Kitabı oku: «Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке», sayfa 5
– Mais c’est impossible de refuser la guerre, Ferdinand! Il n’y a que les fous et les lâches qui refusent la guerre quand leur Patrie est en danger…
– Alors vivent les fous et les lâches! Ou plutôt survivent les fous et les lâches! Vous souvenez‐vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent Ans?.. Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms?.. Non, n’est-ce pas?.. Vous n’avez jamais cherché? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papier devant nous, que votre crotte du matin… Voyez donc bien qu’ils sont morts pour rien, Lola! Pour absolument rien du tout, ces crétins! Je vous l’affirme! La preuve est faite! Il n’y a que la vie qui compte. Dans dix mille ans d’ici, je vous fais le pari que cette guerre, si remarquable qu’elle nous paraisse à présent, sera complètement oubliée… À peine si une douzaine d’érudits se chamailleront encore par-ci, par-là, à son occasion et à propos des dates des principales hécatombes dont elle fut illustrée… C’est tout ce que les hommes ont réussi jusqu’ici à trouver de mémorable au sujet les uns des autres à quelques siècles, à quelques années et même à quelques heures de distance… Je ne crois pas à l’avenir, Lola… »
Lorsqu’elle découvrit à quel point j’étais devenu fanfaron de mon honteux état, elle cessa de me trouver pitoyable le moins du monde… Méprisable elle me jugea, définitivement.
Elle résolut de me quitter sur-le-champ. C’en était trop. En la reconduisant jusqu’au portillon de notre hospice ce soir-là, elle ne m’embrassa pas.
Décidément, il lui était impossible d’admettre qu’un condamné à mort n’ait pas en même temps reçu la vocation. Quand je lui demandai des nouvelles de nos crêpes, elle ne me répondit pas non plus.
En rentrant à la chambrée je trouvai Princhard devant la fenêtre essayant des lunettes contre la lumière du gaz au milieu d’un cercle de soldats. C’est une idée qui lui était venue, nous expliqua-t-il, au bord de la mer, en vacances, et puisque c’était l’été à présent, il entendait les porter pendant la journée, dans le parc. Il était immense ce parc et fort bien surveillé d’ailleurs par des escouades d’infirmiers alertes. Le lendemain donc Princhard insista pour que je l’accompagne jusqu’à la terrasse pour essayer les belles lunettes. L’après-midi rutilait splendide sur Princhard, défendu par ses verres opaques; je remarquai qu’il avait le nez presque transparent aux narines et qu’il respirait avec précipitation.
« Mon ami, me confia‐t‐il, le temps passe et ne travaille pas pour moi… Ma conscience est inaccessible aux remords, je suis libéré, Dieu merci! de ces timidités… Ce ne sont pas les crimes qui se comptent en ce monde… Il y a longtemps qu’on y a renoncé… Ce sont les gaffes… Et je crois en avoir commis une… Tout à fait irrémédiable…
– En volant les conserves?
