Kitabı oku: «La Guerre et la Paix (Texte intégral)», sayfa 8

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XXII

Pendant que toutes ces conversations avaient lieu au salon et chez la princesse, la voiture du prince Basile ramenait Pierre et avec lui la princesse Droubetzkoï, qui avait jugé nécessaire de l’accompagner. Lorsque les roues glissèrent doucement sur la paille étendue devant la façade de l’hôtel Besoukhow, elle se tourna vers son compagnon avec des phrases de consolation toutes prêtes; mais, à sa grande surprise, Pierre dormait, tranquillement bercé par le mouvement de la voiture; elle le réveilla, et il la suivit en songeant pour la première fois qu’il allait avoir une entrevue avec son père mourant! La voiture s’était arrêtée à une des entrées latérales. Au moment où il mettait pied à terre, deux hommes vêtus de noir se retirèrent vivement dans l’ombre projetée par le mur; d’autres avaient également l’air de se cacher. Personne n’y faisait la moindre attention. «Cela doit être ainsi,» se dit Pierre, et il continua à suivre la princesse, qui montait rapidement l’étroit escalier de service. Il se demandait pourquoi elle avait justement choisi cette entrée inusitée, pourquoi cette visite au comte et quelle en serait l’utilité, mais l’assurance et la hâte de son guide le forçaient à croire encore une fois que cela devait être ainsi. À mi-chemin, ils furent heurtés par des gens qui descendaient l’escalier en courant, avec des seaux d’eau, et qui se serrèrent contre la muraille pour leur livrer passage, sans témoigner le moindre étonnement à leur vue.

«C’est bien de ce côté, l’appartement des princesses? Demanda Anna Mikhaïlovna à l’un d’eux.

– Oui, c’est ici, répondit à haute voix l’homme à qui elle s’était adressée, comme si le moment était venu où l’on pouvait tout se permettre. C’est la porte à gauche.

– Le comte ne m’a peut-être pas appelé, dit Pierre en arrivant sur le palier… Je préférerais aller tout droit chez moi.»

Anna Mikhaïlovna s’arrêta pour l’attendre:

«Ah! Mon ami! Lui dit-elle en lui effleurant la main comme elle avait effleuré celle de son fils peu d’heures auparavant. Croyez que je souffre autant que vous, mais soyez homme!

– Vraiment, je ferais mieux de me retirer…»

Et Pierre regarda affectueusement la princesse par-dessus ses lunettes.

«Ah! Mon ami, oubliez les torts qu’on a pu avoir envers vous; pensez qu’il est votre père et qu’il est à l’agonie.» Elle soupira: «Je vous aime comme mon fils, fiez-vous à moi, je veillerai à vos intérêts.»

Pierre n’avait rien compris, mais encore une fois il se dit: «Cela doit être ainsi,» et il se laissa emmener. La princesse ouvrit une porte et entra dans une petite pièce qui servait d’antichambre. Un vieux serviteur des princesses, assis dans un coin, y tricotait un bas. Pierre n’avait jamais visité cette partie de la maison. Anna Mikhaïlovna s’informa de la santé de ces dames auprès d’une fille de chambre, à laquelle elle prodigua les «ma bonne» et les «mon enfant».

Celle-ci, qui portait une carafe d’eau sur un plateau, enfila un long couloir dallé et fut suivie par la princesse. La première chambre à gauche était celle de l’aînée des nièces. Dans son empressement à y entrer, la servante laissa la porte entrebâillée, si bien que Pierre et sa conductrice, en y jetant involontairement les yeux, surprirent la nièce aînée causant avec le prince Basile. À la vue des deux visiteurs, ce dernier se rejeta en arrière avec un geste marqué de contrariété, tandis que la princesse, se précipitant sur la porte, la referma avec violence. Cet accès de colère, si opposé au calme habituel de son maintien, et l’inquiétude extrême qui se peignait sur le visage du prince Basile étaient si étranges, que Pierre s’arrêta court, interrogeant son guide du regard; la bonne dame, qui ne partageait pas sa surprise, répondit par un soupir et un sourire:

«Soyez homme, mon ami; c’est moi qui veillerai à vos intérêts.»

Et Anna Mikhaïlovna doubla le pas.

C’est moi qui veillerai à vos intérêts! Que voulait-elle dire? Pierre n’y comprenait rien, «mais cela doit sans doute être ainsi,» se disait-il. Le corridor aboutissait à une grande salle mal éclairée attenante au salon de réception du comte. Quoique richement décoré, ce salon était d’un aspect sévère; Pierre le traversait habituellement lorsqu’il rentrait par le grand escalier. Une baignoire, qu’on y avait oubliée, s’y étalait au beau milieu; l’eau en dégouttait tout doucement et mouillait le tapis. Un domestique, et un sacristain tenant un encensoir s’approchaient doucement des nouveaux venus, qu’ils n’avaient pas aperçus. Le salon d’à côté s’ouvrait sur un jardin d’hiver; deux énormes fenêtres à l’italienne y laissaient entrer le jour; un buste en marbre et un portrait en pied de l’impératrice Catherine en étaient les principaux ornements. Les mêmes personnes y étaient encore assises et chuchotaient entre elles, en gardant les mêmes poses.

Tous se turent à l’entrée d’Anna Mikhaïlovna, pour examiner sa figure pâle et éplorée, et le gros et grand Pierre qui la suivait docilement, la tête basse. Elle savait, et son visage l’exprimait clairement, que l’instant décisif était enfin arrivé, et ce fut avec l’assurance d’une Pétersbourgeoise rompue aux affaires qu’elle soutint la fixité curieuse de leurs regards. Elle sentait qu’elle était protégée par celui qu’elle avait amené, car le mourant l’avait demandé. Se dirigeant sans hésiter vers le confesseur du comte, et se courbant de façon à se rapetisser, sans toutefois s’incliner outre mesure, elle lui demanda respectueusement sa bénédiction, et s’adressa avec la même humilité à l’autre dignitaire de l’Église.

«Dieu soit loué, nous voilà à temps, dit-elle, nous avions si grand’peur!… C’est le fils du comte! Quel épouvantable moment!»

Ayant murmuré ces quelques mots, elle se tourna vers le docteur:

«Cher docteur, ce jeune homme est le fils du comte; y a-t-il de l’espoir?»

Le docteur leva les yeux au ciel et haussa les épaules.

Anna Mikhaïlovna l’imita en tout point, et, se couvrant la figure de la main, elle le quitta avec un profond soupir, pour se rapprocher de Pierre, avec une physionomie où il y avait du respect, de la tendresse et une tristesse significative.

«Ayez confiance en sa miséricorde!» Alors elle lui indiqua du doigt un petit canapé qu’elle l’engagea à occuper; ensuite elle se dirigea sans bruit vers la porte mystérieuse qui attirait toute l’attention, l’ouvrit imperceptiblement et disparut.

Pierre, qui s’était décidé à lui obéir aveuglément, s’assit sur le petit canapé et remarqua, non sans surprise, qu’on l’observait avec plus de curiosité que d’intérêt. On chuchotait en le désignant, et il paraissait inspirer une certaine crainte et une certaine servilité. On lui témoignait un respect auquel on ne l’avait point habitué, et la dame inconnue qui causait avec les deux prêtres se leva pour lui offrir sa place; un aide de camp ramassa le gant qu’il avait laissé tomber et le lui présenta; les médecins se turent et se rangèrent pour le laisser passer. Le premier mouvement de Pierre avait été de refuser la place offerte, pour ne point déranger la dame, de ramasser lui-même son gant et d’éviter les médecins, qui d’ailleurs ne se trouvaient pas sur son chemin; mais il pensa que ce ne serait pas convenable, qu’il était devenu un personnage, qu’on attendait beaucoup de lui pendant cette mystérieuse et triste nuit, et que par conséquent il était tenu d’accepter les services de chacun.

Il prit donc silencieusement le gant que lui tendait l’aide de camp, il s’assit à la place offerte par la dame, posa ses mains sur ses genoux, bien parallèles l’une à l’autre, dans la pose naïve d’une statue égyptienne, très décidé, pour ne point se compromettre, à s’abandonner à la volonté d’autrui, au lieu de suivre ses propres inspirations.

Deux minutes s’étaient à peine écoulées, que le prince Basile, la tête haute, vêtu de sa longue redingote, sur laquelle brillaient trois étoiles, fit majestueusement son entrée. Il semblait avoir subitement maigri; ses yeux s’agrandirent à la vue de Pierre. Il lui prit la main, ce qu’il n’avait encore jamais fait, et l’abaissa lentement comme pour en éprouver la force de résistance.

«Courage, courage, mon ami;… il a demandé à vous voir, c’est bien!»

Et il allait le quitter, lorsque Pierre crut de son devoir de lui demander:

«Est-ce que la santé de…?»

Il s’arrêta confus, ne sachant comment nommer le comte son père!

«Il a eu encore «un coup» il y a une demi-heure. Courage, mon ami!»

Le trouble de ses idées était si grand, que Pierre s’imagina à l’entendre que le mourant avait été frappé par quelqu’un, et il fixa sur le prince Basile un regard ahuri. Celui-ci, ayant échangé quelques mots avec le docteur Lorrain, se glissa sur la pointe du pied par la porte entr’ouverte. L’aînée des princesses le suivit, ainsi que le clergé et les serviteurs de la maison. Il se fit un mouvement dans la chambre du malade, et Anna Mikhaïlovna, pâle mais ferme dans l’accomplissement de son devoir, en sortit pour aller chercher Pierre.

«La bonté divine est inépuisable, lui dit-elle. La cérémonie de l’extrême-onction va commencer… venez…!»

Il se leva et remarqua que toutes les personnes qui étaient là, la dame inconnue et l’aide de camp compris, entrèrent avec lui dans la pièce voisine. Il n’y avait plus de consigne à observer.

XXIII

Pierre connaissait parfaitement cette grande chambre, divisée par des colonnes formant alcôve et toute tapissée d’étoffes à l’orientale. Derrière les colonnes, on voyait un grand lit en bois d’acajou, très élevé, garni de lourds rideaux, et, de l’autre, la niche vitrée contenant les saintes images, qui était éclairée comme une église pendant l’office divin. Dans un large fauteuil à la Voltaire placé devant elles, le comte Besoukhow, avec sa grande et majestueuse figure, et enveloppé jusqu’à la ceinture d’une couverture de soie, était à demi couché sur des oreillers d’une blancheur immaculée. Une crinière de cheveux gris, semblable à celle d’un lion, et des rides fortement accusées faisaient ressortir son beau et noble visage au teint de cire. Ses deux mains, grandes et fortes, gisaient inanimées sur la couverture. Entre l’index et le pouce de la main droite, on avait placé un cierge, que retenait un vieux serviteur penché au-dessus du fauteuil. Les prêtres et les diacres, avec leurs longs cheveux descendant sur les épaules, et leurs riches habits sacerdotaux, officiaient autour de lui avec une lenteur solennelle, tenant à la main des cierges allumés. Au second plan, les deux nièces cadettes, leurs mouchoirs sur les yeux, s’effaçaient derrière le visage impassible de Catiche, leur sœur aînée, qui paraissait craindre, si elle avait porté ailleurs son regard rivé aux saintes images, de ne plus rester maîtresse de ses sentiments. Une tristesse calme et une expression de pardon sans réserve se lisaient sur les traits de la princesse Droubetzkoï, qui était restée appuyée à la porte, à côté de la dame inconnue. Le prince Basile, en face d’elle, à deux pas du mourant, un cierge dans la main gauche, se tenait accoudé sur le dossier sculpté d’une chaise recouverte de velours, et levait les yeux au ciel chaque fois que de sa main droite il se touchait le front en se signant. Son visage était empreint d’une piété résignée et d’un abandon complet à la volonté du Très-Haut.

«Malheur à vous qui n’êtes pas à la hauteur de mes sentiments!» avait-il l’air de dire.

Derrière lui étaient groupés les médecins et les serviteurs de la maison, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, comme à l’église. Tous se taisaient et se signaient. On n’entendait que la voix des officiants et le chant plein et continu du chœur. Parfois, un des assistants soupirait ou changeait de pose.

Tout à coup, la princesse Droubetzkoï traversa la chambre de l’air assuré d’une personne qui a la conscience de ce qu’elle fait, et offrit un cierge à Pierre.

Il l’alluma, et, distrait par ses propres réflexions, il se signa de la main qui le tenait.

Sophie, la cadette des princesses, celle-là même qui avait un grain de beauté sur la joue, le regarda en souriant, replongea sa figure dans son mouchoir et resta quelques instants la figure cachée. Puis, après avoir jeté un second coup d’œil sur Pierre, elle se sentit incapable de garder plus longtemps son sérieux et se retira derrière une des colonnes. Au milieu de la cérémonie, les voix se turent soudain: les prêtres se dirent quelques mots à l’oreille; le vieux serviteur qui soutenait la main du comte se redressa et se tourna vers les dames. Anna Mikhaïlovna s’avança aussitôt, et, se penchant au-dessus du moribond, elle appela à elle, d’un geste et sans le regarder, le docteur Lorrain, qui, adossé à une colonne, témoignait, par sa tenue respectueuse, qu’il comprenait et approuvait, malgré sa qualité d’étranger et la différence de religion, toute l’importance du sacrement administré. Il s’approcha doucement et souleva de ses doigts fluets la main étendue sur la couverture; il en chercha le pouls en se détournant, et s’absorba dans ses calculs. On s’agita autour de lui, on mouilla les lèvres du mourant avec un cordial, chacun reprit sa place, et la cérémonie continua. Pendant cette interruption, Pierre, qui avait suivi les mouvements du prince Basile, l’avait vu quitter sa chaise, rejoindre l’aînée des nièces et se diriger avec elle vers le fond de l’alcôve, puis passer près du grand lit à rideaux et disparaître par une petite porte dérobée.

L’office n’était pas terminé, qu’ils avaient déjà repris leurs places. Cette circonstance n’éveilla pas la curiosité de Pierre, car il était convaincu ce soir-là que tout ce qu’il voyait faire était indispensable et naturel. Les chants cessèrent et la voix du prêtre, qui présentait au mourant ses respectueuses félicitations, se fit entendre; mais le mourant gisait toujours inanimé! Les allées et venues recommencèrent à ses côtés; on marchait, on chuchotait, et le chuchotement de la princesse Droubetzkoï dominait les autres. Pierre l’entendit qui disait:

«Il faut absolument le reporter dans son lit, autrement il sera impossible de…»

Les médecins, les princesses et les domestiques entourèrent le comte, qui se trouva ainsi caché aux yeux de Pierre, et cependant cette tête jaunie, avec sa forêt de cheveux, était toujours présente à ses yeux depuis son entrée. Il devina, aux précautions qu’on prenait, qu’on le soulevait pour le transporter.

«Empoigne donc mon bras, tu vas le laisser tomber, dit un domestique effrayé…

– Par en bas!… vite!… encore un!» disait un autre.

Et, à entendre les respirations oppressées et les pas précipités des porteurs, on devinait le poids qui les accablait. Ils frôlèrent le jeune homme, et il put apercevoir pendant une seconde, au milieu d’un fouillis de têtes inclinées, la poitrine élevée et puissante du mourant, ses épaules à découvert et sa tête de lion à crinière bouclée. Cette tête, avec son front extraordinairement large, ses pommettes saillantes, sa bouche bien découpée, son regard froid et imposant, n’était pas encore défigurée par les approches de la mort; c’était bien la même que Pierre avait vue trois mois auparavant, lorsque son père l’avait envoyé à Pétersbourg. Mais aujourd’hui elle se balançait inerte, selon la marche inégale des porteurs, et son regard atone ne s’arrêtait sur rien.

Après quelques minutes de confusion autour du lit, les serviteurs se retirèrent. Anna Mikhaïlovna toucha légèrement Pierre du bout du doigt et lui dit:

«Venez!»

Il obéit. On avait donné au malade, à demi soulevé et soutenu par une pile de coussins, une pose apprêtée, en rapport avec le sacrement qu’il venait de recevoir. Ses mains étaient étalées sur le taffetas vert de la couverture, et il regardait droit devant lui, de ce regard vague et perdu dans l’espace, qu’aucun homme ne saurait ni définir ni comprendre; n’avait-il rien à dire ou avait-il à dire beaucoup? Pierre s’arrêta près du lit, ne sachant que faire; il interrogea des yeux son guide, qui, d’un mouvement imperceptible, lui indiqua la main du mourant, en lui faisant signe d’y appliquer un baiser. Pierre se pencha avec précaution pour ne pas toucher à la couverture, et ses lèvres effleurèrent la main large et charnue du comte.

Pas un muscle ne tressaillit sur cette main, pas une contraction ne parut sur ce visage, et rien, rien ne répondit à cet attouchement. Pierre, indécis, reporta ses yeux sur la princesse, qui lui fit signe de s’asseoir dans le fauteuil, au pied du lit. Il s’assit sans la quitter du regard; elle baissa la tête affirmativement. Plus sûr de son fait, il reprit sa pose de statue égyptienne, et, visiblement embarrassé de sa gaucherie habituelle, il faisait de sérieux efforts pour occuper le moins de place possible, les regards fixés sur les traits de l’agonisant. Anna Mikhaïlovna ne le perdait pas de vue non plus, convaincue de l’importance de cette dernière et touchante entrevue du fils et du père.

Deux minutes, qui parurent un siècle à Pierre, s’étaient à peine écoulées, lorsque la figure du comte fut subitement et violemment agitée par une convulsion, et sa bouche, rejetée de côté, laissa passer un râle rauque et sourd. Ce fut pour Pierre le premier avertissement d’une fin prochaine; la princesse Droubetzkoï épiait les yeux du mourant pour en deviner les désirs: elle porta son doigt tour à tour sur Pierre, sur la tisane, sur le prince Basile, sur la couverture… tout fut inutile, et un éclair d’impatience sembla briller dans ce regard éteint, qui essayait d’attirer l’attention du valet de chambre immobile au chevet de sa couche.

«Il demande à être retourné,» murmura ce dernier, qui se mit en devoir de le changer de position.

Pierre voulut l’aider, et ils venaient d’y réussir, quand une des mains du comte retomba lourdement en arrière, malgré les vains efforts du malade pour la ramener à lui.

S’aperçut-il de l’expression d’effroi qui se peignit sur la figure bouleversée de Pierre à la vue de ce membre frappé de paralysie, ou quelque autre pensée traversa-t-elle son cerveau? Qui peut le dire? Car il regarda à son tour ce bras désobéissant, le visage terrifié de son fils, et un sourire terne, décoloré, étrange à cette heure, voltigea sur ses lèvres. On aurait dit qu’il répondait, par une compassion ironique, à cette destruction envahissante et graduelle de ses forces.

Ce sourire inattendu fit mal à Pierre: il fut saisi d’une crampe à la poitrine, il lui vint un chatouillement dans le gosier, et les larmes lui montèrent aux yeux.

Le malade, qu’on avait recouché du côté de la muraille, poussa un profond soupir.

«Il s’est assoupi, dit Anna Mikhaïlovna à une des nièces qui revenait à son poste. Allons!…»

Et Pierre la suivit.

XXIV

Il n’y avait plus personne au salon que le prince Basile et la princesse Catiche, assis tous les deux sous le portrait de l’impératrice et causant avec vivacité; ils s’interrompirent soudain à l’entrée de Pierre; il ne put s’empêcher de remarquer que la princesse Catiche faisait un mouvement comme pour cacher quelque chose.

«Je ne puis voir cette femme, murmura-t-elle en apercevant la princesse Droubetzkoï.

– Catiche a fait servir le thé dans le petit salon, dit le prince Basile à la princesse Droubetzkoï; allez, allez, ma pauvre amie, mangez un morceau, autrement vous n’y résisterez pas…»

Et il serra silencieusement et affectueusement le bras de Pierre.

«Rien ne restaure comme une tasse de cet excellent thé russe après une nuit blanche,» disait le docteur Lorrain, en savourant à petites gorgées le chaud breuvage dans une tasse en vieille porcelaine de Chine. Il se tenait debout dans le petit salon, devant une table sur laquelle on avait préparé le thé et une collation froide.

Tous ceux qui avaient passé la nuit dans la maison s’étaient réunis dans cette petite pièce, presque entièrement tapissée de glaces, et meublée de consoles dorées. C’était là que Pierre aimait à se retirer pendant les grands bals, car il ne savait pas danser; il préférait s’y isoler pour observer et s’amuser des dames qui y venaient, toutes pimpantes et ruisselantes de diamants et de perles, voir se refléter dans ces glaces leurs brillantes images. À cette heure, l’éclairage ne se composait que de deux bougies; sur une table, placée au hasard, des plats et des tasses se confondaient en désordre; il n’y avait plus de toilettes de fête; mais des groupes étranges, formés de personnes de toute condition, s’entretenaient à voix basse, laissant paraître, à chaque mot, à chaque geste, une incessante préoccupation sur le mystérieux événement qui allait se passer dans l’alcôve de la grande chambre. Pierre avait faim, mais il s’abstint de manger. Il chercha autour de lui sa compagne et la vit se glisser furtivement dans le salon à côté, où étaient restés le prince Basile et la princesse Catiche. Se croyant obligée de la suivre, il se leva et la trouva aux prises avec l’aînée des nièces.

«Permettez-moi, madame, de savoir ce qui est et ce qui n’est pas nécessaire, disait Catiche de ce ton irrité qui rappelait le moment où elle avait fermé la porte avec colère.

– Chère princesse, reprenait Anna Mikhaïlovna avec douceur et en lui barrant le chemin… ce sera, je le crains, trop pénible pour votre pauvre oncle; en ce moment il a si fort besoin de repos;… lui parler des intérêts de ce monde, lorsque son âme est prête à…»

Le prince Basile, enfoncé dans un fauteuil, les jambes croisées selon son habitude, paraissait ne prêter qu’une médiocre attention au colloque des deux dames; mais ses joues agitées en tous sens tressaillaient d’une émotion contenue.

«Voyons, ma bonne princesse, laissez faire Catiche; le comte l’aime tant, vous savez?

– Je ne sais pas même ce qu’il contient, reprit Catiche en se tournant vers lui et en désignant le portefeuille à mosaïque qu’elle tenait entre ses doigts crispés. Je sais seulement que le véritable testament est dans son bureau; il n’y a là dedans que des papiers oubliés…»

Et elle fit un pas pour échapper à la princesse Droubetzkoï qui, d’un bond se retrouva sur son passage.

«Je le sais, chère et bonne princesse, répliqua-t-elle en saisissant le portefeuille avec une force qui prouvait sa ferme intention de ne point le lâcher; chère princesse, je vous en conjure, ménagez-le!»

Une lutte s’engagea entre elles. Catiche se défendait encore sans rien dire, mais on sentait qu’un torrent d’injures était prêt à couler de ses lèvres serrées, tandis que la voix doucereuse de son ennemie avait conservé tout son calme, malgré les violents efforts de la lutte.

«Pierre, mon ami, approchez, lui cria Anna Mikhaïlovna… Il ne sera pas de trop dans ce conseil de famille, n’est-ce pas, prince?

– Eh quoi, mon cousin, vous ne répondez pas? Pourquoi donc ce silence, quand Dieu sait quel monde vient se mêler de nos affaires, sans respecter le seuil de la chambre du mourant!… Intrigante!» murmura-t-elle avec fureur, en tirant à elle le portefeuille.

La violence de son geste ébranla Anna Mikhaïlovna, qui fut entraînée en avant sans toutefois lâcher prise.

«Oh!» fit le prince Basile avec un accent de reproche.

Et il se leva.

«C’est ridicule, voyons, lâchez-le, vous dis-je!»

Catiche obéit; mais comme son adversaire s’obstinait à garder le portefeuille:

«Et vous aussi, laissez-le; voyons, je prends tout sur moi, je vais lui demander… cela vous satisfait-il?

– Mais, prince, après ce grand sacrement, donnez-lui un instant de répit! Quel est votre avis? Dit-elle à Pierre, qui contemplait, tout ahuri, le visage enflammé de Catiche et les joues tremblotantes du prince Basile.

– Rappelez-vous que vous êtes responsable des conséquences, répondit sèchement ce dernier, vous ne savez ce que vous faites.

– Horrible femme!» s’écria tout à coup Catiche, en se jetant sur elle et en lui arrachant enfin le portefeuille.

Le vieux prince baissa la tête, et ses bras retombèrent le long de son corps.

Au même moment, la porte mystérieuse qui s’était si souvent ouverte et refermée avec précaution pendant cette longue nuit s’ouvrit avec fracas, et livra passage à la seconde des nièces, qui, les mains jointes, affolée de terreur, se précipita au milieu d’eux:

«Que faites-vous, balbutia-t-elle avec désespoir; il se meurt, et vous m’abandonnez toute seule!»

Catiche laissa échapper le portefeuille; la princesse Droubetzkoï, se penchant vivement, le ramassa et s’enfuit.

Le prince Basile et la princesse Catiche, une fois revenus de leur stupeur, la suivirent dans la chambre à coucher. Catiche reparut bientôt; sa figure était pâle, sa physionomie dure et sa lèvre inférieure fortement pincée. À la vue de Pierre, ses sentiments de malveillance éclatèrent:

«Oui, jouez votre comédie, jouez-la… Vous vous y attendiez!…»

Ses sanglots l’arrêtèrent, et elle s’éloigna en se cachant la figure.

Le prince Basile revint à son tour. À peine avait-il atteint le canapé occupé par Pierre, qu’il s’y laissa tomber comme s’il allait se trouver mal; il était livide, sa mâchoire tremblait, ses dents claquaient comme s’il avait la fièvre.

«Ah! Mon ami,» dit-il en saisissant les bras de Pierre.

Pierre fut frappé de la sincérité de son accent et de la faiblesse de sa voix: c’était chose nouvelle pour lui!

«Nous péchons, nous trompons, et tout cela pourquoi? J’ai dépassé la soixantaine, mon ami… Oui, tout finit par la mort, la mort, quelle terreur!…»

Et il se mit à pleurer.

Anna Mikhaïlovna ne tarda pas à paraître à son tour; elle s’approcha de Pierre à pas lents et mesurés.

«Pierre!» murmura-t-elle.

Il la regarda pendant qu’elle le baisait au front, les yeux mouillés de larmes:

«Il n’est plus!…»

Pierre continuait à la regarder par-dessus ses lunettes.

«Allons, je vous reconduirai, tâchez de pleurer… rien ne soulage comme les larmes!»

Elle le fit passer dans une salle obscure. En y entrant, Pierre éprouva la satisfaction intime de n’y être plus un objet de curiosité. Anna Mikhaïlovna l’y laissa un moment, et, quand elle revint le chercher, elle le trouva profondément endormi, la tête appuyée sur sa main.

Le lendemain, elle lui dit:

«Oui, mon cher ami, c’est une grande perte pour nous tous. Je ne parle pas de vous. Dieu vous soutiendra, vous êtes jeune, vous serez à la tête d’une fortune colossale. Le testament n’a pas encore été ouvert, mais je vous connais assez pour être sûre que cela ne vous tournera pas la tête; seulement vous aurez de nouveaux devoirs à remplir, il faut être homme!»

Pierre ne disait mot.

«Un jour peut-être…, plus tard, je vous raconterai! Enfin… si je n’avais pas été là, Dieu sait ce qui serait arrivé. Mon oncle m’avait promis, avant-hier encore, de ne pas oublier Boris, mais il n’a pas eu le temps d’y songer. J’espère, mon cher ami, que vous exécuterez les volontés de votre père.»

Pierre, qui ne comprenait rien à tout ce qu’elle disait, se taisait et rougissait d’un air embarrassé.

Après la mort du vieux comte, la princesse était retournée chez les Rostow pour s’y reposer un peu de toutes ses fatigues. À peine éveillée, elle se mit à raconter à ses amis et à ses connaissances les moindres détails de cette nuit pleine d’incidents. «Le comte, disait-elle, était mort comme elle aurait elle-même désiré mourir!… Sa fin avait été des plus édifiantes, et la dernière entrevue entre le père et le fils touchante au point qu’elle ne pouvait y songer sans attendrissement. Elle ne savait vraiment pas lequel des deux s’était montré le plus admirable pendant ces derniers et solennels instants, du père, qui avait eu un mot pour chacun et qui s’était montré d’une tendresse si profonde pour son enfant, ou du fils, qui, anéanti et brisé par la douleur, s’efforçait encore de prendre sur lui en face de son père à l’agonie… «De pareilles scènes sont navrantes, mais elles font du bien… Elles élèvent l’âme lorsqu’on a devant soi des hommes comme ceux-là!» ajoutait-elle. Elle racontait aussi et critiquait la conduite du prince Basile et de la princesse Catiche, mais bien bas, dans le tuyau de l’oreille, et sous le sceau du plus grand secret.

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Litres'teki yayın tarihi:
16 ekim 2024
Hacim:
1870 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
4064066445522
Yayıncı:
Telif hakkı:
Bookwire
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