Читайте только на Литрес

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 13

Yazı tipi:

À ce voyage-ci j’eus une autre aventure à peu près du même genre, mais qui me mit en plus grand danger. Sentant mes espèces tirer à leur fin, j’en ménageais le chétif reste. Je prenais moins souvent des repas à mon auberge, et bientôt je n’en pris plus du tout, pouvant pour cinq ou six sols, à la taverne, me rassasier tout aussi bien que je faisais là pour mes vingt-cinq. N’y mangeant plus, je ne savais comment y aller coucher, non que j’y dusse grand-chose, mais j’avais honte d’occuper une chambre sans rien faire gagner à mon hôtesse. La saison était belle. Un soir qu’il faisait fort chaud, je me déterminai à passer la nuit dans la place, et déjà je m’étais établi sûr un banc, quand un abbé qui passait, me voyant ainsi couché, s’approcha et me demanda si je n’avais point de gîte. Je lui avouai mon cas, il en parut touché; il s’assit à côté de moi, et nous causâmes. Il parlait agréablement; tout ce qu’il me dit me donna de lui la meilleure opinion du monde. Quand il me vit bien disposé, il me dit qu’il n’était pas logé fort au large, qu’il n’avait qu’une seule chambre, mais qu’assurément il ne me laisserait pas coucher ainsi dans la place; qu’il était tard pour me trouver un gîte, et qu’il m’offrait pour cette nuit la moitié de son lit. J’accepte l’offre, espérant déjà me faire un ami qui pourrait m’être utile. Nous allons; il bat le fusil. Sa chambre me parut propre dans sa petitesse: il m’en fit les honneurs fort poliment. Il tira d’une armoire un pot de verre où étaient des cerises à l’eau-de-vie; nous en mangeâmes chacun deux, et nous fûmes nous coucher.

Cet homme avait les mêmes goûts que mon juif de l’Hospice, mais il ne les manifestait pas si brutalement. Soit que, sachant que je pouvais être entendu, il craignît de me forcer à me défendre, soit qu’en effet il fût moins confirmé dans ses projets, il n’osa m’en proposer ouvertement l’exécution, et cherchait à m’émouvoir sans m’inquiéter. Plus instruit que la première fois, je compris bientôt son dessein, et j’en frémis; ne sachant ni dans quelle maison, ni entre les mains de qui j’étais, je craignis, en faisant du bruit, le payer de ma vie. Je feignis d’ignorer ce qu’il me voulait; mais paraissant très importuné de ses caresses et très décidé à n’en pas endurer le progrès, je fis si bien qu’il fut obligé de se contenir. Alors je lui parlai avec toute la douceur et toute la fermeté dont j’étais capable; et, sans paraître rien soupçonner, je m’excusai de l’inquiétude que je lui avais montrée, sur mon ancienne aventure, que j’affectai de lui conter en termes si pleins de dégoût et d’horreur, que je lui fis, je crois, mal au cœur à lui-même, et qu’il renonça tout à fait à son sale dessein. Nous passâmes tranquillement le reste de la nuit. Il me dit même beaucoup de choses très bonnes, très sensées, et ce n’était assurément pas un homme sans mérite, quoique ce fût un grand vilain.

Le matin, M. l’abbé, qui ne voulait pas avoir l’air mécontent, parla de déjeuner, et pria une des filles de son hôtesse, qui était jolie, d’en faire apporter. Elle lui dit qu’elle n’avait pas le temps: il s’adressa à sa sœur, qui ne daigna pas lui répondre. Nous attendions toujours: point de déjeuner. Enfin nous passâmes dans la chambre de ces demoiselles. Elles reçurent M. l’abbé d’un air très peu caressant; j’eus encore moins à me louer de leur accueil. L’aînée, en se retournant, m’appuya son talon pointu sur le bout du pied, où un cor fort douloureux m’avait forcé de couper mon soulier; l’autre vint ôter brusquement de derrière moi une chaise sur laquelle j’étais prêt à m’asseoir; leur mère, en jetant de l’eau par la fenêtre, m’en aspergea le visage: en quelque place que je me misse, on m’en faisait ôter pour chercher quelque chose; je n’avais été de ma vie à pareille fête. Je voyais dans leurs regards insultants et moqueurs une fureur cachée, à laquelle j’avais la stupidité de ne rien comprendre. Ébahi, stupéfait, prêt à les croire toutes possédées, je commençais tout de bon à m’effrayer, quand l’abbé, qui ne faisait semblant de voir ni d’entendre, jugeant bien qu’il n’y avait point de déjeuner à espérer, prit le parti de sortir, et je me hâtai de le suivre, fort content d’échapper à ces trois furies. En marchant il me proposa d’aller déjeuner au café. Quoique j’eusse grand-faim, je n’acceptai pas cette offre, sur laquelle il n’insista pas beaucoup non plus, et nous nous séparâmes au trois ou quatrième coin de rue, moi, charmé de perdre de vue tout ce qui appartenait à cette maudite maison, et lui fort aise, à ce que je crois, de m’en avoir assez éloigné pour qu’elle ne me fût pas facile à reconnaître. Comme à Paris, ni dans aucune autre ville, jamais rien ne m’est arrivé de semblable à ces deux aventures, il m’en est resté une impression peu avantageuse au peuple de Lyon, et j’ai toujours regardé cette ville comme celle de l’Europe où règne la plus affreuse corruption.

Le souvenir des extrémités où j’y fus réduit ne contribue pas non plus à m’en rappeler agréablement la mémoire. Si j’avais été fait comme un autre, que j’eusse eu le talent d’emprunter et de m’endetter à mon cabaret, je me serais aisément tiré d’affaire; mais c’est à quoi mon inaptitude égalait ma répugnance; et pour imaginer à quel point vont l’une et l’autre, il suffit de savoir qu’après avoir passé presque toute ma vie dans le mal-être, et souvent prêt à manquer de pain, il ne m’est jamais arrivé une seule fois de me faire demander de l’argent par un créancier sans lui en donner à l’instant même. Je n’ai jamais su faire des dettes criardes, et j’ai toujours mieux aimé souffrir que devoir.

C’était souffrir assurément que d’être réduit à passer la nuit dans la rue, et c’est ce qui m’est arrivé plusieurs fois à Lyon. J’aimais mieux employer quelques sols qui me restaient à payer mon pain que mon gîte; parce qu’après tout je risquais moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que dans ce cruel état je n’étais ni inquiet ni triste. Je n’avais pas le moindre souci sur l’avenir, et j’attendais les réponses que devait recevoir Mlle du Châtelet, couchant à la belle étoile, et dormant étendu par terre ou sur un banc aussi tranquillement que sur un lit de roses. Je me souviens même d’avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé. Il avait fait très chaud ce jour-là, la soirée était charmante; la rosée humectait l’herbe flétrie; point de vent, une nuit tranquille; l’air était frais, sans être froid; le soleil, après son coucher, avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendait l’eau couleur de rose; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient de l’un à l’autre. Je me promenais dans une sorte d’extase, livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d’en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m’apercevoir que j’étais las. Je m’en aperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une espèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse; le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres; un rossignol était précisément au-dessus de moi; je m’endormis à son chant: mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il était grand jour: mes yeux, en s’ouvrant, virent l’eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai, la faim me prit, je m’acheminai gaiement vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeuner deux pièces de six blancs qui me restaient encore. J’étais de si bonne humeur, que j’allais chantant tout le long du chemin, et je me souviens même que je chantais une cantate de Batistin, intitulée Les bains de Thomery, que je savais par cœur. Que béni soit le bon Batistin et sa bonne cantate, qui m’a valu un meilleur déjeuner que celui sur lequel je comptais et un dîner bien meilleur encore, sur lequel je n’avais point compté du tout. Dans mon meilleur train d’aller et de chanter, j’entends quelqu’un derrière moi, je me retourne, je vois un Antonin qui me suivait et qui paraissait m’écouter avec plaisir. Il m’accoste, me salue, me demande si je sais la musique. Je réponds, un peu, pour faire entendre beaucoup. Il continue à me questionner; je lui conte une partie de mon histoire. Il me demande si je n’ai jamais copié de la musique. «Souvent», lui dis-je. Et cela était vrai; ma meilleure manière de l’apprendre était d’en copier. «Eh bien, me dit-il, venez avec moi; je pourrai vous occuper quelques jours, durant lesquels rien ne vous manquera, pourvu que vous consentiez à ne pas sortir de la chambre». J’acquiesçai très volontiers et je le suivis.

Cet Antonin s’appelait M. Rolichon; il aimait la musique, il la savait, et chantait dans de petits concerts qu’il faisait avec ses amis. Il n’y avait rien là que d’innocent et d’honnête; mais ce goût dégénérait apparemment en fureur, dont il était obligé de cacher une partie. Il me conduisit dans une petite chambre que j’occupai, et où je trouvai beaucoup de musique qu’il avait copiée. Il m’en donna d’autre à copier, particulièrement la cantate que j’avais chantée, et qu’il devait chanter lui-même dans quelques jours. J’en demeurai là trois ou quatre à copier tout le temps où je ne mangeais pas; car de ma vie je ne fus si affamé ni mieux nourri. Il apportait mes repas lui-même de leur cuisine, et il fallait qu’elle fût bonne si leur ordinaire valait le mien. De mes jours je n’eus tant de plaisir à manger, et il faut avouer aussi que ces lippées me venaient fort à propos, car j’étais sec comme du bois. Je travaillais presque d’aussi bon cœur que je mangeais, et ce n’est pas peu dire. Il est vrai que je n’étais pas aussi correct que diligent. Quelques jours après, M. Rolichon, que je rencontrai dans la rue, m’apprit que mes parties avaient rendu la musique inexécutable, tant elles s’étaient trouvées pleines d’omissions, de duplications et de transpositions. Il faut avouer que j’ai choisi là dans la suite le métier du monde auquel j’étais le moins propre. Non que ma note ne fût belle et que je ne copiasse fort nettement; mais l’ennui d’un long travail me donne des distractions si grandes, que je passe plus de temps à gratter qu’à noter, et que si je n’apporte la plus grande attention à collationner mes parties, elles font toujours manquer l’exécution. Je fis donc très mal en voulant bien faire, et pour aller vite j’allais tout de travers. Cela n’empêcha pas M. Rolichon de me bien traiter jusqu’à la fin, et de me donner encore en sortant un petit écu que je ne méritais guère, et qui me remit tout à fait en pied; car peu de jours après je reçus des nouvelles de Maman qui était à Chambéry, et de l’argent pour l’aller joindre, ce que je fis avec transport. Depuis lors mes finances ont souvent été fort courtes, mais jamais assez pour être obligé de jeûner. Je marque cette époque avec un cœur sensible aux soins de la Providence. C’est la dernière fois de ma vie que j’ai senti la misère et la faim.

Je restai à Lyon sept ou huit jours encore pour attendre les commissions dont Maman avait chargé Mlle du Châtelet, que je vis durant ce temps-là plus assidûment qu’auparavant, ayant le plaisir de parler avec elle de son amie, et n’étant plus distrait par ces cruels retours sur ma situation, qui me forçaient de la cacher. Mlle du Châtelet n’était ni jeune ni jolie, mais elle ne manquait pas de grâce; elle était liante et familière, et son esprit donnait du prix à cette familiarité. Elle avait ce goût de morale observatrice qui porte à étudier les hommes; et c’est d’elle, en première origine, que ce même goût m’est venu. Elle aimait les romans de Le Sage et particulièrement Gil Blas; elle m’en parla, me le prêta, je le lus avec plaisir; mais je n’étais pas mûr encore pour ces sortes de lectures; il me fallait des romans à grands sentiments. Je passais ainsi mon temps à la grille de Mlle du Châtelet avec autant de plaisir que de profit, et il est certain que les entretiens intéressants et sensés d’une femme de mérite sont plus propres à former un jeune homme que toute la pédantesque philosophie des livres. Je fis connaissance aux Chasottes avec d’autres pensionnaires et de leurs amies; entre autres avec une jeune personne de quatorze ans, appelée Mlle Serre, à laquelle je ne fis pas alors une grande attention, mais dont je me passionnai huit ou neuf ans après, et avec raison, car c’était une charmante fille.

Occupé de l’attente de revoir bientôt ma bonne Maman, je fis un peu de trêve à mes chimères, et le bonheur réel qui m’attendait me dispensa d’en chercher dans mes visions. Non seulement je la retrouvais, mais je retrouvais près d’elle et par elle un état agréable; car elle marquait m’avoir trouvé une occupation qu’elle espérait qui me conviendrait, et qui ne m’éloignerait pas d’elle. Je m’épuisais en conjectures pour deviner quelle pouvait être cette occupation, et il aurait fallu deviner en effet pour rencontrer juste. J’avais suffisamment d’argent pour faire commodément la route. Mlle du Châtelet voulait que je prisse un cheval; je n’y pus consentir, et j’eus raison: j’aurais perdu le plaisir du dernier voyage pédestre que j’ai fait en ma vie; car je ne peux donner ce nom aux excursions que je faisais souvent à mon voisinage, tandis que je demeurais à Motiers.

C’est une chose bien singulière que mon imagination ne se monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins agréable, et qu’au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s’assujettir aux choses. Elle ne saurait embellir, elle veut créer. Les objets réels s’y peignent tout au plus tels qu’ils sont; elle ne sait parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printemps, il faut que je sois en hiver; si je veux décrire un beau paysage, il faut que je sois dans des murs; et j’ai dit cent fois que si j’étais mis à la Bastille, j’y ferais le tableau de la liberté. Je ne voyais en partant de Lyon qu’un avenir agréable; j’étais aussi content, et j’avais tout lieu de l’être, que je l’étais peu quand je partis de Paris. Cependant je n’eus point durant ce voyage ces rêveries délicieuses qui m’avaient suivi dans l’autre. J’avais le cœur serein, mais c’était tout. Je me rapprochais avec attendrissement de l’excellente amie que j’allais revoir. Je goûtais d’avance, mais sans ivresse, le plaisir de vivre auprès d’elle: je m’y étais toujours attendu; c’était comme s’il ne m’était rien arrivé de nouveau. Je m’inquiétais de ce que j’allais faire comme si cela eût été fort inquiétant. Mes idées étaient paisibles et douces, non célestes et ravissantes. Tous les objets que je passais frappaient ma vue; je donnais de l’attention aux paysages; je remarquais les arbres, les maisons, les ruisseaux; je délibérais aux croisées des chemins, j’avais peur de me perdre, et je ne me perdais point. En un mot, je n’étais plus dans l’empyrée, j’étais tantôt où j’étais, tantôt où j’allais, jamais plus loin.

Je suis, en racontant mes voyages, comme j’étais en les faisant; je ne saurais arriver. Le cœur me battait de joie en approchant de ma chère Maman, et je n’en allais pas plus vite. J’aime à marcher à mon aise, et m’arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu’il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable: voilà de toutes les manières de vivre celle qui est la plus de mon goût. Au reste, on sait déjà ce que j’entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu’il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur. J’eus ce plaisir, et je le goûtai dans tout son charme en approchant de Chambéry. Non loin d’une montagne coupée qu’on appelle le Pas-de-l’Échelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l’endroit appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres affreux une petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des milliers de siècles. On a bordé le chemin d’un parapet pour prévenir les malheurs: cela faisait que je pouvais contempler au fond et gagner des vertiges tout à mon aise, car ce qu’il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés, est qu’ils me font tourner la tête, et j’aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j’avançais le nez, et je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont j’entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proie qui volaient de roche en roche et de broussaille en broussaille à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits où la pente était assez unie et la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j’en allais chercher au loin d’aussi gros que je les pouvais porter; je les rassemblais sur le parapet en pile; puis, les lançant l’un après l’autre, je me délectais à les voir rouler, bondir et voler en mille éclats, avant que d’atteindre le fond du précipice.

Plus près de Chambéry j’eus un spectacle semblable, en sens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée, que l’eau se détache net et tombe en arcade, assez loin pour qu’on puisse passer entre la cascade et la roche, quelquefois sans être mouillé. Mais si l’on ne prend bien ses mesures, on y est aisément trompé, comme je le fus: car, à cause de l’extrême hauteur, l’eau se divise et tombe en poussière, et lorsqu’on approche un peu trop de ce nuage, sans s’apercevoir d’abord qu’on se mouille, à l’instant on est tout trempé.

J’arrive enfin, je la revois. Elle n’était pas seule. M. l’intendant général était chez elle au moment que j’entrai. Sans me parler, elle me prend par la main, et me présente à lui avec cette grâce qui lui ouvrait tous les cœurs: «Le voilà, monsieur, ce pauvre jeune homme; daignez le protéger aussi longtemps qu’il le méritera, je ne suis plus en peine de lui pour le reste de sa vie». Puis, m’adressant la parole: «Mon enfant, me dit-elle, vous appartenez au roi; remerciez M. l’intendant qui vous donne du pain». J’ouvrais de grands yeux sans rien dire, sans savoir trop qu’imaginer; il s’en fallut peu que l’ambition naissante ne me tournât la tête, et que je ne fisse déjà le petit intendant. Ma fortune se trouva moins brillante que sur ce début je ne l’avais imaginée; mais quant à présent, c’était assez pour vivre, et pour moi c’était beaucoup. Voici de quoi il s’agissait.

