Kitabı oku: «Amitié amoureuse», sayfa 18
CCII
Philippe à Denise
Lundi, 15 mai.
La nièce de madame Ravelles vient de mourir. Il est peu probable que nous soyons reçus chez elle, même intimement, mardi. Dans ces conditions que décidez-vous? Allons-nous quelque part ou faisons-nous un tranquille at home?
Yours most devotedly.
CCIII
Denise à Philippe
Lundi, 15 mai.
Je choisis le tranquille at home. J'ai été gênée, l'autre jour, de rencontrer les Villeréal au Pavillon Henri IV. Bien qu'Hélène et miss May fussent avec nous, j'étais contrariée que ces gens nous surprissent en escapade. Et puis, où irions-nous? Nous finirions par afficher Saint-Germain et sa forêt en y retournant si souvent.
Mieux vaut le dîner dans le jardin d'hiver embaumé des fleurs de mai, et ensuite la causerie dans le petit salon.
CCIV
Denise à Philippe
Mercredi, 17 mai.
Cette fois vous l'aurez la lettre écrite le lendemain de nos soirs, et que d'habitude je déchire sans vous l'envoyer. Tant pis si elle vous ennuie; au moins, après cette expérience vous ne les réclamerez plus. D'ailleurs vous avez dit: «A samedi» – mon excuse est là: je trouve cela long sans vous voir… Pouffez pas, mon ami chéri; ce n'est pas ma faute si j'ai le cœur tendre et si l'imbécile s'est attaché à vous; c'est un coup auquel je ne m'attendais pas; on ne saurait s'aviser de tout en ce monde misérable!
Notre amitié sans mensonges ni petites ruses, bien noble et bien droite est une chose rare dont je m'enorgueillis. Pourquoi cette intimité exquise n'a-t-elle pas suffi à ma vie? Je suis furieuse après monsieur mon cœur qui a eu des soifs folles, inattendues, qu'une telle intimité n'étanche pas. S'il est encore un peu alangui, c'est bien de votre faute: vous êtes le seul homme dans le tête-à-tête duquel je ne me sois jamais ennuyée.
D'où vient cela? pourquoi sont-ce parfois les improductifs qui donnent au plus haut point une sensation d'art et de suprême intellectualité? Ils sont la source où l'on s'abreuve; toute leur force rejaillit sur les autres. Cela explique les enthousiasmes pour des inconnus de la foule, insoupçonnés hors un cercle restreint d'hommes de valeur.
Vous êtes pour moi cette force, cet aliment utile à ma tête, à mon âme, à mon cœur et que, par faiblesse féminine, j'ai cru une minute indispensable à mon corps. Pourtant lorsque j'analyse par le menu les sentiments que j'ai eus pour vous, je me demande si tout cela était de l'amour? De ce que je souhaitais vous posséder tout entier et que nos vies ne se séparassent pour rien, unies dans les plus intimes choses, faut-il conclure: j'étais facile à entraîner au mal? Je me souviens de ces heures de scrupule, dans ce fiacre; je n'avais qu'à descendre… pourquoi ne suis-je pas descendue? Qu'avais-je donc peur de ne pas trouver en vous?
J'ai la vague crainte que ce soit justement parce que vous ne m'aimez pas que je vous aime, et cela me semble un sentiment si peu sain, entaché d'un tel décadentisme!.. J'éprouve un peu de honte à le sentir en moi.
Hier, tite-Lène, jouant à cache-tampon avec vous, me dit: «Maman, Phillip triche; mettez-lui votre mouchoir en bandeau bien serré sur les yeux!» Je me suis levée et, passant derrière le petit canapé sur lequel vous étiez assis, j'ai voulu nouer mon mouchoir autour de votre tête; il était trop court et joignait à peine. Alors, la chérie s'écria: «Cachez-lui les yeux avec vos mains puisque le mouchoir ne va pas.» Vous avez eu une révolte pour rire, une comique exclamation: «C'est pas de jeu!» qui m'a fait oublier que j'allais vous toucher; vous vous êtes rebellé… mes mains errantes sur vos cheveux, sur votre front, ont immobilisé votre tête, elles se sont glissées jusqu'à vos yeux. Ils se sont clos sous mes doigts… j'ai senti l'impression de douceur de la chair fine de vos paupières; vos yeux palpitaient faiblement au léger contact de mes doigts… votre tête emprisonnée s'est renversée; vos lèvres closes avaient l'air de se tendre vers moi… J'ai regardé votre visage avec un calme dont j'ai été toute surprise; elles me semblent encore si près les heures où une telle chose m'eût fait défaillir!
Malgré l'air que j'en ai serais-je donc froide? à quel besoin de mon être répondez-vous? hélas! mon imagination, je crois, a fait toute l'autre besogne… Je n'ai pas senti, hier, ces furtives caresses me troubler comme lorsque l'on aime, par le contre-coup du plaisir qu'elles doivent causer.
Ce qui ressemble à de la passion, chez moi, ne serait-ce qu'un élan de l'esprit? et toutes les formules où nous réduit sans cérémonie cet insolent Champfort ont-elles tué les sentiments simples? A force de nier une chose vraie, finit-on par ne pouvoir y croire ni la ressentir? Répondez à tout cela, mon tendre ami.
L'état où je suis doit être celui des hommes que les douleurs, les soucis de la vie ont meurtris, et que les plus grandes preuves d'amour n'arrivent plus à faire croire à l'amour.
Sentez-vous ce que je veux dire et me comprendrez-vous si, malgré tous ces retournements de mes sensations, je vous dis pourtant: «Je vous aime?»
Bizarre chose que les relations humaines dans lesquelles les plus fins, les meilleurs sentiments sont souvent inexplicables et, ce qui est vrai, impossible. Comme Bettina d'Arnim je dis: «Ce que d'autres appellent extravagance est compréhensible pour moi et fait partie d'un savoir intérieur que je ne puis exprimer.»
Une pensée que je vais formuler sans la crainte que vous ne soyez de mon avis c'est que: pour n'être pas amants nous n'en demeurons pas moins d'étonnants amis.
Quelle douleur de n'avoir pas eu pour me consoler et m'affermir au moment où j'ai tant souffert, la vanité de cette douleur! Mon bon sens fait fi de la poésie du mal moral comme mon bon goût en fait mystère.
Nous serons, décidément, un couple bizarre à l'intimité duquel le monde insultera dans d'aimables et faciles plaisanteries; nous aimant sans nous aimer, mélange curieux et extravagant d'expansion, de retenue; influencés malgré nous par la morale étroite du monde; transformant en habitudes correctes, froides, ce que dans un élan naturel les vrais sentiments, les vraies attirances ont de plus involontaire.
Tout cela n'est peut-être rien d'autre aussi qu'une douloureuse pauvreté d'âme et de sens, une moitié de misère morale, une moitié de misère physique, marchant de front dans la vie pratique que les événements nous forcent de mener? Je commence à croire que je traîne en moi une immense tristesse animée.
CCV
Philippe à Denise
Jeudi 18 mai.
Quelle bouffonnerie, la vie! tandis que vous ne sentiez rien d'attirant vers moi dans ce jeu de vos mains sur mon visage, moi, ému de la tête aux pieds, j'ai dû comprimer un élan plein de griserie subite, inexpliquable…
Ah! si cette toute petite chose se fût produite il y a trois mois, ah! petite silhouette, ah! quel amant déplorable vous auriez acquis, bon gré, mal gré.
Ma chère, nous nous serions consolés vous et moi, en formulant dans le genre de l'autre: «Ce ne sont pas toujours les fautes qui nous perdent, c'est la manière de se conduire après les avoir faites.» Nous aurions tâché honnêtement de faire de notre après quelque chose de sublime, et les inévitables saturations ne nous eussent point saisis, parce que entre un sphinx fantasque comme vous et un animal hésitant, biscornu, traversé de désirs comme moi, l'amour eût été une fantaisie perpétuelle dont nous ne nous serions jamais avisés de nous lasser. Regrettez-vous, Silhouette chérie? Moi, je commence.
CCVI
Denise à Philippe
19 mai.
Blagueur, allez! et dire que c'est précisément l'animal féroce que vous êtes que j'aime en vous… mais quelle aberration, ô mon empereur! quelle triste clownerie, ô mes aïeux!
J'espère, petite lueur, que vous avez reçu le mot de mère vous invitant à dîner demain, triste dîner d'adieu de Gérald. Il part sans rémission après-demain et s'embarquera dans quelques jours.
Pourquoi n'avez-vous pas répondu à la madre, malhonnête? Nous accompagnons toutes les trois le fils, le frère, l'oncle chéri, jusqu'à Cherbourg.
Ne manquez pas ce dîner représentant l'adieu général.
CCVII
Philippe à Denise
19 mai.
J'ai répondu oui, madame, et viendrai, certes. Je suis très encharibotté d'ennuis gros. Si j'allais aussi faire la conduite à Gerald? Madame de Nimerck acceptera-t-elle ce nouveau voyageur? Miss May, la rigoriste charmante, ne trouvera-t-elle pas que: «jé souise encombrante, vraiment une insioupportèble little monkey». Je promets de ne plus la singer, de ne plus l'appeler, miss turtle-dove, d'être grave comme un pasteur anglican, sage et aussi peu encombrant qu'un swan-cap. Tout cela me sera d'ailleurs facile parce que je serai très triste de me séparer du cher Gérald.
Friendly shake hands.
CCVIII
Denise à Philippe
2 juin.
Je voudrais que des tendresses, – celles que j'ignore et que vous aimeriez, – tombassent du bout de ma plume à chaque goutte d'encre qui s'en échappe, pour vous remercier des tristes et délicieux huit jours passés. – Pauvre Gérald, il vous aime aussi! – Je voudrais que les rêves ne fussent pas des rêves. Je voudrais savoir vivre sans qu'un cœur batte contre le mien…
Mais, sans vous figurer que tout ceci soit une chose qui doive vous préoccuper, comment voulez-vous que j'arrive à la sagesse, étant donné vous et moi?
Je me croyais guérie; hélas! la moindre joie venue de vous a un tel retentissement en mon cœur… j'en ai des extases de pensée.
Si je pouvais vous communiquer ce que je sens, vous seriez heureux, mon cher grand; car, en cela, vous m'êtes inférieur; vous êtes l'usufruitier, moi le possesseur; vous goûtez le bonheur d'une amitié comme la nôtre; seule, j'ai le secret de ce bonheur; il est en moi, je l'engendre.
Or, ainsi que tous les créateurs, je puis prodiguer le bien dont la source est en moi. Je vous l'offre; prenez-le, animez-vous de ma force aimante, fût-ce pour d'autres; mais donnez à jamais à votre amie le pouvoir de fournir votre âme de cette tendresse spéciale qui a demeuré entre nous pendant ce court voyage.
Ce que je suis, ce que je serai après cela? heureuse à la façon d'un poisson au milieu d'une prairie; mais trouvez-moi toujours très droite et très bonne, c'est la seule ambition de votre Denise.
CCIX
Philippe à Denise
15 juin.
Vous avez été un peu méchante aux courses pour votre ami; votre cher dernier petit billet ne me faisait pas prévoir cette nouvelle attitude… Vous m'avez très spirituellement blagué; les autres riaient; j'aurais bien ri de bon cœur comme eux, si, au fond de tout cela, je ne sentais vaguement que vous m'en voulez. Ne dites pas non, je le vois, j'en suis sûr. Vous avez des manières de clore à demi les yeux en me regardant, une façon de sourire, de vous taire, qui me font bien souffrir.
Croyez-le, ma chérie, je sais parfaitement la bêtise que j'ai faite en résistant à l'élan de votre cœur; mais croyez aussi que je vous aime trop pour rien regretter. Hier, toute la soirée, vous avez écouté avec une complaisance marquée les déclarations de ce grand viveur de Chevrignies. Ne niez pas que c'en fussent: je l'ai senti dans vos yeux qui me narguaient, dans votre sourire fixe de sphinx heureux de prendre une revanche, d'imposer une petite vengeance, le tout dégusté goulûment. Germaine elle-même s'en est aperçue et m'a jeté un: «Vous n'êtes donc plus une lueur suffisante?»
Parbleu, il m'est surabondamment prouvé que vous êtes une femme exquise, une désirable maîtresse; je m'étonne seulement de votre obstination à ne pas comprendre le pourquoi infiniment supérieur qui m'a retenu.
Laissez-moi donc vous mettre en garde contre Chevrignies et consorts; il vous a trop suivie aux expositions, aux Acacias, ailleurs. On commence à murmurer un peu partout qu'il est amoureux de vous. C'est un affichant. En ami sincère je vous crie: «Casse-cou.» Du reste, je pourrais aussi vous le crier à propos de Bernard.
CCX
Denise à Philippe
16 juin.
Eh! là-bas, l'ami très sincère, avez-vous pas bientôt fini de me crosser? Pour qui qu'vous m'prenez donc? Je me fiche de Chevrignies, de Bernard, des autres; ils ont de l'esprit (de temps en temps), ils sont amusants, ils sont drôles, ils me distraient, un point, c'est tout.
En voilà un état, de marquer les coups et de me signaler les pavillons des barques qui s'avancent!
Est-ce que vous croyez que c'est pour vous rendre jaloux que?.. Gros bête, allez! Ne sais-je pas bien que mon honneur et le vôtre sont un fonds commun?
«Va! je t'ai pardonné…» Ça se chante à l'Opéra… ça se chante aussi tout bas dans le cœur de votre mie, mon Philippe. Seulement, dame! de temps en temps un peu d'étourdissement m'est encore nécessaire; ces messieurs sont mes eaux. C'est une petite cure morale pour mener à bien, sans rechute, la grande guérison. Chevrignies m'amuse plus que les autres parce que, ma parole, il a l'air de se prendre au sérieux.
Venez me voir ce soir, grand jaloux, je vous ferai rire en vous contant que Germaine, l'autre jour, comme il me tournait des phrases suaves, s'est écriée: «Dites donc, Chevrignies, ne vous y trompez pas avec son grand deuil et son crêpe: elle n'est pas veuve, vous savez… Mon pauvre ami, c'est seulement sa tante qu'elle pleure!» J'ai pouffé; lui, non. Depuis, ayant senti qu'il avait échoué dans ses déclarations légères, il a tout à coup changé de tactique et timidement, de peur d'être pris au mot, je crois, balbutié des paroles vagues sur le divorce.
Pauvre tante de Giraucourt! Son joli héritage est bien sûr pour quelque petite chose dans ce balbutiement… on le dit un peu à la côte, le beau Chevrignies?
Adieu, vieux pion. Je vous aime; mais plus gaiement, j'en conviens… mettons: genre opérette.
CCXI
Denise à Philippe
18 juin.
Pourquoi avez-vous eu cet air, quand je vous ai dit hier: je ne vous aime plus?
Certainement je ne vous aime plus. J'en mourais; m'étant avisée de m'arrêter d'en mourir, la plus simple des logiques m'a amenée à conclure ceci: Vous avez été pour moi une espèce de maladie d'imagination. J'avais, latent, le besoin d'aimer; je vous ai choisi; vous vous êtes récusé avec toutes sortes de raisons qui m'ont paru très mesquines au moment psychologique, je les juge maintenant très sages; il ne faut pas m'en vouloir de votre sagesse, voyons?
Je ris de tout cela depuis que je me gouverne, mais je puis me vanter d'avoir connu, en ce temps-là, toutes les profondeurs de la souffrance. J'ai passé de terribles heures; elles me semblent inouïes, inexplicables. Vous ai-je donc aimé si follement? J'étais ridicule, insensée. Ce moi-là n'existe plus; a-t-il jamais été moi?
C'est bien ça la passion: de grands élans, de grands mots, de grands cris passant en ouragan et… qu'on oublie.
L'orage a tout emporté dans la tourmente. Je suis une amie toute neuve, propre et nette, vertueuse et calme, prête à dire: «Pauvres femmes!» aux douloureuses égarées, sans me souvenir que je souffris comme elles et fus aussi folle que les plus folles.
Et quand je pense que sans votre belle résistance, – elle l'a été, mon cher Joseph, ne vous fâchez pas si madame Putiphar ose l'avouer! – j'aurais pu m'imaginer et croire qu'avant moi vous n'aviez jamais aimé, que j'étais la grande première de votre vie d'amour… car vous m'auriez bercée de tous ces cantiques et, si absurdes qu'ils eussent pu être, je m'en serais persuadée, j'aurais cru en eux, naïve, et… j'aurais été heureuse d'y croire.
Voilà l'amour: c'est une aberration, c'est une chimère; mais, mais, mais… ce doit être tout de même bien bon de le connaître et c'est parfois un peu triste de se dire: «les lauriers sont coupés!»
CCXII
Philippe à Denise
19 juin.
Il faut me pardonner, ma chère amie, si j'insiste, si j'ai l'air jaloux, si je veille sur vous avec le souci d'un époux; mais vous allez si vite dans cette guérison que je n'y comprends plus rien.
Je connais la vie, je suis un jeune vieillard de trente-six ans se méfiant un peu de soi et des autres; Chevrignies vous aime: il devient discret et vous a de ces phrases révélatrices si on l'interroge:
« – Hein? Quoi? Madame Trémors? un siècle que je ne l'ai vue.» – Alors que vous venez de me dire: – «Chevrignies sort d'ici.»
Madame Nisette, les lauriers sont coupés mais on peut les ramasser, et Michel Chevrignies ne demanderait pas mieux que de se dévouer à cette besogne.
Vous êtes une passionnée qu'anime et brûle une flamme dévorante pour vous, vivifiante pour les autres… Prenez garde.
CCXIII
Denise à Philippe
19 juin.
Mon petit Philippe vous m'ennuyez; prenez garde aussi: si vous continuez, vous finirez par me blesser. Parce que je ne renais pas à votre gré avec une sage lenteur, cela vous cause vraiment trop de souci. Si je me console de vous avoir aimé en songeant qu'on peut gagner le ciel par l'amour, c'est, sur la terre, une assez maigre consolation, je ne vous le cache pas! Où voyez-vous si grand mal a ce que j'enjolive mon existence par une distraction de coquetterie non recherchée mais prise parce qu'elle s'offre? et si peu prise, au fond! plutôt tolérée, vous le savez bien.
Voulez-vous que je vous dise? Eh bien, je vous aime; il faut me pardonner et me plaindre d'en être encore là; notre vie n'est qu'une succession d'inconséquences, ne le prouvai-je pas bien? Se trouver toujours d'accord avec soi-même est une chose impossible; le moi d'aujourd'hui n'est pas le moi d'hier ni celui de demain, et le vôtre, qui m'aimait, courait les champs quand il vint au mien l'idée de l'accueillir. Ah! ne me reprochez pas l'existence un peu mondaine que je me crée; je la recherche pour me distraire de mon amour; je fais du bruit pour m'étourdir et ne pas entendre les derniers spasmes de mon cœur. Tout me semble bon pour arriver à cette complète guérison. Jusqu'ici je frôle le bonheur des autres sans m'en faire un propre; je suis une âme douloureuse et gaie, je succombe et renais sans cesse, je suis sage et déraisonnable, j'ai des croyances ferventes et des déceptions folles; je souffre toujours et par tout: art, amitié, maternité, amour, rien ne m'est un sentiment modéré; trois femmes pourraient vivre du surplus de vibrations que dégage la force de mon imagination. J'emploie une patience surhumaine à me modérer, à refouler mon existence débordante, et vous ne savez pas quels efforts représente mon au point.
Vous allez dire, mon chaste et sportique ami: elle est folle… Bah! qu'importe! Des fous? j'en connais d'autres que moi, par le monde, que l'on ne songe pas à enfermer et qui sont pourtant fous au plus haut degré; la seule différence entre eux et les emprisonnés, c'est qu'ils divaguent et déraisonnent sur des points divers et nombreux. Ils ne se croient pas seulement rois ou présidents d'une république, mais génies, dieux, tables, cuvettes.
Philippe, acceptez ma guérison comme elle se présente; le point important est que je sois guérie. Je sens déjà en moi un grand mieux. Prenez-moi comme je suis, sans méchante humeur.
Il est des jours où mon esprit est grave et semble engourdi de pensées douloureuses latentes; vous m'aimez ces jours-là… d'autres, où il est gai; je m'aime ces jours-là… les jours où il est dominé par l'âme, les jours où il est sous la dépendance du corps jeune, en somme, et qui tient à cette misérable vie. Aujourd'hui est un jour d'influence corps; aussi je vous pardonne votre lettre. Les jours de l'âme, elle m'eût fait pleurer. Vous avoir tant aimé et être si mal connue de vous! Aujourd'hui j'ai reçu des fleurs comme en reçoivent, seules, les courtisanes – et des vers d'amour pas mal troussés, ma foi; je marque plein beau. Je ne veux pas songer: «que la pensée de ceux qui nous aiment le mieux succombe indéfiniment».
Adio, caro mio.
CCXIV
Philippe à Denise
24 juin.
Vous avez été délicieuse pour moi à ce dîner d'Armenonville et pendant cette mélancolique ballade à travers la fête de Neuilly. Il y a des jours où l'on sent votre cœur, votre esprit, brûler comme une torche superbe. Cette lueur d'incendie arrive à animer, à pénétrer certains de ceux qui vous approchent et vous aiment; ce rayonnement leur venant de vous, vous les fait distinguer. Méfiez-vous; c'est le reflet de la flamme émanant de vous qui les illumine; ne prenez pas l'ombre pour la proie.
CCXV
Denise à Philippe
25 juin.
Mais qu'est-ce que vous avez? Vous voilà positivement jaloux? C'est une faiblesse de votre part; je la dédaigne un peu. Quoi: vous, prenable à cela? il y a dans ce mouvement de votre âme, pareil et commun à tant d'autres hommes, une vulgarité affligeante.
Allez, cher, Chevrignies n'est pas à craindre, ni aucun autre, du reste. De l'intérêt, de la vanité, beaucoup de forme, un peu de désir, voilà à quoi se réduit l'amour moderne, le vôtre, le leur, et ce n'est pas celui-là qui soulèvera les montagnes. Ne parlons plus jamais de ces choses; j'aime mieux vous dire: je vous écris du petit salon Louis XV, le jour baisse, tout est silencieux, immobile autour de moi. Seule, une rose en se mourant laisse tomber ses pétales; elle s'effeuille dans le fin vase de Venise… cette agonie d'une fleur met une faible sensation de vie, de mouvement muet dans la chambre… cela est suave, lent, moelleux… j'en ai le cœur impressionné. Quelle délicate mort que celle des fleurs!