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Kitabı oku: «La Comédie humaine, Volume 4», sayfa 35

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– Père Léger, dit Pierrotin en atteignant la rude montée du faubourg Saint-Denis à la rue de la Fidélité, descendons, hein!

– Je descends aussi, dit le comte en entendant ce nom, il faut soulager vos chevaux.

– Ah! si nous allons ainsi, nous ferons quatorze lieues en quinze jours! s'écria Georges.

– Est-ce ma faute? dit Pierrotin, un voyageur veut descendre.

– Dix louis pour toi, si tu me gardes fidèlement le secret que je t'ai demandé, dit à voix basse le comte en prenant Pierrotin par le bras.

– Oh! mes mille francs, se dit Pierrotin en lui-même après avoir fait à monsieur de Sérisy un clignement d'yeux qui signifiait: Comptez sur moi!

Oscar et Georges restèrent dans la voiture.

– Écoutez, Pierrotin, puisque Pierrotin il y a, s'écria Georges quand après la montée les voyageurs furent replacés, si vous deviez ne pas aller mieux que cela, dites-le? je paie ma place et je prends un bidet à Saint-Denis, car j'ai des affaires importantes qui seraient compromises par un retard.

– Oh! il ira bien, répondit le père Léger. Et d'ailleurs la route n'est pas large.

– Jamais je ne suis plus d'une demi-heure en retard, répliqua Pierrotin.

– Enfin, vous ne brouettez pas le pape, n'est-ce pas? dit Georges; ainsi, marchez!

– Vous ne devez pas de préférence, et si vous craignez de trop cahoter monsieur, dit Mistigris en montrant le comte, ça n'est pas bien.

– Tous les voyageurs sont égaux devant le coucou, comme les Français devant la Charte, dit Georges.

– Soyez tranquille, dit le père Léger, nous arriverons bien à la Chapelle avant midi.

La Chapelle est le village contigu à la barrière Saint-Denis.

Tous ceux qui ont voyagé savent que les personnes réunies par le hasard dans une voiture ne se mettent pas immédiatement en rapport; et, à moins de circonstances rares, elles ne causent qu'après avoir fait un peu de chemin. Ce temps de silence est pris aussi bien par un examen mutuel que par la prise de possession de la place où l'on se trouve; les âmes ont tout autant besoin que le corps de se rasseoir. Quand chacun croit avoir pénétré l'âge vrai, la profession, le caractère de ses compagnons, le plus causeur commence alors, et la conversation s'engage avec d'autant plus de chaleur, que tout le monde a senti le besoin d'embellir le voyage et d'en charmer les ennuis. Les choses se passent ainsi dans les voitures françaises. Chez les autres nations, les mœurs sont bien différentes. Les Anglais mettent leur orgueil à ne pas desserrer les dents; l'Allemand est triste en voiture, et les Italiens sont trop prudents pour causer; les Espagnols n'ont plus guère de diligences, et les Russes n'ont point de routes. On ne s'amuse donc que dans les lourdes voitures de France, dans ce pays si babillard, si indiscret, où tout le monde est empressé de rire et de montrer son esprit, où la raillerie anime tout, depuis les misères des basses classes jusqu'aux graves intérêts des gros bourgeois. La Police y bride d'ailleurs peu la langue, et la Tribune y a mis la discussion à la mode. Quand un jeune homme de vingt-deux ans, comme celui qui se cachait sous le nom de Georges, a de l'esprit, il est excessivement porté, surtout dans la situation présente, à en abuser. D'abord, Georges eut bientôt décrété qu'il était l'être supérieur de cette réunion. Il vit un manufacturier de second ordre dans le comte qu'il prit pour un coutelier, un gringalet dans le garçon minable accompagné de Mistigris, un petit niais dans Oscar, et dans le gros fermier une excellente nature à mystifier. Après avoir pris ainsi ses mesures, il résolut de s'amuser aux dépens de ses compagnons de voyage.

– Voyons, se dit-il pendant que le coucou de Pierrotin descendait de la Chapelle pour s'élancer sur la plaine Saint-Denis, me ferai-je passer pour être Étienne ou Béranger?.. Non, ces cocos-là sont gens à ne connaître ni l'un ni l'autre. Carbonaro?.. Diable! je pourrais me faire empoigner. Si j'étais un des fils du maréchal Ney?.. Bah! qu'est-ce que je leur dirais? l'exécution de mon père. Ça ne serait pas drôle. Si je revenais du Champ-d'Asile?.. Ils pourraient me prendre pour un espion, ils se défieraient de moi. Soyons un prince russe déguisé, je vais leur faire avaler de fameux détails sur l'empereur Alexandre… Si je prétendais être Cousin, professeur de philosophie?.. oh! comme je pourrais les entortiller! Non, le gringalet à chevelure ébouriffée m'a l'air d'avoir traîné ses guêtres aux Cours de la Sorbonne. Pourquoi n'ai-je pas songé plus tôt à les faire aller? j'imite si bien les Anglais, je me serais posé en lord Byron, voyageant incognito… Sacristi! j'ai manqué mon coup. Être fils du bourreau?.. Voilà une crâne idée pour se faire faire de la place à déjeuner. Oh! bon, j'aurai commandé les troupes d'Ali, pacha de Janina!..

Pendant ce monologue, la voiture roulait dans les flots de poussière qui s'élèvent incessamment des bas côtés de cette route si battue.

– Quelle poussière! dit Mistigris.

– Henri IV est mort, lui repartit vivement son compagnon. Encore si tu disais qu'elle sent la vanille, tu émettrais une opinion nouvelle.

– Vous croyez rire, répondit Mistigris: eh bien, ça rappelle par moments la vanille.

– Dans le Levant… dit Georges en voulant entamer une histoire.

– Dans le vent, fit le maître à Mistigris en interrompant Georges.

– Je dis dans le Levant, d'où je reviens, reprit Georges, la poussière sent très bon; mais ici, elle ne sent quelque chose que quand il se rencontre un dépôt de poudrette comme celui-ci.

– Monsieur vient du Levant? dit Mistigris d'un air narquois.

– Tu vois bien que monsieur est si fatigué, qu'il s'est mis sur le Ponant, lui répondit son maître.

– Vous n'êtes pas très bruni par le soleil? dit Mistigris.

– Oh! je sors de mon lit après une maladie de trois mois, dont le germe était, disent les médecins, une peste rentrée.

– Vous avez eu la peste! s'écria le comte en faisant un geste d'effroi. Pierrotin, arrêtez!

– Allez, Pierrotin, répéta Mistigris. On vous dit qu'elle est rentrée, la peste, dit-il en interpellant monsieur de Sérisy. C'est une peste qui passe en conversation.

– Une peste de celles dont on dit: Peste! s'écria le maître.

– Ou: Peste soit du bourgeois! reprit Mistigris.

– Mistigris! reprit le maître, je vous mets à pied si vous vous faites des affaires. Ainsi, dit-il en se tournant vers Georges, monsieur est allé dans l'Orient?

– Oui, monsieur, d'abord en Égypte, et puis en Grèce où j'ai servi Ali, pacha de Janina, avec qui j'ai eu une terrible prise de bec. – On ne résiste pas à ces climats-là. – Aussi les émotions de tout genre que donne la vie orientale m'ont-elles désorganisé le foie.

– Ah! vous avez servi? dit le gros fermier. Quel âge avez-vous donc?

– J'ai vingt-neuf ans, reprit Georges que tous les voyageurs regardèrent. A dix-huit ans, je suis parti simple soldat pour la fameuse campagne de 1813; mais je n'ai vu que le combat d'Hanau et j'y ai gagné le grade de sergent-major. En France, à Montereau, je fus nommé sous-lieutenant, et j'ai été décoré par… (il n'y a pas de mouchards?) par l'Empereur.

– Vous êtes décoré, dit Oscar, et vous ne portez pas la croix?

– La croix de ceux-ci?.. bonsoir. Quel est d'ailleurs l'homme comme il faut qui porte ses décorations en voyage? Voilà monsieur, dit-il en montrant le comte de Sérisy, je parie tout ce que vous voudrez…

– Parier tout ce qu'on voudra, c'est en France une manière de ne rien parier du tout, dit le maître à Mistigris.

– Je parie tout ce que vous voudrez, reprit Georges avec affectation, que ce monsieur est couvert de crachats.

– J'ai, répondit en riant le comte de Sérisy, celui de Grand-croix de la Légion-d'Honneur, celui de Saint-André de Russie, celui de l'Aigle de Prusse, celui de l'Annonciade de Sardaigne, et la Toison-d'Or.

– Excusez du peu, dit Mistigris. Et tout ça va en coucou?

– Ah! il va bien, le bonhomme couleur de brique, dit Georges à l'oreille d'Oscar. Hein! qu'est-ce que je vous disais? reprit-il à haute voix. Moi, je ne le cache pas, j'adore l'Empereur…

– Je l'ai servi, dit le comte.

– Quel homme! n'est-ce pas? s'écria Georges.

– Un homme à qui j'ai bien des obligations, répondit le comte d'un air niais très bien joué.

– Vos croix?.. dit Mistigris.

– Et combien il prenait de tabac! reprit monsieur de Sérisy.

– Oh! il le prenait dans ses poches, à même, dit Georges.

– On m'a dit cela, demanda le père Léger d'un air presque incrédule.

– Mais bien plus, il chiquait et fumait, reprit Georges. Je l'ai vu fumant, et d'une drôle de manière, à Waterloo, quand le maréchal Soult l'a pris à bras-le-corps et l'a jeté dans sa voiture, au moment où il avait empoigné un fusil et allait charger les Anglais!..

– Vous étiez à Waterloo? fit Oscar dont les yeux s'écarquillaient.

– Oui, jeune homme, j'ai fait la campagne de 1815. J'étais capitaine à Mont-Saint-Jean, et je me suis retiré sur la Loire, quand on nous a licenciés. Ma foi, la France me dégoûtait, et je n'ai pas pu y tenir. Non, je me serais fait empoigner. Aussi me suis-je en allé avec deux ou trois lurons, Selves, Besson et autres, qui sont à cette heure en Égypte, au service du pacha Mohammed, un drôle de corps, allez! Jadis simple marchand de tabac à la Cavalle, il est en train de se faire prince souverain. Vous l'avez vu dans le tableau d'Horace Vernet, le massacre des mamelucks. Quel bel homme! Moi je n'ai pas voulu quitter la religion de mes pères et embrasser l'islamisme, d'autant plus que l'abjuration exige une opération chirurgicale de laquelle je ne me soucie pas du tout. Puis, personne n'estime un renégat. Ah! si l'on m'avait offert cent mille francs de rentes, peut-être… et encore?.. non. Le Pacha me fit donner mille talari de gratification.

– Qu'est-ce que c'est? dit Oscar qui écoutait Georges de toutes ses oreilles.

– Oh! pas grand'chose. Le talaro est comme qui dirait une pièce de cent sous. Et, ma foi, je n'ai pas gagné la rente des vices que j'ai contractés dans ce tonnerre de Dieu de pays-là, si toutefois c'est un pays. Je ne puis plus maintenant me passer de fumer le narguilé deux fois par jour, et c'est cher…

– Et comment est donc l'Égypte? demanda monsieur de Sérisy.

– L'Égypte, c'est tout sables, répondit Georges sans se déferrer. Il n'y a de vert que la vallée du Nil. Tracez une ligne verte sur une feuille de papier jaune, voilà l'Égypte. Par exemple, les Égyptiens, les fellahs ont sur nous un avantage, il n'y a point de gendarmes. Oh! vous feriez toute l'Égypte, vous n'en verriez pas un.

– Je suppose qu'il y a beaucoup d'Égyptiens, dit Mistigris.

– Pas tant que vous le croyez, reprit Georges, il y a beaucoup plus d'Abyssins, de Giaours, de Vechabites, de Bédouins et de Cophtes… Enfin, tous ces animaux-là sont si peu divertissants, que je me suis trouvé très heureux de m'embarquer sur une polacre génoise qui devait aller charger aux îles Ioniennes de la poudre et des munitions pour Ali de Tébélen. Vous savez? les Anglais vendent de la poudre et des munitions à tout le monde, aux Turcs, aux Grecs, au diable, si le diable avait de l'argent. Ainsi de Zante nous devions aller sur la côte de Grèce en louvoyant. Tel que vous me voyez, mon nom de Georges est fameux dans ces pays-là. Je suis le petit-fils de ce fameux Czerni-Georges qui a fait la guerre à la Porte, et qui malheureusement au lieu de l'enfoncer s'est enfoncé lui-même. Son fils s'est réfugié dans la maison du consul français de Smyrne, et il est venu mourir à Paris en 1792, laissant ma mère grosse de moi, son septième enfant. Nos trésors ont été volés par un des amis de mon grand-père, en sorte que nous étions ruinés. Ma mère, qui vivait du produit de ses diamants vendus un à un, a épousé en 1799 monsieur Yung, mon beau-père, un fournisseur. Mais ma mère est morte, je me suis brouillé avec mon beau-père, qui, entre nous, est un gredin; il vit encore, mais nous ne nous voyons point. Ce chinois-là nous a laissés tous les sept sans nous dire: – Es-tu chien? es-tu loup? Voilà comment, de désespoir, je suis parti en 1813 simple conscrit… Vous ne sauriez croire avec quelle joie ce vieux Ali de Tébélen a reçu le petit-fils de Czerni-Georges. Ici, je me fais appeler simplement Georges. Le pacha m'a donné un sérail…

– Vous avez eu un sérail? dit Oscar.

– Étiez-vous pacha à beaucoup de queues? demanda Mistigris.

– Comment ne savez-vous pas, reprit Georges, qu'il n'y a que le sultan qui fasse des pachas, et que mon ami Tébélen, car nous étions amis comme Bourbons, se révoltait contre le Padischah! Vous savez, ou vous ne savez pas que le vrai nom du Grand-Seigneur est Padischah, et non pas Grand-Turc ou Sultan. Ne croyez pas que ce soit grand'chose, un sérail: autant avoir un troupeau de chèvres. Ces femmes-là sont bien bêtes, et j'aime cent fois mieux les grisettes de la Chaumière, à Montparnasse.

– C'est plus près, dit le comte de Sérisy.

– Les femmes de sérail ne savent pas un mot de français, et la langue est indispensable pour s'entendre. Ali m'a donné cinq femmes légitimes et dix esclaves. A Janina, c'est comme si je n'avais rien eu. Dans l'Orient, voyez-vous, avoir des femmes, c'est très mauvais genre, on en a comme nous avons ici Voltaire et Rousseau; mais qui jamais ouvre son Voltaire ou son Rousseau? Personne. Et cependant le grand genre est d'être jaloux. On coud une femme dans un sac et on la jette à l'eau sur un simple soupçon, d'après un article de leur code.

– En avez-vous jeté? demanda le fermier.

– Moi, fi donc, un Français! je les ai aimées.

Là-dessus Georges refrisa, retroussa ses moustaches et prit un air rêveur. On entrait à Saint-Denis où Pierrotin s'arrêta devant la porte de l'aubergiste qui vend les célèbres talmouses et où tous les voyageurs descendent. Intrigué par les apparences de vérité mêlées aux plaisanteries de Georges, le comte remonta promptement dans la voiture, regarda sous le coussin le portefeuille que Pierrotin lui dit y avoir été mis par ce personnage énigmatique, et lut en lettres dorées: «Maître Crottat, notaire.» Aussitôt le comte se permit d'ouvrir le portefeuille, en craignant avec raison que le père Léger ne fût pris d'une curiosité semblable; il en ôta l'acte qui concernait la ferme des Moulineaux, le plia, le mit dans la poche de côté de sa redingote et revint examiner les voyageurs.

– Ce Georges est tout bonnement le second clerc de Crottat. Je ferai mes compliments à son patron, qui devait m'envoyer son premier clerc, se dit-il.

A l'air respectueux du père Léger et d'Oscar, Georges comprit qu'il avait en eux de fervents admirateurs; il se posa naturellement en grand seigneur, il leur paya des talmouses et un verre de vin d'Alicante, ainsi qu'à Mistigris et à son maître, en profitant de cette largesse pour demander leurs noms.

– Oh! monsieur, dit le patron de Mistigris, je ne suis pas doué d'un nom illustre comme le vôtre, je ne reviens pas d'Asie.

En ce moment le comte, qui s'était empressé de rentrer dans l'immense cuisine de l'aubergiste, afin de ne donner aucun soupçon sur sa découverte, put écouter la fin de cette réponse.

– … Je suis tout bonnement un pauvre peintre qui reviens de Rome où je suis allé aux frais du gouvernement, après avoir remporté le grand prix, il y a cinq ans. Je me nomme Schinner.

– Hé! bourgeois, peut-on vous offrir un verre d'Alicante et des talmouses? dit Georges au comte.

– Merci, dit le comte, je ne sors jamais sans avoir pris ma tasse de café à la crème.

– Et vous ne mangez rien entre vos repas? Comme c'est Marais, place Royale et île Saint-Louis! dit Georges. Quand il a blagué tout à l'heure sur ses croix, je le croyais plus fort qu'il n'est, dit-il à voix basse au peintre; mais nous le remettrons sur ses décorations, ce petit fabricant de chandelles. – Allons, mon brave, dit-il à Oscar, humez-moi le verre versé pour l'épicier, ça vous fera pousser des moustaches.

Oscar voulut faire l'homme, il but le second verre et mangea trois autres talmouses.

– Bon vin, dit le père Léger en faisant claquer sa langue contre son palais.

– Il est d'autant meilleur, dit Georges, qu'il vient de Bercy! Je suis allé à Alicante, et voyez-vous, c'est du vin de ce pays-là comme mon bras ressemble à un moulin à vent. Nos vins factices sont bien meilleurs que les vins naturels. – Allons, Pierrotin, un verre?.. Hein! c'est bien dommage que vos chevaux ne puissent pas en siffler chacun un, nous irions mieux.

– Oh! c'est pas la peine, j'ai déjà un cheval gris, dit Pierrotin en montrant Bichette.

En entendant ce vulgaire calembour, Oscar trouva Pierrotin un garçon prodigieux.

– En route! Ce mot de Pierrotin retentit au milieu d'un claquement de fouet, quand les voyageurs se furent emboîtés. Il était alors onze heures. Le temps un peu couvert se leva, le vent du haut chassa les nuages, le bleu de l'éther brilla par places; aussi quand la voiture à Pierrotin s'élança dans le petit ruban de route qui sépare Saint-Denis de Pierrefitte, le soleil avait-il achevé de boire les dernières vapeurs fines dont le voile diaphane enveloppait les fameux paysages de cette région.

– Eh bien! pourquoi donc avez-vous quitté votre ami le pacha? dit le père Léger à Georges.

– C'était un singulier polisson, répondit Georges d'un air qui cachait bien des mystères. Figurez-vous, il me donne sa cavalerie à commander!.. très-bien.

– Ah! voilà pourquoi il a des éperons, pensa le pauvre Oscar.

– De mon temps, Ali de Tébélen avait à se dépétrer de Chosrew-Pacha, encore un drôle de pistolet! Vous le nommez ici Chaureff, mais son nom en turc se prononce Cossereu. Vous avez dû lire autrefois dans les journaux que le vieil Ali a rossé Chosrew, et solidement. Eh bien! sans moi, Ali de Tébélen eût été frit quelques jours plus promptement. J'étais à l'aile droite et je vois Chosrew, un vieux finaud qui vous enfonce notre centre… oh! là! roide et par un beau mouvement à la Murat. Bon! Je prends mon temps, je fais une charge à fond de train et coupe en deux la colonne de Chosrew, qui avait dépassé le centre et qui restait à découvert. Vous comprenez… Ah! dame, après l'affaire, Ali m'embrassa…

– Ça se fait en Orient? dit le comte de Sérisy d'un air goguenard.

– Oui, monsieur, reprit le peintre, ça se fait partout.

– Nous avons ramené Chosrew pendant trente lieues de pays… comme à une chasse, quoi! reprit Georges. C'est des cavaliers finis, les Turcs. Ali m'a donné des yatagans, des fusils et des sabres!.. en veux-tu, en voilà. De retour dans sa capitale, ce satané farceur m'a fait des propositions qui ne me convenaient pas du tout. Ces Orientaux sont drôles, quand ils ont une idée… Ali voulait que je fusse son favori, son héritier. Moi, j'avais assez de cette vie-là; car, après tout, Ali de Tébélen était en rébellion avec la Porte, et je jugeai convenable de la prendre, la porte. Mais je rends justice à monsieur de Tébélen, il m'a comblé de présents: des diamants, dix mille talari, mille pièces d'or, une belle Grecque pour groom, une petite Arnaute pour compagne, et un cheval arabe. Allez, Ali pacha de Janina est un homme incompris, il lui faudrait un historien. Il n'y a qu'en Orient qu'on rencontre de ces âmes de bronze, qui pendant vingt ans font tout pour pouvoir venger une offense un beau matin. D'abord il avait la plus belle barbe blanche qu'on puisse voir, une figure dure, sévère…

– Mais qu'avez-vous fait de vos trésors? dit le père Léger.

– Ah! voilà. Ces gens-là n'ont pas de Grand-Livre ni de Banque de France, j'emportai donc mes picaillons sur une tartane grecque qui fut pincée par le Capitan-Pacha lui-même! Tel que vous me voyez, j'ai failli être empalé à Smyrne. Oui, ma foi, sans monsieur de Rivière, l'ambassadeur, qui s'y trouvait, on me prenait pour un complice d'Ali-Pacha. J'ai sauvé ma tête, afin de parler honnêtement, mais les dix mille talari, les mille pièces d'or, les armes, oh! tout a été bu par le soifard trésor du Capitan-Pacha. Ma position était d'autant plus difficile que ce Capitan-Pacha n'était autre que Chosrew. Depuis sa rincée, le drôle avait obtenu cette place, qui équivaut à celle de grand amiral en France.

– Mais il était dans la cavalerie, à ce qu'il paraît, dit le père Léger qui suivait avec attention le récit de Georges.

– Oh! comme on voit bien que l'Orient est peu connu dans le département de Seine-et-Oise, s'écria Georges. Monsieur, voilà les Turcs: vous êtes fermier, le Padischah vous nomme maréchal; si vous ne remplissez pas vos fonctions à sa satisfaction, tant pis pour vous, on vous coupe la tête: c'est sa manière de destituer les fonctionnaires. Un jardinier passe préfet, et un premier ministre redevient tchiaoux. Les Ottomans ne connaissent point les lois sur l'avancement ni la hiérarchie! De cavalier, Chosrew était devenu marin. Le Padischah Mahmoud l'avait chargé de prendre Ali par mer, et il s'est en effet rendu maître de lui, mais assisté par les Anglais, qui ont eu la bonne part, les gueux! ils ont mis la main sur les trésors. Ce Chosrew, qui n'avait pas oublié la leçon d'équitation que je lui avais donnée, me reconnut. Vous comprenez que mon affaire était faite, oh! roide! si je n'avais pas eu l'idée de me réclamer en qualité de Français et de troubadour auprès de monsieur de Rivière. L'ambassadeur, enchanté de se montrer, demanda ma liberté. Les Turcs ont cela de bon dans le caractère, qu'ils vous laissent aussi bien aller qu'ils vous coupent la tête, ils sont indifférents à tout. Le consul de France, un charmant homme, ami de Chosrew, me fit restituer deux mille talari; aussi son nom, je puis le dire, est-il gravé dans mon cœur…

– Vous le nommez? demanda monsieur de Sérisy.

Monsieur de Sérisy laissa voir sur sa figure quelques marques d'étonnement quand Georges lui dit effectivement le nom d'un de nos plus remarquables consuls généraux qui se trouvait alors à Smyrne.

– J'assistai, par parenthèse, à l'exécution du commandant de Smyrne, que le Padischah avait ordonné à Chosrew de mettre à mort, une des choses les plus curieuses que j'aie vues, quoique j'en aie beaucoup vu, je vous la raconterai tout à l'heure en déjeunant. De Smyrne, je passai en Espagne, en apprenant qu'il s'y faisait une révolution. Oh! je suis allé droit à Mina, qui m'a pris pour aide-de-camp, et m'a donné le grade de colonel. Je me suis battu pour la cause constitutionnelle qui va succomber, car nous allons entrer en Espagne un de ces jours.

– Et vous êtes officier français? dit sévèrement le comte de Sérisy. Vous comptez bien sur la discrétion de ceux qui vous écoutent.

– Mais il n'y a pas de mouchards, dit Georges.

– Vous ne songez donc pas, colonel Georges, dit le comte, qu'en ce moment on juge à la Cour des pairs une conspiration qui rend le gouvernement très sévère à l'égard des militaires qui portent les armes contre la France, et qui nouent des intrigues à l'étranger dans le dessein de renverser nos souverains légitimes…

Sur cette terrible observation, le peintre devint rouge jusqu'aux oreilles, et regarda Mistigris qui parut interdit.

– Eh bien? dit le père Léger, après?

– Si, par exemple, j'étais magistrat, mon devoir ne serait-il pas, répondit le comte, de faire arrêter l'aide-de-camp de Mina par les gendarmes de la brigade de Pierrefitte, et d'assigner comme témoins tous les voyageurs qui sont dans la voiture…

Ces paroles coupèrent d'autant mieux la parole à Georges qu'on arrivait devant la brigade de gendarmerie, dont le drapeau blanc flottait, en termes classiques, au gré du zéphyr.

– Vous avez trop de décorations pour vous permettre une pareille lâcheté, dit Oscar.

– Nous allons le repincer, dit Georges à l'oreille d'Oscar.

– Colonel, s'écria Léger que la sortie du comte de Sérisy oppressait et qui voulait changer de conversation, dans les pays où vous êtes allé, comment ces gens-là cultivent-ils? Quels sont leurs assolements?

– D'abord, vous comprenez, mon brave, que ces gens-là sont trop occupés de fumer eux-mêmes pour fumer leurs terres… (Le comte ne put s'empêcher de sourire. Ce sourire rassura le narrateur.)… Mais ils ont une façon de cultiver qui va vous sembler drôle. Ils ne cultivent pas du tout, voilà leur manière de cultiver. Les Turcs, les Grecs, ça mange des oignons ou du riz… Ils recueillent l'opium de leurs coquelicots, qui leur donne de grands revenus; et puis ils ont le tabac, qui croît spontanément, le fameux Lattaqui! puis les dattes! un tas de sucreries qui croissent sans culture. C'est un pays plein de ressources et de commerce. On fait beaucoup de tapis à Smyrne, et pas chers.

– Mais, dit Léger, si les tapis sont de laine, elle ne vient que des moutons; et pour avoir des moutons, il faut des prairies, des fermes, une culture…

– Il doit bien y avoir quelque chose qui ressemble à cela, répondit Georges; mais le riz vient dans l'eau, d'abord; puis, moi, j'ai toujours longé les côtes et je n'ai vu que des pays ravagés par la guerre. D'ailleurs, j'ai la plus profonde aversion pour la statistique.

– Et les impôts? dit le père Léger.

– Ah! les impôts sont lourds. On leur prend tout, mais on leur laisse le reste. Frappé des avantages de ce système, le pacha d'Égypte était en train d'organiser son administration sur ce pied-là, quand je l'ai quitté.

– Mais comment… dit le père Léger qui ne comprenait plus rien.

– Comment?.. reprit Georges. Mais il a des agents qui prennent les récoltes, en laissant aux fellahs juste de quoi vivre. Aussi, dans ce système-là, point de paperasses ni de bureaucratie, la plaie de la France… Ah! voilà!..

– Mais en vertu de quoi? dit le fermier.

– C'est un pays de despotisme, voilà tout. Ne savez-vous pas la belle définition donnée par Montesquieu du despotisme: «Comme le sauvage, il coupe l'arbre par le pied pour en avoir les fruits…»

– Et l'on veut nous ramener là, dit Mistigris; mais chaque échaudé craint l'eau froide.

– Et on y viendra, s'écria le comte de Sérisy. Aussi ceux qui ont des terres feront-ils bien de les vendre. Monsieur Schinner a dû voir de quel train toutes ces choses-là reviennent en Italie.

– Corpo di Bacco, le pape n'y va pas de main morte! reprit Schinner. Mais on y est fait. Les Italiens sont un si bon peuple! Pourvu qu'on les laisse un peu assassiner les voyageurs sur les routes, ils sont contents.

– Mais, reprit le comte, vous ne portez pas non plus la décoration de la Légion-d'Honneur que vous avez obtenue en 1819, c'est donc une mode générale?

Mistigris et le faux Schinner rougirent jusqu'aux oreilles.