– Oui, j’avais cru cela malin, imaginez! Pour me faire soustraire à la bataille et de cette façon, honteux, mais vivant encore, pour revenir en la paix comme on revient, exténué, à la surface de la mer après un long plongeon… J’ai bien failli réussir… Mais la guerre dure décidément trop longtemps… On ne conçoit plus à mesure qu’elle s’allonge d’individus suffisamment dégoûtants pour dégoûter la Patrie… Elle s’est mise à accepter tous les sacrifices, d’où qu’ils viennent, toutes les viandes la Patrie… Elle est devenue infiniment indulgente dans le choix de ses martyrs la Patrie! Actuellement il n’y a plus de soldats indignes de porter les armes et surtout de mourir sous les armes et par les armes… On va faire, dernière nouvelle, un héros avec moi!.. Il faut que la folie des massacres soit extraordinairement impérieuse, pour qu’on se mette à pardonner le vol d’une boîte de conserve! que dis-je? à l’oublier! Certes, nous avons l’habitude d’admirer tous les jours d’immenses bandits, dont le monde entier vénère avec nous l’opulence et dont l’existence se démontre cependant dès qu’on l’examine d’un peu près comme un long crime chaque jour renouvelé, mais ces gens-là jouissent de gloire, d’honneurs et de puissance, leurs forfaits sont consacrés par les lois, tandis qu’aussi loin qu’on se reporte dans l’histoire – et vous savez que je suis payé pour la connaître – tout nous démontre qu’un larcin véniel, et surtout d’aliments mesquins, tels que croûtes, jambon ou fromage, attire sur son auteur immanquablement l’opprobre formel, les reniements catégoriques de la communauté, les châtiments majeurs, le déshonneur automatique et la honte inexpiable, et cela pour deux raisons, tout d’abord parce que l’auteur de tels forfaits est généralement un pauvre et que cet état implique en lui-même une indignité capitale et ensuite parce que son acte comporte une sorte de tacite reproche envers la communauté. Le vol du pauvre devient une malicieuse reprise individuelle, me comprenez-vous?.. Où irions-nous? Aussi la répression des menus larcins s’exerce-t-elle, remarquez-le, sous tous les climats, avec une rigueur extrême, comme moyen de défense sociale non seulement, mais encore et surtout comme une recommandation sévère à tous les malheureux d’avoir à se tenir à leur place et dans leur caste, peinards, joyeusement résignés à crever tout au long des siècles et indéfiniment de misère et de faim… Jusqu’ici cependant, il restait aux petits voleurs un avantage dans la République, celui d’être privés de l’honneur de porter les armes patriotes. Mais dès demain, cet état de choses va changer, j’irai reprendre dès demain, moi voleur, ma place aux armées… Tels sont les ordres… En haut lieu, on a décidé de passer l’éponge sur ce qu’ils appellent “mon moment d’égarement et ceci, notez-le bien, en considération de ce qu’on intitule aussi “l’honneur de ma famille”. Quelle mansuétude! Je-vous le demande camarade, est-ce donc ma famille qui va s’en aller servir de passoire et de tri aux balles françaises et allemandes mélangées?.. Ce sera bien moi tout seul, n’est-ce pas? Et quand je serai mort, est-ce l’honneur de ma famille qui me fera ressusciter?.. Tenez, je la vois d’ici, ma famille, les choses de la guerre passées… Comme tout passe… Joyeusement alors gambadante ma famille sur les gazons de l’été revenu, je la vois d’ici par les beaux dimanches… Cependant qu’à trois pieds dessous, moi papa, ruisselant d’asticots et bien plus infect qu’un kilo d’étrons de 14 juillet pourrira fantastiquement de toute sa viande déçue… Engraisser les sillons du laboureur anonyme c’est le véritable avenir du véritable soldat! Ah! camarade! Ce monde n’est je vous l’assure qu’une immense entreprise à se foutre du monde! Vous êtes jeune. Que ces minutes sagaces vous comptent pour des années! Écoutez-moi bien, camarade, et ne le laissez plus passer sans bien vous pénétrer de son importance, ce signe capital dont resplendissent toutes les hypocrisies meurtrières de notre Société: “L’attendrissement sur le sort, sur la condition du miteux…” Je vous le dis, petits bonshommes, couillons de la vie, battus, rançonnés, transpirants de toujours, je vous préviens, quand les grands de ce monde se mettent à vous aimer, c’est qu’ils vont vous tourner en saucissons de bataille… C’est le signe… Il est infaillible. C’est par l’affection que ça commence. Louis XIV lui au moins, qu’on se souvienne, s’en foutait à tout rompre du bon peuple. Quant à Louis XV, du même. Il s’en barbouillait le pourtour anal. On ne vivait pas bien en ce temps-là, certes, les pauvres n’ont jamais bien vécu, mais on ne mettait pas à les étriper l’entêtement et l’acharnement qu’on trouve à nos tyrans d’aujourd’hui. Il n’y a de repos, vous dis-je, pour les petits, que dans le mépris des grands qui ne peuvent penser au peuple que par intérêt ou sadisme… Les philosophes, ce sont eux, notez-le encore pendant que nous y sommes, qui ont commencé par raconter des histoires au bon peuple… Lui qui ne connaissait que le catéchisme! Ils se sont mis, proclamèrent-ils, à l’éduquer… Ah! ils en avaient des vérités à lui révéler! et des belles! Et des pas fatiguées! Qui brillaient! Qu’on en restait tout ébloui! C’est ça! qu’il a commencé par dire, le bon peuple, c’est bien ça! C’est tout à fait ça! Mourons tous pour ça! Il ne demande jamais qu’à mourir le peuple! Il est ainsi. “Vive Diderot!” qu’ils ont gueulé et puis “Bravo Voltaire!” En voilà au moins des philosophes! Et vive aussi Carnot qui organise si bien les victoires! Et vive tout le monde! Voilà au moins des gars qui ne le laissent pas crever dans l’ignorance et le fétichisme le bon peuple! Ils lui montrent eux les routes de la Liberté! Ils l’émancipent! Ça n’a pas traîné! Que tout le monde d’abord sache lire les journaux! C’est le salut! Nom de Dieu! Et en vitesse! Plus d’illettrés! Il en faut plus! Rien que des soldats citoyens! Qui votent! Qui lisent! Et qui se battent! Et qui marchent! Et qui envoient des baisers! À ce régime‐là, bientôt il fut fin mûr le bon peuple. Alors n’est-ce pas l’enthousiasme d’être libéré il faut bien que ça serve à quelque chose? Danton n’était pas éloquent pour les prunes. Par quelques coups de gueule si bien sentis, qu’on les entend encore, il vous l’a mobilisé en un tour de main le bon peuple! Et ce fut le premier départ des premiers bataillons d’émancipés frénétiques! Des premiers couillons voteurs et drapeautiques qu’emmena le Dumouriez se faire trouer dans les Flandres! Pour lui-même Dumouriez, venu trop tard à ce petit jeu idéaliste, entièrement inédit, préférant somme toute le pognon, il déserta. Ce fut notre dernier mercenaire… Le soldat gratuit ça c’était du nouveau… Tellement nouveau que Goethe, tout Goethe qu’il était, arrivant à Valmy en reçut plein la vue. Devant ces cohortes loqueteuses et passionnées qui venaient se faire étripailler spontanément par le roi de Prusse pour la défense de l’inédite fiction patriotique, Goethe eut le sentiment qu’il avait encore bien des choses à apprendre. “De ce jour, clama‐t‐il, magnifiquement, selon les habitudes de son génie, commence une époque nouvelle!” Tu parles! Par la suite, comme le système était excellent, on se mit à fabriquer des héros en série, et qui coûtèrent de moins en moins cher, à cause du perfectionnement du système. Tout le monde s’en est bien trouvé. Bismarck, les deux Napoléon, Barrès aussi bien que la cavalière Eisa. La religion drapeautique remplaça promptement la céleste, vieux nuage déjà dégonflé par la Réforme et condensé depuis longtemps en tirelires épiscopales. Autrefois, la mode fanatique, c’était “Vive Jésus! Au bûcher les hérétiques!”, mais rares et volontaires après tout les hérétiques… Tandis que désormais, où nous voici, c’est par hordes immenses que les cris: “Au poteau les salsifis sans fibres! Les citrons sans jus! Les innocents lecteurs! Par millions face à droite!” provoquent les vocations. Les hommes qui ne veulent ni découdre, ni assassiner personne, les Pacifiques puants, qu’on s’en empare et qu’on les écartèle! Et les trucide aussi de treize façons et bien fadées! Qu’on leur arrache pour leur apprendre à vivre les tripes du corps d’abord, les yeux des orbites, et les années de leur sale vie baveuse! Qu’on les fasse par légions et légions encore, crever, tourner en mirlitons, saigner, fumer dans les acides, et tout ça pour que la Patrie en devienne plus aimée, plus joyeuse et plus douce! Et s’il y en a là-dedans des immondes qui se refusent à comprendre ces choses sublimes, ils n’ont qu’à aller s’enterrer tout de suite avec les autres, pas tout à fait cependant, mais au fin bout du cimetière, sous l’épitaphe infamante des lâches sans idéal, car ils auront perdu, ces ignobles, le droit magnifique à un petit bout d’ombre du monument adjudicataire et communal élevé pour les morts convenables dans l’allée du centre, et puis aussi perdu le droit de recueillir un peu de l’écho du Ministre qui viendra ce dimanche encore uriner chez le Préfet et frémir de la gueule au-dessus des tombes après le déjeuner… »
Mais du fond du jardin, on l’appela Princhard. Le médecin‐chef le faisait demander d’urgence par son infirmier de service.
« J’y vais », qu’il a répondu Princhard, et n’eut que le temps juste de me passer le brouillon du discours qu’il venait ainsi d’essayer sur moi. Un truc de cabotin.
Lui, Princhard, je ne le revis jamais. Il avait le vice des intellectuels, il était futile. Il savait trop de choses ce garçon-là et ces choses l’embrouillaient. Il avait besoin de tas de trucs pour s’exciter, se décider.
C’est loin déjà de nous le soir où il est parti, quand j’y pense. Je m’en souviens bien quand même. Ces maisons du faubourg qui limitaient notre parc se détachaient encore une fois, bien nettes, comme font toutes les choses avant que le soir les prenne. Les arbres grandissaient dans l’ombre et montaient au ciel rejoindre la nuit.
Je n’ai jamais rien fait pour avoir de ses nouvelles, pour savoir s’il était vraiment « disparu » ce Princhard, comme on l’a répété. Mais c’est mieux qu’il soit disparu.
Déjà notre paix hargneuse faisait dans la guerre même ses semences.
On pouvait deviner ce qu’elle serait, cette hystérique rien qu’à la voir s’agiter déjà dans la taverne de l’Olympia. En bas dans la longue cave-dancing louchante aux cent glaces, elle trépignait dans la poussière et le grand désespoir en musique négro-judéo-saxonne. Britanniques et Noirs mêlés. Levantins et Russes, on en trouvait partout, fumants, braillants, mélancoliques et militaires, tout du long des sofas cramoisis. Ces uniformes dont on commence à ne plus se souvenir qu’avec bien de la peine furent les semences de l’aujourd’hui, cette chose qui pousse encore et qui ne sera tout à fait devenue fumier qu’un peu plus tard, à la longue.
Bien entraînés au désir par quelques heures à l’Olympia chaque semaine, nous allions en groupe faire une visite ensuite à notre lingère-gantière-libraire Mme Herote, dans l’Impasse des Beresinas, derrière les Folies-Bergère, à présent disparue, où les petits chiens venaient avec leurs petites filles, en laisse, faire leurs besoins.
Nous y venions nous, chercher notre bonheur à tâtons, que le monde entier menaçait avec rage. On en était honteux de cette envie-là, mais il fallait bien s’y mettre tout de même! C’est plus difficile de renoncer à l’amour qu’à la vie. On passe son temps à tuer ou à adorer en ce monde et cela tout ensemble. « Je te hais! Je t’adore! » On se défend, on s’entretient, on repasse sa vie au bipède du siècle suivant, avec frénésie, à tout prix, comme si c’était formidablement agréable de se continuer, comme si ça allait nous rendre, au bout du compte, éternels. Envie de s’embrasser malgré tout, comme on se gratte.
J’allais mieux mentalement, mais ma situation militaire demeurait assez indécise. On me permettait de sortir en ville de temps en temps. Notre lingère s’appelait donc Mme Herote. Son front était bas et si borné qu’on en demeurait, devant elle, mal à l’aise au début, mais ses lèvres si bien souriantes par contre, et si charnues qu’on ne savait plus comment s’y prendre ensuite pour lui échapper. À l’abri d’une volubilité formidable, d’un tempérament inoubliable, elle abritait une série d’intentions simples, rapaces, pieusement commerciales.
Fortune elle se mit à faire en quelques mois, grâce aux alliés et à son ventre surtout. On l’avait débarrassée de ses ovaires il faut le dire, opérée de salpingite l’année précédente. Cette castration libératrice fit sa fortune. Il y a de ces blennorragies féminines qui se démontrent providentielles. Une femme qui passe son temps à redouter les grossesses n’est qu’une espèce d’impotente et n’ira jamais bien loin dans la réussite.
Les vieux et les jeunes gens aussi croient, je le croyais, qu’on trouvait moyen de faire facilement l’amour et pour pas cher dans l’arrière-boutique de certaines librairies-lingeries. Cela était encore exact, il y a quelque vingt ans, mais depuis, bien des choses ne se font plus, celles-là surtout parmi les plus agréables. Le puritanisme anglo-saxon nous dessèche chaque mois davantage, il a déjà réduit à peu près à rien la gaudriole impromptue des arrière-boutiques. Tout tourne au mariage et à la correction.
Mme Herote sut mettre à bon profit les dernières licences qu’on avait encore de baiser debout et pas cher. Un commissaire-priseur désœuvré passa devant son magasin certain dimanche, il y entra, il y est toujours. Gaga, il l’était un peu, il le demeura, sans plus. Leur bonheur ne fit aucun bruit. À l’ombre des journaux délirants d’appels aux sacrifices ultimes et patriotiques, la vie, strictement mesurée, farcie de prévoyance, continuait et bien plus astucieuse même que jamais. Tels sont l’envers et l’endroit, comme la lumière et l’ombre, de la même médaille.
Le commissaire de Mme Herote plaçait en Hollande des fonds pour ses amis, les mieux renseignés, et pour Mme Herote à son tour, dès qu’ils furent devenus confidents. Les cravates, les soutiens-gorge, les presque chemises comme elle en vendait, retenaient clients et clientes et surtout les incitaient à revenir souvent.
Grand nombre de rencontres étrangères et nationales eurent lieu à l’ombre rosée de ces brise-bise parmi les phrases incessantes de la patronne dont toute la personne substantielle, bavarde et parfumée jusqu’à l’évanouissement aurait pu rendre grivois le plus ranci des hépatiques. Dans ces mélanges, loin de perdre l’esprit, elle retrouvait son compte Mme Herote, en argent d’abord, parce qu’elle prélevait sa dîme sur les ventes en sentiments, ensuite parce qu’il se faisait beaucoup d’amour autour d’elle. Unissant les couples et les désunissant avec une joie au moins égale, à coups de ragots, d’insinuations, de trahisons.
Elle imaginait du bonheur et du drame sans désemparer. Elle entretenait la vie des passions. Son commerce n’en marchait que mieux.
Proust, mi-revenant lui-même, s’est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l’infinie, la diluante futilité des rites et démarches qui s’entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d’improbables Cythères. Mais Mme Herote, populaire et substantielle d’origine, tenait solidement à la terre par de rudes appétits, bêtes et précis.
Si les gens sont si méchants, c’est peut-être seulement parce qu’ils souffrent, mais le temps est long qui sépare le moment où ils ont cessé de souffrir de celui où ils deviennent un peu meilleurs. La belle réussite matérielle et passionnelle de Mme Herote n’avait pas encore eu le temps d’adoucir ses dispositions conquérantes.
