Kitabı oku: «Les français au pôle Nord», sayfa 11
XII
Histoire du Normand qui fait porter à ses moutons des lunettes vertes. – Après six jours de marche. – Les traces du lieutenant Lockwood. – Document allemand. – Encore Pregel. – Pour une avance de deux cents mètres. – La voie du retour. – Pas de passage! – Aboiements dans le lointain. —Halt!.. wer-da!..– La Germania. – La fête du 14 juillet sur la banquise. – Comment Plume-au-Vent perdit des illusions et gagna un sobriquet.
L'expédition, fort peu pénible d'ailleurs à cette époque, la moins inclémente de l'année arctique, se continue sans incidents remarquables.
Parfois la capture d'un phoque, subitement harponné au fond de son trou par Oûgiouk, vient rompre la monotonie de la marche et l'uniformité de l'ordinaire.
Parfois aussi, Dumas qui cuisine et chemine l'arme en bandoulière, fusille un ours alléché par l'irrésistible parfum des victuailles accommodées en plein vent.
Les chiens font une curée copieuse, les hommes se régalent d'un morceau de phoque à la tartare, ou savourent un gigot tellement imprégné d'ail, que le gosier vous en fume, prétend le Parisien. La santé se maintient excellente, sauf pourtant l'apparition d'ophtalmies légères, occasionnées par le rayonnement du soleil sur la glace.
Le docteur décrète que chaque homme sera pourvu d'une paire de lunettes vertes, et procède séance tenante à la distribution des instruments.
Plume-au-Vent, ravi, braque aussitôt les bésicles sur son nez, va s'admirer dans une flaque d'eau, en guise de miroir, et déclare que ça lui donne l'air d'un philosophe.
Dumas est superbe avec sa peau brune, sa barbe en éventail, et son vaste nez. Le Parisien trouve qu'il ressemble à un marabout.
Mais Constant Guignard, qui est affreusement camus, ne peut arriver à conserver les lunettes sur son rudiment de nez, ce qui amuse fort Plume-au-Vent.
«Mon pauv' vieux! tes lunettes ont besoin d'aller au manège.
– A cause?
– Pour apprendre l'équitation.
«A peuvent pas rester en selle!.. qué que ça sera pendant la nuit!
– Hein?..
– Faut jamais les quitter!.. même pour dormir… surtout pour dormir… le docteur l'a dit!
«Tiens!.. c'est rigolo tout plein, de regarder là dedans!
«C'est joli comme tout!.. on dirait des montagnes avec du gazon dessus.
«J' m'étonne plus si le Normand… un de tes pays, et un malin, faisait porter des lunettes vertes à des moutons.
– Des histoires!
– Que ma première chique me serve de poison si je ne dis pas la vérité!
«A preuve que mon Normand, ficelle comme pas un, donnait à manger des copeaux de menuisier aux pauv' bêtes qui les prenaient pour de l'herbe!»
Bref les bésicles défrayèrent pendant une journée la verve de l'intarissable loustic, et, sauf bien entendu les chefs, chacun, y compris Oûgiouk, eut sa ration de brocards.
De fait, le brave Esquimau avec sa face rondelette, plissée, grassouillette, prêtait singulièrement à la plaisanterie, quand les disques de verre, aussi vastes que ceux dont s'affublent les lettrés chinois, agrémentèrent son physique.
Plume-au-Vent n'ayant jamais fréquenté les potiches incassables du Céleste-Empire ne soupçonna pas l'analogie. Il prétendit simplement que le Grand-Phoque ressemblait trait pour trait à sa concierge. Seulement la dame du cordon était infiniment plus barbue que le guide Esquimau.
Pendant que les matelots rient et plaisantent, le capitaine est soucieux.
On marche depuis six jours et le pack orienté vers le Nord-Est ne présente aucune solution de continuité. Pas un chenal, pas une faille, pas une lézarde, rien!
Encore quarante-huit heures et il faudra songer à la retraite, car les vivres sont mesurés pour deux semaines, et le retour exigera le même temps que l'aller.
D'Ambrieux n'a plus qu'un espoir, bien vague, du reste.
C'est que la banquise ne soit pas soudée au rivage des terres découvertes par Lockwood, le lieutenant de Greely. Ces terres ne sont plus éloignées que de deux milles à deux milles et demi. Il faut s'en rapprocher au plus vite. S'il y avait une fissure, un vague sentier d'eau, comme il serait facile de lui donner les dimensions nécessaires au passage de la goélette!