– Moi! c'est différent, reprit Schinner, je ne voudrais pas être reconnu. Ne me trahissez pas, monsieur. Je suis censé être un petit peintre sans conséquence, je passe pour un décorateur. Je vais dans un château où je ne dois exciter aucun soupçon.

– Ah! fit le comte, une bonne fortune, une intrigue?.. Oh! vous êtes bien heureux d'être jeune…

Oscar, qui crevait dans sa peau de n'être rien et de n'avoir rien à dire, regardait le colonel Czerni-Georges, le grand peintre Schinner, et il cherchait à se métamorphoser en quelque chose. Mais que pouvait être un garçon de dix-neuf ans, qu'on envoyait pendant quinze à vingt jours à la campagne, chez le régisseur de Presles? Le vin d'Alicante lui montait à la tête, et son amour-propre lui faisait bouillonner le sang dans les veines; aussi, lorsque le fameux Schinner laissa deviner une aventure romanesque dont le bonheur devait être aussi grand que le danger, attacha-t-il sur lui des yeux petillants de rage et d'envie.

– Ah! dit le comte d'un air envieux et crédule, il faut bien aimer une femme pour lui faire de si énormes sacrifices..

– Quels sacrifices?.. fit Mistigris.

– Ne savez-vous donc pas, mon petit ami, qu'un plafond peint par un si grand maître se couvre d'or? répondit le comte. Voyons! si la Liste civile vous paie trente mille francs ceux de deux salles au Louvre, reprit-il en regardant Schinner; pour un bourgeois, comme vous dites de nous dans vos ateliers, un plafond vaut bien vingt mille francs; or, à peine en donnera-t-on deux mille à un décorateur obscur.

– L'argent de moins n'est pas la plus grande perte, répondit Mistigris. Songez donc que ce sera certes un chef-d'œuvre, et qu'il ne faut pas le signer pour ne point la compromettre!

– Ah! je rendrais bien toutes mes croix aux souverains de l'Europe pour être aimé comme l'est un jeune homme à qui l'amour inspire de tels dévouements! s'écria monsieur de Sérisy.

– Ah! voilà, fit Mistigris, on est jeune, on est aimé! on a des femmes, et comme on dit: abondance de chiens ne nuit pas.

– Et que dit de cela madame Schinner? reprit le comte, car vous avez épousé par amour la belle Adélaïde de Rouville, la protégée du vieil amiral de Kergarouët, qui vous a fait obtenir vos plafonds au Louvre par son neveu, le comte de Fontaine.

– Est-ce qu'un grand peintre est jamais marié en voyage? fit observer Mistigris.

– Voilà donc la morale des ateliers!.. s'écria niaisement le comte de Sérisy.

– La morale des cours où vous avez eu vos décorations est-elle meilleure? dit Schinner qui recouvra son sang-froid un moment troublé par la connaissance que le comte annonçait avoir des commandes faites à Schinner.

– Je n'en ai pas demandé une seule, répondit le comte, et je crois les avoir toutes loyalement gagnées.

– Et ça vous va comme un notaire sur une jambe de bois, répliqua Mistigris.

Monsieur de Sérisy ne voulut pas se trahir, il prit un air de bonhomie en regardant la vallée de Groslay qui se découvre en prenant à la Patte-d'Oie le chemin de Saint-Brice, et laissant sur la droite celui de Chantilly.

– Attrape, dit en grommelant Oscar.

– Est-ce aussi beau qu'on le prétend, Rome? demanda Georges au grand peintre.

– Rome n'est belle que pour les gens qui aiment, il faut avoir une passion pour s'y plaire; mais, comme ville, j'aime mieux Venise, quoique j'aie manqué d'y être assassiné.

– Ma foi, sans moi, dit Mistigris, vous la gobiez joliment? C'est ce satané farceur de lord Byron qui vous a valu cela. Oh! ce chinois d'Anglais était-il rageur!

– Chut! dit Schinner, je ne veux pas qu'on sache mon affaire avec lord Byron.

– Avouez tout de même, répondit Mistigris, que vous avez été bien heureux que j'aie appris à tirer la savate?

De temps en temps, Pierrotin échangeait avec le comte de Sérisy des regards singuliers qui eussent inquiété des gens un peu plus expérimentés que ne l'étaient les cinq voyageurs.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
05 temmuz 2017
Hacim:
813 s. 6 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain