à cheveux noirs, extrêmement abondants, et dans un désordre tout à fait fantasque; mais cette abondante chevelure semblait nécessaire à une tête énorme dont le vaste front annonçait une intelligence précoce. Le visage tourmenté, trop original pour être laid, était creusé comme si ce singulier jeune homme souffrait, soit d'une maladie chronique, soit des privations imposées par la misère qui est une terrible maladie chronique, soit de chagrins trop récents pour être oubliés. Son habillement, presque analogue à celui de Mistigris, toute proportion gardée, consistait en une méchante redingote usée, mais propre, bien brossée, de couleur vert américain, un gilet noir boutonné jusqu'en haut, comme la redingote, et qui laissait à peine voir autour de son cou un foulard rouge. Un pantalon noir, aussi usé que la redingote, flottait autour de ses jambes maigres. Enfin des bottes crottées indiquaient qu'il venait à pied et de loin. Par un regard rapide, cet artiste embrassa les profondeurs de l'hôtel du Lion d'argent, les écuries, les différents jours, les détails, et il regarda Mistigris qui l'avait imité par un coup d'œil ironique.

– Joli! dit Mistigris.

– Oui, c'est joli, répéta l'inconnu.

– Nous sommes encore arrivés trop tôt, dit Mistigris. Ne pourrions-nous pas chiquer une légume quelconque! Mon estomac est comme la nature, il abhorre le vide!

– Pouvons-nous aller prendre une tasse de café? demanda le jeune homme d'une voix douce à Pierrotin.

– Ne soyez pas longtemps, dit Pierrotin.

– Bon, nous avons un quart d'heure, répondit Mistigris en trahissant ainsi le génie d'observation inné chez les rapins de Paris.

Ces deux voyageurs disparurent. Neuf heures sonnèrent alors dans la cuisine de l'hôtel. Georges trouva juste et raisonnable d'apostropher Pierrotin.

– Eh! mon ami, quand on jouit d'un sabot conditionné comme celui-là, dit-il en frappant avec sa canne sur la roue, on se donne au moins le mérite de l'exactitude. Que diable! on ne se met pas là-dedans pour son agrément, il faut avoir des affaires diablement pressées pour y confier ses os. Puis cette rosse, que vous appelez Rougeot, ne nous regagnera pas le temps perdu.

– Nous allons vous atteler Bichette pendant que ces deux voyageurs prendront leur café, répondit Pierrotin. Va donc, toi, dit-il au facteur, voir si le père Léger veut s'en venir avec nous…

– Et où est-il, ce père Léger? fit Georges.

– En face, au numéro 50: il n'a pas trouvé de place dans la voiture de Beaumont, dit Pierrotin à son facteur sans répondre à Georges et en disparaissant pour aller chercher Bichette.

Georges, à qui son ami pressa la main, monta dans la voiture, en y jetant d'abord d'un air important un grand portefeuille qu'il plaça sous le coussin. Il prit le coin opposé à celui que remplissait Oscar.

– Ce père Léger m'inquiète, dit-il.

– On ne peut pas nous ôter nos places, j'ai le numéro un, répondit Oscar.

– Et moi le deux, répondit Georges.

En même temps que Pierrotin paraissait avec Bichette, le facteur apparut remorquant un gros homme du poids de cent vingt kilogrammes au moins. Le père Léger appartenait au genre du fermier à gros ventre, à dos carré, à queue poudrée, et vêtu d'une petite redingote de toile bleue. Ses guêtres blanches, montant jusqu'au-dessus du genou, y pinçaient des culottes de velours rayé, serrées par des boucles d'argent. Ses souliers ferrés pesaient chacun deux livres. Enfin, il tenait à la main un petit bâton rougeâtre et sec, luisant, à gros bout, attaché par un cordon de cuir autour de son poignet.

– Vous vous appelez le père Léger? dit sérieusement Georges quand le fermier tenta de mettre un de ses pieds sur le marchepied.

