Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 17
Mais je n’en étais pas encore à cette première fermentation de patriotisme que Genève en armes excita dans mon cœur. On jugea combien j’en étais loin par un fait très grave à ma charge, que j’ai oublié de mettre à sa place, et qui ne doit pas être omis.
Mon oncle Bernard était, depuis quelques années, passé dans la Caroline pour y faire bâtir la ville de Charlestown dont il avait donné le plan. Il y mourut peu après; mon pauvre cousin était aussi mort au service du roi de Prusse, et ma tante perdit ainsi son fils et son mari presque en même temps. Ces pertes réchauffèrent un peu son amitié pour le plus proche parent qui lui restât et qui était moi. Quand j’allais à Genève, je logeais chez elle et je m’amusais à fureter et feuilleter les livres et papiers que mon oncle avait laissés. J’y trouvai beaucoup de pièces curieuses, et des lettres dont assurément on ne se douterait pas. Ma tante, qui faisait peu de cas de ces paperasses, m’eût laissé tout emporter si j’avais voulu. Je me contentai de deux ou trois livres commentés de la main de mon grand-père Bernard, le ministre, et entre autres les Oeuvres posthumes de Rohault, in-quarto, dont les marges étaient pleines d’excellentes scholies qui me firent aimer les mathématiques. Ce livre est resté parmi ceux de Mme de Warens; j’ai toujours été fâché de ne l’avoir pas gardé. À ces livres je joignis cinq ou six mémoires manuscrits, et un seul imprimé qui était du fameux Micheli Ducret, homme d’un grand talent, savant éclairé, mais trop remuant, traité bien cruellement par les magistrats de Genève, et mort dernièrement dans la forteresse d’Arberg, où il était enfermé depuis [de] longues années pour avoir, disait-on, trempé dans la conspiration de Berne.
Ce mémoire était une critique assez judicieuse de ce grand et ridicule plan de fortification qu’on a exécuté en partie à Genève, à la grande risée des gens du métier, qui ne savent pas le but secret qu’avait le Conseil dans l’exécution de cette magnifique entreprise. M. Micheli, ayant été exclu de la Chambre des fortifications pour avoir blâmé ce plan, avait cru, comme membre des Deux Cents, et même comme citoyen, pouvoir en dire son avis plus au long, et c’était ce qu’il avait fait par ce mémoire, qu’il eut l’imprudence de faire imprimer, mais non pas publier; car il n’en fit tirer que le nombre d’exemplaires qu’il envoyait aux Deux Cents, et qui furent tous interceptés à la poste par ordre du Petit Conseil. Je trouvai ce mémoire parmi les papiers de mon oncle, avec la réponse qu’il avait été chargé d’y faire, et j’emportai l’un et l’autre. J’avais fait ce voyage peu après ma sortie du cadastre, et j’étais demeuré en quelque liaison avec l’avocat Coccelli, qui en était le chef. Quelque temps après, le directeur de la Douane s’avisa de me prier de lui tenir un enfant, et me donna Mme Coccelli pour commère. Les honneurs me tournaient la tête; et, si fier d’appartenir de si près à M. l’avocat, je tâchais de faire l’important pour me montrer digne de cette gloire.
Dans cette idée je crus ne pouvoir rien faire de mieux que de lui faire voir mon mémoire imprimé de M. Micheli, qui réellement était une pièce rare, pour lui prouver que j’appartenais à des notables de Genève qui savaient les secrets de l’État. Cependant, par une demi-réserve dont j’aurais peine à rendre raison, je ne lui montrai point la réponse de mon oncle à ce mémoire, peut-être parce qu’elle était manuscrite, et qu’il ne fallait à M. l’avocat que du moulé. Il sentit pourtant si bien le prix de l’écrit que j’eus la bêtise de lui confier, que je ne pus jamais le ravoir ni le revoir, et que, bien convaincu de l’inutilité de mes efforts, je me fis un mérite de la chose et transformai ce vol en présent. Je ne doute pas un moment qu’il n’ait bien fait valoir à la cour de Turin cette pièce, plus curieuse cependant qu’utile, et qu’il n’ait eu grand soin de se faire rembourser de manière ou d’autre de l’argent qu’il lui en avait dû coûter pour l’acquérir. Heureusement, de tous les futurs contingents, un des moins probables est qu’un jour le roi de Sardaigne assiégera Genève. Mais comme il n’y a pas d’impossibilité à la chose, j’aurai toujours à reprocher à ma sotte vanité d’avoir montré les plus grands défauts de cette place à son plus ancien ennemi.
Je passai deux ou trois ans de cette façon entre la musique, les magistères, les projets, les voyages, flottant incessamment d’une chose à l’autre, cherchant à me fixer sans savoir à quoi, mais entraîné pourtant par degrés vers l’étude, voyant des gens de lettres, entendant parler de littérature, me mêlant quelquefois d’en parler moi-même, et prenant plutôt le jargon des livres que la connaissance de leur contenu. Dans mes voyages de Genève, j’allais de temps en temps voir en passant mon ancien bon ami M. Simon, qui fomentait beaucoup mon émulation naissante par des nouvelles toutes fraîches de la république des lettres, tirées de Baillet ou de Colomiès. Je voyais aussi beaucoup à Chambéry un jacobin, professeur de physique, bonhomme de moine, dont j’ai oublié le nom et qui faisait souvent de petites expériences qui m’amusaient extrêmement. Je voulus à son exemple faire de l’encre de sympathie. Pour cet effet, après avoir rempli une bouteille plus qu’à demi de chaux vive, d’orpiment et d’eau, je la bouchai bien. L’effervescence commença presque à l’instant très violemment. Je courus à la bouteille pour la déboucher, mais je n’y fus pas à temps; elle me sauta au visage comme une bombe. J’avalai de l’orpiment, de la chaux; j’en faillis mourir. Je restai aveugle plus de six semaines, et j’appris ainsi à ne pas me mêler de physique expérimentale sans en savoir les éléments.
Cette aventure m’arriva mal à propos pour ma santé, qui depuis quelque temps s’altérait sensiblement. Je ne sais d’où venait qu’étant bien conformé par le coffre et ne faisant d’excès d’aucune espèce, je déclinais à vue d’œil. J’ai une assez bonne carrure, la poitrine large, mes poumons doivent y jouer à l’aise; cependant j’avais la courte haleine, je me sentais oppressé, je soupirais involontairement, j’avais des palpitations, je crachais du sang; la fièvre lente survint, et je n’en ai jamais été bien quitte. Comment peut-on tomber dans cet état à la fleur de l’âge, sans avoir aucun viscère vicié, sans avoir rien fait pour détruire sa santé?
L’épée use le fourreau, dit-on quelquefois. Voilà mon histoire. Mes passions m’ont fait vivre, et mes passions m’ont tué. Quelles passions? dira-t-on. Des riens: les choses du monde les plus puériles, mais qui m’affectaient comme s’il se fût agi de la possession d’Hélène ou du trône de l’univers. D’abord les femmes. Quand j’en eus une, mes sens furent tranquilles, mais mon cœur ne le fut jamais. Les besoins de l’amour me dévoraient au sein de la jouissance. J’avais une tendre mère, une amie chérie; mais il me fallait une maîtresse. Je me la figurais à sa place; je me la créais de mille façons pour me donner le change à moi-même. Si j’avais cru tenir Maman dans mes bras quand je l’y tenais, mes étreintes n’auraient pas été moins vives, mais tous mes désirs se seraient éteints, j’aurais sangloté de tendresse, mais je n’aurais pas joui. Jouir! Ce sort est-il fait pour l’homme? Ah! si jamais une seule fois dans ma vie j’avais goûté dans leur plénitude toutes les délices de l’amour, je n’imagine pas que ma frêle existence y eût pu suffire; je serais mort sur le fait.
J’étais donc brûlant d’amour sans objet, et c’est peut-être ainsi qu’il s’épuise le plus. J’étais inquiet, tourmenté du mauvais état des affaires de ma pauvre Maman, et de son imprudente conduite qui ne pouvait manquer d’opérer sa ruine totale en peu de temps. Ma cruelle imagination, qui va toujours au-devant des malheurs, me montrait celui-là sans cesse dans tout son excès et dans toutes ses suites. Je me voyais d’avance forcément séparé par la misère de celle à qui j’avais consacré ma vie, et sans qui je n’en pouvais jouir. Voilà comment j’avais toujours l’âme agitée. Les désirs et les craintes me dévoraient alternativement.
La musique était pour moi une autre passion, moins fougueuse, mais non moins consumante par l’ardeur avec laquelle je m’y livrais, par l’étude opiniâtre des obscurs livres de Rameau, par mon invincible obstination à vouloir en charger ma mémoire, qui s’y refusait toujours, par mes courses continuelles, par les compilations immenses que j’entassais, passant très souvent à copier, les nuits entières. Et pourquoi m’arrêter aux choses permanentes, tandis que toutes les folies qui passaient dans mon inconstante tête, les goûts fugitifs d’un seul jour, un voyage, un concert, un souper, une promenade à faire, un roman à lire, une comédie à voir, tout ce qui était le moins du monde prémédité dans mes plaisirs ou dans mes affaires, devenait pour moi tout autant de passions violentes qui, dans leur impétuosité ridicule, me donnaient le plus vrai tourment? La lecture des malheurs imaginaires de Cléveland, faite avec fureur et souvent interrompue, m’a fait faire, je crois, plus de mauvais sang que les miens.
Il y avait un Genevois nommé M. Bagueret lequel avait été employé sous Pierre le Grand à la cour de Russie; un des plus vilains hommes et des plus grands fous que j’aie jamais vus, toujours plein de projets aussi fous que lui, qui faisait tomber les millions comme la pluie, et à qui les zéros ne coûtaient rien. Cet homme, étant venu à Chambéry pour quelque procès au sénat, s’empara de Maman comme de raison, et, pour ses trésors de zéros qu’il lui prodiguait généreusement, lui tirait ses pauvres écus pièce à pièce. Je ne l’aimais point, il le voyait; avec moi cela n’est pas difficile: il n’y avait sorte de bassesse qu’il n’employât pour me cajoler. Il s’avisa de me proposer d’apprendre les échecs, qu’il jouait un peu. J’essayai presque malgré moi, et après avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrès fut si rapide, qu’avant la fin de la première séance je lui donnai la tour qu’il m’avait donnée en commençant. Il ne m’en fallut pas davantage: me voilà forcené des échecs. J’achète un échiquier; j’achète le calabrais; je m’enferme dans ma chambre; j’y passe les jours et les nuits à vouloir apprendre par cœur toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré mal gré, à jouer seul sans relâche et sans fin. Après deux ou trois mois de ce beau travail et d’efforts inimaginables, je vais au café, maigre, jaune et presque hébété. Je m’essaie, je rejoue avec M. Bagueret: il me bat une fois, deux fois, vingt fois; tant de combinaisons s’étaient brouillées dans ma tête, et mon imagination s’était si bien amortie, que je ne voyais plus qu’un nuage devant moi. Toutes les fois qu’avec le livre de Philidor ou celui de Stamma j’ai voulu m’exercer à étudier des parties, la même chose m’est arrivée, et, après m’être épuisé de fatigue, je me suis trouvé plus faible qu’auparavant. Du reste, que j’aie abandonné les échecs, ou qu’en jouant je me sois remis en haleine, je n’ai jamais avancé d’un cran depuis cette première séance, et je me suis toujours retrouvé au même point où j’étais en la finissant. Je m’exercerais des milliers de siècles, que je finirais par pouvoir donner la tour à Bagueret, et rien de plus. Voilà du temps bien employé! direz-vous. Et je n’y en ai pas employé peu. Je ne finis ce premier essai que quand je n’eus plus la force de continuer. Quand j’allai me montrer sortant de ma chambre, j’avais l’air d’un déterré, et, suivant le même train, je n’aurais pas resté déterré longtemps. On conviendra qu’il est difficile, et surtout dans l’ardeur de la jeunesse, qu’une pareille tête laisse toujours le corps en santé.
L’altération de la mienne agit sur mon humeur et tempéra l’ardeur de mes fantaisies. Me sentant affaiblir, je devins plus tranquille et perdis un peu la fureur des voyages. Plus sédentaire, je fus pris non de l’ennui, mais de la mélancolie; les vapeurs succédèrent aux passions; ma langueur devint tristesse; je pleurais et soupirais à propos de rien; je sentais la vie m’échapper sans l’avoir goûtée; je gémissais sur l’état où je laissais ma pauvre Maman, sur celui où je la voyais prête à tomber; je puis dire que la quitter et la laisser à plaindre était mon unique regret. Enfin je tombai tout à fait malade. Elle me soigna comme jamais mère n’a soigné son enfant, et cela lui fit du bien à elle-même, en faisant diversion aux projets et tenant écartés les projeteurs. Quelle douce mort si alors, elle fût venue! Si j’avais peu goûté les biens de la vie, j’en avais peu senti les malheurs. Mon âme paisible pouvait partir sans le sentiment cruel de l’injustice des hommes, qui empoisonne la vie et la mort. J’avais la consolation de me survivre dans la meilleure moitié de moi-même; c’était à peine mourir. Sans les inquiétudes que j’avais sur son sort, je serais mort, comme j’aurais pu m’endormir, et ces inquiétudes mêmes avaient un objet affectueux et tendre qui en tempérait l’amertume. Je lui disais: «Vous voilà dépositaire de tout mon être; faites en sorte qu’il soit heureux». Deux ou trois fois, quand j’étais le plus mal, il m’arriva de me lever dans la nuit, et de me traîner à sa chambre pour lui donner, sur sa conduite, des conseils, j’ose dire pleins de justesse et de sens, mais où l’intérêt que je prenais à son sort se marquait mieux que toute autre chose. Comme si les pleurs étaient ma nourriture et mon remède, je me fortifiais de ceux que je versais auprès d’elle, avec elle, assis sur son lit, et tenant ses mains dans les miennes. Les heures coulaient dans ces entretiens nocturnes, et je m’en retournais en meilleur état que je n’étais venu; content et calme dans les promesses qu’elle m’avait faites, dans les espérances qu’elle m’avait données, je m’endormais là-dessus avec la paix du cœur et la résignation à la Providence. Plaise à Dieu qu’après tant de sujets de haïr la vie, après tant d’orages qui ont agité la mienne et qui ne m’en font plus qu’un fardeau, la mort qui doit la terminer me soit aussi peu cruelle qu’elle me l’eût été dans ce moment-là.
À force de soins, de vigilance et d’incroyables peines, elle me sauva, et il est certain qu’elle seule pouvait me sauver. J’ai peu de foi à la médecine des médecins, mais j’en ai beaucoup à celle des vrais amis; les choses dont notre bonheur dépend se font toujours beaucoup mieux que toutes les autres. S’il y a dans la vie un sentiment délicieux, c’est celui que nous éprouvâmes d’être rendus l’un à l’autre. Notre attachement mutuel n’en augmenta pas, cela n’était pas possible; mais il prit je ne sais quoi de plus intime, de plus touchant dans sa grande simplicité. Je devenais tout à fait son œuvre, tout à fait son enfant, et plus que si elle eût été ma vraie mère. Nous commençâmes, sans y songer, à ne plus nous séparer l’un de l’autre, à mettre en quelque sorte toute notre existence en commun, et sentant que réciproquement nous nous étions non seulement nécessaires, mais suffisants, nous nous accoutumâmes à ne plus penser à rien d’étranger à nous, à borner absolument notre bonheur et tous nos désirs à cette possession mutuelle, et peut-être unique parmi les humains, qui n’était point, comme je l’ai dit, celle de l’amour, mais une possession plus essentielle, qui, sans tenir aux sens, au sexe, à l’âge, à la figure, tenait à tout ce par quoi l’on est soi, et qu’on ne peut perdre qu’en cessant d’être.
À quoi tint-il que cette précieuse crise n’amenât le bonheur du reste de ses jours et des miens? Ce ne fut pas à moi, je m’en rends le consolant témoignage. Ce ne fut pas non plus à elle, du moins à sa volonté. Il était écrit que bientôt l’invincible naturel reprendrait son empire. Mais ce fatal retour ne se fit pas tout d’un coup. Il y eut, grâce au Ciel, un intervalle, court et précieux intervalle, qui n’a pas fini par ma faute, et dont je ne me reprocherai pas d’avoir mal profité!
Quoique guéri de ma grande maladie, je n’avais pas repris ma vigueur. Ma poitrine n’était pas rétablie; un reste de fièvre durait toujours, et me tenait en langueur. Je n’avais plus de goût à rien qu’à finir mes jours près de celle qui m’était chère, à la maintenir dans ses bonnes résolutions, à lui faire sentir en quoi consistait le vrai charme d’une vie heureuse, à rendre la sienne telle, autant qu’il dépendait de moi. Mais je voyais, je sentais même que dans une maison sombre et triste la continuelle solitude du tête-à-tête deviendrait à la fin triste aussi. Le remède à cela se présenta comme de lui-même. Maman m’avait ordonné le lait, et voulait que j’allasse le prendre à la campagne. J’y consentis, pourvu qu’elle y vînt avec moi. Il n’en fallut pas davantage pour la déterminer; il ne s’agit plus que du choix du lieu. Le jardin du faubourg n’était pas proprement à la campagne; entouré de maisons et d’autres jardins, il n’avait point les attraits d’une retraite champêtre.
D’ailleurs, après la mort d’Anet, nous avions quitté ce jardin pour raison d’économie, n’ayant plus à cœur d’y tenir des plantes, et d’autres vues nous faisant peu regretter ce réduit.
Profitant maintenant du dégoût que je lui trouvai pour la ville, je lui proposai de l’abandonner tout à fait, et de nous établir dans une solitude agréable, dans quelque petite maison assez éloignée pour dérouter les importuns. Elle l’eût fait, et ce parti, que son bon ange et le mien me suggéraient, nous eût vraisemblablement assuré des jours heureux et tranquilles jusqu’au moment où la mort devait nous séparer. Mais cet état n’était pas celui où nous étions appelés. Maman devait éprouver toutes les peines de l’indigence et du mal-être, après avoir passé sa vie dans l’abondance, pour la lui faire quitter avec moins de regret; et moi, par un assemblage de maux de toute espèce, je devais être un jour en exemple à quiconque, inspiré du seul amour du bien public et de la justice, ose, fort de sa seule innocence, dire ouvertement la vérité aux hommes sans s’étayer par des cabales, sans s’être fait des partis pour le protéger.
Une malheureuse crainte la retint. Elle n’osa quitter sa vilaine maison, de peur de fâcher le propriétaire. «Ton projet de retraite est charmant, me dit-elle, et fort de mon goût; mais dans cette retraite il faut vivre. En quittant ma prison, je risque de perdre mon pain, et quand nous n’en aurons plus dans les bois, il en faudra bien retourner chercher à la ville. Pour avoir moins besoin d’y venir, ne la quittons pas tout à fait. Payons cette petite pension au comte de Saint-Laurent, pour qu’il me laisse la mienne. Cherchons quelque réduit assez loin de la ville pour vivre en paix, et assez près pour y revenir toutes les fois qu’il sera nécessaire». Ainsi fut fait. Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de M. de Conzié, à la porte de Chambéry, mais retirée et solitaire comme si l’on était à cent lieues. Entre deux coteaux assez élevés est un petit vallon nord et sud au fond duquel coule une rigole entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon, à mi-côte, sont quelques maisons éparses, fort agréables pour quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré. Après avoir essayé deux ou trois de ces maisons, nous choisîmes enfin la plus jolie, appartenant à un gentilhomme qui était au service, appelé M. Noiret. La maison était très logeable. Au-devant un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous, vis-à-vis un petit bois de châtaigniers, une fontaine à portée; plus haut dans la montagne, des prés pour l’entretien du bétail; enfin tout ce qu’il fallait pour le petit ménage champêtre que nous y voulions établir. Autant que je puis me rappeler les temps et les dates, nous en prîmes possession vers la fin de l’été de 1736. J’étais transporté, le premier jour que nous y couchâmes. «Ô Maman! dis-je à cette chère amie en l’embrassant et l’inondant de larmes d’attendrissement et de joie, ce séjour est celui du bonheur et de l’innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l’un avec l’autre, il ne les faut chercher nulle part».
Livre VI
Hoc erat in votis: modus agri non ita magnus,
Hortus ubi et tecto vicinus jugis aquae fons,
Et paulum sylvae, super his foret…
Je ne puis ajouter: Auctius atque di melius fecere, mais n’importe, il ne m’en fallait pas davantage; il ne m’en fallait pas même la propriété, c’était assez pour moi de la jouissance: et il y a longtemps que j’ai dit et senti que le propriétaire et le possesseur sont souvent deux personnes très différentes, même en laissant à part les maris et les amants.
Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les paisibles, mais rapides moments qui m’ont donné le droit de dire que j’ai vécu. Moments précieux et si regrettés! ah! recommencez pour moi votre aimable cours, coulez plus lentement dans mon souvenir, s’il est possible, que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mêmes choses, et n’ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant que je ne m’ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon; mais comment dire ce qui n’était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon bonheur que ce sentiment même? Je me levais avec le soleil, et j’étais heureux; je me promenais, et j’étais heureux; je voyais Maman, et j’étais heureux; je la quittais, et j’étais heureux; je parcourais les bois, les coteaux, j’errais dans les vallons, je lisais, j’étais oisif; je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j’aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout: il n’était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant.
Rien de tout ce qui m’est arrivé durant cette époque chérie, rien de ce que j’ai fait, dit et pensé tout le temps qu’elle a duré, n’est échappé de ma mémoire. Les temps qui précèdent et qui suivent me reviennent par intervalles; je me les rappelle inégalement et confusément: mais je me rappelle celui-là tout entier comme s’il durait encore. Mon imagination, qui dans ma jeunesse allait toujours en avant, et maintenant rétrograde, compense par ces doux souvenirs l’espoir que j’ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rien dans l’avenir qui me tente; les seuls retours du passé peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans l’époque dont je parle me font souvent vivre heureux malgré mes malheurs.
Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra faire juger de leur force et de leur vérité. Le premier jour que nous allâmes coucher aux Charmettes, Maman était en chaise à porteurs, et je la suivais à pied. Le chemin monte: elle était assez pesante, et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle voulut descendre à peu près à moitié chemin pour faire le reste à pied. En marchant elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et me dit: «Voilà de la pervenche encore en fleur». je n’avais jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l’examiner, et j’ai la vue trop courte pour distinguer à terre les plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en passant un coup d’œil sur celle-là, et près de trente ans se sont passés sans que j’aie revu de la pervenche ou que j’y aie fait attention. En 1764, étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite montagne au sommet de laquelle il y a un joli salon qu’il appelle avec raison Belle-Vue. Je commençais alors d’herboriser un peu. En montant et regardant parmi les buissons, je pousse un cri de joie: «Ah! voilà de la pervenche!» et c’en était en effet. Du Peyrou s’aperçut du transport, mais il en ignorait la cause; il l’apprendra, je l’espère, lorsqu’un jour il lira ceci. Le lecteur peut juger par l’impression d’un si petit objet, de celle que m’ont faite tous ceux qui se rapportent à la même époque.
Cependant l’air de la campagne ne me rendit point ma première santé. J’étais languissant; je le devins davantage. Je ne pus supporter le lait; il fallut le quitter. C’était alors la mode de l’eau pour tout remède; je me mis à l’eau, et si peu discrètement, qu’elle faillit me guérir, non de mes maux, mais de la vie. Tous les matins, en me levant, j’allais à la fontaine avec un grand gobelet, et j’en buvais successivement, en me promenant, la valeur de deux bouteilles. Je quittai tout à fait le vin à mes repas. L’eau que je buvais était un peu crue et difficile à passer, comme sont la plupart des eaux des montagnes. Bref, je fis si bien, qu’en moins de deux mois je me détruisis totalement l’estomac, que j’avais eu très bon jusqu’alors. Ne digérant plus, je compris qu’il ne fallait plus espérer de guérir. Dans ce même temps il m’arriva un accident aussi singulier par lui-même que par ses suites, qui ne finiront qu’avec moi.
Un matin que je n’étais pas plus mal qu’à l’ordinaire, en dressant une petite table sur son pied, je sentis dans tout mon corps une révolution subite et presque inconcevable. Je ne saurais mieux la comparer qu’à une espèce de tempête qui s’éleva dans mon sang, et gagna dans l’instant tous mes membres. Mes artères se mirent à battre d’une si grande force, que non seulement je sentais leur battement, mais que je l’entendais même, et surtout celui des carotides. Un grand bruit d’oreilles se joignit à cela, et ce bruit était triple ou plutôt quadruple, savoir: un bourdonnement grave et sourd, un murmure plus clair comme d’une eau courante, un sifflement très aigu et le battement que je viens de dire, et dont je pouvais aisément compter les coups sans me tâter le pouls ni toucher mon corps de mes mains. Ce bruit interne était si grand qu’il m’ôta la finesse d’ouïe que j’avais auparavant, et me rendit non tout à fait sourd, mais dur d’oreille comme je le suis depuis ce temps-là.
On peut juger de ma surprise et de mon effroi. Je me crus mort; je me mis au lit; le médecin fut appelé; je lui contai mon cas en frémissant et le jugeant sans remède. Je crois qu’il en pensa de même; mais il fit son métier. Il m’enfila de longs raisonnements où je ne compris rien du tout; puis en conséquence de sa sublime théorie, il commença in anima vili, la cure expérimentale qu’il lui plut de tenter. Elle était si pénible, si dégoûtante, et opérait si peu, que je m’en lassai bientôt; et au bout de quelques semaines, voyant que je n’étais ni mieux ni pis, je quittai le lit et repris ma vie ordinaire avec mon battement d’artères et mes bourdonnements, qui, depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis trente ans, ne m’ont pas quitté une minute.
J’avais été jusqu’alors grand dormeur. La totale privation du sommeil qui se joignit à tous ces symptômes, et qui les a constamment accompagnés jusqu’ici, acheva de me persuader qu’il me restait peu de temps à vivre. Cette persuasion me tranquillisa pour un temps sur le soin de guérir. Ne pouvant prolonger ma vie, je résolus de tirer du peu qu’il m’en restait tout le parti qu’il était possible; et cela se pouvait par une singulière faveur de la nature, qui, dans un état si funeste, m’exemptait des douleurs qu’il semblait devoir m’attirer. J’étais importuné de ce bruit, mais je n’en souffrais pas: il n’était accompagné d’aucune autre incommodité habituelle que de l’insomnie durant les nuits, et en tout temps d’une courte haleine qui n’allait pas jusqu’à l’asthme et ne se faisait sentir que quand je voulais courir ou agir un peu fortement.
Cet accident qui devait tuer mon corps, ne tua que mes passions, et j’en bénis le Ciel chaque jour par l’heureux effet qu’il produisit sur mon âme. Je puis bien dire que je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort. Donnant leur véritable prix aux choses que j’allais quitter, je commençai de m’occuper de soins plus nobles, comme par anticipation sur ceux que j’aurais bientôt à remplir et que j’avais fort négligés jusqu’alors. J’avais souvent travesti la religion à ma mode, mais je n’avais jamais été tout à fait sans religion. Il m’en coûta moins de revenir à ce sujet, si triste pour tant de gens, mais si doux pour qui s’en fait un objet de consolation et d’espoir. Maman me fut, en cette occasion, beaucoup plus utile que tous les théologiens ne me l’auraient été.
Elle qui mettait toute chose en système, n’avait pas manqué d’y mettre aussi la religion; et ce système était composé d’idées très disparates, les unes très saines, les autres très folles, de sentiments relatifs à son caractère et de préjugés venus de son éducation. En général, les croyants font Dieu comme ils sont eux-mêmes, les bons le font bon, les méchants le font méchant; les dévots, haineux et bilieux, ne voient que l’enfer, parce qu’ils voudraient damner tout le monde; les âmes aimantes et douces n’y croient guère; et l’un des étonnements dont je ne reviens point est de voir le bon Fénelon en parler dans son Télémaque comme s’il y croyait tout de bon: mais j’espère qu’il mentait alors; car enfin, quelque véridique qu’on soit, il faut bien mentir quelquefois quand on est évêque. Maman ne mentait pas avec moi; et cette âme sans fiel, qui ne pouvait imaginer un Dieu vindicatif et toujours courroucé, ne voyait que clémence et miséricorde où les dévots ne voient que justice et punition. Elle disait souvent qu’il n’y aurait point de justice en Dieu d’être juste envers nous, parce que, ne nous ayant pas donné ce qu’il faut pour l’être, ce serait redemander plus qu’il n’a donné. Ce qu’il y avait de bizarre était que, sans croire à l’enfer, elle ne laissait pas de croire au purgatoire. Cela venait de ce qu’elle ne savait que faire des âmes des méchants, ne pouvant ni les damner ni les mettre avec les bons jusqu’à ce qu’ils le fussent devenus, et il faut avouer qu’en effet, et dans ce monde et dans l’autre, les méchants sont toujours bien embarrassants.
Autre bizarrerie. On voit que toute la doctrine du péché originel et de la rédemption est détruite par ce système, que la base du christianisme vulgaire en est ébranlée, et que le catholicisme au moins ne peut subsister. Maman, cependant, était bonne catholique, ou prétendait l’être, et il est sûr qu’elle le prétendait de très bonne foi. Il lui semblait qu’on expliquait trop littéralement et trop durement l’Écriture. Tout ce qu’on y lit des tourments éternels lui paraissait comminatoire ou figuré. La mort de Jésus-Christ lui paraissait un exemple de charité vraiment divine pour apprendre aux hommes à aimer Dieu et à s’aimer entre eux de même. En un mot, fidèle à la religion qu’elle avait embrassée, elle en admettait sincèrement toute la profession de foi; mais quand on venait à la discussion de chaque article, il se trouvait qu’elle croyait tout autrement que l’Église, toujours en s’y soumettant. Elle avait là-dessus une simplicité de cœur, une franchise plus éloquente, que ses ergoteries, et qui souvent embarrassait jusqu’à son confesseur, car elle ne lui déguisait rien. «Je suis bonne catholique, lui disait-elle, je veux toujours l’être; j’adopte de toutes les puissances de mon âme les décisions de sainte mère Église. Je ne suis pas maîtresse de ma foi, mais je le suis de ma volonté. Je la soumets sans réserve, et je veux tout croire. Que me demandez-vous de plus?»