Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 12
Comme j’étais catholique et que je me donnais pour tel, je suivais sans mystère et sans scrupule le culte que j’avais embrassé. Les dimanches, quand il faisait beau, j’allais à la messe à Assens à deux lieues de Lausanne. Je faisais ordinairement cette course avec d’autres catholiques, surtout avec un brodeur parisien dont j’ai oublié le nom. Ce n’était pas un Parisien comme moi, c’était un vrai Parisien de Paris, un archi-Parisien du bon Dieu, bonhomme comme un Champenois. Il aimait si fort son pays, qu’il ne voulut jamais douter que j’en fusse, de peur de perdre cette occasion d’en parler. M. de Crouzas, lieutenant-baillival, avait un jardinier de Paris aussi, mais moins complaisant, et qui trouvait la gloire de son pays compromise à ce qu’on osât se donner pour en être lorsqu’on n’avait pas cet honneur. Il me questionnait de l’air d’un homme sûr de me prendre en faute, et puis souriait malignement. Il me demande une fois ce qu’il y avait de remarquable au Marché-Neuf. Je battis la campagne comme on peut croire. Après avoir passé vingt ans à Paris, je dois à présent connaître cette ville; cependant, si l’on me faisait aujourd’hui pareille question, je ne serais pas moins embarrassé d’y répondre; et de cet embarras on pourrait aussi bien conclure que je n’ai jamais été à Paris: tant, lors même qu’on rencontre la vérité, l’on est sujet à se fonder sur des principes trompeurs.
Je ne saurais dire exactement combien de temps je demeurai à Lausanne. Je n’apportai pas de cette ville des souvenirs bien rappelants. Je sais seulement que, n’y trouvant pas à vivre, j’allai de là à Neuchâtel, et que j’y passai l’hiver. Je réussis mieux dans cette dernière ville; j’y eus des écolières, et j’y gagnai de quoi m’acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui m’avait fidèlement envoyé mon petit bagage, quoique je lui redusse assez d’argent.
J’apprenais insensiblement la musique en l’enseignant. Ma vie était assez douce; un homme raisonnable eût pu s’en contenter: mais mon cœur inquiet me demandait autre chose. Les dimanches et les jours où j’étais libre, j’allais courir les campagnes et les bois des environs, toujours errant, rêvant, soupirant; et quand j’étais une fois sorti de la ville, je n’y rentrais plus que le soir. Un jour, étant à Boudry, j’entrai pour dîner dans un cabaret: j’y vis un homme à grande barbe avec un habit violet à la grecque, un bonnet fourré, l’équipage et l’air assez nobles, et qui souvent avait peine à se faire entendre, ne parlant qu’un jargon presque indéchiffrable, mais plus ressemblant à l’italien qu’à nulle autre langue. J’entendais presque tout ce qu’il disait, et j’étais le seul; il ne pouvait s’énoncer que par signes avec l’hôte et les gens du pays. Je lui dis quelques mots en italien qu’il entendit parfaitement: il se leva et vint m’embrasser avec transport. La liaison fut bientôt faite, et dès ce moment je lui servis de truchement. Son dîner était bon, le mien était moins que médiocre. Il m’invita de prendre part au sien; je fis peu de façons. En buvant et baragouinant nous achevâmes de nous familiariser, et dès la fin du repas nous devînmes inséparables. Il me conta qu’il était prélat grec et archimandrite de Jérusalem; qu’il était chargé de faire une quête en Europe pour le rétablissement du Saint-Sépulcre. Il me montra de belles patentes de la czarine et de l’empereur; il en avait de beaucoup d’autres souverains. Il était assez content de ce qu’il avait amassé jusqu’alors; mais il avait eu des peines incroyables en Allemagne, n’entendant pas un mot d’allemand, de latin ni de français, et réduit à son grec, au turc et à la langue franque pour toute ressource; ce qui ne lui en procurait pas beaucoup dans le pays où il s’était enfourné. Il me proposa de l’accompagner pour lui servir de secrétaire et d’interprète. Malgré mon petit habit violet, nouvellement acheté, et qui ne cadrait pas mal avec mon nouveau poste, j’avais l’air si peu étoffé, qu’il ne me crut pas difficile à gagner, et il ne se trompa point. Notre accord fut bientôt fait; je ne demandais rien, et il promettait beaucoup. Sans caution, sans sûreté, sans connaissance, je me livre à sa conduite, et dès le lendemain me voilà parti pour Jérusalem.
Nous commençâmes notre tournée par le canton de Fribourg, où il ne fit pas grand-chose. La dignité épiscopale ne permettait pas de faire le mendiant, et de quêter aux particuliers; mais nous présentâmes sa commission au sénat, qui lui donna une petite somme. De là nous fûmes à Berne. Il fallut ici plus de façon, et l’examen de ses titres ne fut pas l’affaire d’un jour. Nous logions au Faucon, bonne auberge alors, où l’on trouvait bonne compagnie. La table était nombreuse et bien servie. Il y avait longtemps que je faisais mauvaise chère; j’avais grand besoin de me refaire, j’en avais l’occasion, et j’en profitai. Monseigneur l’archimandrite était lui-même un homme de bonne compagnie, aimant assez à tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui l’entendaient, ne manquant pas de certaines connaissances, et plaçant son érudition grecque avec assez d’agrément. Un jour, cassant au dessert des noisettes, il se coupa le doigt fort avant; et comme le sang sortait avec abondance, il montra son doigt à la compagnie, et dit en riant: «Mirate, sognori; questo è sangue pelasgo».
À Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles, et je ne m’en tirai pas aussi mal que j’avais craint. J’étais bien plus hardi et mieux parlant que je n’aurais été pour moi-même. Les choses ne se passèrent pas aussi simplement qu’à Fribourg. [Il fallut de longues et fréquentes conférences avec les premiers de l’État, et l’examen de ses titres ne fut pas l’affaire d’un jour]. Enfin, tout étant en règle, il fut admis à l’audience du sénat. J’entrai avec lui comme son interprète, et l’on me dit de parler. Je ne m’attendais à rien moins, et il ne m’était pas venu dans l’esprit qu’après avoir longuement conféré avec les membres, il fallût s’adresser au corps comme si rien n’eût été dit. Qu’on juge de mon embarras! Pour un homme aussi honteux, parler non seulement en public, mais devant le sénat de Berne, et parler impromptu sans avoir une seule minute pour me préparer, il y avait là de quoi m’anéantir. Je ne fus pas même intimidé. J’exposai succinctement et nettement la commission de l’archimandrite. Je louai la piété des princes qui avaient contribué à la collecte qu’il était venu faire. Piquant d’émulation celle de Leurs Excellences, je dis qu’il n’y avait pas moins à espérer de leur munificence accoutumée, et puis, tâchant de prouver que cette bonne œuvre en était également une pour tous les chrétiens sans distinction de secte, je finis par promettre les bénédictions du Ciel à ceux qui voudraient y prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit effet; mais il est sûr qu’il fut goûté, et qu’au sortir de l’audience l’archimandrite reçut un présent fort honnête, et de plus, sur l’esprit de son secrétaire des compliments dont j’eus l’agréable emploi d’être le truchement, mais que je n’osai lui rendre à la lettre. Voilà la seule fois de ma vie que j’ai parlé en public et devant un souverain, et la seule fois aussi peut-être que j’ai parlé hardiment et bien. Quelle différence dans les dispositions du même homme! Il y a trois ans qu’étant allé voir à Yverdun mon vieux ami M. Roguin, je reçus une députation pour me remercier de quelques livres que j’avais donnés à la bibliothèque de cette ville. Les Suisses sont grands harangueurs; ces messieurs me haranguèrent. Je me crus obligé de répondre; mais je m’embarrassai tellement dans ma réponse, et ma tête se brouilla si bien que je restai court et me fis moquer de moi. Quoique timide naturellement, j’ai été hardi quelquefois dans ma jeunesse, jamais dans mon âge avancé. Plus j’ai vu le monde, moins j’ai pu me faire à son ton.
Partis de Berne, nous allâmes à Soleure; car le dessein de l’archimandrite était de reprendre la route d’Allemagne, et de s’en retourner par la Hongrie ou par la Pologne, ce qui faisait une route immense: mais comme, chemin faisant, sa bourse s’emplissait plus qu’elle ne se vidait, il craignait peu les détours. Pour moi, qui me plaisais presque autant à cheval qu’à pied, je n’aurais pas mieux demandé que de voyager ainsi toute ma vie: mais il était écrit que je n’irais pas si loin.
La première chose que nous fîmes, arrivant à Soleure, fut d’aller saluer M. l’ambassadeur de France. Malheureusement pour mon évêque, cet ambassadeur était le marquis de Bonac, qui avait été ambassadeur à la Porte, et qui devait être au fait de tout ce qui regardait le Saint-Sépulcre. L’archimandrite eut une audience d’un quart d’heure, où je ne fus pas admis, parce que M. l’ambassadeur entendait la langue franque, et parlait l’italien du moins aussi bien que moi. À la sortie de mon Grec je voulus le suivre; on me retint: ce fut mon tour. M’étant donné pour Parisien, j’étais comme tel sous la juridiction de Son Excellence. Elle me demanda qui j’étais, m’exhorta de lui dire la vérité; je le lui promis en lui demandant une audience particulière qui me fut accordée. M. l’ambassadeur m’emmena dans son cabinet, dont il ferma sur nous la porte, et là, me jetant à ses pieds, je lui tins parole. Je n’aurais pas moins dit quand je n’aurais rien promis, car un continuel besoin d’épanchement met à tout moment mon cœur sur mes lèvres; et, après m’être ouvert sans réserve au musicien Lutold, je n’avais garde de faire le mystérieux avec le marquis de Bonac. Il fut si content de ma petite histoire et de l’effusion de cœur avec laquelle il vit que je l’avais contée, qu’il me prit par la main, entra chez Mme l’ambassadrice, et me présenta à elle en lui faisant un abrégé de mon récit. Mme de Bonac m’accueillit avec bonté, et dit qu’il ne fallait pas me laisser aller avec ce moine grec. Il fut résolu que je resterais à l’hôtel en attendant qu’on vît ce qu’on pourrait faire de moi. Je voulais aller faire mes adieux à mon pauvre archimandrite, pour lequel j’avais conçu de l’attachement: on ne me le permit pas. On envoya lui signifier mes arrêts, et, un quart d’heure après je vis arriver mon petit sac. M. de la Martinière, secrétaire d’ambassade, fut en quelque façon chargé de moi. En me conduisant dans la chambre qui m’était destinée, il me dit: «Cette chambre a été occupée sous le comte du Luc par un homme célèbre du même nom que vous; il ne tient qu’à vous de le remplacer de toutes manières, et de faire dire un jour, Rousseau premier, Rousseau second». Cette conformité, qu’alors je n’espérais guère, eût moins flatté mes désirs si j’avais pu prévoir à quel prix je l’achèterais un jour.
Ce que m’avait dit M. de la Martinière me donna de la curiosité. Je lus les ouvrages de celui dont j’occupais la chambre, et sur le compliment qu’on m’avait fait, croyant avoir du goût pour la poésie, je fis pour mon coup d’essai une cantate à la louange de Mme de Bonac. Ce goût ne se soutint pas. J’ai fait de temps en temps quelques médiocres vers; c’est un exercice assez bon pour se rompre aux inversions élégantes, et apprendre à mieux écrire en prose; mais je n’ai jamais trouvé dans la poésie française assez d’attrait pour m’y livrer tout à fait.
M. de la Martinière voulut voir de mon style, et me demanda par écrit le même détail que j’avais fait à M. l’ambassadeur. Je lui écrivis une longue lettre, que j’apprends avoir été conservée par M. de Marianne, qui était attaché depuis longtemps au marquis de Bonac, et qui depuis a succédé à M. de la Martinière sous l’ambassade de M. de Courteilles. J’ai prié M. de Malesherbes de tâcher de me procurer une copie de cette lettre. Si je puis l’avoir par lui ou par d’autres, on la trouvera dans le recueil qui doit accompagner mes Confessions.
L’expérience que je commençais d’avoir modérait peu à peu mes projets romanesques, et par exemple: non seulement je ne devins point amoureux de Mme de Bonac, mais je sentis d’abord que je ne pouvais faire un grand chemin dans la maison de son mari. M. de la Martinière en place, et M. de Marianne pour ainsi dire en survivance, ne me laissaient espérer pour toute fortune qu’un emploi de sous-secrétaire qui ne me tentait pas infiniment. Cela fit que, quand on me consulta sur ce que je voulais faire, je marquai beaucoup d’envie d’aller à Paris. M. l’ambassadeur goûta cette idée, qui tendait au moins à le débarrasser de moi. M. de Merveilleux, secrétaire interprète de l’ambassade, dit que son ami M. Gobard, colonel suisse au service de France, cherchait quelqu’un pour mettre auprès de son neveu, qui entrait fort jeune au service, et pensa que je pourrais lui convenir. Sur cette idée assez légèrement prise, mon départ fut résolu; et moi, qui voyais un voyage à faire et Paris au bout, j’en fus dans la joie de mon cœur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon voyage, accompagnés de force bonnes leçons, et je partis.
Je mis à ce voyage une quinzaine de jours, que je peux compter parmi les heureux de ma vie. J’étais jeune, je me portais bien, j’avais assez d’argent, beaucoup d’espérance, je voyageais, je voyageais à pied, et je voyageais seul. On serait étonné de me voir compter un pareil avantage, si déjà l’on n’avait dû se familiariser avec mon humeur. Mes douces chimères me tenaient compagnie, et jamais la chaleur de mon imagination n’en enfanta de plus magnifiques. Quand on m’offrait quelque place vide dans une voiture, ou que quelqu’un m’accostait en route, je rechignais de voir renverser la fortune dont je bâtissais l’édifice en marchant. Cette fois mes idées étaient martiales. J’allais m’attacher à un militaire et devenir militaire moi-même; car on avait arrangé que je commencerais par être cadet. Je croyais déjà me voir en habit d’officier avec un beau plumet blanc. Mon cœur s’enflait à cette noble idée. J’avais quelque teinture de géométrie et de fortifications; j’avais un oncle ingénieur; j’étais en quelque sorte enfant de la balle. Ma vue courte offrait un peu d’obstacle, mais qui ne m’embarrassait pas; et je comptais bien à force de sang-froid et d’intrépidité suppléer à ce défaut. J’avais lu que le maréchal Schomberg avait la vue très courte; pourquoi le maréchal Rousseau ne l’aurait-il pas? Je m’échauffais tellement sur ces folies, que je ne voyais plus que troupes, remparts, gabions, batteries, et moi, au milieu du feu et de la fumée, donnant tranquillement mes ordres, la lorgnette à la main. Cependant, quand je passais dans des campagnes agréables, que je voyais des bocages et des ruisseaux, ce touchant aspect me faisait soupirer de regret; je sentais au milieu de ma gloire que mon cœur n’était pas fait pour tant de fracas, et bientôt, sans savoir comment, je me retrouvais au milieu de mes chères bergeries, renonçant pour jamais aux travaux de Mars.
Combien l’abord de Paris démentit l’idée que j’en avais! La décoration extérieure que j’avais vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie et l’alignement des maisons me faisaient chercher à Paris autre chose encore. Je m’étais figuré une ville aussi belle que grande, de l’aspect le plus imposant, où l’on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et d’or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l’air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisanes et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d’abord à tel point, que tout ce que j’ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n’a pu détruire cette première impression, et qu’il m’en est resté toujours un secret dégoût pour l’habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le temps que j’y ai vécu dans la suite ne fut employé qu’à y chercher des ressources pour me mettre en état d’en vivre éloigné. Tel est le fruit d’une imagination trop active, qui exagère par-dessus l’exagération des hommes, et voit toujours plus que ce qu’on lui dit. On m’avait tant vanté Paris, que je me l’étais figuré comme l’ancienne Babylone, dont je trouverais peut-être autant à rabattre, si je l’avais vue, du portrait que je m’en suis fait. La même chose m’arriva à l’Opéra, où je me pressai d’aller le lendemain de mon arrivée; la même chose m’arriva dans la suite à Versailles; dans la suite encore en voyant la mer; et la même chose m’arrivera toujours en voyant des spectacles qu’on m’aura trop annoncés: car il est impossible aux hommes et difficile à la nature elle-même de passer en richesse mon imagination.
À la manière dont je fus reçu de tous ceux pour qui j’avais des lettres, je crus ma fortune faite. Celui à qui j’étais le plus recommandé, et qui me caressa le moins, était M. de Surbeck, retiré du service et vivant philosophiquement à Bagneux, où je fus le voir plusieurs fois, et où jamais il ne m’offrit un verre d’eau. J’eus plus d’accueil de Mme de Merveilleux, belle-sœur de l’interprète, et de son neveu, officier aux gardes: non seulement la mère et le fils me reçurent bien, mais ils m’offrirent leur table, dont je profitai souvent durant mon séjour à Paris. Mme de Merveilleux me parut avoir été belle; ses cheveux étaient d’un beau noir, et faisaient, à la vieille mode, le crochet sur ses tempes. Il lui restait ce qui ne périt point avec les attraits, un esprit très agréable. Elle me parut goûter le mien, et fit tout ce qu’elle put pour me rendre service; mais personne ne la seconda, et je fus bientôt désabusé de tout ce grand intérêt qu’on avait paru prendre à moi. Il faut pourtant rendre justice aux Français: ils ne s’épuisent point tant qu’on dit en protestations, et celles qu’ils font sont presque toujours sincères; mais ils ont une manière de paraître s’intéresser à vous qui trompe plus que des paroles. Les gros compliments des Suisses n’en peuvent imposer qu’à des sots: les manières des Français sont plus séduisantes en cela même qu’elles sont plus simples; on croirait qu’ils ne vous disent pas tout ce qu’ils veulent faire, pour vous surprendre plus agréablement. Je dirai plus: ils ne sont point faux dans leurs démonstrations; ils sont naturellement officieux, humains, bienveillants, et même, quoi qu’on en dise, plus vrais qu’aucune autre nation; mais ils sont légers et volages. Ils ont en effet le sentiment qu’ils vous témoignent, mais ce sentiment s’en va comme il est venu. En vous parlant, ils sont pleins de vous; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient. Rien n’est permanent dans leur cœur: tout est chez eux l’œuvre du moment.
Je fus donc beaucoup flatté et peu servi. Ce colonel Godard, au neveu duquel on m’avait donné, se trouva être un vilain vieux avare, qui, quoique tout cousu d’or, voyant ma détresse, me voulut avoir pour rien. Il prétendait que je fusse auprès de son neveu une espèce de valet sans gages plutôt qu’un vrai gouverneur. Attaché continuellement à lui, et par là dispensé du service, il fallait que je vécusse de ma paye de cadet, c’est-à-dire de soldat; et à peine consentait-il à me donner l’uniforme; il aurait voulu que je me contentasse de celui du régiment. Mme de Merveilleux, indignée de ses propositions, me détourna elle-même de les accepter; son fils fut du même sentiment. On cherchait autre chose et l’on ne trouvait rien. Cependant je commençais d’être pressé, et cent francs, sur lesquels j’avais fait mon voyage, ne pouvaient me mener bien loin. Heureusement je reçus, de la part de M. l’ambassadeur, encore une petite remise qui me fit grand bien, et je crois qu’il ne m’aurait pas abandonné si j’eusse eu plus de patience: mais languir, attendre, solliciter, sont pour moi choses impossibles. Je me rebutai, je ne parus plus, et tout fut fini. Je n’avais pas oublié ma pauvre Maman; mais comment la trouver? où la chercher? Mme de Merveilleux, qui savait mon histoire, m’avait aidé dans cette recherche, et longtemps inutilement. Enfin elle m’apprit que Mme de Warens était repartie il y avait plus de deux mois, mais qu’on ne savait si elle était allée en Savoie ou à Turin, et que quelques personnes la disaient retournée en Suisse. Il ne m’en fallut pas davantage pour me déterminer à la suivre, bien sûr qu’en quelque lieu qu’elle fût, je la trouverais plus aisément en province que je n’avais pu faire à Paris.