– Pour vous servir, dit le fermier en montrant une figure qui ressemblait à celle de Louis XVIII, à fortes bajoues rubicondes, où pointait un nez qui dans toute autre figure eût paru énorme. Ses yeux souriants étaient pressés par des bourrelets de graisse. – Allons, un coup de main, mon garçon, dit-il à Pierrotin.

Le fermier fut hissé par le facteur et par le messager au cri de: – Houp là! ahé! hisse!.. poussé par Georges.

– Oh! je ne vais pas loin, je ne vais que jusqu'à La Cave, dit le fermier en répondant à une plaisanterie par une autre.

En France tout le monde entend la plaisanterie.

– Mettez-vous au fond, dit Pierrotin, vous allez être six.

– Et votre autre cheval, demanda Georges, est-ce comme un troisième cheval de poste?

– Voilà, bourgeois, dit Pierrotin.

– Il appelle cet insecte un cheval, fit Georges étonné.

– Oh! il est bon, ce petit cheval-là, dit le fermier qui s'était assis. Salut, messieurs. Allons-nous démarrer, Pierrotin?

– J'ai deux voyageurs qui prennent leur tasse de café, répondit le voiturier.

Le jeune homme à la figure creusée et son page se montrèrent alors.

– Partons! fut un cri général.

– Nous allons partir, répondit Pierrotin. – Allons, démarrons, dit-il au facteur qui ôta les pierres avec lesquelles les roues étaient calées.

Le messager prit la bride de Rougeot, et fit ce cri guttural de kit! kit! pour dire aux deux bêtes de rassembler leurs forces, et quoique notablement engourdies, elles tirèrent la voiture que Pierrotin rangea devant la porte du Lion d'argent. Après cette manœuvre purement préparatoire, il regarda dans la rue d'Enghien et disparut en laissant sa voiture sous la garde du facteur.

– Eh bien! est-il sujet à ces attaques-là, votre bourgeois? demanda Mistigris au facteur.

– Il est allé reprendre son avoine à l'écurie, répondit l'Auvergnat au fait de toutes les ruses en usage pour faire patienter les voyageurs.

– Après tout, dit Mistigris, le temps est un grand maigre.

En ce moment, la mode d'estropier les proverbes régnait dans les ateliers de peinture. C'était un triomphe que de trouver un changement de quelques lettres ou d'un mot à peu près semblable qui laissait au proverbe un sens baroque ou cocasse.

– Paris n'a pas été bâti dans un four, répondit le maître.

Pierrotin revint amenant le comte de Sérisy venu par la rue de l'Échiquier, et avec qui sans doute il avait eu quelques minutes de conversation.

– Père Léger, voulez-vous donner votre place à monsieur le comte? ma voiture serait chargée plus également.

– Et nous ne partirons pas dans une heure, si vous continuez, dit Georges. Il va falloir ôter cette infernale barre que nous avons eu tant de peine à mettre, et tout le monde devra descendre pour un voyageur qui vient le dernier. Chacun a droit à la place qu'il a retenue, quelle est celle de monsieur? Voyons, faites l'appel! Avez-vous une feuille, avez-vous un registre? Quelle est la place de monsieur Lecomte, comte de quoi?

– Monsieur le comte… dit Pierrotin visiblement embarrassé, vous serez mal.

– Vous ne saviez donc pas votre compte? demanda Mistigris. Les bons comtes font les bons tamis.

– Mistigris, de la tenue! s'écria gravement son maître.

Monsieur de Sérisy fut évidemment pris par tous les voyageurs pour un bourgeois qui s'appelait Lecomte.

– Ne dérangez personne, dit le comte à Pierrotin, je me mettrai près de vous sur le devant.

– Allons, Mistigris, dit le jeune homme au rapin, souviens-toi du respect que tu dois à la vieillesse, tu ne sais pas combien tu peux être affreusement vieux: les voyages déforment la jeunesse. Ainsi cède ta place à monsieur.

Mistigris ouvrit le devant du cabriolet et sauta par terre avec la rapidité d'une grenouille qui s'élance à l'eau.

– Vous ne pouvez pas être un lapin, auguste vieillard, dit-il à monsieur de Sérisy.

– Mistigris, les Arts sont l'ami de l'homme, lui répondit son maître.

– Je vous remercie, monsieur, dit le comte au maître de Mistigris qui devint ainsi son voisin.

Et l'homme d'État jeta sur le fond de la voiture un coup d'œil sagace qui offensa beaucoup Oscar et Georges.

– Nous sommes en retard d'une heure un quart, dit Oscar.

– Quand on veut être maître d'une voiture, on arrête toutes les places, fit observer Georges.

Désormais sûr de son incognito, le comte de Sérisy ne répondit rien à ces observations, et prit l'air d'un bourgeois débonnaire.

– Vous seriez en retard, ne seriez-vous pas bien aise qu'on vous eût attendus? dit le fermier aux deux jeunes gens.

Pierrotin regardait vers la porte Saint-Denis en tenant son fouet, et il hésitait à monter sur la dure banquette où frétillait Mistigris.

– Si vous attendez quelqu'un, dit alors le comte, je ne suis pas le dernier.

– J'approuve ce raisonnement, dit Mistigris.

Georges et Oscar se mirent à rire assez insolemment.

– Le vieillard n'est pas fort, dit Georges à Oscar que cette apparence de liaison avec Georges enchanta.

Quand Pierrotin fut assis à droite sur son siége, il se pencha pour regarder en arrière sans pouvoir trouver dans la foule les deux voyageurs qui lui manquaient pour être à son grand complet.

– Parbleu! deux voyageurs de plus ne me feraient pas de mal.

– Je n'ai pas payé, je descends, dit Georges effrayé.

– Et qu'attends-tu, Pierrotin? dit le père Léger.

Pierrotin cria un certain hi! dans lequel Bichette et Rougeot reconnaissaient une résolution définitive, et les deux chevaux s'élancèrent vers la montée du faubourg d'un pas accéléré qui devait bientôt se ralentir.

Le comte avait une figure entièrement rouge, mais d'un rouge ardent sur lequel se détachaient quelques portions enflammées, et que sa chevelure entièrement blanche mettait en relief. A d'autres qu'à des jeunes gens, ce teint eût révélé l'inflammation constante du sang produite par d'immenses travaux. Ces bourgeons nuisaient tellement à l'air noble du comte, qu'il fallait un examen attentif pour retrouver dans ses yeux verts la finesse du magistrat, la profondeur du politique et la science du législateur. La figure était plate, le nez semblait avoir été déprimé. Le chapeau cachait la grâce et la beauté du front. Enfin il y avait de quoi faire rire cette jeunesse insouciante dans le bizarre contraste d'une chevelure d'un blanc d'argent avec des sourcils gros, touffus, restés noirs. Le comte, qui portait une longue redingote bleue, boutonnée militairement jusqu'en haut, avait une cravate blanche autour du cou, du coton dans les oreilles, et un col de chemise assez ample qui dessinait sur chaque joue un carré blanc. Son pantalon noir enveloppait ses bottes dont le bout paraissait à peine. Il n'avait point de décoration à sa boutonnière, enfin ses gants de daim lui cachaient les mains. Certes, pour des jeunes gens, rien ne trahissait dans cet homme un pair de France, un des hommes les plus utiles au pays. Le père Léger n'avait jamais vu le comte, qui, de son côté, ne le connaissait que de nom. Si le comte, en montant en voiture, y jeta le perspicace coup d'œil qui venait de choquer Oscar et Georges, il y cherchait le clerc de son notaire pour lui recommander le plus profond silence, dans le cas où il eût été forcé comme lui de prendre la voiture à Pierrotin; mais rassuré par la tournure d'Oscar, par celle du père Léger, et surtout par l'air quasi militaire, par les moustaches et les façons de chevalier d'industrie qui distinguaient Georges, il pensa que son billet était arrivé sans doute à temps chez maître Alexandre Crottat.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
05 temmuz 2017
Hacim:
813 s. 6 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain