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Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 8

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Plein de cette sage fantaisie, je me conduisis si bien que je vins à bout de me faire chasser, et en vérité ce ne fut pas sans peine. Un soir, comme je rentrais, le maître d’hôtel me signifia mon congé de la part de M. le comte. C’était précisément ce que je demandais; car, sentant malgré moi l’extravagance de ma conduite, j’y ajoutais, pour m’excuser, l’injustice et l’ingratitude, croyant mettre ainsi les gens dans leur tort, et me justifier à moi-même un parti pris par nécessité. On me dit de la part du comte de Favria d’aller lui parler le lendemain matin avant mon départ; et comme on voyait que, la tête m’ayant tourné, j’étais capable de n’en rien faire, le maître d’hôtel remit après cette visite à me donner quelque argent qu’on m’avait destiné, et qu’assurément j’avais fort mal gagné; car ne voulant pas me laisser dans l’état de valet, on ne m’avait pas fixé de gages.

Le comte de Favria, tout jeune et tout étourdi qu’il était, me tint en cette occasion les discours les plus sensés, et j’oserais presque dire les plus tendres, tant il m’exposa d’une manière flatteuse et touchante les soins de son oncle et les intentions de son grand-père. Enfin, après m’avoir mis vivement devant les yeux tout ce que je sacrifiais pour courir à ma perte, il m’offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que je ne visse plus ce petit malheureux qui m’avait séduit.

Il était si clair qu’il ne disait pas tout cela de lui-même, que, malgré mon stupide aveuglement, je sentis toute la bonté de mon vieux maître, et j’en fus touché: mais ce cher voyage était trop empreint dans mon imagination pour que rien pût en balancer le charme. J’étais tout à fait hors de sens: je me raffermis, je m’endurcis, je fis le fier, et je répondis arrogamment que, puisqu’on m’avait donné mon congé, je l’avais pris, qu’il n’était plus temps de s’en dédire, et que quoi qu’il pût m’arriver en ma vie, j’étais bien résolu de ne jamais me faire chasser deux fois d’une maison. Alors ce jeune homme, justement irrité, me donna les noms que je méritais, me mit hors de sa chambre par les épaules, et me ferma la porte aux talons. Moi, je sortis triomphant, comme si je venais d’emporter la plus grande victoire, et de peur d’avoir un second combat à soutenir, j’eus l’indignité de partir sans aller remercier M. l’abbé de ses bontés.

Pour concevoir jusqu’où mon délire allait dans ce moment, il faudrait connaître à quel point mon cœur est sujet à s’échauffer sur les moindres choses, et avec quelle force il se plonge dans l’imagination de l’objet qui l’attire, quelque vain que soit quelquefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus enfantins, les plus fous, viennent caresser mon idée favorite, et me montrer de la vraisemblance, à m’y livrer. Croirait-on qu’à près de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance du reste de ses jours? Or, écoutez.

L’abbé de Gouvon m’avait fait présent, il y avait quelques semaines, d’une petite fontaine de Héron, fort jolie, et dont j’étais transporté. À force de faire jouer cette fontaine et de parler de notre voyage, nous pensâmes, le sage Bâcle et moi, que l’une pourrait bien servir à l’autre et le prolonger. Qu’y avait-il dans le monde d’aussi curieux qu’une fontaine de Héron? Ce principe fut le fondement sur lequel nous bâtîmes l’édifice de notre fortune. Nous devions, dans chaque village, assembler les paysans autour de notre fontaine, et là les repas et la bonne chère devaient nous tomber avec d’autant plus d’abondance que nous étions persuadés l’un et l’autre que les vivres ne coûtent rien à ceux qui les recueillent, et que quand ils n’en gorgent pas les passants, c’est pure mauvaise volonté de leur part. Nous n’imaginions partout que festins et noces, comptant que, sans rien débourser que le vent de nos poumons, et l’eau de notre fontaine, elle pouvait nous défrayer en Piémont, en Savoie, en France, et par tout le monde. Nous faisions des projets de voyage qui ne finissaient point, et nous dirigions d’abord notre course au nord, plutôt pour le plaisir de passer les Alpes que pour la nécessité supposée de nous arrêter enfin quelque part.

Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes études, mes espérances, et l’attente d’une fortune presque assurée, pour commencer la vie d’un vrai vagabond. Adieu la capitale; adieu la cour, l’ambition, la vanité, l’amour, les belles, et toutes les grandes aventures dont l’espoir m’avait amené l’année précédente. Je pars avec ma fontaine et mon ami Bâcle, la bourse légèrement garnie, mais le cœur saturé de joie, et ne songeant qu’à jouir de cette ambulante félicité à laquelle j’avais tout à coup borné mes brillants projets.

Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement toutefois que je m’y étais attendu, mais non pas tout à fait de la même manière; car bien que notre fontaine amusât quelques moments dans les cabarets les hôtesses et leurs servantes, il n’en fallait pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous troublait guère, et nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette ressource que quand l’argent viendrait à nous manquer. Un accident nous en évita la peine: la fontaine se cassa près de Bramant, et il en était temps, car nous sentions, sans oser nous le dire, qu’elle commençait à nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais qu’auparavant, et nous rîmes beaucoup de notre étourderie, d’avoir oublié que nos habits et nos souliers s’useraient, ou d’avoir cru les renouveler avec le jeu de notre fontaine. Nous continuâmes notre voyage aussi allègrement que nous l’avions commencé, mais filant un peu plus droit vers le terme où notre bourse tarissante nous faisait une nécessité d’arriver.

À Chambéry je devins pensif, non sur la sottise que je venais de faire, jamais homme ne prit si tôt ni si bien son parti sur le passé, mais sur l’accueil qui m’attendait chez Mme de Warens; car j’envisageais exactement sa maison comme ma maison paternelle. Je lui avais écrit mon entrée chez le comte de Gouvon; elle savait sur quel pied j’y étais, et en m’en félicitant, elle m’avait donné des leçons très sages sur la manière dont je devais correspondre aux bontés qu’on avait pour moi. Elle regardait ma fortune comme assurée, si je ne la détruisais pas par ma faute. Qu’allait-elle dire en me voyant arriver? Il ne me vint pas même à l’esprit qu’elle pût me fermer sa porte; mais je craignais le chagrin que j’allais lui donner je craignais ses reproches plus durs pour moi que la misère. Je résolus de tout endurer en silence et de tout faire pour l’apaiser. Je ne voyais plus dans l’univers qu’elle seule: vivre dans sa disgrâce était une chose qui ne se pouvait pas.

Ce qui m’inquiétait le plus était mon compagnon de voyage, dont je ne voulais pas lui donner le surcroît, et dont je craignais de ne pouvoir me débarrasser aisément. Je préparai cette séparation en vivant assez froidement avec lui la dernière journée. Le drôle me comprit: il était plus fou que sot. Je crus qu’il s’affecterait de mon inconstance; j’eus tort; mon ami Bâcle ne s’affectait de rien. À peine, en entrant à Annecy, avions-nous mis le pied dans la ville, qu’il me dit: «Te voilà chez toi», m’embrassa, me dit adieu, fit une pirouette et disparut. Je n’ai jamais plus entendu parler de lui. Notre connaissance et notre amitié durèrent en tout environ six semaines, mais les suites en dureront autant que moi.

Que le cœur me battit en approchant de la maison de Mme de Warens! Mes jambes tremblaient sous moi, mes yeux se couvraient d’un voile, je ne voyais rien, je n’entendais rien, je n’aurais reconnu personne; je fus contraint de m’arrêter plusieurs fois pour respirer et reprendre mes sens. Était-ce la crainte de ne pas obtenir les secours dont j’avais besoin qui me troublait à ce point? À l’âge où j’étais, la peur de mourir de faim donne-t-elle de pareilles alarmes? Non, non; je le dis avec autant de vérité que de fierté, jamais en aucun temps de ma vie il n’appartint à l’intérêt ni à l’indigence de m’épanouir ou de me serrer le cœur.

Dans le cours d’une vie inégale et mémorable par ses vicissitudes, souvent sans asile et sans pain, j’ai toujours vu du même œil l’opulence et la misère. Au besoin, j’aurais pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour en être réduit là. Peu d’hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie; mais jamais la pauvreté ni la crainte d’y tomber ne m’ont fait pousser un soupir ni répandre une larme. Mon âme, à l’épreuve de la fortune, n’a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d’elle, et c’est quand rien ne m’a manqué pour le nécessaire que je me suis senti le plus malheureux des mortels.

À peine parus-je aux yeux de Mme de Warens que son air me rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix; je me précipite à ses pieds, et, dans les transports de la plus vive joie, je colle ma bouche sur sa main. Pour elle, j’ignore si elle avait su de mes nouvelles; mais je vis peu de surprise sur son visage, et je n’y vis aucun chagrin. «Pauvre petit, me dit-elle d’un ton caressant, te revoilà donc? je savais bien que tu étais trop jeune pour ce voyage; je suis bien aise au moins qu’il n’ait pas aussi mal tourné que j’avais craint». Ensuite elle me fit conter mon histoire, qui ne fut pas longue, et que je lui fis très fidèlement, en supprimant cependant quelques articles, mais au reste sans m’épargner ni m’excuser.

Il fut question de mon gîte. Elle consulta sa femme de chambre. Je n’osais respirer durant cette délibération; mais quand j’entendis que je coucherais dans la maison, j’eus peine à me contenir, et je vis porter mon petit paquet dans la chambre qui m’était destinée, à peu près comme Saint-Preux vit remiser sa chaise chez Mme de Wolmar. J’eus pour surcroît le plaisir d’apprendre que cette faveur ne serait point passagère; et dans un moment où l’on me croyait attentif à tout autre chose, j’entendis qu’elle disait: «On dira ce qu’on voudra; mais puisque la Providence me le renvoie, je suis déterminée à ne pas l’abandonner».

Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de cœur, qui nous fait vraiment jouir de nous, soit l’ouvrage de la nature, et peut-être un produit de l’organisation, elle a besoin de situations qui la développent. Sans ces causes occasionnelles, un homme né très sensible ne sentirait rien, et mourrait sans avoir connu son être. Tel à peu près j’avais été jusqu’alors, et tel j’aurais toujours été peut-être, si je n’avais jamais connu Mme de Warens, ou si même, l’ayant connue, je n’avais pas vécu assez longtemps auprès d’elle pour contracter la douce habitude des sentiments affectueux qu’elle m’inspira. J’oserai le dire, qui ne sent que l’amour ne sent pas ce qu’il y a de plus doux dans la vie. Je connais un autre sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux mille fois, qui quelquefois est joint à l’amour, et qui souvent en est séparé. Ce sentiment n’est pas non plus l’amitié seule; il est plus voluptueux, plus tendre: je n’imagine pas qu’il puisse agir pour quelqu’un du même sexe; du moins je fus ami si jamais homme le fut, et je ne l’éprouvai jamais près d’aucun de mes amis. Ceci n’est pas clair, mais il le deviendra dans la suite; les sentiments ne se décrivent bien que par leurs effets.

Elle habitait une vieille maison, mais assez grande pour avoir une belle pièce de réserve, dont elle fit sa chambre de parade, et qui fut celle où l’on me logea. Cette chambre était sur le passage dont j’ai parlé, où se fit notre première entrevue, et au-delà du ruisseau et des jardins on découvrait la campagne. Cet aspect n’était pas pour le jeune habitant une chose indifférente. C’était, depuis Bossey, la première fois que j’avais du vert devant mes fenêtres. Toujours masqué par des murs, je n’avais eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut sensible et douce! Elle augmenta beaucoup mes dispositions à l’attendrissement. Je faisais de ce charmant paysage encore un des bienfaits de ma chère patronne.

Il me semblait qu’elle l’avait mis là tout exprès pour moi; je m’y plaçais paisiblement auprès d’elle; je la voyais partout entre les fleurs et la verdure; ses charmes et ceux du printemps se confondaient à mes yeux. Mon cœur, jusqu’alors comprimé, se trouvait plus au large dans cet espace, et mes soupirs s’exhalaient plus librement parmi ces vergers.

On ne trouvait pas chez Mme de Warens la magnificence que j’avais vue à Turin; mais on y trouvait la propreté, la décence et une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s’allie jamais. Elle avait peu de vaisselle d’argent, point de porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers; mais l’une et l’autre étaient bien garnies au service de tout le monde, et dans des tasses de faïence elle donnait d’excellent café. Quiconque la venait voir était invité à dîner avec elle ou chez elle; et jamais ouvrier messager ou passant ne sortait sans manger ou boire. Son domestique était composé d’une femme de chambre fribourgeoise assez jolie, appelée Merceret, d’un valet de son pays appelé Claude Anet, dont il sera question dans la suite, d’une cuisinière et de deux porteurs de louage quand elle allait en visite, ce qu’elle faisait rarement. Voilà bien des choses pour deux mille livres de rente; cependant son petit revenu bien ménagé eût pu suffire à tout cela dans un pays où la terre est très bonne et l’argent très rare. Malheureusement l’économie ne fut jamais sa vertu favorite: elle s’endettait, elle payait, l’argent faisait la navette et tout allait.

La manière dont son ménage était monté était précisément celle que j’aurais choisie: on peut croire que j’en profitais avec plaisir. Ce qui m’en plaisait moins était qu’il fallait rester très longtemps à table. Elle supportait avec peine la première odeur du potage et des mets; cette odeur la faisait presque tomber en défaillance, et ce dégoût durait longtemps. Elle se remettait peu à peu, causait et ne mangeait point. Ce n’était qu’au bout d’une demi-heure qu’elle essayait le premier morceau. J’aurais dîné trois fois dans cet intervalle; mon repas était fait longtemps avant qu’elle eût commencé le sien. Je recommençais de compagnie; ainsi je mangeais pour deux, et ne m’en trouvais pas plus mal. Enfin je me livrais d’autant plus au doux sentiment du bien-être que j’éprouvais auprès d’elle, que ce bien-être dont je jouissais n’était mêlé d’aucune inquiétude sur les moyens de le soutenir. N’étant point encore dans l’étroite confidence de ses affaires, je les supposais en état d’aller toujours sur le même pied. J’ai retrouvé les mêmes agréments dans sa maison par la suite; mais, plus instruit de sa situation réelle, et voyant qu’ils anticipaient sur ses rentes, je ne les ai plus goûtés si tranquillement. La prévoyance a toujours gâté chez moi la jouissance. J’ai vu l’avenir à pure perte: je n’ai jamais pu l’éviter.

Dès le premier jour, la familiarité la plus douce s’établit entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom; Maman fut le sien; et toujours nous demeurâmes Petit et Maman, même quand le nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à merveille l’idée de notre ton, la simplicité de nos manières, et surtout la relation de nos cœurs. Elle fut pour moi la plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son plaisir, mais toujours mon bien; et si les sens entrèrent dans mon attachement pour elle, ce n’était pas pour en changer la nature, mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m’enivrer du charme d’avoir une maman jeune et jolie qu’il m’était délicieux de caresser: je dis caresser au pied de la lettre, car jamais elle n’imagina de m’épargner les baisers ni les plus tendres caresses maternelles, et jamais il n’entra dans mon cœur d’en abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations d’une autre espèce; j’en conviens; mais il faut attendre, je ne puis tout dire à la fois.

Le coup d’œil de notre première entrevue fut le seul moment vraiment passionné qu’elle m’ait jamais fait sentir; encore ce moment fut-il l’ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets n’allaient jamais furetant sous son mouchoir, quoiqu’un embonpoint mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n’avais ni transports ni désirs auprès d’elle; j’étais dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J’aurais ainsi passé ma vie et l’éternité même sans m’ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n’ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à-tête étaient moins des entretiens qu’un babil intarissable, qui pour finir avait besoin d’être interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il fallait plutôt m’en faire une de me taire. À force de méditer ses projets, elle tombait souvent dans la rêverie. Hé bien! je la laissais rêver, je me taisais, je la contemplais, et j’étais le plus heureux des hommes. J’avais encore un tic fort singulier. Sans prétendre aux faveurs du tête-à-tête, je le recherchais sans cesse, et j’en jouissais avec une passion qui dégénérait en fureur quand des importuns venaient le troubler. Sitôt que quelqu’un arrivait, homme ou femme, il n’importait pas, je sortais en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en tiers auprès d’elle. J’allais compter les minutes dans son antichambre, maudissant mille fois ces éternels visiteurs, et ne pouvant concevoir ce qu’ils avaient tant à dire, parce que j’avais à dire encore plus.

Je ne sentais toute la force de mon attachement pour elle que quand je ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n’étais que content; mais mon inquiétude en son absence allait au point d’être douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnait des élans d’attendrissement qui souvent allaient jusqu’aux larmes. Je me souviendrai toujours qu’un jour de grande fête, tandis qu’elle était à vêpres, j’allai me promener hors de la ville, le cœur plein de son image et du désir ardent de passer mes jours auprès d’elle. J’avais assez de sens pour voir que quant à présent cela n’était pas possible, et qu’un bonheur que je goûtais si bien serait court. Cela donnait à ma rêverie une tristesse qui n’avait pourtant rien de sombre, et qu’un espoir flatteur tempérait. Le son des cloches, qui m’a toujours singulièrement affecté, le chant des oiseaux, la beauté du jour, la douceur du paysage, les maisons éparses et champêtres dans lesquelles je plaçais en idée notre commune demeure, tout cela me frappait tellement d’une impression vive, tendre, triste et touchante, que je me vis comme en extase transporté dans cet heureux temps et dans cet heureux séjour où mon cœur, possédant toute la félicité qui pouvait lui plaire, la goûtait dans des ravissements inexprimables, sans songer même à la volupté des sens. Je ne me souviens pas de m’être élancé jamais dans l’avenir avec plus de force et d’illusion que je fis alors; et ce qui m’a frappé le plus dans le souvenir de cette rêverie, quand elle s’est réalisée, c’est d’avoir retrouvé des objets tels exactement que je les avais imaginés. Si jamais rêve d’un homme éveillé eut l’air d’une vision prophétique, ce fut assurément celui-là. Je n’ai été déçu que dans sa durée imaginaire; car les jours et les ans, et la vie entière, s’y passaient dans une inaltérable tranquillité; au lieu qu’en effet tout cela n’a duré qu’un moment. Hélas! mon plus constant bonheur fut en songe; son accomplissement fut presque à l’instant suivi du réveil.

Je ne finirais pas si j’entrais dans le détail de toutes les folies que le souvenir de cette chère Maman me faisait faire quand je n’étais plus sous ses yeux. Combien de fois j’ai baisé mon lit en songeant qu’elle y avait couché; mes rideaux, tous les meubles de ma chambre, en songeant qu’ils étaient à elle, que sa belle main les avait touchés; le plancher même sur lequel je me prosternais en songeant qu’elle y avait marché! Quelquefois même en sa présence il m’échappait des extravagances que le plus violent amour seul semblait pouvoir inspirer. Un jour, à table, au moment qu’elle avait mis un morceau dans sa bouche, je m’écrie que j’y vois un cheveu; elle rejette le morceau sur son assiette; je m’en saisis avidement et l’avale. En un mot, de moi à l’amant le plus passionné il n’y avait qu’une différence unique, mais essentielle, et qui rend mon état presque inconcevable à la raison.

J’étais revenu d’Italie, non tout à fait comme j’y étais allé, mais comme peut-être jamais à mon âge on n’en est revenu. J’en avais rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J’avais senti le progrès des ans; mon tempérament inquiet s’était enfin déclaré, et sa première éruption, très involontaire, m’avait donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l’innocence dans laquelle j’avais vécu jusqu’alors. Bientôt rassuré, j’appris ce dangereux supplément qui trompe la nature, et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dépens de leur santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce vice que la honte et la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives: c’est de disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente, sans avoir besoin d’obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage, je travaillais à détruire la bonne constitution qu’avait rétablie en moi la nature, et à qui j’avais donné le temps de se bien former. Qu’on ajoute à cette disposition le local de ma situation présente; logé chez une jolie femme, caressant son image au fond de mon cœur, la voyant sans cesse dans la journée; le soir entouré d’objets qui me la rappellent, couché dans un lit où je sais qu’elle a couché. Que de stimulants! Tel lecteur qui se les représente me regarde déjà comme à demi mort. Tout au contraire, ce qui devait me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins pour un temps. Enivré du charme de vivre auprès d’elle, du désir ardent d’y passer mes jours, absente ou présente, je voyais toujours en elle une tendre mère, une sœur chérie, une délicieuse amie, et rien de plus. Je la voyais toujours ainsi, toujours la même, et ne voyais jamais qu’elle. Son image, toujours présente à mon cœur, n’y laissait place à nulle autre: elle était pour moi la seule femme qui fût au monde; et l’extrême douceur des sentiments qu’elle m’inspirait, ne laissant pas à mes sens le temps de s’éveiller pour d’autres, me garantissait d’elle et de tout son sexe. En un mot, j’étais sage parce que je l’aimais. Sur ces effets, que je rends mal, dise qui pourra de quelle espèce était mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce que j’en puis dire, est que s’il paraît déjà fort extraordinaire, dans la suite il le paraîtra beaucoup plus.

Je passais mon temps le plus agréablement du monde, occupé des choses qui me plaisaient le moins. C’étaient des projets à rédiger, des mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire; c’étaient des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à gouverner. Tout à travers tout cela venaient des foules de passants, de mendiants, de visites de toute espèce. Il fallait entretenir tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle dame, un frère lai. Je pestais, je grommelais, je jurais, je donnais au diable toute cette maudite cohue. Pour elle, qui prenait tout en gaieté, mes fureurs la faisaient rire aux larmes; et ce qui la faisait rire encore plus était de me voir d’autant plus furieux que je ne pouvais moi-même m’empêcher de rire. Ces petits intervalles où j’avais le plaisir de grogner étaient charmants; et s’il survenait un nouvel importun durant la querelle, elle en savait encore tirer parti pour l’amusement en prolongeant malicieusement la visite, et me jetant des coups d’œil pour lesquels je l’aurais volontiers battue. Elle avait peine à s’abstenir d’éclater en me voyant, contraint et retenu par la bienséance, lui faire des yeux de possédé, tandis qu’au fond de mon cœur, et même en dépit de moi, je trouvais tout cela très comique.

Tout cela, sans me plaire en soi, m’amusait pourtant parce qu’il faisait partie d’une manière d’être qui m’était charmante. Rien de ce qui se faisait autour de moi, rien de tout ce qu’on me faisait faire n’était selon mon goût, mais tout était selon mon cœur. Je crois que je serais parvenu à aimer la médecine, si mon dégoût pour elle n’eût fourni des scènes folâtres qui nous égayaient sans cesse: c’est peut-être la première fois que cet art a produit un pareil effet. Je prétendais connaître à l’odeur un livre de médecine et ce qu’il y a de plaisant est que je m’y trompais rarement. Elle me faisait goûter des plus détestables drogues. J’avais beau fuir ou vouloir me défendre; malgré ma résistance et mes horribles grimaces, malgré moi et mes dents, quand je voyais ces jolis doigts barbouillés s’approcher de ma bouche, il fallait finir par l’ouvrir et sucer. Quand tout son petit ménage était rassemblé dans la même chambre, à nous entendre courir et crier au milieu des éclats de rire, on eût cru qu’on y jouait quelque farce, et non pas qu’on y faisait de l’opiat ou de l’élixir.

Mon temps ne se passait pourtant pas tout entier à ces polissonneries. J’avais trouvé quelques livres dans la chambre que j’occupais: Le Spectateur, Puffendorf, Saint-Evremond, La Henriade. Quoique je n’eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par désœuvrement je lisais un peu de tout cela. Le Spectateur surtout me plut beaucoup, et me fit du bien. M. l’abbé de Gouvon m’avait appris à lire moins avidement et avec plus de réflexion; la lecture me profitait mieux. Je m’accoutumais à réfléchir sur l’élocution, sur les constructions élégantes; je m’exerçais à discerner le français pur de mes idiomes provinciaux. Par exemple, je fus corrigé d’une faute d’orthographe, que je faisais avec tous nos Genevois, par ces deux vers de La Henriade:

Soit qu’un ancien respect pour le sang de leurs maîtres

Parlât encor pour lui dans le cœur de ces traîtres.

Ce mot parlât, qui me frappa, m’apprit qu’il fallait un t à la troisième personne du subjonctif, au lieu qu’auparavant je l’écrivais et prononçais parla, comme le parfait de l’indicatif.

Quelquefois je causais avec Maman de mes lectures; quelquefois je lisais auprès d’elle; j’y prenais grand plaisir: je m’exerçais à bien lire, et cela me fut utile aussi. J’ai dit qu’elle avait l’esprit orné: il était alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens de lettres s’étaient empressés à lui plaire, et lui avaient appris à juger des ouvrages d’esprit. Elle avait, si je puis parler ainsi, le goût un peu protestant; elle ne parlait que de Bayle, et faisait grand cas de Saint-Evremond, qui depuis longtemps était mort en France. Mais cela n’empêchait pas qu’elle connût la bonne littérature et qu’elle n’en parlât fort bien. Elle avait été élevée dans des sociétés choisies: et, venue en Savoie encore jeune, elle avait perdu dans le commerce charmant de la noblesse du pays ce ton maniéré du pays de Vaud, où les femmes prennent le bel esprit pour l’esprit du monde, et ne savent parler que par épigrammes.

Quoiqu’elle n’eût vu la cour qu’en passant, elle y avait jeté un coup d’œil rapide qui lui avait suffi pour la connaître. Elle s’y conserva toujours des amis, et malgré de secrètes jalousies, malgré les murmures qu’excitaient sa conduite et ses dettes, elle n’a jamais perdu sa pension. Elle avait l’expérience du monde et l’esprit de réflexion qui fait tirer parti de cette expérience. C’était le sujet favori de ses conversations, et c’était précisément, vu mes idées chimériques, la sorte d’instruction dont j’avais le plus grand besoin. Nous lisions ensemble la Bruyère: il lui plaisait plus que La Rochefoucauld, livre triste et désolant, principalement dans la jeunesse, où l’on n’aime pas à voir l’homme comme il est. Quand elle moralisait, elle se perdait quelquefois un peu dans les espaces; mais, en lui baisant de temps en temps la bouche ou les mains, je prenais patience, et ses longueurs ne m’ennuyaient pas.

Cette vie était trop douce pour pouvoir durer. Je le sentais, et l’inquiétude de la voir finir était la seule chose qui en troublait la jouissance. Tout en folâtrant, Maman m’étudiait, m’observait, m’interrogeait, et bâtissait pour ma fortune force projets dont je me serais bien passé. Heureusement que ce n’était pas le tout de connaître mes penchants, mes goûts, mes petits talents: il fallait trouver ou faire naître les occasions d’en tirer parti, et tout cela n’était pas l’affaire d’un jour. Les préjugés mêmes qu’avait conçus la pauvre femme en faveur de mon mérite reculaient les moments de le mettre en œuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des moyens. Enfin, tout allait au gré de mes désirs, grâce à la bonne opinion qu’elle avait de moi; mais, il en fallut rabattre, et dès lors adieu la tranquillité.

Un de ses parents, appelé M. d’Aubonne, la vint voir. C’était un homme de beaucoup d’esprit, intrigant, génie à projets comme elle, mais qui ne s’y ruinait pas, une espèce d’aventurier. Il venait de proposer au cardinal de Fleury un plan de loterie très composée, qui n’avait pas été goûté. Il allait le proposer à la cour de Turin, où il fut adopté et mis en exécution. Il s’arrêta quelque temps à Annecy, et y devint amoureux de Mme l’Intendante, qui était une personne fort aimable, fort de mon goût, et la seule que je visse avec plaisir chez Maman. M. d’Aubonne me vit; sa parente lui parla de moi: il se chargea de m’examiner, de voir à quoi j’étais propre, et, s’il me trouvait de l’étoffe, de chercher à me placer.

Mme de Warens m’envoya chez lui deux ou trois matins de suite, sous prétexte de quelque commission, et sans me prévenir de rien. Il s’y prit très bien pour me faire jaser, se familiarisa avec moi, me mit à mon aise autant qu’il était possible, me parla de niaiseries et de toutes sortes de sujets, le tout sans paraître m’observer, sans la moindre affectation, et comme si, se plaisant avec moi, il eût voulu converser sans gêne. J’étais enchanté de lui. Le résultat de ses observations fut que, malgré ce que promettaient mon extérieur et ma physionomie animée, j’étais sinon tout à fait inepte, au moins un garçon de peu d’esprit, sans idées, presque sans acquis, très borné en un mot à tous égards et que l’honneur de devenir quelque jour curé de village était la plus haute fortune à laquelle je dusse aspirer. Tel fut le compte qu’il rendit de moi à Mme de Warens. Ce fut la seconde ou troisième fois que je fus ainsi jugé: ce ne fut pas la dernière, et l’arrêt de M. Masseron a souvent été confirmé.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
940 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Ses
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