Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 19
Je voudrais savoir s’il passe quelquefois dans les cœurs des autres hommes des puérilités pareilles à celles qui passent quelquefois dans le mien. Au milieu de mes études et d’une vie innocente autant qu’on la puisse mener, et malgré tout ce qu’on m’avait pu dire, la peur de l’enfer m’agitait encore, souvent. Je me demandais: «En quel état suis-je? Si je mourais à l’instant même, serais-je damné?» Selon mes jansénistes la chose était indubitable, mais selon ma conscience il me paraissait que non. Toujours craintif, et flottant dans cette cruelle incertitude, j’avais recours, pour en sortir aux expédients les plus risibles, et pour lesquels je ferais volontiers enfermer un homme si je lui en voyais faire autant. Un jour, rêvant à ce triste sujet, je m’exerçais machinalement à lancer des pierres contre les troncs des arbres, et cela avec mon adresse ordinaire, c’est-à-dire sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, je m’avisai de m’en faire une espèce de pronostic pour calmer mon inquiétude. Je me dis: «Je m’en vais jeter cette pierre contre l’arbre qui est vis-à-vis de moi; si je le touche, signe de salut; si je le manque, signe de damnation». Tout en disant ainsi, je jette ma pierre d’une main tremblante et avec un horrible battement de cœur, mais si heureusement, qu’elle va frapper au beau milieu de l’arbre, ce qui véritablement n’était pas difficile, car j’avais eu soin de le choisir fort gros et fort près. Depuis lors je n’ai plus douté de mon salut. Je ne sais, en me rappelant ce trait, si je dois rire ou gémir sur moi-même. Vous autres grands hommes, qui riez sûrement, félicitez-vous; mais n’insultez pas à ma misère, car je vous jure que je la sens bien.
Au reste, ces troubles, ces alarmes, inséparables peut-être de la dévotion, n’étaient pas un état permanent. Communément j’étais assez tranquille, et l’impression que l’idée d’une mort prochaine faisait sur mon âme était moins de la tristesse qu’une langueur paisible, et qui même avait ses douceurs. Je viens de retrouver parmi de vieux papiers une espèce d’exhortation que je me faisais à moi-même, et où je me félicitais de mourir à l’âge où l’on trouve assez de courage en soi pour envisager la mort, et sans avoir éprouvé de grands maux, ni de corps ni d’esprit, durant ma vie. Que j’avais bien raison! Un pressentiment me faisait craindre de vivre pour souffrir. Il semblait que je prévoyais le sort qui m’attendait sur mes vieux jours. Je n’ai jamais été si près de la sagesse que durant cette heureuse époque. Sans grands remords sur le passé, délivré des soucis de l’avenir, le sentiment qui dominait constamment dans mon âme était de jouir du présent. Les dévots ont pour l’ordinaire une petite sensualité très vive qui leur fait savourer avec délices les plaisirs innocents qui leur sont permis. Les mondains leur en font un crime, je ne sais pourquoi, ou plutôt je le sais bien: c’est qu’ils envient aux autres la jouissance des plaisirs simples dont eux-mêmes ont perdu le goût. Je l’avais, ce goût, et je trouvais charmant de le satisfaire en sûreté de conscience. Mon cœur, neuf encore, se livrait à tout avec un plaisir d’enfant, ou plutôt, si je l’ose dire, avec une volupté d’ange, car en vérité ces tranquilles jouissances ont la sérénité de celles du paradis. Des dîners faits sur l’herbe, à Montagnole, des soupers sous le berceau, la récolte des fruits, les vendanges, les veillées à teiller avec nos gens, tout cela faisait pour nous autant de fêtes auxquelles Maman prenait le même plaisir que moi. Des promenades plus solitaires avaient un charme plus grand encore, parce que le cœur s’épanchait plus en liberté. Nous en fîmes une entre autres qui fait époque dans ma mémoire, un jour de Saint-Louis dont Maman portait le nom. Nous partîmes ensemble et seuls de bon matin, après la messe qu’un carme était venu nous dire à la pointe du jour, dans une chapelle attenante à la maison. J’avais proposé