Kitabı oku: «La Guerre et la Paix (Texte intégral)», sayfa 7
XIX
La conversation s’animait de plus en plus du côté des hommes. Le colonel racontait que le manifeste de la déclaration de guerre était déjà répandu à Pétersbourg, et que l’exemplaire qu’il en avait eu venait d’être apporté au général en chef par un courrier.
«Quelle est la mauvaise étoile qui nous pousse à guerroyer contre Napoléon? S’écria Schinchine. Il a déjà rabattu le caquet à l’Autriche; je crains cette fois que ce ne soit notre tour.»
Le colonel, un robuste et rouge Allemand, bon soldat d’ailleurs et bon patriote, malgré son origine, s’offensa de ces paroles:
«Mauvaise étoile! S’écria-t-il en prononçant les mots à sa façon et tout de travers. Quand c’est l’Empereur, monsieur, qui sait pourquoi nous la faisons! Il dit dans son manifeste qu’il ne saurait rester indifférent au danger qui menace la Russie, et que la sécurité de l’empire, la dignité et la sainteté des alliances!…» ajouta-t-il en appuyant particulièrement sur ce dernier mot, comme si toute l’importance de la question y était contenue.
Puis, grâce à une mémoire infaillible et exercée depuis longtemps à retenir les édits officiels, il se mit à répéter mot à mot les premières lignes du manifeste:
«Le seul désir, l’unique et constant but de l’Empereur étant d’établir en Europe une paix durable, il se décide, afin d’en atteindre la réalisation, à faire passer dès à présent une partie de l’armée à l’étranger. Voilà, monsieur, la raison! Dit-il, en vidant son verre avec lenteur et en sollicitant du regard l’approbation du comte.
– Connaissez-vous le proverbe: «Jérémie, Jérémie, reste chez toi, et veille à tes fuseaux!» repartit ironiquement Schinchine. Cela nous va comme un gant. Quand on pense que même Souvorow a été battu à plate couture…, et où sont aujourd’hui, je vous le demande, les Souvorow? Dit-il en passant du russe au français.
– Nous devons nous battre jusqu’à la dernière goutte de notre sang, reprit le colonel en frappant du poing sur la table, et mourir pour notre Empereur! Voilà ce qu’il faut, et surtout raisonner le moins possible, ajouta-t-il en accentuant le mot «moins» et en se tournant vers le comte. C’est ainsi que nous raisonnons, nous autres vieux hussards; et vous, comment raisonnez-vous, jeune homme et jeune hussard? Continua-t-il en s’adressant à Nicolas, qui négligeait sa voisine pour écouter de toutes ses oreilles.
– Je suis complètement de votre avis, répondit-il en devenant rouge comme une pivoine, en tournant les assiettes dans tous les sens et en déplaçant et replaçant son verre d’un mouvement si brusque et si désespéré, qu’il faillit le briser. Je suis convaincu que nous devons, nous autres Russes, vaincre ou mourir!…»
La phrase n’était pas achevée, qu’il en avait déjà senti tout le ridicule: c’était pompeux, emphatique et complètement hors de propos.
«C’est bien beau, ce que vous venez de dire,» lui souffla à l’oreille Julie en soupirant. Sonia, saisie d’un tremblement nerveux, l’avait écouté toute rougissante, tandis que Pierre approuvait le discours du colonel:
«Voilà qui s’appelle parler, dit-il.
– Vous êtes, jeune homme, un vrai hussard, reprit le colonel, en recommençant à frapper sur la table.
– Hé, là-bas, pourquoi tout ce bruit?…»
C’était Marie Dmitrievna qui élevait la voix.
«Pourquoi ces coups de poing? À qui en as-tu? En vérité, tu t’emportes comme si tu chargeais des Français!
– Je dis la vérité, lui répondit le hussard.
– Nous parlons de la guerre, s’écria le comte, car savez-vous, Marie Dmitrievna, que j’ai un fils qui part pour l’armée?
– Et moi, j’en ai quatre à l’armée et je ne m’en plains pas; tout se fait par la volonté de Dieu. On meurt couché «sur son poêle6», et l’on se tire sain et sauf d’une mêlée, continua Marie Dmitrievna, en élevant sa forte voix qui résonnait à travers la table…
Et la conversation se localisa de nouveau entre les femmes d’un côté, et les hommes de l’autre.
«Je te dis que tu ne le demanderas pas, murmurait à Natacha son petit frère, tu ne le demanderas pas?
– Et moi, je te dis que je le demanderai,» répondit Natacha…
Et la figure tout en feu et avec une audace mutine et résolue, elle se leva à demi, et invitant Pierre du regard à lui prêter attention:
«Maman! S’écria-t-elle de sa voix d’enfant, fraîche et sonore.
– Que veux-tu?» demanda la comtesse effrayée.
Elle avait deviné une gaminerie, à l’expression de la figure de la petite fille, et elle la menaça sévèrement du doigt, en hochant la tête d’un air fâché et mécontent.
Les conversations cessèrent.
«Maman, quel plat sucré aurons-nous?» reprit sans hésitation Natacha…
Sa mère faisait de vains efforts pour l’arrêter.
«Cosaque!» cria Marie Dmitrievna, en la menaçant à son tour de l’index.
Les convives s’entre-regardèrent. Les vieux ne savaient comment prendre cet incident.
«Maman, quel plat sucré aurons-nous?» répéta Natacha gaiement, et parfaitement rassurée sur les suites de son espièglerie.
Sonia et le gros Pierre étouffaient leurs rires tant bien que mal.
«Eh bien, tu vois, je l’ai demandé, chuchota Natacha au petit frère et à Pierre, qu’elle regarda de nouveau.
– On servira une glace, mais tu n’en auras pas,» dit Marie Dmitrievna.
Natacha, voyant qu’elle n’avait plus rien à craindre même de la part de cette dernière, s’adressa à elle encore plus résolument: «Quelle glace? Je n’aime pas la glace à la crème.
– Aux carottes, alors?
– Non, non, quelle glace, Marie Dmitrievna, quelle glace? Je veux le savoir,» criait-elle toujours plus haut.
La comtesse et tous les convives éclatèrent de rire. On ne riait pas autant de la repartie de Marie Dmitrievna que de la hardiesse et de l’habileté déployées par cette fillette, qui osait ainsi lui tenir tête.
Natacha se calma lorsqu’on lui eut annoncé une glace à l’ananas. Un instant après, on versa le champagne; la musique se remit à jouer; le comte et la petite comtesse s’embrassèrent, les convives se levèrent pour la féliciter et trinquer avec leurs hôtes, leurs vis-à-vis, leurs voisins et les enfants. Enfin les domestiques retirèrent vivement les chaises, et tous les convives, dont le vin et le dîner avaient légèrement coloré les visages, se remirent en file comme en entrant, et passèrent dans le même ordre de la salle à manger au salon.
XX
Les tables de jeu étaient préparées; les parties de boston s’organisèrent, et les invités se répandirent dans les salons et dans la bibliothèque. Le comte contemplait un jeu de cartes qu’il avait disposées en éventail devant lui. C’était l’heure habituelle de sa sieste: aussi faisait-il son possible pour vaincre le sommeil qui le gagnait, et il riait à tout propos. La jeunesse, entraînée par la maîtresse de la maison, s’était groupée autour du piano et de la harpe. Julie, cédant aux instances générales, exécuta sur ce dernier instrument un air avec variations, et se joignit ensuite au reste de la société, pour prier Natacha et Nicolas, dont on connaissait le talent musical, de chanter quelque chose. Natacha, toute fière d’être traitée en grande personne, était cependant fort intimidée.
«Que chanterons-nous? Demanda-t-elle.
– La Source, répondit Nicolas.
– Eh! Bien, commençons! Boris, venez ici! Où donc est Sonia?»
S’apercevant de l’absence de son amie, Natacha s’élança hors de la salle à sa recherche et courut à la chambre de Sonia. Elle était vide: dans le salon d’étude, personne! Elle comprit alors que Sonia devait se trouver sur le banc du corridor. Ce banc était le lieu consacré aux douloureux épanchements de la jeune génération féminine de la famille Rostow. Il n’y avait pas à en douter. Sonia s’était effectivement jetée sur le banc, où elle pleurait à chaudes larmes, dans sa vaporeuse toilette rose, qu’elle froissait sans y prendre garde; ses petites épaules décolletées étaient convulsivement secouées par des sanglots, et elle pressait contre un coussin rayé et sale, propriété de la vieille bonne, son visage caché dans ses mains. La figure de Natacha, jusque-là si animée et si joyeuse, perdit son air de fête: ses yeux devinrent fixes, les veines de son cou se gonflèrent et les coins de sa bouche s’abaissèrent.
«Sonia, qu’as-tu? Qu’est-il arrivé? Oh! Oh!» s’écria-t-elle.
Et à la vue des pleurs de Sonia elle se mit, de son côté, à fondre en larmes.
Sonia essaya, mais en vain, de relever la tête pour lui répondre. Elle enfonça davantage sa figure dans le coussin. Natacha s’assit près d’elle en l’entourant de ses bras, et, parvenant enfin à maîtriser son émotion, elle se leva à demi en s’essuyant les yeux.
«Nicolas part dans une semaine, balbutia-t-elle: l’ordre du jour a paru, il est imprimé; il me l’a dit lui-même. Mais je n’aurais pas pleuré malgré cela, ajouta-t-elle en montrant un papier qu’elle tenait à la main et sur lequel Nicolas lui avait écrit des vers. Mais c’est que tu ne peux pas me comprendre, et personne ne peut comprendre cette belle âme. Tu es heureuse, toi, je ne t’en veux pas, je t’aime et j’aime Boris: il est charmant, il n’y aura pas d’obstacles, entre vous; mais Nicolas est mon cousin et il faudra le métropolitain lui-même pour… autrement c’est impossible! Et puis si maman (Sonia regardait la comtesse comme sa mère) trouvait que je suis un empêchement à l’avenir de Nicolas? Elle dirait que je n’ai pas de cœur, que je suis une ingrate; et vraiment, Dieu m’est témoin, je l’aime tant, et elle, et vous tous… excepté pourtant Véra… Que lui ai-je fait à celle-là pour que…? Oui, je vous suis si reconnaissante, que j’aurais été heureuse de vous sacrifier quelque chose, mais je n’ai rien…»
Et Sonia, ne pouvant se contenir, cacha de nouveau son visage dans le coussin. On voyait, aux efforts de Natacha pour la calmer, que celle-ci comprenait toute la gravité du chagrin de son amie.
«Sonia,» dit-elle.
Elle avait tout à coup deviné la vérité.
«Je parie, que Véra t’a parlé après le dîner? Oui, n’est-ce pas?
– Mais c’est Nicolas qui les a écrits, ces vers, et c’est moi qui ai copié les autres qu’elle a trouvés sur ma fable et qu’elle menace de montrer à maman… Elle m’a dit que j’étais une ingrate, et que maman ne me permettrait jamais de l’épouser…, qu’il épouserait Julie Karaguine, et tu as bien vu comme il s’est occupé d’elle toute la journée; Natacha, pourquoi tout cela?…»
Et ses larmes recommencèrent de plus belle. Natacha l’attira à elle, l’embrassa, et la tranquillisa en lui souriant à travers ses pleurs.
«Sonia, il ne faut pas la croire. Souviens-toi de ce que nous disions à nous trois avec Nicolas, l’autre soir après le souper. Nous avons décidé d’avance comment tout se passerait; je ne me rappelle plus comment, mais je sais que cela devait être très bien et très possible. Le frère de l’oncle Schinchine a bien épousé sa cousine germaine, et nous ne sommes cousins qu’au troisième degré. Boris aussi disait que ce ne serait pas difficile, car je lui ai raconté tout cela, tu sais, et il est si intelligent, si bon! Ne pleure pas, Sonia, ma petite colombe, ma petite amie.!…»
Et elle la couvrait de baisers en riant.
«Véra est méchante, laissons-la tranquille, mais tout ira bien, et elle ne dira rien à maman. Nicolas l’annoncera lui-même et il ne pense pas à Julie…»
Puis elle lui donna encore un baiser, et Sonia se releva d’un bond, les yeux tout brillants de nouveau, de joie et d’espérance. C’était bien véritablement un charmant petit chat, qui semblait guetter le moment favorable pour retomber doucement sur ses pattes et s’élancer à la poursuite du peloton avec lequel, comme tous ceux de sa race, il savait si bien jouer.
«Tu le crois? Bien vrai, tu le jures? Dit-elle vivement, en réparant le désordre de sa robe et de sa coiffure.
– Je te le jure,» répliqua Natacha, en lui rattachant une boucle de cheveux échappée de ses longues nattes. «Eh bien, allons chanter la Source, s’écrièrent-elles en riant, allons!
– Sais-tu que ce gros Pierre, qui était en face de moi, est très drôle, dit tout à coup Natacha en s’arrêtant. Oh! Que je m’amuse!…»
Et elle s’élança dans le corridor. Sonia secoua le duvet attaché à sa jupe, glissa les vers dans son corsage et la suivit à pas précipités, les joues tout en feu.
Comme on le pense, le quatuor de la Source eut un grand succès. Nicolas chanta ensuite une nouvelle romance:
Phœbé rayonne dans la nuit,
Je rêve à toi, mon cœur s’enfuit
Vers ton cœur, ô mon adorée;
Je rêve que tes doigts charmants
Font vibrer la harpe dorée…
Mais que m’importent ces doux chants,
Et ces appels de mon amante,
Si ses baisers ne viennent pas
Devancer sur ma lèvre ardente
Le baiser glacé du trépas?
Il n’avait pas fini, que l’orchestre placé dans la galerie donna le signal de la danse, et la jeunesse s’élança au milieu d’un pêle-mêle général.
Schinchine venait d’accaparer Pierre, qui était pour lui un morceau friand tout fraîchement débarqué, et il se lançait dans une ennuyeuse dissertation politique, lorsque Natacha entra dans le salon, et marchant droit vers Pierre:
«Maman, lui dit-elle en riant et en rougissant, maman m’a ordonné de vous inviter à danser.
– Je crains de brouiller toutes les figures, répondit Pierre, mais si vous voulez me guider…»
Et il présenta sa main à la fillette.
Pendant que les couples se mettaient en place et que les instruments s’accordaient, Pierre s’était assis à côté de sa petite dame, qui ne se possédait pas de joie, à la seule idée de danser avec un grand monsieur arrivé de l’étranger, et de causer avec lui comme une grande personne. Tout en jouant avec un éventail qu’on lui avait donné à garder et en prenant une pose dégagée, étudiée Dieu sait où et Dieu sait quand, elle bavardait et riait avec son cavalier.
«Eh bien, eh bien, regardez-la donc!» dit la comtesse en traversant la salle.
Natacha rougit sans cesser de rire:
«Mais, maman, quel plaisir avez-vous à… Qu’y a-t-il donc là de si extraordinaire?»
On dansait la troisième «anglaise», lorsque le comte et Marie Dmitrievna, qui jouaient au salon, repoussèrent leurs chaises et passèrent dans la salle de bal, suivis de quelques vieux dignitaires qui étiraient leurs membres endoloris à la suite de ce long repos, tout en remettant dans leur poche leur bourse et leur portefeuille.
Marie Dmitrievna et son cavalier étaient de fort belle humeur; ce dernier lui avait offert, comme un véritable danseur de ballet et avec une politesse comique et théâtrale, son poing arrondi, sur lequel elle avait gracieusement posé la main. Se redressant alors plein de gaieté et de verve, le comte attendit que la figure de «l’anglaise» fût terminée:
«Semione! S’écria-t-il aussitôt, en battant des mains et en s’adressant au premier violon, joue le Daniel Cooper, tu sais?»
C’était la danse favorite du comte, la danse de sa jeunesse, une des figures de «l’anglaise».
«Regardez donc papa,» s’écria Natacha de toutes ses forces, et, oubliant qu’elle dansait avec un grand monsieur, elle pencha sa tête sur ses genoux en riant de tout son cœur. Toute la salle s’amusait effectivement à suivre les mouvements et les poses du joyeux petit vieillard et de son imposante partenaire, dont la taille dépassait la sienne. Les bras arrondis, les épaules effacées, les pieds en dehors, il battait légèrement la mesure sur le parquet; le sourire qui s’épanouissait sur son visage préparait le public à ce qui allait suivre. Aux premières notes de cet entraînant Daniel Cooper, qui lui rappelait le gai trépak (danse nationale russe), toutes les portes qui donnaient dans la salle se garnirent d’hommes d’un côté et de femmes de l’autre: c’étaient les gens de la maison accourus pour contempler le spectacle que leur offrait la joyeuse incartade de leur maître:
«Ah! Seigneur notre Père, quel aigle!» s’écria la vieille bonne.
Le comte dansait avec art et il en était fier! Quant à sa dame, elle n’avait jamais su, ni jamais essayé de bien danser.
Ayant confié son «ridicule» à la comtesse, elle se tenait immobile et droite comme une véritable géante. Ses puissantes mains pendaient le long de sa puissante personne, et grâce à un sourire étudié et au frémissement de ses narines, son visage, dont les lignes étaient correctes, mais d’une beauté sévère, témoignait seul de son animation. Si le cavalier charmait les spectateurs qui l’entouraient par l’imprévu et les grâces de ses pas et de ses entrechats, le moindre geste de la dame excitait une admiration égale. On savait gré à Marie Dmitrievna de ses balancements, de ses demi-tours, de ses mouvements d’épaules, empreints d’une dignité surprenante malgré sa corpulence, et que sa retenue habituelle rendait encore plus extraordinaires. La danse s’animait de plus en plus, on négligeait les autres couples, et toute l’attention se concentrait sur les deux vieilles gens. Natacha tirait les gens au hasard par leur robe ou par leur habit en exigeant qu’on regardât son père, et Dieu sait si l’on s’en faisait faute.
Dans les intervalles de la danse, le comte reprenait haleine, s’éventait avec son mouchoir et criait aux musiciens d’aller plus vite. Puis il se lançait de nouveau, tournant autour de sa dame, tantôt sur la pointe des pieds, tantôt sur les talons. Enfin, emporté par son ardeur juvénile, après avoir ramené m danseuse à sa place et s’être galamment incliné devant elle, il leva une jambe en l’air, et termina ses évolutions chorégraphiques par une pirouette splendide, aux applaudissements et aux rires de toute la salle et surtout de Natacha.
Les deux danseurs s’arrêtèrent, épuisés, hors d’haleine front ruisselant.
«Oui, ma chère? C’est bien ainsi que l’on dansait de notre temps, s’écria le comte.
– Hourra pour Daniel Cooper!» reprit Marie Dmitrievna, en respirant avec peine et en retroussant ses manches.
XXI
Pendant que l’on dansait ainsi la septième «anglaise», que les musiciens détonnaient de fatigue, et que les domestiques et les cuisiniers, à bout de forces, préparaient le souper, un sixième coup d’apoplexie frappait le comte Besoukhow. Les médecins ayant déclaré que tout espoir de guérison était perdu, on lut au moribond les prières de la confession, on le fit communier et l’on se prépara à lui donner l’extrême-onction. L’agitation et l’inquiétude inséparables de ces derniers moments régnaient autour de ce lit de mort. De nombreux agents des pompes funèbres, alléchés par l’appât de riches funérailles, se pressaient devant la grande porte d’entrée, ayant soin pourtant de se dérober entre les voitures qui s’arrêtaient devant le perron. Le général-gouverneur de Moscou, qui avait envoyé ses aides de camp plusieurs fois par jour pour avoir des nouvelles du malade, était venu ce soir-là en personne prendre un dernier congé de l’illustre contemporain de Catherine. Le magnifique salon de réception était plein de monde. Tous se levèrent avec respect à l’entrée du général en chef, qui venait de passer une demi-heure seul avec le mourant, et qui, en saluant à droite et à gauche, se hâta de traverser le salon sous le feu de tous les regards.
Le prince Basile, singulièrement pâli et amaigri, le reconduisait, en lui disant quelques mots à voix basse. Après avoir accompli ce devoir, il s’arrêta dans la grande salle, et se laissa tomber sur une chaise, en se couvrant les yeux de la main.
Bientôt après, il se leva et se dirigea vivement et d’un air anxieux vers un long couloir qui aboutissait à l’appartement de l’aînée des princesses, et il y disparut.
Les personnes qui étaient restées dans le salon à demi éclairé chuchotaient entre elles ou se taisaient subitement, et jetaient des regards curieux et inquiets du côté de la porte, chaque fois qu’elle s’ouvrait pour livrer passage à ceux qui entraient chez le malade ou qui en sortaient.
«Le terme est arrivé! Disait un vieux prêtre assis à côté d’une dame qui l’écoutait avec vénération… Le terme est arrivé! Aller plus loin est impossible!
– N’est-ce pas trop tard pour l’extrême-onction? Demanda sa voisine, feignant de ne point savoir à quoi s’en tenir là-dessus.
– C’est un bien grand sacrement,» répondit le serviteur de l’Église, et, passant doucement la main sur son front chauve, il ramena en avant quelques rares mèches de cheveux gris.
«Qui était-ce donc? Le général en chef? Demandait-on à l’autre bout de la chambre… Comme il est encore jeune!
– Et il est à la veille de ses soixante-dix ans!… On dit que le comte n’a plus sa tête… Il était question de lui donner l’extrême-onction…
– J’ai connu quelqu’un qui l’a reçue sept fois.»
La seconde des nièces du comte Besoukhow venait de quitter son oncle. Elle avait les yeux rouges; elle alla s’asseoir à côté du docteur Lorrain, qui était gracieusement accoudé sous le portrait de l’impératrice Catherine.
«Il fait véritablement beau, princesse, très beau, lui dit le médecin… on pourrait en vérité se croire à la campagne, bien qu’on soit à Moscou!
– N’est-ce pas? Répondit la demoiselle avec un soupir… Me permettez-vous de lui donner à boire?»
Le médecin parut réfléchir:
«A-t-il pris la potion?
– Oui.»
Il regarda son «Bréguet»:
«Prenez un verre d’eau cuite et mettez-y une pincée (faisant le geste de ses doigts fluets) de… de crème de tartre.
«Che ne gonnais bas de gas où l’on reste en fie abrès le droisième goup, disait un médecin allemand à un aide de camp.
– Quel homme robuste c’était! Répondit son interlocuteur… À qui reviennent toutes ses richesses? Ajouta-t-il tout bas.
– Il se drouvera pien un amadeur,» reprit l’Allemand avec un gros sourire.
La porte s’ouvrit de nouveau. Tout le monde regarda: c’était la seconde princesse qui, après avoir préparé la tisane, entrait chez le malade.
Le médecin allemand s’approcha de Lorrain.
«Il bourra pien drainer engore jusqu’au madin.»
Lorrain plissa ses lèvres, et fit solennellement un geste négatif avec son index:
«Cette nuit au plus tard!» dit-il tout bas, en souriant orgueilleusement à sa propre science, qui lui permettait de si bien préciser la situation de l’agonisant.
Le prince Basile ouvrit la porte de la chambre de la princesse aînée. Il y faisait presque nuit: deux petites lampes brûlaient devant les images, et il s’en exhalait une douce odeur de fleurs et de parfums. Une foule de petits meubles, de chiffonnières et de guéridons de toutes formes l’encombraient, et l’on entrevoyait à demi cachées par un paravent les blanches couvertures d’un lit très élevé.
Un petit chien aboya.
«Ah! C’est vous, mon cousin!»
Elle se leva, en passant la main sur ses bandeaux, si constamment et si correctement lisses, qu’on aurait pu les croire fixés sur sa tête par une couche de vernis.
«Qu’y a-t-il? Dit-elle, vous m’avez effrayée!
– Il n’y a rien. C’est toujours la même chose, mais je suis venu causer affaires avec toi, Catiche,» lui dit le prince.
Et il s’assit avec lassitude dans le fauteuil qu’elle avait occupé.
«Comme tu as chauffé ta chambre! Voyons, assieds-toi là, et causons.
– Je croyais qu’il était arrivé quelque chose…»
Et elle se mit en face de lui, toute prête à l’écouter avec son air impassible et dur.
«J’ai essayé de dormir, mais je ne peux pas.
– Eh bien, ma chère?» dit le prince Basile qui lui prit la main et qui ensuite l’abaissa graduellement, selon son habitude…
Ces quelques mots devaient faire allusion à bien des choses, car le cousin et la cousine s’étaient entendus sans rien se dire.
La princesse, dont la taille était longue, sèche et disgracieuse, tourna lentement ses yeux gris à fleur de tête et sans expression, et les fixa sur lui; puis elle secoua la tête, soupira et reporta son regard vers les images. Ce mouvement pouvait s’interpréter de deux manières: c’était de la douleur et de la résignation, ou bien de la fatigue et l’espoir d’un prochain repos.
Le prince Basile le comprit ainsi.
«Crois-tu donc que je ne m’en ressente pas aussi? Je suis éreinté comme un cheval de poste. Causons pourtant, et sérieusement, si tu veux bien…»
Il se tut et la contraction de ses joues donna à sa physionomie une expression désagréable, qui ne ressemblait en rien à celle qu’il prenait devant témoins. Son regard était aussi tout autre, et on y lisait à la fois l’impudence et la crainte.
La princesse, retenant son petit chien sur ses genoux, de ses mains osseuses et maigres, le regardait attentivement dans le plus profond silence, bien décidée à ne pas le rompre la première, dût-il se prolonger toute la nuit.
«Voyez-vous, chère princesse et chère cousine Catherine Sémenovna, reprit le prince Basile avec un effort visible, il faut penser à tout dans de pareils moments; il faut penser à l’avenir, au vôtre… je vous aime toutes trois comme mes propres filles, tu le sais…?»
Comme la princesse restait impassible et impénétrable, il continua sans la regarder, en repoussant avec humeur un guéridon:
«Tu sais bien, Catiche, que vous trois et ma femme vous êtes les seules héritières directes. Je comprends tout ce que le sujet a de pénible pour toi et pour moi aussi, je te le jure; mais, ma chère amie, j’ai dépassé la cinquantaine, il faut tout prévoir!… Sais-tu que j’ai envoyé chercher Pierre? Le comte l’a exigé en indiquant son portrait…»
Le prince Basile releva les yeux sur elle: rien n’indiquait sur sa figure si elle l’avait écouté, ou si elle le regardait sans songer à rien.
«Je ne cesse d’adresser de ferventes prières à Dieu, mon cousin, pour qu’il soit sauvé et pour que sa belle âme se détache sans souffrance de ce monde.
– Oui, oui, certainement, répliqua le vieux prince, en attirant cette fois à lui avec un mouvement de colère l’innocent guéridon…
– Mais enfin, voici l’affaire… tu la connais… le comte a fait l’hiver dernier un testament par lequel il laisse toute sa fortune à Pierre, en mettant de côté ses héritiers légitimes.
– Oh! Il en a tant fait de testaments! Repartit la nièce avec une tranquillité parfaite… En tout cas, il ne saurait rien léguer à Pierre, car Pierre est un fils naturel!
– Et que ferions-nous? S’écria vivement le prince Basile en serrant contre lui le guéridon à le briser… – Que ferions-nous si le comte demandait à l’Empereur, dans une lettre, de légitimer ce fils? Eu égard aux services du comte, on le lui accorderait peut-être!»
La princesse sourit, et ce sourire disait qu’elle en savait là-dessus plus long que son interlocuteur.
«Je te dirai plus: la lettre est écrite, mais elle n’a pas été envoyée, et pourtant l’Empereur en a connaissance. Il s’agirait de découvrir si elle a été détruite; si, au contraire, elle existe… alors… quand tout sera fini! – et il soupira pour faire entendre ce que voulait dire le mot «tout», – on cherchera dans les papiers du comte…, le testament sera remis à l’Empereur avec la lettre, sa prière sera accueillie et Pierre héritera légitimement de tout!
– Et notre part? Demanda la princesse avec une ironie marquée, bien convaincue qu’il n’y avait rien à craindre.
– Mais, ma pauvre Catiche, c’est clair comme le jour: il sera le seul héritier, et vous ne recevrez pas une obole – Tu dois le savoir, ma chère! Le testament et la lettre ont-ils été détruits? S’il les a oubliés, où se trouvent-ils? Dans ce cas il faudrait s’en emparer, car…
– Il ne manquerait plus que cela, lui dit-elle en l’interrompant du même ton et avec la même expression dans le regard… Je ne suis qu’une femme et, selon vous, nous sommes toutes des sottes? Mais je suis sûre qu’un bâtard ne peut hériter de rien, un bâtard! Ajouta-t-elle en français, comme si ce mot dans cette langue devait répondre victorieusement à tous les arguments de son adversaire.
– Tu ne veux pas me comprendre, Catiche, car tu es intelligente. Si le comte obtient la légitimation, Pierre deviendra comte Besoukhow, et toute la fortune ira à lui de droit. Si le testament et la lettre existent, il ne te reviendra à toi, que la consolation d’avoir été bonne, dévouée… etc.… etc.… c’est certain!
– Je sais que le testament existe, mais je sais aussi qu’il n’est pas légal, et vous me prenez, je crois, pour une idiote, mon cousin, répondit la princesse, convaincue qu’elle avait été mordante et spirituelle.
– Ma chère princesse Catherine, reprit le vieux prince avec une impatience marquée, je ne suis pas venu pour te blesser, mais pour causer avec toi de tes propres intérêts. Tu es une bonne et aimable parente, et je te répète pour la dixième fois que, si le testament et la lettre se trouvent parmi les papiers du comte, tes sœurs et toi vous cessez d’être les héritières. Si tu manques de confiance en moi, adresse-toi à des gens compétents. Je viens d’en causer avec Dmitri Onoufrievitch, l’homme d’affaires de la maison, et il m’a répété la même chose.»
La lumière se fit tout à coup dans les idées de la princesse. Ses lèvres minces pâlirent, mais ses yeux gardèrent leur immobilité, tandis que sa voix, qu’elle ne pouvait plus maîtriser, avait des éclats inattendus.
«Ce serait charmant, je n’ai jamais rien demandé, et je ne veux rien accepter! S’écria-t-elle en jetant à terre son carlin, et en arrangeant les plis de sa robe… Voilà la reconnaissance, voilà l’affection pour celles qui lui ont tout sacrifié! Bravo! C’est parfait. Je n’ai heureusement besoin de rien, prince!
– Mais tu n’es pas seule, tu as des sœurs…
– Oui, continua-t-elle sans l’écouter, je le savais depuis longtemps, mais je n’y pensais plus: l’envie, la duplicité, l’intrigue, la plus noire des ingratitudes, voilà à quoi je devais m’attendre dans cette maison. J’ai tout compris, et je sais à qui je dois m’en prendre de ces intrigues.
– Mais il ne s’agit pas de cela, ma chère amie.
– C’est votre protégée, cette charmante princesse Droubetzkoï, que je n’aurais pas voulu avoir pour femme de chambre, cette vilaine et atroce créature!
– Voyons, ne perdons pas notre temps.
– Ah! Laissez-moi: elle s’est faufilée ici pendant l’hiver et a raconté au comte des horreurs, des choses épouvantables sur nous toutes, sur Sophie surtout. Impossible de vous les répéter!… Le comte en est tombé malade et n’a pas voulu nous laisser entrer chez lui pendant quinze jours. C’est alors qu’il a écrit ce sale papier, qui, à ce que je croyais, ne pouvait avoir aucune valeur.
– Nous y voilà…, mais pourquoi ne pas m’avoir prévenu? Où est-il?
– Il est enfermé dans le portefeuille à mosaïque qu’il garde toujours sous son oreiller… Oui, c’est elle, et si j’ai un gros péché sur la conscience, c’est la haine que m’inspire cette vilaine femme! Pourquoi se glisse-t-elle parmi nous? Oh! Un jour viendra où je lui dirai son fait,» s’écria la princesse complètement hors d’elle-même.