Avant de partir j’exerçai mon nouveau talent poétique dans une épître au colonel Godard, où je le drapai de mon mieux. Je montrai ce barbouillage à Mme de Merveilleux, qui, au lieu de me censurer comme elle aurait dû faire, rit beaucoup de mes sarcasmes, de même que son fils, qui, je crois, n’aimait pas M. Godard, et il faut avouer qu’il n’était pas aimable. J’étais tenté de lui envoyer mes vers; ils m’y encouragèrent: j’en fis un paquet à son adresse, et comme il n’y avait point alors à Paris de petite poste, je le mis dans ma poche, et le lui envoyai d’Auxerre en passant. Je ris quelquefois encore en songeant aux grimaces qu’il dut faire en lisant ce panégyrique, où il était peint trait pour trait. Il commençait ainsi:
Tu croyais, vieux pénard, qu’une folle manie
D’élever ton neveu m’inspirerait l’envie.
Cette petite pièce, mal faite à la vérité, mais qui ne manquait pas de sel, et qui annonçait du talent pour la satire, est cependant le seul écrit satirique qui soit sorti de ma plume. J’ai le cœur trop peu haineux pour me prévaloir d’un pareil talent; mais je crois qu’on peut juger par quelques écrits polémiques faits de temps à autre pour ma défense, que, si j’avais été d’humeur batailleuse, mes agresseurs auraient eu rarement les rieurs de leur côté.
La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j’ai perdu la mémoire est de n’avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées; je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière; mon cœur, errant d’objet en objet, s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure d’images charmantes, s’enivre de sentiments délicieux. Si pour les fixer je m’amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d’expression je leur donne! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh! si l’on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j’ai faits durant mes voyages, ceux que j’ai composés et que je n’ai jamais écrits… Pourquoi, direz-vous, ne les pas écrire? Et pourquoi les écrire? vous répondrai-je: pourquoi m’ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d’autres que j’avais joui? Que m’importaient des lecteurs, un public, et toute la terre, tandis que je planais dans le ciel? D’ailleurs, portais-je avec moi du papier, des plumes? Si j’avais pensé à tout cela, rien ne me serait venu. Je ne prévoyais pas que j’aurais des idées; elles viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule, elles m’accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes par jour n’auraient pas suffi. Où prendre du temps pour les écrire? En arrivant je ne songeais qu’à bien dîner. En partant je ne songeais qu’à bien marcher. Je sentais qu’un nouveau paradis m’attendait à la porte. Je ne songeais qu’à l’aller chercher.
Jamais je n’ai si bien senti tout cela que dans le retour dont je parle. En venant à Paris, je m’étais borné aux idées relatives à ce que j’y allais faire. Je m’étais élancé dans la carrière où j’allais entrer, et je l’avais parcourue avec assez de gloire: mais cette carrière n’était pas celle où mon cœur m’appelait et les êtres réels nuisaient aux êtres imaginaires. Le colonel Godard et son neveu figuraient mal avec un héros tel que moi. Grâce au Ciel, j’étais maintenant délivré de tous ces obstacles: je pouvais m’enfoncer à mon gré dans le pays des chimères, car il ne restait que cela devant moi. Aussi je m’y égarai si bien, que je perdis réellement plusieurs fois ma route; et j’eusse été fort fâché d’aller plus droit, car, sentant qu’à Lyon j’allais me retrouver sur la terre, j’aurais voulu n’y jamais arriver.
Un jour entre autres, m’étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m’y plus si fort et j’y fis tant de tours que je me perdis enfin tout à fait. Après plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j’entrai chez un paysan dont la maison n’avait pas belle apparence, mais c’était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c’était comme à Genève ou en Suisse où tous les habitants à leur aise sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m’offrit du lait écrémé et de gros pain d’orge, en me disant que c’était tout ce qu’il avait. Je buvais ce lait avec délices, et je mangeais ce pain, paille et tout; mais cela n’était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m’examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après m’avoir dit qu’il voyait bien que j’étais un bon jeune honnête homme qui n’était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très appétissant quoique entamé, et une bouteille de vin dont l’aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste. On joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu’autre qu’un piéton n’en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent; il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire; et ce qu’il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de Commis et de Rats-de-Cave. Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce qu’il me dit à ce sujet, et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains.
Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui m’est arrivé durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore qu’en approchant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour aller voir les bords du Lignon; car, parmi les romans que j’avais lus avec mon père, L’Astrée n’avait pas été oubliée, et c’était celui qui me revenait au cœur le plus fréquemment. Je demandai la route du Forez; et tout en causant avec une hôtesse, elle m’apprit que c’était un bon pays de ressource pour les ouvriers, qu’il y avait beaucoup de forges, et qu’on y travaillait fort bien en fer. Cet éloge calma tout à coup ma curiosité romanesque, et je ne jugeai pas à propos d’aller chercher des Dianes et des Sylvandres, chez un peuple de forgerons. La bonne femme qui m’encourageait de la sorte m’avait sûrement pris pour un garçon serrurier.
Je n’allais pas tout à fait à Lyon sans vues. En arrivant, j’allai voir aux Chasottes Mlle du Châtelet, amie de Mme de Warens, et pour laquelle elle m’avait donné une lettre quand je vins avec M. Le Maître: ainsi c’était une connaissance déjà faite. Mlle du Châtelet m’apprit qu’en effet son amie avait passé à Lyon, mais qu’elle ignorait si elle avait poussé sa route jusqu’en Piémont, et qu’elle était incertaine elle-même en partant si elle ne s’arrêterait point en Savoie; que si je voulais, elle écrirait pour en avoir des nouvelles, et que le meilleur parti que j’eusse à prendre était de les attendre à Lyon. J’acceptai l’offre: mais je n’osai dire à Mlle du Châtelet que j’étais pressé de la réponse, et que ma petite bourse épuisée ne me laissait pas en état de l’attendre longtemps. Ce qui me retint n’était pas qu’elle m’eût mal reçu. Au contraire, elle m’avait fait beaucoup de caresses, et me traitait sur un pied d’égalité qui m’ôtait le courage de lui laisser voir mon état, et de descendre du rôle de bonne compagnie à celui d’un malheureux mendiant.
Il me semble de voir assez clairement la suite de tout ce que j’ai marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeler, dans le même intervalle, un autre voyage de Lyon, dont je ne puis marquer la place, où je me trouvai déjà fort à l’étroit. Une petite anecdote assez difficile à dire ne me permettra jamais de l’oublier. J’étais un soir assis en Bellecour, après un très mince souper, rêvant aux moyens de me tirer d’affaire, quand un homme en bonnet vint s’asseoir à côté de moi; cet homme avait l’air d’un de ces ouvriers en soie qu’on appelle à Lyon des taffetatiers. Il m’adresse la parole; je lui réponds: voilà la conversation liée. À peine avions-nous causé un quart d’heure, que, toujours avec le même sang-froid et sans changer de ton, il me propose de nous amuser de compagnie. J’attendais qu’il m’expliquât quel était cet amusement; mais, sans rien ajouter, il se mit en devoir de m’en donner l’exemple. Nous nous touchions presque, et la nuit n’était pas assez obscure pour m’empêcher de voir à quel exercice il se préparait. Il n’en voulait point à ma personne; du moins rien n’annonçait cette intention, et le lieu ne l’eût pas favorisée. Il ne voulait exactement, comme il me l’avait dit, que s’amuser et que je m’amusasse, chacun pour son compte; et cela lui paraissait si simple, qu’il n’avait même pas supposé qu’il ne me le parût pas comme à lui. Je fus si effrayé de cette impudence que, sans lui répondre, je me levai précipitamment et me mis à fuir à toutes jambes, croyant avoir ce misérable à mes trousses. J’étais si troublé, qu’au lieu de gagner mon logis par la rue Saint-Dominique, je courus du côté du quai, et ne m’arrêtai qu’au-delà du pont de bois, aussi tremblant que si je venais de commettre un crime. J’étais sujet au même vice; ce souvenir m’en guérit pour longtemps.