d’aller parcourir la côte opposée à celle où nous étions, et que nous n’avions point visitée encore. Nous avions envoyé nos provisions d’avance, car la course devait durer tout le jour. Maman, quoiqu’un peu ronde et grasse, ne marchait pas mal: nous allions de colline en colline et de bois en bois, quelquefois au soleil et souvent à l’ombre, nous reposant de temps en temps, et nous oubliant des heures entières; causant de nous, de notre union, de la douceur de notre sort, et faisant pour sa durée des vœux qui ne furent pas exaucés. Tout semblait conspirer au bonheur de cette journée. Il avait plu depuis peu; point de poussière, et des ruisseaux bien courants; un petit vent frais agitait les feuilles, l’air était pur, l’horizon sans nuage, la sérénité régnait au ciel comme dans nos cœurs. Notre dîner fut fait chez un paysan, et partagé avec sa famille qui nous bénissait de bon cœur. Ces pauvres Savoyards sont si bonnes gens! Après le dîner nous gagnâmes l’ombre sous de grands arbres, où, tandis que j’amassais des brins de bois sec pour faire notre café, Maman s’amusait à herboriser parmi les broussailles, et avec les fleurs du bouquet que, chemin faisant, je lui avais ramassé, elle me fit remarquer dans leur structure mille choses curieuses qui m’amusèrent beaucoup, et qui devaient me donner du goût pour la botanique; mais le moment n’était pas venu, j’étais distrait par trop d’autres études. Une idée qui vint me frapper fit diversion aux fleurs et aux plantes. La situation d’âme où je me trouvais, tout ce que nous avions dit et fait ce jour-là, tous les objets qui m’avaient frappé me rappelèrent l’espèce de rêve que tout éveillé j’avais fait à Annecy sept ou huit ans auparavant, et dont j’ai rendu compte en son lieu. Les rapports en étaient si frappants, qu’en y pensant j’en fus ému jusqu’aux larmes. Dans un transport d’attendrissement j’embrassai cette chère amie: «Maman, Maman, lui dis-je, avec passion, ce jour m’a été promis depuis longtemps, et je ne vois rien au-delà. Mon bonheur, grâce à vous, est à son comble; puisse-t-il ne pas décliner désormais! puisse-t-il durer aussi longtemps que j’en conserverai le goût! Il ne finira qu’avec moi».
Ainsi coulèrent mes jours heureux, et d’autant plus heureux que, n’apercevant rien qui les dût troubler, je n’envisageais en effet leur fin qu’avec la mienne. Ce n’était pas que la source de mes soucis fût absolument tarie; mais je lui voyais prendre un autre cours que je dirigeais de mon mieux sur des objets utiles, afin qu’elle portât son remède avec elle. Maman aimait naturellement la campagne, et ce goût ne s’attiédissait pas avec moi. Peu à peu elle prit celui des soins champêtres; elle aimait à faire valoir les terres; et elle avait sur cela des connaissances dont elle faisait usage avec plaisir. Non contente de ce qui dépendait de la maison qu’elle avait prise, elle louait tantôt un champ, tantôt un pré. Enfin, portant son humeur entreprenante sur des objets d’agriculture, au lieu de rester oisive dans sa maison, elle prenait le train de devenir bientôt une grosse fermière. Je n’aimais pas trop à la voir ainsi s’étendre, et je m’y opposais tant que je pouvais, bien sûr qu’elle serait toujours trompée, et que son humeur libérale et prodigue porterait toujours la dépense au-delà du produit. Toutefois je me consolais en pensant que ce produit du moins ne serait pas nul, et lui aiderait à vivre. De toutes les entreprises qu’elle pouvait former, celle-là me paraissait la moins ruineuse, et, sans y envisager comme elle un objet de profit, j’y envisageais une occupation continuelle, qui la garantirait des mauvaises affaires et des escrocs. Dans cette idée je désirais ardemment de recouvrer autant de force et de santé qu’il m’en fallait pour veiller à ses affaires, pour être piqueur de ses ouvriers, ou son premier ouvrier, et naturellement l’exercice que cela me faisait faire, m’arrachant souvent à mes livres et me distrayant sur mon état, devait le rendre meilleur.
L’hiver suivant, Barrillot revenant d’Italie m’apporta quelques livres, entre autres le Bontempi et la Cartella per musica du P. Banchieri, qui me donnèrent du goût pour l’histoire de la musique et pour les recherches théoriques de ce bel art. Barrillot resta quelque temps avec nous, et comme j’étais majeur depuis plusieurs mois, il fut convenu que j’irais le printemps suivant à Genève redemander le bien de ma mère, ou du moins la part qui m’en revenait, en attendant qu’on sût ce que mon frère était devenu. Cela s’exécuta comme il avait été résolu. J’allai à Genève, mon père y vint de son côté. Depuis longtemps il y revenait sans qu’on lui cherchât querelle, quoiqu’il n’eût jamais purgé son décret: mais comme on avait de l’estime pour son courage et du respect pour sa probité, on feignait d’avoir oublié son affaire, et les magistrats, occupés du grand projet qui éclata peu après, ne voulaient pas effaroucher avant le temps la bourgeoisie en lui rappelant mal à propos leur ancienne partialité.
Je craignais qu’on ne me fît des difficultés sur mon changement de religion; l’on n’en fit aucune. Les lois de Genève sont à cet égard moins dures que celles de Berne, où quiconque change de religion perd non seulement son état, mais son bien. Le mien ne me fut donc pas disputé, mais se trouva, je ne sais comment, réduit à fort peu de chose. Quoiqu’on fût à peu près sûr que mon frère était mort, on n’en avait point de preuve juridique. Je manquais de titres suffisants pour réclamer sa part, et je la laissai sans regret pour aider à vivre à mon père qui en a joui tant qu’il a vécu. Sitôt que les formalités de justice furent faites et que j’eus reçu mon argent, j’en mis quelque partie en livres, et je volai porter le reste aux pieds de Maman. Le cœur me battait de joie durant la route, et le moment où je déposai cet argent dans ses mains me fut mille fois plus doux que celui où il entra dans les miennes. Elle le reçut avec cette simplicité des belles âmes, qui, faisant ces choses-là sans effort, les voient sans admiration. Cet argent fut employé presque tout entier à mon usage, et cela avec une égale simplicité. L’emploi en eût exactement été le même s’il lui fût venu d’autre part.
Cependant ma santé ne se rétablissait point; je dépérissais au contraire à vue d’œil; j’étais pâle comme un mort et maigre comme un squelette: mes battements d’artères étaient terribles, mes palpitations plus fréquentes; j’étais continuellement oppressé, et ma faiblesse enfin devint telle que j’avais peine à me mouvoir; je ne pouvais presser le pas sans étouffer, je ne pouvais me baisser sans avoir de vertiges, je ne pouvais soulever le plus léger fardeau; j’étais réduit à l’inaction la plus tourmentante pour un homme aussi remuant que moi. Il est certain qu’il se mêlait à tout cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont les maladies des gens heureux, c’était la mienne: les pleurs que je versais souvent sans raison de pleurer, les frayeurs vives au bruit d’une feuille ou d’un oiseau, l’inégalité d’humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquait cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi dire extravaguer la sensibilité. Nous sommes si peu faits pour être heureux ici-bas, qu’il faut nécessairement que l’âme ou le corps souffre quand ils ne souffrent pas tous les deux, et que le bon état de l’un fait presque toujours tort à l’autre. Quand j’aurais pu jouir délicieusement de la vie, ma machine en décadence m’en empêchait, sans qu’on pût dire où la cause du mal avait son vrai siège. Dans la suite, malgré le déclin des ans, et des maux très réels et très graves, mon corps semble avoir repris des forces pour mieux sentir mes malheurs, et maintenant que j’écris ceci, infirme et presque sexagénaire, accablé de douleurs de toute espèce, je me sens pour souffrir plus de vigueur et de vie que je n’en eus pour jouir à la fleur de mon âge et dans le sein du plus vrai bonheur.
Pour m’achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans mes lectures, je m’étais mis à étudier l’anatomie, et passant en revue la multitude et le jeu des pièces qui composaient ma machine, je m’attendais à sentir détraquer tout cela vingt fois le jour: loin d’être étonné de me trouver mourant je l’étais que je pusse encore vivre, et je ne lisais pas la description d’une maladie que je ne crusse être la mienne. Je suis sûr que si je n’avais pas été malade, je le serais devenu par cette fatale étude. Trouvant dans chaque maladie des symptômes de la mienne, je croyais les avoir toutes, et j’en gagnai par-dessus une plus cruelle encore dont je m’étais cru délivré: la fantaisie de guérir; c’en est une difficile à éviter quand on se met à lire des livres de médecine. À force de chercher, de réfléchir, de comparer, j’allai m’imaginer que la base de mon mal était un polype au cœur, et Salomon lui-même parut frappé de cette idée. Raisonnablement je devais partir de cette opinion pour me confirmer dans ma résolution précédente. Je ne fis point ainsi. Je tendis tous les ressorts de mon esprit pour chercher comment on pouvait guérir d’un polype au cœur, résolu d’entreprendre cette merveilleuse cure. Dans un voyage qu’Anet avait fait à Montpellier, pour aller voir le Jardin des Plantes et le démonstrateur, M. Sauvages, on lui avait dit que M. Fizes avait guéri un pareil polype. Maman s’en souvint et m’en parla. Il n’en fallut pas davantage pour m’inspirer le désir d’aller consulter M. Fizes. L’espoir de guérir me fait retrouver du courage et des forces pour entreprendre ce voyage. L’argent venu de Genève en fournit le moyen. Maman, loin de m’en détourner, m’y exhorte, et me voilà parti pour Montpellier.
Je n’eus pas besoin d’aller si loin pour trouver le médecin qu’il me fallait. Le cheval me fatiguant trop, j’avais pris une chaise à Grenoble. À Moirans, cinq ou six chaises arrivèrent à la file après la mienne. Pour le coup c’était vraiment l’aventure des brancards. La plupart de ces chaises étaient le cortège d’une nouvelle mariée appelée Mme du Colombier. Avec elle était une autre femme, appelée Mme de Larnage, moins jeune et moins belle que Mme du Colombier, mais non moins aimable, et qui de Romans, où s’arrêtait celle-ci, devait poursuivre sa route jusqu’au Bourg Saint-Andéol, près le Pont du Saint-Esprit. Avec la timidité qu’on me connaît, on s’attend que la connaissance ne fût pas sitôt faite avec des femmes brillantes et la suite qui les entourait; mais enfin, suivant la même route, logeant dans les mêmes auberges, et sous peine de passer pour un loup-garou, forcé de me présenter à la même table, il fallait bien que cette connaissance se fit. Elle se fit donc, et même plus tôt que je n’aurais voulu; car tout ce fracas ne convenait guère à un malade, et surtout à un malade de mon humeur. Mais la curiosité rend ces coquines de femmes si insinuantes, que pour parvenir à connaître un homme, elles commencent par lui faire tourner la tête. Ainsi arriva de moi. Mme du Colombier, trop entourée de ses jeunes roquets, n’avait guère le temps de m’agacer, et d’ailleurs ce n’en était pas la peine, puisque nous allions nous quitter; mais Mme de Larnage, moins obsédée, avait des provisions à faire pour sa route. Voilà Mme de Larnage qui m’entreprend, et adieu le pauvre Jean-Jacques, ou plutôt adieu la fièvre, les vapeurs, le polype; tout part auprès d’elle, hors certaines palpitations qui me restèrent et dont elle ne voulait pas me guérir. Le mauvais état de ma santé fut le premier texte de notre connaissance. On voyait que j’étais malade, on savait que j’allais à Montpellier et il faut que mon air et mes manières n’annonçassent pas un débauché, car il fut clair dans la suite qu’on ne m’avait pas soupçonné d’aller y faire un tour de casserole. Quoique l’état de maladie ne soit pas pour un homme une grande recommandation près des dames, il me rendit toutefois intéressant pour celles-ci. Le matin elles envoyaient savoir de mes nouvelles et m’inviter à prendre le chocolat avec elles; elles s’informaient comment j’avais passé la nuit. Une fois, selon ma louable coutume de parler sans penser, je répondis que je ne savais pas. Cette réponse leur fit croire que j’étais fou; elles m’examinèrent davantage, et cet examen ne me nuisit pas. J’entendis une fois Mme du Colombier dire à son amie: «Il manque de monde, mais il est aimable». Ce mot me rassura beaucoup, et fit que je le devins en effet.
En se familiarisant, il fallait parler de soi, dire d’où l’on venait, qui l’on était. Cela m’embarrassait; car je sentais très bien que, parmi la bonne compagnie, et avec des femmes galantes, ce mot de nouveau converti m’allait tuer. Je ne sais par quelle bizarrerie je m’avisai de passer pour Anglais, je me donnai pour jacobite, on me prit pour tel; je m’appelai Dudding, et l’on m’appela M. Dudding. Un maudit marquis de Torignan qui était là, malade ainsi que moi, vieux au par-dessus et d’assez mauvaise humeur, s’avisa de lier conversation avec M. Dudding. Il me parla du roi Jacques, du prétendant, de l’ancienne cour de Saint-Germain. J’étais sur les épines: je ne savais de tout cela que le peu que j’en avais lu dans le comte Hamilton et dans les gazettes; cependant je fis de ce peu si bon usage que je me tirai d’affaire: heureux qu’on ne se fût pas avisé de me questionner sur la langue anglaise, dont je ne savais pas un seul mot.
Toute la compagnie se convenait et voyait à regret le moment de se quitter. Nous faisions des journées de limaçon. Nous nous trouvâmes un dimanche à Saint-Marcellin. Mme de Larnage voulut aller à la messe, j’y fus avec elle: cela faillit à gâter mes affaires. Je me comportai comme j’ai toujours fait. Sur ma contenance modeste et recueillie elle me crut dévot, et prit de moi la plus mauvaise opinion du monde, comme elle me l’avoua deux jours après. Il me fallut ensuite beaucoup de galanterie pour effacer cette mauvaise impression; ou plutôt Mme de Larnage, en femme d’expérience et qui ne se rebutait pas aisément, voulut bien courir les risques de ses avances pour voir comment je m’en tirerais. Elle m’en fit beaucoup et de telles que bien éloigné de présumer de ma figure, je crus qu’elle se moquait de moi. Sur cette folie, il n’y eut sorte de bêtises que je ne fisse; c’était pis que le marquis du Legs. Mme de Larnage tint bon, me fit tant d’agaceries et me dit des choses si tendres, qu’un homme beaucoup moins sot eût eu bien de la peine à prendre tout cela sérieusement. Plus elle en faisait, plus elle me confirmait dans mon idée, et ce qui me tourmentait davantage était qu’à bon compte je me prenais d’amour tout de bon. Je me disais et je lui disais en soupirant: «Ah! que tout cela n’est-il vrai! je serais le plus heureux des hommes». Je crois que ma simplicité de novice ne fit qu’irriter sa fantaisie; elle n’en voulut pas avoir le démenti.
Nous avions laissé à Romans Mme du Colombier et sa suite. Nous continuions notre route le plus lentement et le plus agréablement du monde, Mme de Larnage, le marquis de Torignan, et moi. M. de Torignan, quoique malade et grondeur, était un assez bon homme, mais qui n’aimait pas trop manger son pain à la fumée du rôti. Mme de Larnage cachait si peu le goût qu’elle avait pour moi, qu’il s’en aperçut plus tôt que moi-même; et ses sarcasmes malins auraient dû me donner au moins la confiance que je n’osais prendre aux bontés de la dame, si, par un travers d’esprit dont moi seul étais capable, je ne m’étais imaginé qu’ils s’entendaient pour me persifler. Cette sotte idée acheva de me renverser la tête, et me fit faire le plus plat personnage dans une situation où mon cœur, étant réellement pris, m’en pouvait dicter un assez brillant. Je ne conçois pas comment Mme de Larnage ne se rebuta pas de ma maussaderie, et ne me congédia pas avec le dernier mépris. Mais c’était une femme d’esprit qui savait discerner son monde, et qui voyait bien qu’il y avait plus de bêtise que de tiédeur dans mes procédés.
Elle parvint enfin à se faire entendre, et ce ne fut pas sans peine. À Valence, nous étions arrivés pour dîner, et selon notre louable coutume, nous y passâmes le reste du jour. Nous étions logés hors de la ville, à Saint-Jacques; je me souviendrai toujours de cette auberge, ainsi que de la chambre que Mme de Larnage y occupait. Après le dîner elle voulut se promener: elle savait que M. de Torignan n’était pas allant; c’était le moyen de se ménager un tête-à-tête dont elle avait bien résolu de tirer parti, car il n’y avait plus de temps à perdre pour en avoir à mettre à profit. Nous nous promenions autour de la ville le long des fossés. Là je repris la longue histoire de mes complaintes, auxquelles elle répondait d’un ton si tendre, me pressant quelquefois contre son cœur le bras qu’elle tenait, qu’il fallait une stupidité pareille à la mienne pour m’empêcher de vérifier si elle parlait sérieusement. Ce qu’il y avait d’impayable était que j’étais moi-même excessivement ému. J’ai dit qu’elle était aimable: l’amour la rendait charmante; il lui rendait tout l’éclat de la première jeunesse, et elle ménageait ses agaceries avec tant d’art, qu’elle aurait séduit un homme à l’épreuve. J’étais donc fort mal à mon aise et toujours sur le point de m’émanciper; mais la crainte d’offenser ou de déplaire, la frayeur plus grande encore d’être hué, sifflé, berné, de fournir une histoire à table, et d’être complimenté sur mes entreprises par l’impitoyable Torignan, me retinrent au point d’être indigné moi-même de ma sotte honte, et de ne la pouvoir vaincre en me la reprochant. J’étais au supplice; j’avais déjà quitté mes propos de Céladon, dont je sentais tout le ridicule en si beau chemin: ne sachant plus quelle contenance tenir ni que dire, je me taisais; j’avais l’air boudeur, enfin je faisais tout ce qu’il fallait pour m’attirer le traitement que j’avais redouté. Heureusement Mme de Larnage prit un parti plus humain. Elle interrompit brusquement ce silence en passant un bras autour de mon cou, et dans l’instant sa bouche parla trop clairement sur la mienne pour me laisser mon erreur. La crise ne pouvait se faire plus à propos. Je devins aimable. Il en était temps. Elle m’avait donné cette confiance dont le défaut m’a presque toujours empêché d’être moi. Je le fus alors. Jamais mes yeux, mes sens, mon cœur et ma bouche n’ont si bien parlé; jamais je n’ai si pleinement réparé mes torts; et si cette petite conquête avait coûté des soins à Mme de Larnage, j’eus lieu de croire qu’elle n’y avait pas de regret.
Quand je vivrais cent ans, je ne me rappellerais jamais sans plaisir le souvenir de cette charmante femme. Je dis charmante, quoiqu’elle ne fût ni belle ni jeune; mais n’étant non plus ni laide ni vieille, elle n’avait rien dans sa figure qui empêchât son esprit et ses grâces de faire tout leur effet. Tout au contraire des autres femmes, ce qu’elle avait de moins frais était le visage, et je crois que le rouge le lui avait gâté. Elle avait ses raisons pour être facile, c’était le moyen de valoir tout son prix. On pouvait la voir sans l’aimer, mais non pas la posséder sans l’adorer. Et cela prouve, ce me semble, qu’elle n’était pas toujours aussi prodigue de ses bontés qu’elle le fut avec moi. Elle s’était prise d’un goût trop prompt et trop vif pour être excusable, mais où le cœur entrait du moins autant que les sens; et durant le temps court et délicieux que je passai auprès d’elle j’eus lieu de croire, aux ménagements forcés qu’elle m’imposait, que, quoique sensuelle et voluptueuse, elle aimait encore mieux ma santé que ses plaisirs.
