Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 20
À Nîmes, j’allai voir les arènes. C’est un ouvrage beaucoup plus magnifique que le pont du Gard, et qui me fit beaucoup moins d’impression, soit que mon admiration se fût épuisée sur le premier objet, soit que la situation de l’autre au milieu d’une ville fût moins propre à l’exciter. Ce vaste et superbe cirque est entouré de vilaines petites maisons et d’autres maisons plus petites et plus vilaines encore en remplissent l’arène, de sorte que le tout ne produit qu’un effet disparate et confus où le regret et l’indignation étouffent le plaisir et la surprise. J’ai vu depuis le cirque de Vérone, infiniment plus petit et moins beau que celui de Nîmes, mais entretenu et conservé avec toute la décence et la propreté possibles, et qui par cela même me fit une impression plus forte et plus agréable. Les Français n’ont soin de rien et ne respectent aucun monument. Ils sont tout feu pour entreprendre et ne savent rien finir ni rien conserver.
J’étais changé à un tel point, et ma sensualité mise en exercice s’était si bien éveillée, que je m’arrêtai un jour au Pont de Lunel pour y faire bonne chère avec de la compagnie qui s’y trouva. Ce cabaret, le plus estimé de l’Europe, méritait alors de l’être. Ceux qui le tenaient avaient su tirer parti de son heureuse situation pour le tenir abondamment approvisionné et avec choix. C’était réellement une chose curieuse de trouver dans une maison seule et isolée au milieu de la campagne une table fournie en poisson de mer et d’eau douce, en gibier excellent, en vins fins, servie avec ces attentions et ces soins qu’on ne trouve que chez les grands et les riches, et tout cela pour vos trente-cinq sols. Mais le Pont de Lunel ne resta pas longtemps sur ce pied, et à force d’user sa réputation, la perdit enfin tout à fait.
J’avais oublié, durant ma route, que j’étais malade; je m’en souvins en arrivant à Montpellier. Mes vapeurs étaient bien guéries, mais tous mes autres maux me restaient et, quoique l’habitude m’y rendît moins sensible, c’en serait assez pour se croire mort à qui s’en trouverait attaqué tout d’un coup. En effet, ils étaient moins douloureux qu’effrayants, et faisaient plus souffrir l’esprit que le corps dont ils semblaient annoncer la destruction. Cela faisait que, distrait par des passions vives, je ne songeais plus à mon état; mais comme il n’était pas imaginaire, je le sentais sitôt que j’étais de sang-froid. Je songeai donc sérieusement aux conseils de Mme de Larnage et au but de mon voyage. J’allai consulter les praticiens les plus illustres, surtout M. Fizes, et, pour surabondance de précaution, je me mis en pension chez un médecin. C’était un Irlandais appelé Fitz-Moris, qui tenait une table assez nombreuse d’étudiants en médecine, et il y avait cela de commode pour un malade à s’y mettre, que M. Fitz-Moris se contentait d’une pension honnête pour la nourriture, et ne prenait rien de ses pensionnaires pour ses soins comme médecin. Il se chargea de l’exécution des ordonnances de M. Fizes, et de veiller sur ma santé. Il s’acquitta fort bien de cet emploi quant au régime; on ne gagnait pas d’indigestion à cette pension-là, et, quoique je ne sois pas fort sensible aux privations de cette espèce, les objets de comparaison étaient si proches que je ne pouvais m’empêcher de trouver quelquefois en moi-même que M. de Torignan était un meilleur pourvoyeur que M. Fitz-Moris. Cependant, comme on ne mourait pas de faim non plus, et que toute cette jeunesse était fort gaie, cette manière de vivre me fit du bien réellement, et m’empêcha de retomber dans mes langueurs. Je passais la matinée à prendre des drogues, surtout je ne sais quelles eaux, je crois les eaux de Vals, et à écrire à Mme de Larnage; car la correspondance allait son train, et Rousseau se chargeait de retirer les lettres de son ami Dudding. À midi, j’allais faire un tour à la Canourgue, avec quelqu’un de nos jeunes commensaux, qui tous étaient de très bons enfants; on se ressemblait, on allait dîner. Après dîner une importante affaire occupait la plupart d’entre nous jusqu’au soir, c’était d’aller hors de la ville jouer le goûter en deux ou trois parties de mail. Je ne jouais pas, je n’en avais ni la force ni l’adresse; mais je pariais, et suivant, avec l’intérêt du pari, nos joueurs et leurs boules à travers des chemins raboteux et pleins de pierres, je faisais un exercice agréable et salutaire qui me convenait tout à fait. On goûtait dans un cabaret hors de la ville. Je n’ai pas besoin de dire que ces goûters étaient gais; mais j’ajouterai qu’ils étaient assez décents, quoique les filles du cabaret fussent jolies. M. Fitz-Moris, grand joueur de mail, était notre président, et je puis dire, malgré la mauvaise réputation des étudiants, que je trouvai plus de mœurs et d’honnêteté parmi toute cette jeunesse qu’il ne serait aisé d’en trouver dans le même nombre d’hommes faits. Ils étaient plus bruyants que crapuleux, plus gais que libertins, et je me monte si aisément à un train de vie quand il est volontaire, que je n’aurais pas mieux demandé que de voir durer celui-là toujours. Il y avait parmi ces étudiants plusieurs Irlandais avec lesquels je tâchais d’apprendre quelques mots d’anglais par précaution pour le Bourg-Saint-Andéol, car le temps approchait de m’y rendre. Mme de Larnage m’en pressait chaque ordinaire, et je me préparais à lui obéir. Il était clair que mes médecins, qui n’avaient rien compris à mon mal, me regardaient comme un malade imaginaire, et me traitaient sur ce pied avec leur squine, leurs eaux, et leur petit lait. Tout au contraire des théologiens, les médecins et les philosophes n’admettent pour vrai que ce qu’ils peuvent expliquer, et font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces messieurs ne connaissaient rien à mon mal, donc je n’étais pas malade: car comment supposer que des docteurs ne sussent pas tout? Je vis qu’ils ne cherchaient qu’à m’amuser et me faire manger mon argent, et jugeant que leur substitut du Bourg-Saint-Andéol ferait cela tout aussi bien qu’eux, mais plus agréablement, je résolus de lui donner la préférence, et je quittai Montpellier dans cette sage intention.
Je partis vers la fin de novembre, après six semaines ou deux mois de séjour dans cette ville, où je laissai une douzaine de louis sans aucun profit pour ma santé ni pour mon instruction, si ce n’est un cours d’anatomie commencé sous M. Fitz-Moris, et que je fus obligé d’abandonner par l’horrible puanteur des cadavres qu’on disséquait, et qu’il me fut impossible de supporter.
Mal à mon aise au-dedans de moi sur la résolution que j’avais prise, j’y réfléchissais en m’avançant toujours vers le Pont-Saint-Esprit, qui était également la route de Bourg-Saint-Andéol et de Chambéry. Les souvenirs de Maman, et ses lettres, quoique moins fréquentes que celles de Mme de Larnage, réveillaient dans mon cœur des remords que j’avais étouffés durant ma première route. Ils devinrent si vifs au retour, que, balançant l’amour du plaisir, ils me mirent en état d’écouter la raison seule. D’abord, dans le rôle d’aventurier que j’allais recommencer, je pouvais être moins heureux que la première fois; il ne fallait, dans tout le Bourg-Saint-Andéol, qu’une seule personne qui eût été en Angleterre, qui connût les Anglais, ou qui sût leur langue pour me démasquer. La famille de Mme de Larnage pouvait se prendre de mauvaise humeur contre moi et me traiter peu honnêtement. Sa fille, à laquelle malgré moi je pensais plus qu’il n’eût fallu, m’inquiétait encore: je tremblais d’en devenir amoureux, et cette peur faisait déjà la moitié de l’ouvrage. Allais-je donc, pour prix des bontés de la mère, chercher à corrompre sa fille, à lier le plus détestable commerce, à mettre la dissension, le déshonneur, le scandale et l’enfer dans sa maison? Cette idée me fit horreur; je pris bien la ferme résolution de me combattre et de me vaincre si ce malheureux penchant venait à se déclarer. Mais pourquoi m’exposer à ce combat? Quel misérable état de vivre avec la mère, dont je serais rassasié, et de brûler pour la fille sans oser lui montrer mon cœur! Quelle nécessité d’aller chercher cet état, et m’exposer aux malheurs, aux affronts, aux remords, pour des plaisirs dont j’avais d’avance épuisé le plus grand charme? car il est certain que ma fantaisie avait perdu sa première vivacité; le goût du plaisir y était encore, mais la passion n’y était plus. À cela se mêlaient des réflexions relatives à ma situation, à mes devoirs, à cette Maman si bonne, si généreuse, qui, déjà chargée de dettes, l’était encore de mes folles dépenses, qui s’épuisait pour moi, et que je trompais si indignement. Ce reproche devint si vif qu’il l’emporta à la fin. En approchant du Saint-Esprit, je pris la résolution de brûler l’étape du Bourg-Saint-Andéol, et de passer tout droit. Je l’exécutai courageusement, avec quelques soupirs, je l’avoue, mais aussi avec cette satisfaction intérieure que je goûtais pour la première fois de ma vie, de me dire: Je mérite ma propre estime, je sais préférer mon devoir à mon plaisir. Voilà la première obligation véritable que j’aie à l’étude. C’était elle qui m’avait appris à réfléchir, à comparer. Après les principes si purs que j’avais adoptés il y avait peu de temps, après les règles de sagesse et de vertu que je m’étais faites et que je m’étais senti si fier de suivre, la honte d’être si peu conséquent à moi-même, de démentir si tôt et si haut mes propres maximes, l’emporta sur la volupté. L’orgueil eut peut-être autant de part à ma résolution que la vertu; mais si cet orgueil n’est pas la vertu même, il a des effets si semblables, qu’il est pardonnable de s’y tromper.
L’un des avantages des bonnes actions est d’élever l’âme et de la disposer à en faire de meilleures: car telle est la faiblesse humaine, qu’on doit mettre au nombre des bonnes actions l’abstinence du mal qu’on est tenté de commettre. Sitôt que j’eus pris ma résolution je devins un autre homme, ou plutôt je redevins celui que j’étais auparavant, et que ce moment d’ivresse avait fait disparaître. Plein de bons sentiments et de bonnes résolutions, je continuai ma route dans la bonne intention d’expier ma faute, ne pensant qu’à régler désormais ma conduite sur les lois de la vertu, à me consacrer sans réserve au service de la meilleure des mères, à lui vouer autant de fidélité que j’avais d’attachement pour elle, et à n’écouter plus d’autre amour que celui de mes devoirs. Hélas! la sincérité de mon retour au bien semblait me promettre une autre destinée; mais la mienne était écrite et déjà commencée et quand mon cœur, plein d’amour pour les choses bonnes et honnêtes, ne voyait plus qu’innocence et bonheur dans la vie, je touchais au moment funeste qui devait traîner à sa suite la longue chaîne de mes malheurs.
L’empressement d’arriver me fit faire plus de diligence que je n’avais compté. Je lui avais annoncé de Valence le jour et l’heure de mon arrivée. Ayant gagné une demi-journée sur mon calcul, je restai autant de temps à Chaparillan, afin d’arriver juste au moment que j’avais marqué. Je voulais goûter dans tout son charme le plaisir de la revoir. J’aimais mieux le différer un peu pour y joindre celui d’être attendu. Cette précaution m’avait toujours réussi. J’avais vu toujours marquer mon arrivée par une espèce de petite fête: je n’en attendais pas moins cette fois; et ces empressements, qui m’étaient si sensibles, valaient bien la peine d’être ménagés.
J’arrivai donc exactement à l’heure. De tout loin je regardais si je ne la verrais point sur le chemin; le cœur me battait de plus en plus à mesure que j’approchais. J’arrive essoufflé, car j’avais quitté ma voiture en ville; je ne vois personne dans la cour, sur la porte, à la fenêtre: je commence à me troubler, je redoute quelque accident. J’entre; tout est tranquille; des ouvriers goûtaient dans la cuisine; du reste aucun apprêt. La servante parut surprise de me voir; elle ignorait que je dusse arriver. Je monte, je la vois enfin, cette chère Maman, si tendrement, si vivement, si purement aimée; j’accours, je m’élance à ses pieds. «Ah! te voilà, petit, me dit-elle en m’embrassant; as-tu fait bon voyage? comment te portes-tu?» Cet accueil m’interdit un peu. Je lui demandai si elle n’avait pas reçu ma lettre. Elle me dit que oui. «J’aurais cru que non», lui dis-je, et l’éclaircissement finit là. Un jeune homme était avec elle. Je le connaissais pour l’avoir vu déjà dans la maison avant mon départ; mais cette fois il y paraissait établi; il l’était. Bref, je trouvai ma place prise.
Ce jeune homme était du pays de Vaud; son père, appelé Vintzenried, était concierge ou soi-disant capitaine du château de Chillon. Le fils de M. le capitaine était garçon perruquier, et courait le monde en cette qualité quand il vint se présenter à Mme de Warens, qui le reçut bien, comme elle faisait tous les passants, et surtout ceux de son pays. C’était un grand fade blondin, assez bien fait, le visage plat, l’esprit de même, parlant comme le beau Liandre; mêlant tous les tons, tous les goûts de son état avec la longue histoire de ses bonnes fortunes; ne nommant que la moitié des marquises avec lesquelles il avait couché, et prétendant n’avoir point coiffé de jolies femmes dont il n’eût aussi coiffé les maris; vain, sot, ignorant, insolent, au demeurant le meilleur fils du monde. Tel fut le substitut qui me fut donné durant mon absence, et l’associé qui me fut offert après mon retour.
Oh! si les âmes dégagées de leurs terrestres entraves voient encore du sein de l’éternelle lumière ce qui se passe chez les mortels, pardonnez, ombre chère et respectable, si je ne fais pas plus de grâce à vos fautes qu’aux miennes, si je dévoile également les unes et les autres aux yeux des lecteurs. Je dois, je veux être vrai pour vous comme pour moi-même: vous y perdrez toujours beaucoup moins que moi. Eh! combien votre aimable et doux caractère, votre inépuisable bonté de cœur, votre franchise et toutes vos excellentes vertus ne rachètent-elles pas de faiblesses, si l’on peut appeler ainsi les torts de votre seule raison! Vous eûtes des erreurs et non pas des vices; votre conduite fut répréhensible, mais votre cœur fut toujours pur. Qu’on mette le bien et le mal dans la balance, et qu’on soit équitable: quelle autre femme, si sa vie secrète était manifestée ainsi que la vôtre, s’oserait jamais comparer à vous?
Le nouveau venu s’était montré zélé, diligent, exact pour toutes ses petites commissions, qui étaient toujours en grand nombre; il s’était fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant que je l’étais peu, il se faisait voir et surtout entendre à la fois à la charrue, aux foins, au bois, à l’écurie, à la basse-cour. Il n’y avait que le jardin qu’il négligeait, parce que c’était un travail trop paisible et qui ne faisait point de bruit. Son grand plaisir était de charger et charrier, de scier ou fendre du bois; on le voyait toujours la hache ou la pioche à la main; on l’entendait courir, cogner, crier à pleine tête. Je ne sais de combien d’hommes il faisait le travail, mais il faisait toujours le bruit de dix ou douze. Tout ce tintamarre en imposa à ma pauvre Maman. Elle crut ce jeune homme un trésor pour ses affaires. Voulant se l’attacher, elle employa pour cela tous les moyens qu’elle y crut propre et n’oublia pas celui sur lequel elle comptait le plus.
On a dû connaître mon cœur, ses sentiments plus constants, les plus vrais, ceux qui me ramenaient en ce moment auprès d’elle. Quel prompt et plein bouleversement dans tout mon être! Qu’on se mette à ma place pour en juger. En un moment je vis évanouir pour jamais tout l’avenir de félicité que je m’étais peint. Toutes les douces idées que je caressais si affectueusement disparurent, et moi, qui depuis mon enfance ne savais voir mon existence qu’avec la sienne, je me vis seul pour la première fois. Ce moment fut affreux: ceux qui le suivirent furent toujours sombres. J’étais jeune encore, mais ce doux sentiment de jouissance et d’espérance qui vivifie la jeunesse me quitta pour jamais. Dès lors, l’être sensible fut mort à demi. Je ne vis plus devant moi que les tristes restes d’une vie insipide, et si quelquefois encore une image de bonheur effleura mes désirs, ce bonheur n’était plus celui qui m’était propre; je sentais qu’en l’obtenant je ne serais pas vraiment heureux.
J’étais si bête et ma confiance était si pleine, que malgré le ton familier du nouveau venu, que je regardais comme un effet de cette facilité d’humeur de Maman qui rapprochait tout le monde d’elle, je ne me serais pas avisé d’en soupçonner la véritable cause si elle ne me l’eût dit elle-même; mais elle se pressa de me faire cet aveu avec une franchise capable d’ajouter à ma rage, si mon cœur eût pu se tourner de ce côté-là; trouvant quant à elle la chose toute simple, me reprochant ma négligence dans la maison, et m’alléguant mes fréquentes absences, comme si elle eût été d’un tempérament fort pressé d’en remplir les vides. «Ah! Maman, lui dis-je, le cœur serré de douleur, qu’osez-vous m’apprendre! Quel prix d’un attachement pareil au mien! Ne m’avez-vous tant de fois conservé la vie que pour m’ôter tout ce qui me la rendait chère? J’en mourrai, mais vous me regretterez». Elle me répondit d’un ton tranquille à me rendre fou, que j’étais un enfant, qu’on ne mourait point de ces choses-là; que je ne perdrais rien; que nous n’en serions pas moins bons amis, pas moins intimes dans tous les sens; que son tendre attachement pour moi ne pouvait ni diminuer ni finir qu’avec elle. Elle me fit entendre, en un mot, que tous mes droits demeuraient les mêmes, et qu’en les partageant avec un autre, je n’en étais pas privé pour cela.
Jamais la pureté, la vérité, la force de mes sentiments pour elle, jamais la sincérité, l’honnêteté de mon âme ne se firent mieux sentir à moi que dans ce moment. Je me précipitai à ses pieds, j’embrassai ses genoux en versant des torrents de larmes. «Non, Maman, lui dis-je avec transport, je vous aime trop pour vous avilir; votre possession m’est trop chère pour la partager; les regrets qui l’accompagnèrent quand je l’acquis se sont accrus avec mon amour; non, je ne la puis conserver au même prix. Vous aurez toujours mes adorations, soyez-en toujours digne: il m’est plus nécessaire encore de vous honorer que de vous posséder. C’est à vous, ô Maman! que je vous cède; c’est à l’union de nos cœurs que je sacrifie tous mes plaisirs. Puissé-je périr mille fois avant d’en goûter qui dégradent ce que j’aime!»
Je tins cette résolution avec une constance digne, j’ose le dire, du sentiment qui me l’avait fait former. Dès ce moment je ne vis plus cette Maman si chérie que des yeux d’un véritable fils; et il est à noter que, bien que ma résolution n’eût point son approbation secrète, comme je m’en suis trop aperçu, elle n’employa jamais pour m’y faire renoncer ni propos insinuants, ni caresses, ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes savent user sans se commettre et qui manquent rarement de leur réussir. Réduit à me chercher un sort indépendant d’elle, et n’en pouvant même imaginer, je passai bientôt à l’autre extrémité, et le cherchai tout en elle. Je l’y cherchai si parfaitement que je parvins presque à m’oublier moi-même. L’ardent désir de la voir heureuse, à quelque prix que ce fût, absorbait toutes mes affections: elle avait beau séparer son bonheur du mien, je le voyais mien en dépit d’elle.
Ainsi commencèrent à germer avec mes malheurs les vertus dont la semence était au fond de mon âme, que l’étude avait cultivées, et qui n’attendaient pour éclore que le ferment de l’adversité. Le premier fruit de cette disposition si désintéressée fut d’écarter de mon cœur tout sentiment de haine et d’envie contre celui qui m’avait supplanté. Je voulus, au contraire, et je voulus sincèrement m’attacher à ce jeune homme, le former, travailler à son éducation, lui faire sentir son bonheur, l’en rendre digne, s’il était possible, et faire en un mot pour lui tout ce qu’Anet avait fait pour moi dans une occasion pareille. Mais la parité manquait entre les personnes. Avec plus de douceur et de lumières je n’avais pas le sang-froid et la fermeté d’Anet, ni cette force de caractère qui en imposait, et dont j’aurais eu besoin pour réussir. Je trouvai encore moins dans le jeune homme les qualités qu’Anet avait trouvées en moi: la docilité, l’attachement, la reconnaissance, surtout le sentiment du besoin que j’avais de ses soins, et l’ardent désir de les rendre utiles. Tout cela manquait ici. Celui que je voulais former ne voyait en moi qu’un pédant importun qui n’avait que du babil. Au contraire, il s’admirait lui-même comme un homme important dans la maison, et mesurant les services qu’il y croyait rendre sur le bruit qu’il y faisait, il regardait ses haches et ses pioches comme infiniment plus utiles que tous mes bouquins. À quelque égard il n’avait pas tort; mais il partait de là pour se donner des airs à faire mourir de rire. Il tranchait avec les paysans du gentilhomme campagnard; bientôt il en fit autant avec moi, et enfin avec Maman elle-même. Son nom de Vintzenried ne lui paraissant pas assez noble, il le quitta pour celui de M. de Courtilles, et c’est sous ce dernier nom qu’il a été connu depuis à Chambéry et en Maurienne, où il s’est marié.
Enfin, tant fit l’illustre personnage qu’il fut tout dans la maison, et moi rien. Comme, lorsque j’avais le malheur de lui déplaire, c’était Maman et non pas moi qu’il grondait, la crainte de l’exposer à ses brutalités me rendait docile à tout ce qu’il désirait, et chaque fois qu’il fendait du bois, emploi qu’il remplissait avec une fierté sans égale, il fallait que je fusse là spectateur oisif et tranquille admirateur de sa prouesse. Ce garçon n’était pourtant pas absolument d’un mauvais naturel; il aimait Maman, parce qu’il était impossible de ne la pas aimer; il n’avait même pas pour moi de l’aversion, et quand les intervalles de ses fougues permettaient de lui parler, il nous écoutait quelquefois assez docilement, convenant franchement qu’il n’était qu’un sot: après quoi il n’en faisait pas moins de nouvelles sottises. Il avait d’ailleurs une intelligence si bornée et des goûts si bas, qu’il était difficile de lui parler raison et presque impossible de se plaire avec lui. À la possession d’une femme pleine de charmes, il ajouta le ragoût d’une femme de chambre vieille, rousse, édentée, dont Maman avait la patience d’endurer le dégoûtant service, quoiqu’elle lui fît mal au cœur. Je m’aperçus de ce nouveau ménage, et j’en fus outré d’indignation: mais je m’aperçus d’une autre chose qui m’affecta bien plus vivement encore, et qui me jeta dans un plus profond découragement que tout ce qui s’était passé jusqu’alors; ce fut le refroidissement de Maman envers moi.
La privation que je m’étais imposée et qu’elle avait fait semblant d’approuver est une de ces choses que les femmes ne pardonnent point, quelque mine qu’elles fassent, moins par la privation qui en résulte pour elles-mêmes, que par l’indifférence qu’elles y voient pour leur possession. Prenez la femme la plus sensée, la plus philosophe, la moins attachée à ses sens; le crime le plus irrémissible que l’homme, dont au reste elle se soucie le moins, puisse commettre envers elle, est d’en pouvoir jouir et de n’en rien faire. Il faut bien que ceci soit sans exception, puisqu’une sympathie si naturelle et si forte fut altérée en elle par une abstinence qui n’avait que des motifs de vertu, d’attachement et d’estime. Dès lors je cessai de trouver en elle cette intimité des cœurs qui fit toujours la plus douce jouissance du mien. Elle ne s’épanchait plus avec moi que quand elle avait à se plaindre du nouveau venu; quand ils étaient bien ensemble, j’entrais peu dans ses confidences. Enfin elle prenait peu à peu une manière d’être dont je ne faisais plus partie. Ma présence lui faisait plaisir encore, mais elle ne lui faisait plus besoin, et j’aurais passé des jours entiers sans la voir, qu’elle ne s’en serait pas aperçue.
Insensiblement je me sentis isolé et seul dans cette même maison dont auparavant j’étais l’âme, et où je vivais pour ainsi dire à double. Je m’accoutumai peu à peu à me séparer de tout ce qui s’y faisait, de ceux mêmes qui l’habitaient, et pour m’épargner de continuels déchirements, je m’enfermais avec mes livres, ou bien j’allais soupirer et pleurer à mon aise au milieu des bois. Cette vie me devint bientôt tout à fait insupportable. Je sentis que la présence personnelle et l’éloignement de cœur d’une femme qui m’était si chère irritaient ma douleur, et qu’en cessant de la voir je m’en sentirais moins cruellement séparé. Je formai le projet de quitter sa maison; je le lui dis, et, loin de s’y opposer, elle le favorisa. Elle avait à Grenoble une amie appelée Mme Deybens, dont le mari était ami de M. de Mably, grand prévôt à Lyon. M. Deybens me proposa l’éducation des enfants de M. de Mably: j’acceptai, et je partis pour Lyon, sans laisser ni presque sentir le moindre regret d’une séparation dont auparavant la seule idée nous eût donné les angoisses de la mort.
J’avais à peu près les connaissances nécessaires pour un précepteur, et j’en croyais avoir le talent. Durant un an que je passai chez M. de Mably, j’eus le temps de me désabuser. La douceur de mon naturel m’eût rendu propre à ce métier, si l’emportement n’y eût mêlé ses orages. Tant que tout allait bien, et que je voyais réussir mes soins et mes peines, qu’alors je n’épargnais point, j’étais un ange; j’étais un diable quand les choses allaient de travers. Quand mes élèves ne m’entendaient pas, j’extravaguais, et, quand ils marquaient de la méchanceté, je les aurais tués: ce n’était pas le moyen de les rendre savants et sages. J’en avais deux; ils étaient d’humeurs très différentes. L’un de huit à neuf ans, appelé Sainte-Marie, était d’une jolie figure, l’esprit assez ouvert, assez vif, étourdi, badin, malin, mais d’une malignité gaie. Le cadet, appelé Condillac, paraissait presque stupide, musard, têtu comme une mule, et ne pouvant rien apprendre. On peut juger qu’entre ces deux sujets je n’avais pas besogne faite. Avec de la patience et du sang-froid peut-être aurais-je pu réussir; mais, faute de l’une et de l’autre, je ne fis rien qui vaille, et mes élèves tournaient très mal. Je ne manquais pas d’assiduité, mais je manquais d’égalité, surtout de prudence. Je ne savais employer auprès d’eux que trois instruments toujours inutiles et souvent pernicieux auprès des enfants: le sentiment, le raisonnement, la colère. Tantôt je m’attendrissais avec Sainte-Marie jusqu’à pleurer; je voulais l’attendrir lui-même, comme si l’enfance était susceptible d’une véritable émotion de cœur; tantôt je m’épuisais à lui parler raison, comme s’il avait pu m’entendre; et comme il me faisait parfois des arguments très subtils, je le prenais tout de bon pour raisonnable, parce qu’il était raisonneur. Le petit Condillac était encore plus embarrassant, parce que, n’entendant rien, ne répondant rien, ne s’émouvant de rien, et d’une opiniâtreté à toute épreuve, il ne triomphait jamais mieux de moi que quand il m’avait mis en fureur; alors c’était lui qui était le sage, et c’était moi qui étais l’enfant. Je voyais toutes mes fautes, je les sentais; j’étudiais l’esprit de mes élèves, je les pénétrais très bien, et je ne crois pas que jamais une seule fois j’aie été la dupe de leurs ruses. Mais que me servait de voir le mal sans savoir appliquer le remède? En pénétrant tout je n’empêchais rien, je ne réussissais à rien, et tout ce que je faisais était précisément ce qu’il ne fallait pas faire.
Je ne réussissais guère mieux pour moi que pour mes élèves. J’avais été recommandé par Mme Deybens à Mme de Mably. Elle l’avait priée de former mes manières et de me donner le ton du monde. Elle y prit quelques soins et voulut que j’apprisse à faire les honneurs de sa maison; mais je m’y pris si gauchement, j’étais si honteux, si sot, qu’elle se rebuta, et me planta là. Cela ne m’empêcha pas de devenir, selon ma coutume, amoureux d’elle. J’en fis assez pour qu’elle s’en aperçût; mais je n’osai jamais me déclarer. Elle ne se trouva pas d’humeur à faire les avances, et j’en fus pour mes lorgneries et mes soupirs, dont même je m’ennuyai bientôt, voyant qu’ils n’aboutissaient à rien.
J’avais tout à fait perdu chez Maman le goût des petites friponneries, parce que, tout étant à moi, je n’avais rien à voler. D’ailleurs les principes élevés que je m’étais faits devaient me rendre désormais bien supérieur à de telles bassesses, et il est certain que depuis lors je l’ai d’ordinaire été: mais c’est moins pour avoir appris à vaincre mes tentations que pour en avoir coupé la racine, et j’aurais grand-peur de voler comme dans mon enfance si j’étais sujet aux mêmes désirs. J’eus la preuve de cela chez M. de Mably. Environné de petites choses volables que je ne regardais même pas, je m’avisai de convoiter un certain petit vin blanc d’Arbois très joli, dont quelques verres que par-ci par-là je buvais à table m’avaient fort affriandé. Il était un peu louche; je croyais savoir bien coller le vin, je m’en vantai, on me confia celui-là; je le collai et le gâtai, mais aux yeux seulement; il resta toujours agréable à boire, et l’occasion fit que je m’en accommodai de temps en temps de quelques bouteilles pour boire à mon aise en mon petit particulier. Malheureusement je n’ai jamais pu boire sans manger. Comment faire pour avoir du pain? Il m’était impossible d’en mettre en réserve. En faire acheter par les laquais, c’était me déceler, et presque insulter le maître de la maison. En acheter moi-même, je n’osai jamais. Un beau monsieur, l’épée au côté, aller chez un boulanger acheter un morceau de pain, cela se pouvait-il? Enfin je me rappelai le pis-aller d’une grande princesse à qui l’on disait que les paysans n’avaient pas de pain, et qui répondit: «Qu’ils mangent de la brioche». J’achetai de la brioche. Encore, que de façons pour en venir là! Sorti seul à ce dessein, je parcourais quelquefois toute la ville, et passais devant trente pâtissiers avant d’entrer chez aucun. Il fallait qu’il n’y eût qu’une seule personne dans la boutique, et que sa physionomie m’attirât beaucoup, pour que j’osasse franchir le pas. Mais aussi quand j’avais une fois ma chère petite brioche, et que, bien enfermé dans ma chambre, j’allais trouver ma bouteille au fond d’une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisais là tout seul, en lisant quelques pages de roman! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie, au défaut d’un tête-à-tête. C’est le supplément de la société qui me manque. Je dévore alternativement une page et un morceau: c’est comme si mon livre dînait avec moi.