Hélas! Plus on approche des falaises dont le gris jaunâtre apparaît çà et là, sous le revêtement de glace fondue ou décollée par endroits, plus la marche devient difficile.
Le pack se hérisse de monticules escarpés que séparent des ravins semés de blocs informes. Partout des couloirs anfractueux où l'on trouve à peine place pour poser le pied, où les traîneaux ne peuvent plus avancer. Partout le même chaos où s'accumulent de nouveaux obstacles.
Il faut dételer les chiens, hisser les traîneaux à force de bras, les pousser sur des crêtes vertigineuses, les descendre dans les déclivités, pour les hisser et les redescendre encore.
Comprenant bientôt l'inutilité d'un pareil travail, le capitaine commande la halte au milieu d'un vallon de glace. Ne voulant pas astreindre ses compagnons à d'inutiles fatigues, il part en découverte avec le docteur et le guide esquimau.
La marche des trois hommes n'étant plus entravée par le matériel s'accélère d'autant, et devient un simple exercice d'alpinistes. Ils s'aperçoivent alors que les falaises terminant les terres du Nord-Est, se prolongent dans la mer, en une série d'îlots circonscrits par la banquise. Ces pointes granitiques ont arrêté au passage les masses errantes qui se sont accumulées sur ce point en quantités innombrables, et se sont soudées malgré le courant, grâce à leur surabondance, et surtout grâce à cet arrêt.
Décidément il n'y a pas trace de chenal dans ce hérissement compact de glaçons cimentés par le froid. Là où Lockwood fut arrêté par une rue d'eau, en compagnie du sergent Brainard et du Groenlandais Christiansen, s'allonge l'immuable pack. Preuve évidente qu'entre les deux opinions extrêmes du docteur Kane et du commandant Nares, la moyenne est seule admissible.
En face du cap Wild, le docteur aperçoit les trois pitons de la petite île à laquelle Greely donna le nom de Lockwood, en souvenir de son intrépide lieutenant qui dut interrompre en cet endroit son admirable voyage.
On distingue à la lorgnette le cairn édifié par les trois hommes, et comme jadis pour le tombeau de Hall, d'Ambrieux propose de visiter cet humble monument qui marque la dernière étape sur la voie polaire.
En une heure ils atteignent la pointe Nord-Ouest de l'île, s'arrêtent pensifs, devant le cairn et sont tout stupéfaits d'apercevoir, deux cents mètres plus avant dans la direction du Nord, un petit monticule élevé de main d'homme.
Ils s'approchent, constatent que ce cairn qui est formé de morceaux de charbon superposés, a été construit à une époque très récente.
D'Ambrieux fronce le sourcil et murmure, dépité:
«Pregel!.. encore lui!.. toujours lui!»
Le docteur et Oûgiouk écartent avec précaution les blocs de charbon et découvrent un épais bocal de verre parfaitement bouché.
Le récipient renferme un parchemin couvert de caractères anglais, français et allemands.
«Vous avez raison, capitaine, dit le docteur après avoir enlevé le bouchon, c'est signé: Pregel.
«Dois-je lire ce document?
– Lisez, docteur; il n'y a aucune indiscrétion, bien au contraire, car ces témoignages matériels du passage d'un explorateur sont laissés pour qu'on en prenne connaissance.
– Voici: «Le soussigné, commandant de l'expédition allemande au Pôle Nord, a élevé ce cairn en souvenir de son arrivée sur cet îlot. Il continue son voyage vers le Nord et édifiera, s'il plaît à Dieu, un autre cairn à dix milles de celui-ci.
«Signé: Julius H. Pregel.»
«Le 18 mai de l'année 1887.
«C'est tout! grogne le docteur furieux.
«Pauvre Lockwood!.. infortuné martyr du devoir!.. battu d'une demi-tête par ce Teuton balourd, prétentieux et mystique.
«Voyez, capitaine, si ce n'est pas à faire suer par cinquante degrés au-dessous de zéro!
– Quoi?.. mon cher docteur.
– Cette idée bien prussienne de venir s'installer deux cents mètres plus loin que son vaillant prédécesseur, afin de pouvoir dire: «Je suis le premier!»
«Ne point concevoir qu'une victoire comme celle-là ne compte pas et que le comble de la sottise est de faire entrer en ligne de compte un certain nombre de centimètres!
– Que voulez-vous, mon ami, l'Allemand, peu prodigue de sa nature, ne laisse rien perdre.
«Ce fait le peint tout entier.
– Un Anglais, un Russe, un Italien, un Français fût venu s'inscrire modestement près de Lockwood… il eût laissé un mot d'admiration pour le vaillant officier.
«Le Julius Pregel, qui s'intitule modestement: commandant de l'expédition au Pôle Nord, comme s'il y était déjà, essaye, lui, de dévaliser un mort!
«Pouah!.. Tenez, capitaine, allons-nous-en!
– Pas sans réintégrer le document dans le cairn.
– Parbleu! Nous sommes d'honnêtes gens, nous!
«Et puis je ne voudrais pas priver les explorateurs futurs de ce témoignage de la bonne foi allemande.
– Bah! Ne vous occupez donc plus de cet incident.
«Du reste, mon concurrent signait ce papier il y a plus de cinq semaines: sa victoire doit être complète à l'heure actuelle.
– Oh! mais nous rattraperons le temps perdu, n'est-ce pas, capitaine?
– A qui le dites-vous, mon cher?
«Je n'en ai d'ailleurs jamais douté… vous entendez: jamais! Et nous en élèverons, nous aussi, de ces signaux de pierre… là-bas… plus loin… et plus loin encore!
– Quel malheur, que ce pack maudit refuse le passage à notre Gallia!
– Nous allons en pratiquer un, docteur.
– Mais, que de retards!
– Vous oubliez que meinherr Pregel, parti une année avant nous, n'a plus que cinq semaines d'avance.
– Tiens, c'est juste!
– Que son navire est peut-être encore à Fort-Conger à la recherche d'un lieu d'hivernage, et conséquemment distancé par la Gallia.
«Que Pregel sera forcé de le rallier avant les froids…
– De plus en plus juste.
– Supposez, chose fort possible, la Germania incapable de s'élever jusqu'ici, alors Pregel perdra l'an prochain son avance.
«Mais assez d'hypothèses! Si j'oublie un moment que je suis sur la terre gelée, le froid aux pieds me rappelle au sentiment de la réalité.
«En route! Nous aurons fort à faire pour rejoindre nos compagnons qu'une plus longue absence inquiéterait.»
Cependant, le capitaine, voulant être absolument certain que le pack était bien homogène sur ses deux bords, ne prit point, pour revenir au bâtiment, la route précédemment suivie.
Il fit descendre sa petite troupe parallèlement aux terres de Lockwood, sans quitter la banquise, mais en côtoyant toujours les falaises.
La marche était plus rude, mais on avait toujours l'espoir d'une compensation apportée par la découverte d'une faille.
C'est ainsi que les explorateurs français, après avoir reconnu à la lorgnette le cap Washington, aperçu par le lieutenant de Greely, et le cap Alexandre-Ramsay, contournèrent l'île Murray, prirent connaissance du Fiord-de-Long, auquel Greely donna le nom de l'infortuné commandant de la Jeannette, et se dirigèrent sur la Gallia, en côtoyant le pack à sa partie méridionale.
Malheureusement un brouillard intense les enveloppe brusquement, alors que depuis cinq jours ils étaient en marche pour rallier le navire, qu'ils avaient quitté quatorze jours auparavant. La route devient forcément plus pénible encore, et les recherches également plus difficiles.
Bah! peu importe! dans trente-six heures l'expédition sera terminée. Si elle n'a pas donné les résultats qu'on était en droit d'attendre, on n'en travaillera que plus vaillamment à saper la banquise. Du moment qu'elle reste fermée à l'étrave de la Gallia et qu'on est certain de ne pouvoir triompher autrement de sa résistance, en avant les grands moyens! Malgré le brouillard et les obstacles qui hérissent à chaque pas la voie du retour, on ne risque pas de s'égarer, tant le capitaine est sûr de sa direction.
Allons, encore douze heures d'écoulées… puis encore douze heures! c'est la dernière fois qu'on déploie la tente.
«En avant! garçons!.. en avant et bon courage!.. le but approche.»
Le capitaine, ordinairement si impassible, manifeste une hâte singulière.
Le docteur, qui est dans le secret de cette précipitation, car il y a un secret, excite également les matelots, prêche d'exemple, allonge les jambes et paraît oublier qu'il commence à transpirer comme un simple mortel.
C'est que voilà! On est au 14 juillet et le commandant veut faire une surprise à ses compagnons.
Berchou a reçu des ordres, tout doit être prêt à bord pour célébrer dignement la fête nationale: un festin de choix, du bon vin, des liqueurs, puis des divertissements variés dont l'organisation a été laissée à la riche imagination des matelots restés à bord.
Avec de pareils éléments de gaieté folle, d'entrain intarissable, de patriotisme ardent, cette fête, improvisée à moins de sept degrés du pôle, sur un navire français, sera complète, et unique dans son genre.
Aussi, le capitaine maugrée contre la brume qui cache le navire tout flamboyant de couleurs, sous le grand pavois.
On approche de plus en plus. Déjà les chiens tournent leur museau pointu vers le Sud-Est et aspirent bruyamment des émanations presque insaisissables.
L'un d'eux, Pompon, un des favoris du Parisien, pousse un hurlement auquel répondent, comme un écho lointain, des abois saccadés.
Brusquement la meute se met à vociférer en chœur, à la stupéfaction des hommes qui n'en peuvent croire leurs oreilles.
«Bah! opine gravement le Parisien, c'est quéque farceur, qui s'amuse là-bas sur le navire, à imiter mes toutous, histoire de leur faire entonner leur grand air.
«Allons, silence! les cabots!.. Vous devriez savoir que c'est pas des animaux de votre espèce.
«Y a pourtant pas à s'y tromper!.. moi, si je voulais faire le chien, je m'y prendrais un peu mieux!»
Quoi qu'en dise Plume-au-Vent, l'imitation est parfaite à ce point que les chiens hérissent leur poil et grognent sourdement, à mesure qu'on approche.
A coup sûr, ce n'est point là une bienvenue dans le langage particulier à l'espèce canine.
Bientôt apparaît une masse noirâtre qui se détache vaguement au milieu de l'opaline blancheur des buées. On dirait la coque d'un navire.
En même temps une rauque exclamation retentit:
«Halt!.. wer-da?
– Et vous-même: qui vive? riposte le capitaine d'une voix hautaine, vibrante comme un froissement de métal.
– Trois-mâts allemand Germania de Bremerhaven, capitaine Walther.
– Capitaine de la goélette française Gallia, répond d'Ambrieux.
L'inconnu, croyant sans doute à une visite de politesse dont rien ne semble pourtant légitimer l'urgence, continue:
«Veuillez passer à tribord, capitaine, on va larguer l'échelle.
– Merci! j'arrive d'expédition et je rentre à mon bord… j'ai dérivé dans le brouillard.
– Capitaine, la Gallia est à trois encâblures dans le Sud-Ouest.
– Merci! j'ai l'honneur de vous saluer.»
Les hommes, stupéfaits de l'incident, gardent un morne silence, pendant que les chiens, grondant toujours, donnent un coup de collier pour déhaler les traîneaux.
«Eh bien! docteur, que dites-vous de la rencontre?
– Mais, capitaine, je n'en suis ni étonné, ni alarmé.
«Ces gens-là ayant le même objectif, il n'est pas extraordinaire de les trouver sur notre route.
– Sans doute, puisque le second de la Germania m'avait fait pressentir la venue du navire.
– Eh bien?
– Ne trouvez-vous pas qu'il y a chez eux comme un parti pris de devancer leurs concurrents de quantités infinitésimales… autant dire ridicules?
– Oh! oui: là-bas, le cairn deux cents mètres plus avant que celui de Lockwood.
– Et ici, leur bâtiment plus rapproché que le mien.
– Oh! douze cents mètres à peine!
«Une misère!
«Nous regagnerons cela et nous les battrons haut la main.
– J'en ai comme la ferme assurance.
«Mais si nous sommes forcés d'hiverner ici, ne trouvez-vous pas qu'il sera tout à fait assommant de voir à chaque instant nos vainqueurs se goberger à notre nez, et se prévaloir de cette priorité dérisoire.
– Bah! nous avons un excellent mouillage et ils ne peuvent probablement pas en dire autant du leur.
«Il y a compensation.»
Un hourra joyeux accompagne ces derniers mots. La Gallia est en vue. Pour comble de bonheur, le soleil réussit enfin à percer le rideau de brume qui l'enveloppe, et le navire se montre soudain, aux yeux ravis des voyageurs, avec son éclatante floraison de pavillons.
Un immense cri de «Vive la France!.. vive la République!..» accueille la petite troupe; d'énergiques poignées de mains s'échangent avec de chaudes et réconfortantes paroles de bienvenue.
Puis, un nouveau cri, aussi enthousiaste, aussi vibrant:
«Vive le capitaine!..»
En gens pressés de s'amuser, les nouveaux arrivants, oublieux de leurs fatigues, vont revêtir leur tenue de gala, et la fête commence.
D'abord un festin auquel assiste l'état-major, et qui, nonobstant le respect des matelots pour leurs officiers, n'en est pas moins d'une gaîté folle. Puis les toasts, à la France, à la République, au capitaine, à la découverte du Pôle!
Après le repas, un concert dans le carré où se trouve le piano. Il y a une scène de deux mètres superficiels, avec un double rideau formé de deux bonnettes! Et chacun, sans plus de façons, y va carrément de sa romance.
Par exemple, M. Vasseur, le lieutenant, qui tient le piano, a fort à faire, et l'accompagnement est parfois d'un dur!.. Il en est de même parmi les virtuoses qui s'arrêtent béants, n'osant pas, par respect pour la discipline, élever la voix quand leur supérieur fait de la musique.
Plume-au-Vent obtient un succès colossal. Il est vrai que le Parisien chante son grand air, celui auquel il doit son pseudonyme et sa célébrité.
Applaudi à tout rompre par dos mains endurcies au contact des amarres goudronnées, il lui faut recommencer à trois fois le morceau fameux de Rigoletto:
Comme la plume au vent
Femme est volage;
Et bien peu sage
Qui s'y fie un instant.
«Bravo!.. Parisien… Bravo!.. c'est ça qu'est tapé!..
«Mais, Plume-au-Vent, c'est toi… c'est ta chanson.
«T'avais pas dit que tu figurais en nom dans la grande opéra.»
Ainsi mis en cause, le Parisien interrompt son chant pour s'exprimer en langage vulgaire.
«C'est que, voyez-vous, camarades, y avait pas de quoi s'en vanter.
«Vous me rappelez un incident pénible qui a brisé ma carrière dramatique.
– Raconte voir!
– J'avais eu l'idée biscornue d'aller chanter l'opéra dans la bonne ville d'Orléans, et je remplissais, ce jour-là, le rôle du duc de Mantoue, celui qui chante: «Comme la plume au vent…»
«Au moment où j'entonnais de ma plus belle voix ce morceau pour lequel j'ai toujours eu une passion malheureuse, v'là tout le vinaigre de la ville qui monte au nez du public et je suis assailli d'une bordée de sifflets!..
«Pétard, quelle averse!
«Vous pensez si du coup mon engagement fut rompu, à la grande joie des copains jaloux de mes succès, à ce point qu'ils me bombardèrent du nom de Plume-au-Vent, en souvenir de mon four.
«D'Orléans je ne fis qu'un saut jusqu'à Buenos-Ayres où je réussis… à trouver un directeur qui oublia de me solder mes appointements.
«Fallait vivre, pourtant. Je devins cuisinier. Mais je ne sais même pas saigner un hareng saur… et me voilà encore sur le pavé.
«Je me mis perruquier. Mais j'écorchais tout vifs les clients qui sous mon rasoir voyaient leur nez et leurs oreilles s'en aller à chaque séance. Fallut rendre les armes. Je revins en France comme chauffeur à bord d'un transatlantique pour payer mon passage.
«Ma foi, j'ai pris goût au métier, car y a de ça huit ans, et je ne m'en repens pas, puisque j'ai l'honneur aujourd'hui de collaborer humblement, mais de tout cœur, à l'œuvre de notre vaillant capitaine.
«Voilà mon histoire.»
Inutile de dire si le narrateur obtint un succès égal à celui du virtuose.
Le divertissement se continua par des chansons patriotiques ou sentimentales, ou fortement épicées, puis Dumas chanta, de sa voix terrible, une romance provençale à laquelle on ne comprit rien, mais qui fut applaudie de confiance.
Il y eut ensuite un tir à la cible, avec des prix susceptibles d'exciter la convoitise des concurrents, notamment une superbe pipe en écume.
Dumas, préalablement mis hors concours, manqua la cible, tant il avait la vue trouble, et le Parisien, qui n'avait jamais pu toucher un carton aux baraques foraines, fit mouche à tout coup.
Il gagna la pipe et l'offrit généreusement à son mécanicien, Fritz Hermann, le bon Alsacien, qui de temps à autre montrait le poing au navire allemand, immobile au bord de la banquise.
Ce présent rasséréna un peu le digne homme, et cicatrisa une plaie récente. La veille, en voyant arriver la Germania, il avait, de colère, brisé son calumet en porcelaine, et ne parlait rien moins, pour terminer dignement la fête, que d'aller chambarder le vaisseau de malheur.
«Ne chambarde rien, mon vieux Fritz, interrompit doucement le capitaine, et prends patience, en attendant la revanche.
– C'est long à venir, capitaine, et la vie est courte.
– La nôtre commencera dès demain, et elle sera complète.
– Eh bien! alors, revanche!»