Le roi Victor-Amédée, jugeant, par le sort des guerres précédentes et par la position de l’ancien patrimoine de ses pères, qu’il lui échapperait quelque jour, ne cherchait qu’à l’épuiser. Il y avait peu d’années qu’ayant résolu d’en mettre la noblesse à la taille, il avait ordonné un cadastre général de tout le pays, afin que, rendant l’imposition réelle, on pût la répartir avec plus d’équité. Ce travail, commencé sous le père, fut achevé sous le fils. Deux ou trois cents hommes, tant arpenteurs qu’on appelait géomètres, qu’écrivains qu’on appelait secrétaires, furent employés à cet ouvrage, et c’était parmi ces derniers que Maman m’avait fait inscrire. Le poste, sans être fort lucratif, donnait de quoi vivre au large dans ce pays-là. Le mal était que cet emploi n’était qu’à temps, mais il mettait en état de chercher et d’attendre, et c’était par prévoyance qu’elle tâchait de m’obtenir de l’intendant une protection particulière pour pouvoir passer à quelque emploi plus solide quand le temps de celui-là serait fini.

J’entrai en fonction peu de jours après mon arrivée. Il n’y avait à ce travail rien de difficile, et je fus bientôt au fait. C’est ainsi qu’après quatre ou cinq ans de courses, de folies et de souffrances depuis ma sortie de Genève, je commençai pour la première fois de gagner mon pain avec honneur.

Ces longs détails de ma première jeunesse auront paru bien puérils, et j’en suis fâché: quoique né homme à certains égards, j’ai été longtemps enfant, et je le suis encore à beaucoup d’autres. Je n’ai pas promis d’offrir au public un grand personnage; j’ai promis de me peindre tel que je suis; et, pour me connaître dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse. Comme en général les objets font moins d’impression sur moi que leurs souvenirs, et que toutes mes idées sont en images, les premiers traits qui se sont gravés dans ma tête y sont demeurés, et ceux qui s’y sont empreints dans la suite se sont plutôt combinés avec eux qu’ils ne les ont effacés. Il y a une certaine succession d’affections et d’idées qui modifient celles qui les suivent, et qu’il faut connaître pour en bien juger. Je m’applique à bien développer partout les premières causes pour faire sentir l’enchaînement des effets. Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon âme transparente, aux yeux du lecteur, et pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue, à l’éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu’il ne s’y passe pas un mouvement qu’il n’aperçoive, afin qu’il puisse juger par lui-même du principe qui les produit.

Si je me chargeais du résultat et que je lui disse: Tel est mon caractère, il pourrait croire sinon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m’est arrivé, tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai senti, je ne puis l’induire en erreur, à moins que je ne le veuille; encore même en le voulant, n’y parviendrais-je pas aisément de cette façon. C’est à lui d’assembler ces éléments et de déterminer l’être qu’ils composent: le résultat doit être son ouvrage; et s’il se trompe alors, toute l’erreur sera de son fait. Or, il ne suffit pas pour cette fin que mes récits soient fidèles, il faut aussi qu’ils soient exacts. Ce n’est pas à moi de juger de l’importance des faits, je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. C’est à quoi je me suis appliqué jusqu’ici de tout mon courage, et je ne me relâcherai pas dans la suite. Mais les souvenirs de l’âge moyen sont toujours moins vifs que ceux de la première jeunesse. J’ai commencé par tirer de ceux-ci le meilleur parti qu’il m’était possible. Si les autres me reviennent avec la même force, des lecteurs impatients s’ennuieront peut-être, mais moi je ne serai pas mécontent de mon travail. Je n’ai qu’une chose à craindre dans cette entreprise: ce n’est pas de trop dire ou de dire des mensonges, mais c’est de ne pas tout dire et de taire des vérités.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
940 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Ses
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 5 на основе 1 оценок
Metin
Средний рейтинг 4,2 на основе 6 оценок
Metin
Средний рейтинг 5 на основе 1 оценок
Metin
Средний рейтинг 4,5 на основе 2 оценок
Metin
Средний рейтинг 5 на основе 1 оценок
Metin
Средний рейтинг 4 на основе 2 оценок
Metin
Средний рейтинг 5 на основе 2 оценок
Metin
Средний рейтинг 4,5 на основе 2 оценок
Metin
Средний рейтинг 4,5 на основе 2 оценок