Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 9
La cause de ces jugements tient trop à mon caractère pour n’avoir pas ici besoin d’explication; car en conscience on sent bien que je ne puis sincèrement y souscrire, et qu’avec toute l’impartialité possible, quoi qu’aient pu dire MM. Masseron, d’Aubonne et beaucoup d’autres, je ne les saurais prendre au mot.
Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la manière: un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l’éclair, vient remplir mon âme; mais au lieu de m’éclairer, il me brûle et m’éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu’il y a d’étonnant est que j’ai cependant le tact assez sûr de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu’on m’attende: je fais d’excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une fort jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d’un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier: À votre gorge, marchand de Paris, je dis: «Me voilà».
Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul et quand je travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté: elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j’attende. Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une longue et confuse agitation. N’avez-vous point vu quelquefois l’opéra en Italie? Dans les changements de scènes il règne sur ces grands théâtres un désordre désagréable et qui dure assez longtemps; toutes les décorations sont entremêlées; on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine, on croit que tout va renverser: cependant, peu à peu tout s’arrange, rien ne manque, et l’on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manœuvre est à peu près celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si j’avais su premièrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les choses qui s’y sont ainsi peintes, peu d’auteurs m’auraient surpassé.
De là vient l’extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits, raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu’ils m’ont coûtée. Il n’y en a pas un qu’il ne m’ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. Je n’ai jamais pu rien faire la plume à la main, vis-à-vis d’une table et de mon papier: c’est à la promenade, au milieu des rochers et des bois, c’est la nuit dans mon lit et durant mes insomnies, que j’écris dans mon cerveau; l’on peut juger avec quelle lenteur, surtout pour un homme absolument dépourvu de mémoire verbale, et qui de la vie n’a pu retenir six vers par cœur. Il y a telle de mes périodes que j’ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma tête avant qu’elle fût en état d’être mise sur le papier. De là vient encore que je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail qu’à ceux qui veulent être faits avec une certaine légèreté, comme les lettres, genre dont je n’ai jamais pu prendre le ton, et dont l’occupation me met au supplice. Je n’écris point de lettres sur les moindres sujets qui ne me coûtent des heures de fatigue, ou, si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni commencer ni finir; ma lettre est un long et confus verbiage; à peine m’entend-on quand on la lit.
Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent même à recevoir. J’ai étudié les hommes, et je me crois assez bon observateur: cependant je ne sais rien voir de ce que je vois; je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n’ai de l’esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu’on dit, de tout ce qu’on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient: je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance; rien ne m’échappe. Alors, sur ce qu’on a fait ou dit, je trouve ce qu’on a pensé, et il est rare que je me trompe.
Si peu maître de mon esprit, seul avec moi-même, qu’on juge de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d’oublier au moins quelqu’une, suffit pour m’intimider. Je ne comprends pas même comment on ose parler dans un cercle: car à chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là; il faudrait connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu’un. Là-dessus, ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage: sachant mieux ce qu’il faut taire, ils sont plus sûrs de ce qu’ils disent; encore leur échappe-t-il souvent des balourdises. Qu’on juge de celui qui tombe là des nues: il lui est presque impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête, il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de parler toujours: quand on vous parle il faut répondre, et si l’on ne dit mot il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m’eût seule dégoûté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l’obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement; mais c’est assez qu’il faille absolument que je parle pour que je dise une sottise infailliblement.
Ce qu’il y a de plus fatal est qu’au lieu de savoir me taire quand je n’ai rien à dire, c’est alors que pour payer plus tôt ma dette, j’ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille exemples que j’en pourrais citer, j’en prends un qui n’est pas de ma jeunesse, mais d’un temps où, ayant vécu plusieurs années dans le monde, j’en aurais pris l’aisance et le ton, si la chose eût été possible. J’étais un soir avec deux grandes dames et un homme qu’on peut nommer; c’était M. le duc de Gontaut. Il n’y avait personne autre dans la chambre et je m’efforçais de fournir quelques mots, Dieu sait quels! à une conversation entre quatre personnes, dont trois n’avaient assurément pas besoin de mon supplément. La maîtresse de la maison se fit apporter un opiat dont elle prenait tous les jours deux fois pour son estomac. L’autre dame, lui voyant faire la grimace, dit en riant: «Est-ce de l’opiate de M. Tronchin? – Je ne crois pas, répondit sur le même ton la première. – Je crois qu’elle ne vaut guère mieux», ajouta galamment le spirituel Rousseau. Tout le monde resta interdit; il n’échappa ni le moindre mot ni le moindre sourire, et, à l’instant d’après, la conversation prit un autre tour. Vis-à-vis d’une autre, la balourdise eût pu n’être que plaisante; mais adressée à une femme trop aimable pour n’avoir pas un peu fait parler d’elle, et qu’assurément je n’avais pas dessein d’offenser, elle était terrible; et je crois que les deux témoins, homme et femme, eurent bien de la peine à s’abstenir d’éclater. Voilà de ces traits d’esprit qui m’échappent pour vouloir parler sans avoir rien à dire. J’oublierai difficilement celui-là; car, outre qu’il est par lui-même très mémorable, j’ai dans la tête qu’il a eu des suites qui ne me le rappellent que trop souvent.
Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n’étant pas un sot, j’ai cependant souvent passé pour l’être, même chez des gens en état de bien juger: d’autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce détail, qu’une occasion particulière a fait naître, n’est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu’on m’a vu faire et qu’on attribue à une humeur sauvage que je n’ai point. J’aimerais la société comme un autre, si je n’étais sûr de m’y montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j’ai pris d’écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n’aurait jamais su ce que je valais, on ne l’aurait pas soupçonné même; et c’est ce qui est arrivé à Mme Dupin, quoique femme d’esprit, et quoique j’aie vécu dans sa maison plusieurs années; elle me l’a dit bien des fois elle-même depuis ce temps-là. Au reste, tout ceci souffre de certaines exceptions, et j’y reviendrai dans la suite.
La mesure de mes talents ainsi fixée, l’état qui me convenait ainsi désigné, il ne fut plus question, pour la seconde fois, que de remplir ma vocation. La difficulté fut que je n’avais pas fait mes études, et que je ne savais pas même assez de latin pour être prêtre. Mme de Warens imagina de me faire instruire au séminaire pendant quelque temps. Elle en parla au supérieur. C’était un lazariste appelé M. Gros, bon petit homme, à moitié borgne, maigre, grison, le plus spirituel et le moins pédant lazariste que j’aie connu, ce qui n’est pas beaucoup dire, à la vérité.
Il venait quelquefois chez Maman, qui l’accueillait, le caressait, l’agaçait même, et se faisait quelquefois lacer par lui, emploi dont il se chargeait assez volontiers. Tandis qu’il était en fonction, elle courait par la chambre de côté et d’autre, faisant tantôt ceci, tantôt cela. Tiré par le lacet, M. le supérieur suivait en grondant, et disant à tout moment: «Mais, Madame, tenez-vous donc». Cela faisait un sujet assez pittoresque. M. Gros se prêta de bon cœur au projet de Maman. Il se contenta d’une pension très modique, et se chargea de l’instruction. Il ne fut question que du consentement de l’évêque, qui non seulement l’accorda, mais qui voulut payer la pension. Il permit aussi que je restasse en habit laïque jusqu’à ce qu’on pût juger, par un essai, du succès qu’on devait espérer.
Quel changement! Il fallut m’y soumettre. J’allai au séminaire comme j’aurais été au supplice. La triste maison qu’un séminaire, surtout pour qui sort de celle d’une aimable femme! J’y portai un seul livre, que j’avais prié Maman de me prêter, et qui me fut d’une grande ressource. On ne devinera pas quelle sorte de livre c’était: un livre de musique. Parmi les talents qu’elle avait cultivés, la musique n’avait pas été oubliée. Elle avait de la voix, chantait passablement, et jouait un peu du clavecin: elle avait eu la complaisance de me donner quelques leçons de chant, et il fallut commencer de loin, car à peine savais-je la musique de nos psaumes. Huit ou dix leçons de femme, et fort interrompues, loin de me mettre en état de solfier, ne m’apprirent pas le quart des signes de la musique. Cependant j’avais une telle passion pour cet art, que je voulus essayer de m’exercer seul. Le livre que j’emportai n’était pas même des plus faciles; c’étaient les cantates de Clérambault. On concevra quelle fut mon application et mon obstination, quand je dirai que, sans connaître ni transposition, ni quantité, je parvins à déchiffrer et chanter sans faute le premier récitatif et le premier air de la cantate d’Alphée et Aréthuse; et il est vrai que cet air est scandé si juste, qu’il ne faut que réciter les vers avec leur mesure pour y mettre celle de l’air.
Il y avait au séminaire un maudit lazariste qui m’entreprit, et qui me fit prendre en horreur le latin, qu’il voulait m’enseigner. Il avait des cheveux plats, gras et noirs, un visage de pain d’épice, une voix de buffle, un regard de chat-huant, des crins de sanglier au lieu de barbe; son sourire était sardonique; ses membres jouaient comme les poulies d’un mannequin; j’ai oublié son odieux nom; mais sa figure effrayante et doucereuse m’est bien restée, et j’ai peine à me la rappeler sans frémir. Je crois le rencontrer encore dans les corridors, avançant gracieusement son crasseux bonnet carré pour me faire signe d’entrer dans sa chambre, plus affreuse pour moi qu’un cachot. Qu’on juge du contraste d’un pareil maître pour le disciple d’un abbé de cour!
Si j’étais resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis persuadé que ma tête n’y aurait pas résisté. Mais le bon M. Gros, qui s’aperçut que j’étais triste, que je ne mangeais pas, que je maigrissais, devina le sujet de mon chagrin; cela n’était pas difficile. Il m’ôta des griffes de ma bête, et, par un autre contraste encore plus marqué, me remit au plus doux des hommes: c’était un jeune abbé faucigneran, appelé M. Gâtier, qui faisait son séminaire, et qui, par complaisance pour M. Gros et je crois par humanité, voulait bien prendre sur ses études le temps qu’il donnait à diriger les miennes; je n’ai jamais vu de physionomie plus touchante que celle de M. Gâtier. Il était blond, et sa barbe tirait sur le roux. Il avait le maintien ordinaire aux gens de sa province, qui, sous une figure épaisse, cachent tous beaucoup d’esprit; mais ce qui se marquait vraiment en lui était une âme sensible, affectueuse, aimante. Il y avait dans ses grands yeux bleus un mélange de douceur, de tendresse et de tristesse, qui faisait qu’on ne pouvait le voir sans s’intéresser à lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eût dit qu’il prévoyait sa destinée, et qu’il se sentait né pour être malheureux.
Son caractère ne démentait point sa physionomie; plein de patience et de complaisance, il semblait plutôt étudier avec moi que m’instruire. Il n’en fallait pas tant pour me le faire aimer: son prédécesseur avait rendu cela très facile. Cependant, malgré tout le temps qu’il me donnait, malgré toute la bonne volonté que nous y mettions l’un et l’autre, et quoiqu’il s’y prît très bien, j’avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu’avec assez de conception, je n’ai jamais pu rien apprendre avec des maîtres, excepté mon père et M. Lambercier. Le peu que je sais de plus, je l’ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit impatient de toute espèce de joug ne peut s’asservir à la loi du moment; la crainte même de ne pas apprendre m’empêche d’être attentif; de peur d’impatienter celui qui me parle, je feins d’entendre, il va en avant, et je n’entends rien. Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d’autrui.
Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s’en retourna diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnaissance. Je fis pour lui des vœux qui n’ont pas été plus exaucés que ceux que j’ai faits pour moi-même. Quelques années après j’appris qu’étant vicaire dans une paroisse, il avait fait un enfant à une fille, la seule dont, avec un cœur très tendre, il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale effroyable dans un diocèse administré très sévèrement. Les prêtres, en bonne règle, ne doivent faire des enfants qu’à des femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamé, chassé. Je ne sais s’il aura pu dans la suite rétablir ses affaires; mais le sentiment de son infortune, profondément gravé dans mon cœur, me revint quand j’écrivis l’Émile, et réunissant M. Gâtier avec M. Gaime je fis de ces deux dignes prêtres l’original du Vicaire savoyard. Je me flatte que l’imitation n’a pas déshonoré mes modèles.
Pendant que j’étais au séminaire, M. d’Aubonne fut obligé de quitter Annecy. M. l’Intendant s’avisa de trouver mauvais qu’il fît l’amour à sa femme. C’était faire comme le chien du jardinier; car, quoique Mme Corvezi fût aimable, il vivait fort mal avec elle; des goûts ultramontains la lui rendaient inutile, et il la traitait si brutalement qu’il fut question de séparation. M. Corvezi était un vilain homme, noir comme une taupe, fripon comme une chouette, et qui à force de vexations finit par se faire chasser lui-même. On dit que les Provençaux se vengent de leurs ennemis par des chansons: M. d’Aubonne se vengea du sien par une comédie; il envoya cette pièce à Mme de Warens, qui me la fit voir. Elle me plut, et me fit naître la fantaisie d’en faire une pour essayer si j’étais en effet aussi bête que l’auteur l’avait prononcé: mais ce ne fut qu’à Chambéry que j’exécutai ce projet en écrivant L’Amant de lui-même. Ainsi, quand j’ai dit dans la préface de cette pièce que je l’avais écrite à dix-huit ans, j’ai menti de quelques années.
C’est à peu près à ce temps-ci que se rapporte un événement peu important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites, et qui a fait du bruit dans le monde quand je l’avais oublié. Toutes les semaines j’avais une fois la permission de sortir; je n’ai pas besoin de dire quel usage j’en faisais. Un dimanche que j’étais chez Maman, le feu prit à un bâtiment des cordeliers attenant à la maison qu’elle occupait. Ce bâtiment, où était leur four, était plein jusqu’au comble de fascines sèches. Tout fut embrasé en très peu de temps: la maison était en grand péril et couverte par les flammes que le vent y portait. On se mit en devoir de déménager en hâte et de porter les meubles dans le jardin, qui était vis-à-vis mes anciennes fenêtres et au-delà du ruisseau dont j’ai parlé. J’étais si troublé, que je jetais indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tombait sous la main, jusqu’à un gros mortier de pierre qu’en tout autre temps j’aurais eu peine à soulever. J’étais prêt à y jeter de même une grande glace si quelqu’un ne m’eût retenu. Le bon évêque, qui était venu voir Maman ce jour-là, ne resta pas non plus oisif: il l’emmena dans le jardin, où il se mit en prières avec elle et tous ceux qui étaient là; en sorte qu’arrivant quelque temps après, je vis tout le monde à genoux, et m’y mis comme les autres. Durant la prière du saint homme, le vent changea, mais si brusquement et si à propos, que les flammes qui couvraient la maison et entraient déjà par les fenêtres furent portées de l’autre côté de la cour, et la maison n’eut aucun mal. Deux ans après, M. de Bernex étant mort, les Antonins, ses anciens confrères, commencèrent à recueillir les pièces qui pouvaient servir à sa béatification. À la prière du père Boudet, je joignis à ces pièces une attestation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis bien; mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait pour un miracle. J’avais vu l’évêque en prière, et durant sa prière j’avais vu le vent changer et même très à propos; voilà ce que je pouvais dire et certifier; mais qu’une de ces deux choses fût la cause de l’autre, voilà ce que je ne devais pas attester, parce que je ne pouvais le savoir. Cependant, autant que je puis me rappeler mes idées, alors sincèrement catholique, j’étais de bonne foi. L’amour du merveilleux, si naturel au cœur humain, ma vénération pour ce vertueux prélat, l’orgueil secret d’avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aidèrent à me séduire; et ce qu’il y a de sûr est que si ce miracle eût été l’effet des plus ardentes prières, j’aurais bien pu m’en attribuer ma part.
Plus de trente ans après, lorsque j’eus publié les Lettres de la Montagne, M. Fréron déterra ce certificat, je ne sais comment, et en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la découverte était heureuse, et l’à-propos me parut à moi-même très plaisant.
J’étais destiné à être le rebut de tous les états.
Quoique M. Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable qui lui fût possible, on voyait qu’ils n’étaient pas proportionnés à mon travail, et cela n’était pas encourageant pour me faire pousser mes études. Aussi l’évêque et le supérieur se rebutèrent-ils, et on me rendit à Mme de Warens comme un sujet qui n’était pas même bon pour être prêtre, au reste assez bon garçon, disait-on, et point vicieux: ce qui fit que, malgré tant de préjugés rebutants sur mon compte, elle ne m’abandonna pas.
Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique, dont j’avais tiré si bon parti. Mon air d’Alphée et Aréthuse était à peu près tout ce que j’avais appris au séminaire. Mon goût marqué pour cet art lui fit naître la pensée de me faire musicien: l’occasion était commode; on faisait chez elle, au moins une fois la semaine, de la musique, et le maître de musique de la cathédrale, qui dirigeait ce petit concert, venait la voir très souvent. C’était un Parisien nommé M. Le Maître, bon compositeur, fort vif, fort gai, jeune encore, assez bien fait, peu d’esprit, mais au demeurant très bon homme. Maman me fit faire sa connaissance; je m’attachais à lui, je ne lui déplaisais pas: on parla de pension, l’on en convint. Bref, j’entrai chez lui, et j’y passai l’hiver d’autant plus agréablement que, la maîtrise n’étant qu’à vingt pas de la maison de Maman, nous étions chez elle en un moment, et nous y soupions très souvent ensemble.
On jugera bien que la vie de la maîtrise, toujours chantante et gaie, avec les musiciens et les enfants de chœur, me plaisait plus que celle du séminaire avec les pères de Saint-Lazare. Cependant cette vie, pour être plus libre, n’en était pas moins égale et réglée. J’étais fait pour aimer l’indépendance et pour n’en abuser jamais. Durant six mois entiers, je ne sortis pas une seule fois que pour aller chez Maman ou à l’église, et je n’en fus pas même tenté. Cet intervalle est un de ceux où j’ai vécu dans le plus grand calme, et que je me suis rappelés avec le plus de plaisir. Dans les situations diverses où je me suis trouvé, quelques-unes ont été marquées par un tel sentiment de bien-être, qu’en les remémorant j’en suis affecté comme si j’y étais encore. Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la température de l’air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s’est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m’y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu’on répétait à la maîtrise, tout ce qu’on chantait au chœur, tout ce qu’on y faisait, le bel et noble habit des chanoines, les chasubles des prêtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé blondin qui jouait du violon, le lambeau de soutane qu’après avoir posé son épée, M. Le Maître endossait par-dessus son habit laïque, et le beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au chœur; l’orgueil avec lequel j’allais tenant ma petite flûte à bec, m’établir dans l’orchestre à la tribune pour un petit bout de récit que M. Le Maître avait fait exprès pour moi, le bon dîner qui nous attendait ensuite, le bon appétit qu’on y portait, ce concours d’objets vivement retracé m’a cent fois charmé dans ma mémoire, autant et plus que dans la réalité. J’ai gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui marche par ïambes, parce qu’un dimanche de l’avent j’entendis de mon lit chanter cette hymne avant le jour sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette église-là. Mlle Merceret, femme de chambre de Maman, savait un peu de musique; je n’oublierai jamais un petit motet Afferte que M. Le Maître me fit chanter avec elle, et que sa maîtresse écoutait avec tant de plaisir. Enfin tout, jusqu’à la bonne servante Perrine, qui était si bonne fille et que les enfants de chœur faisaient tant endêver, tout, dans les souvenirs de ces temps de bonheur et d’innocence, revient souvent me ravir et m’attrister.
Je vivais à Annecy depuis près d’un an sans le moindre reproche: tout le monde était content de moi. Depuis mon départ de Turin je n’avais point fait de sottise, et je n’en fis point tant que je fus sous les yeux de Maman. Elle me conduisait, et me conduisait toujours bien; mon attachement pour elle était devenu ma seule passion; et ce qui prouve que ce n’était pas une passion folle, c’est que mon cœur formait ma raison. Il est vrai qu’un seul sentiment, absorbant pour ainsi dire toutes mes facultés, me mettait hors d’état de rien apprendre, pas même la musique, bien que j’y fisse tous mes efforts. Mais il n’y avait point de ma faute; la bonne volonté y était tout entière, l’assiduité y était. J’étais distrait, rêveur, je soupirais: qu’y pouvais-je faire? Il ne manquait à mes progrès rien qui dépendît de moi; mais pour que je fisse de nouvelles folies il ne fallait qu’un sujet qui vînt me les inspirer. Ce sujet se présenta; le hasard arrangea les choses, et, comme on verra dans la suite, ma mauvaise tête en tira parti.
Un soir du mois de février qu’il faisait bien froid, comme nous étions tous autour du feu, nous entendîmes frapper à la porte de la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre; un jeune homme entre avec elle, monte, se présente d’un air aisé, et fait à M. Le Maître un compliment court et bien tourné, se donnant pour un musicien français que le mauvais état de ses finances forçait de vicarier pour passer son chemin. À ce mot de musicien français le cœur tressaillit au bon Le Maître: il aimait passionnément son pays et son art. Il accueillit le jeune passager, lui offrit le gîte, dont il paraissait avoir grand besoin, et qu’il accepta sans beaucoup de façon. Je l’examinai tandis qu’il se chauffait et qu’il jasait en attendant le souper. Il était court de stature, mais large de carrure; il avait je ne sais quoi de contrefait dans sa taille sans aucune difformité particulière; c’était pour ainsi dire un bossu à épaules plates, mais je crois qu’il boitait un peu. Il avait un habit noir plutôt usé que vieux, et qui tombait par pièces, une chemise très fine et très sale, de belles manchettes d’effilé, des guêtres dans chacune desquelles il aurait mis ses deux jambes, et pour se garantir de la neige un petit chapeau à porter sous le bras. Dans ce comique équipage il y avait pourtant quelque chose de noble que son maintien ne démentait pas; sa physionomie avait de la finesse et de l’agrément; il parlait facilement et bien, mais très peu modestement. Tout marquait en lui un jeune débauché qui avait eu de l’éducation, et qui n’allait pas gueusant comme un gueux, mais comme un fou. Il nous dit qu’il s’appelait Venture de Villeneuve, qu’il venait de Paris, qu’il s’était égaré dans sa route; et oubliant un peu son rôle de musicien, il ajouta qu’il allait à Grenoble voir un parent qu’il avait dans le parlement.
Pendant le souper on parla de musique, et il en parla bien. Il connaissait tous les grands virtuoses, tous les ouvrages célèbres, tous les acteurs, toutes les actrices, toutes les jolies femmes, tous les grands seigneurs. Sur tout ce qu’on disait il paraissait au fait; mais à peine un sujet était-il entamé qu’il brouillait l’entretien par quelque polissonnerie qui faisait rire et oublier ce qu’on avait dit. C’était un samedi; il y avait le lendemain musique à la cathédrale; M. Le Maître lui propose d’y chanter: Très volontiers; lui demande quelle est sa partie: La haute-contre… Il et il parle d’autre chose. Avant d’aller à l’église on lui offrit sa partie à prévoir; il n’y jeta pas les yeux. Cette gasconnade surprit Le Maître. «Vous verrez, me dit-il à l’oreille, qu’il ne sait pas une note de musique. J’en ai grand-peur, lui répondis-je. Je les suivis très inquiet. Quand on commença, le cœur me battit d’une terrible force, car je m’intéressais beaucoup à lui.
J’eus bientôt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits avec toute la justesse et tout le goût imaginables, et, qui plus est, avec une très jolie voix. Je n’ai guère eu de plus agréable surprise. Après la messe, M. Venture reçut des compliments à perte de vue des chanoines et des musiciens, auxquels il répondait en polissonnant, mais toujours avec beaucoup de grâce. M. Le Maître l’embrassa de bon cœur; j’en fis autant: il vit que j’étais bien aise, et cela parut lui faire plaisir.
On conviendra, je m’assure, qu’après m’être engoué de M. Bâcle, qui tout compté n’était qu’un manant, je pouvais m’engouer de M. Venture, qui avait de l’éducation, des talents, de l’esprit, de l’usage du monde, et qui pouvait passer pour un aimable débauché. C’est aussi ce qui m’arriva, et ce qui serait arrivé, je pense, à tout autre jeune homme à ma place, d’autant plus facilement encore qu’il aurait eu un meilleur tact pour sentir le mérite, et un meilleur goût pour s’y attacher; car Venture en avait, sans contredit, et il en avait surtout un bien rare à son âge, celui de n’être point pressé de montrer son acquis. Il est vrai qu’il se vantait de beaucoup de choses qu’il ne savait point; mais pour celles qu’il savait et qui étaient en assez grand nombre, il n’en disait rien: il attendait l’occasion de les montrer; il s’en prévalait alors sans empressement, et cela faisait le plus grand effet. Comme il s’arrêtait après chaque chose sans parler du reste, on ne savait plus quand il aurait tout montré. Badin, folâtre, inépuisable, séduisant dans la conversation, souriant toujours et ne riant jamais, il disait du ton le plus élégant les choses les plus grossières, et les faisait passer. Les femmes même les plus modestes s’étonnaient de ce qu’elles enduraient de lui. Elles avaient beau sentir qu’il fallait se fâcher, elles n’en avaient pas la force. Il ne lui fallait que des filles perdues, et je ne crois pas qu’il fût fait pour avoir des bonnes fortunes, mais il était fait pour mettre un agrément infini dans la société des gens qui en avaient. Il était difficile qu’avec tant de talents agréables, dans un pays où l’on s’y connaît et où on les aime, il restât borné longtemps à la sphère des musiciens.
Mon goût pour M. Venture, plus raisonnable dans sa cause, fut aussi moins extravagant dans ses effets, quoique plus vif et plus durable que celui que j’avais pris pour M. Bâcle. J’aimais à le voir, à l’entendre; tout ce qu’il faisait me paraissait charmant; tout ce qu’il disait me semblait des oracles; mais mon engouement n’allait point jusqu’à ne pouvoir me séparer de lui. J’avais à mon voisinage un bon préservatif contre cet excès. D’ailleurs, trouvant ses maximes très bonnes pour lui, je sentais qu’elles n’étaient pas à mon usage; il me fallait une autre sorte de volupté, dont il n’avait pas l’idée, et dont je n’osais même lui parler, bien sûr qu’il se serait moqué de moi. Cependant j’aurais voulu allier cet attachement avec celui qui me dominait. J’en parlais à Maman avec transport; Le Maître lui en parlait avec éloges. Elle consentit qu’on le lui amenât. Mais cette entrevue ne réussit point du tout: il la trouva précieuse; elle le trouva libertin; et, s’alarmant pour moi d’une aussi mauvaise connaissance, non seulement elle me défendit de le lui ramener, mais elle me peignit si fortement les dangers que je courais avec ce jeune homme, que je devins un peu plus circonspect à m’y livrer, et, très heureusement pour mes mœurs et pour ma tête, nous fûmes bientôt séparés.