Notre intelligence n’échappa pas au marquis de Torignan. Il n’en tirait pas moins sur moi; au contraire, il me traitait plus que jamais en pauvre amoureux transi, martyr des rigueurs de sa dame. Il ne lui échappa jamais un mot, un sourire, un regard qui pût me faire soupçonner qu’il nous eût devinés, et je l’aurais cru notre dupe, si Mme de Larnage, qui voyait mieux que moi, ne m’eût dit qu’il ne l’était pas, mais qu’il était galant homme; et en effet on ne saurait avoir des attentions plus honnêtes, ni se comporter plus poliment qu’il fit toujours, même envers moi, sauf ses plaisanteries, surtout depuis mon succès. Il m’en attribuait l’honneur peut-être, et me supposait moins sot que je ne l’avais paru. Il se trompait, comme on a vu: mais n’importe, je profitais de son erreur, et il est vrai qu’alors les rieurs étant pour moi, je prêtais le flanc de bon cœur et d’assez bonne grâce à ses épigrammes, et j’y ripostais quelquefois, même assez heureusement, tout fier de me faire honneur auprès de Mme de Larnage de l’esprit qu’elle m’avait donné. Je n’étais plus le même homme.
Nous étions dans un pays et dans une saison de bonne chère; nous la faisions partout excellente, grâce aux bons soins de M. de Torignan. Je me serais pourtant passé qu’il les étendit jusqu’à nos chambres, mais il envoyait devant son laquais pour les retenir, et le coquin, soit de son chef, soit par l’ordre de son maître, le logeait toujours à côté de Mme de Larnage, et me fourrait à l’autre bout de la maison. Mais cela ne m’embarrassait guère, et nos rendez-vous n’en étaient que plus piquants. Cette vie délicieuse dura quatre ou cinq jours, pendant lesquels je me gorgeai, je m’enivrai des plus douces voluptés. Je les goûtai pures, vives, sans aucun mélange de peine: ce sont les premières et les seules que j’aie ainsi goûtées, et je puis dire que je dois à Mme de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir.
Si ce que je sentais pour elle n’était pas précisément de l’amour, c’était du moins un retour si tendre pour celui qu’elle me témoignait, c’était une sensualité si brûlante dans le plaisir, et une intimité si douce dans les entretiens, qu’elle avait tout le charme de la passion sans en avoir le délire qui tourne la tête et fait qu’on ne sait pas jouir. Je n’ai senti l’amour vrai qu’une seule fois en ma vie, et ce ne fut pas auprès d’elle. Je ne l’aimais pas non plus comme j’avais aimé et comme j’aimais Mme de Warens; mais c’était pour cela même que je la possédais cent fois mieux. Près de Maman mon plaisir était toujours troublé par un sentiment de tristesse, par un secret serrement de cœur que je ne surmontais pas sans peine; au lieu de me féliciter de la posséder, je me reprochais de l’avilir. Près de Mme de Larnage, au contraire, fier d’être homme et d’être heureux, je me livrais à mes sens avec joie, avec confiance; je partageais l’impression que je faisais sur les siens; j’étais assez à moi pour contempler avec autant de vanité que de volupté mon triomphe et pour tirer de là de quoi le redoubler.
Je ne me souviens pas de l’endroit où nous quitta le marquis de Torignan, qui était du pays, mais nous nous trouvâmes seuls avant d’arriver à Montélimar, et dès lors Mme de Larnage établit sa femme de chambre dans ma chaise et je passai dans la sienne avec elle. Je puis assurer que la route ne nous ennuyait pas de cette manière, et j’aurais eu bien de la peine à dire comment le pays que nous parcourions était fait. À Montélimar, elle eut des affaires qui l’y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne me quitta pourtant qu’un quart d’heure pour une visite qui lui attira des importunités désolantes et des invitations qu’elle n’eut garde d’accepter. Elle prétexta des incommodités, qui ne nous empêchèrent pourtant pas d’aller nous promener tous les jours tête à tête dans le plus beau pays et sous le plus beau ciel du monde. Oh! ces trois jours! J’ai dû les regretter quelquefois, il n’en est plus revenu de semblables.
Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. Il fallut nous séparer, et j’avoue qu’il en était temps, non que je fusse rassasié ni prêt à l’être, je m’attachais chaque jour davantage; mais, malgré toute la discrétion de la dame, il ne me restait guère que la bonne volonté, et avant de nous séparer, je voulus jouer de ce reste, ce qu’elle endura par précaution contre les filles de Montpellier. Nous donnâmes le change à nos regrets par des projets pour notre réunion. Il fut décidé que, puisque ce régime me faisait du bien, j’en userais et que j’irais passer l’hiver au Bourg-Saint-Andéol, sous la direction de Mme de Larnage. Je devais seulement rester à Montpellier cinq ou six semaines, pour lui laisser le temps de préparer les choses de manière à prévenir les caquets. Elle me donna d’amples instructions sur ce que je devais savoir, sur ce que je devais dire, sur la manière dont je devais me comporter. En attendant nous devions nous écrire. Elle me parla beaucoup et sérieusement du soin de ma santé; m’exhorta de consulter d’habiles gens, d’être très attentif à tout ce qu’ils me prescriraient, et se chargea, quelque sévère que pût être leur ordonnance, de me la faire exécuter tandis que je serais auprès d’elle. Je crois qu’elle parlait sincèrement, car elle m’aimait: elle m’en donna mille preuves plus sûres que des faveurs. Elle jugea par mon équipage que je ne nageais pas dans l’opulence; quoiqu’elle ne fût pas riche elle-même, elle voulut, à notre séparation, me forcer de partager sa bourse, qu’elle apportait de Grenoble assez bien garnie, et j’eus beaucoup de peine à m’en défendre. Enfin je la quittai, le cœur tout plein d’elle, et lui laissant, ce me semble, un véritable attachement pour moi.
J’achevai ma route en la recommençant dans mes souvenirs, et pour le coup très content d’être dans une bonne chaise pour y rêver plus à mon aise aux plaisirs que j’avais goûtés et à ceux qui m’étaient promis. Je ne pensais qu’au Bourg-Saint-Andéol et à la charmante vie qui m’y attendait; je ne voyais que Mme de Larnage et ses entours: tout le reste de l’univers n’était rien pour moi, Maman même était oubliée. Je m’occupais à combiner dans ma tête tous les détails dans lesquels Mme de Larnage était entrée, pour me faire d’avance une idée de sa demeure, de son voisinage, de ses sociétés, de toute sa manière de vivre. Elle avait une fille dont elle m’avait parlé très souvent en mère idolâtre. Cette fille avait quinze ans passés; elle était vive, charmante et d’un caractère aimable. On m’avait promis que j’en serais caressé: je n’avais pas oublié cette promesse, et j’étais fort curieux d’imaginer comment Mlle de Larnage traiterait le bon ami de sa maman. Tels furent les sujets de mes rêveries depuis le Pont-Saint-Esprit jusqu’à Remoulins. On m’avait dit d’aller voir le pont du Gard; je n’y manquai pas. Après un déjeuner d’excellentes figues, je pris un guide, et j’allai voir le pont du Gard. C’était le premier ouvrage des Romains que j’eusse vu. Je m’attendais à voir un monument digne des mains qui l’avaient construit. Pour le coup l’objet passa mon attente; et ce fut la seule fois en ma vie. Il n’appartenait qu’aux Romains de produire cet effet. L’aspect de ce simple et noble ouvrage me frappa d’autant plus qu’il est au milieu d’un désert où le silence et la solitude rendent l’objet plus frappant et l’admiration plus vive, car ce prétendu pont n’était qu’un aqueduc. On se demande quelle force a transporté ces pierres énormes si loin de toute carrière, et a réuni les bras de tant de milliers d’hommes dans un lieu où il n’en habite aucun. Je parcourus les trois étages de ce superbe édifice, que le respect m’empêchait presque d’oser fouler sous mes pieds. Le retentissement de mes pas sous ces immenses voûtes me faisait croire entendre la forte voix de ceux qui les avaient bâties. Je me perdais comme un insecte dans cette immensité. Je sentais, tout en me faisant petit, je ne sais quoi qui m’élevait l’âme, et je me disais en soupirant: «Que ne suis-je né Romain!» Je restai là plusieurs heures dans une contemplation ravissante. Je m’en revins distrait et rêveur, et cette rêverie ne fut pas favorable à Mme de Larnage. Elle avait bien songé à me prémunir contre les filles de Montpellier, mais non contre le pont du Gard. On ne s’avise jamais de tout.