Elle n’était pas plus haineuse que la plupart des petites commerçantes d’alentour, mais elle se donnait beaucoup de peine à vous démontrer le contraire, alors on se souvient de son cas. Sa boutique n’était pas qu’un lieu de rendez-vous, c’était encore une sorte d’entrée furtive dans un monde de richesse et de luxe où je n’avais jamais malgré tout mon désir, jusqu’alors pénétré et d’où je fus d’ailleurs éliminé promptement et péniblement à la suite d’une furtive incursion, la première et la seule.
Les gens riches à Paris demeurent ensemble, leurs quartiers, en bloc, forment une tranche de gâteau urbain dont la pointe vient toucher au Louvre, cependant que le rebord arrondi s’arrête aux arbres entre le Pont d’Auteuil et la Porte des Ternes. Voilà. C’est le bon morceau de la ville. Tout le reste n’est que peine et fumier.
Quand on passe du côté de chez les riches on ne remarque pas d’abord de grandes différences avec les autres quartiers, si ce n’est que les rues y sont un peu plus propres et c’est tout. Pour aller faire une excursion dans l’intérieur même de ces gens, de ces choses, il faut se fier au hasard ou à l’intimité.
Par la boutique de Mme Herote on y pouvait pénétrer un peu avant dans cette réserve à cause des Argentins qui descendaient des quartiers privilégiés pour se fournir chez elle en caleçons et chemises et taquiner aussi son joli choix d’amies ambitieuses, théâtreuses et musiciennes, bien faites, que Mme Herote attirait à dessein.
À l’une d’elles, moi qui n’avais rien à offrir que ma jeunesse, comme on dit, je me mis cependant à tenir beaucoup trop. La petite Musyne on l’appelait dans ce milieu.
Au passage des Beresinas, tout le monde se connaissait de boutique en boutique, comme dans une véritable petite province, depuis des années coincée entre deux rues de Paris, c’est-à-dire qu’on s’y épiait et s’y calomniait humainement jusqu’au délire.
Pour ce qui est de la matérielle, avant la guerre, on y discutait entre commerçants une vie picoreuse et désespérément économe. C’était entre autres épreuves miséreuses le chagrin chronique de ces boutiquiers, d’être forcés dans leur pénombre de recourir au gaz dès quatre heures du soir venues, à cause des étalages. Mais il se ménageait ainsi, en retrait, par contre, une ambiance propice aux propositions délicates.
Beaucoup de boutiques étaient malgré tout en train de péricliter à cause de la guerre, tandis que celle de Mme Herote, à force de jeunes Argentins, d’officiers à pécule et des conseils de l’ami commissaire, prenait un essor que tout le monde, aux environs, commentait, on peut l’imaginer, en termes abominables.
Notons par exemple qu’à cette même époque, le célèbre pâtissier du numéro 112 perdit soudain ses belles clientes par l’effet de la mobilisation. Les habituelles goûteuses à longs gants forcées tant on avait réquisitionné de chevaux d’aller à pied ne revinrent plus. Elles ne devaient plus jamais revenir. Quant à Sambanet, le relieur de musique, il se défendit mal lui, soudain, contre l’envie qui l’avait toujours possédé de sodomiser quelque soldat. Une telle audace d’un soir, mal venue, lui fit un tort irréparable auprès de certains patriotes qui l’accusèrent d’emblée d’espionnage. Il dut fermer ses rayons.
Par contre Mlle Hermance, au numéro 26, dont la spécialité était jusqu’à ce jour l’article de caoutchouc avouable ou non, se serait très bien débrouillée, grâce aux circonstances, si elle n’avait éprouvé précisément toutes les difficultés du monde à s’approvisionner en « préservatifs » qu’elle recevait d’Allemagne.
Seule Mme Herote, en somme, au seuil de la nouvelle époque de la lingerie fine et démocratique entra facilement dans la prospérité.
On s’écrivait nombre de lettres anonymes entre boutiques, et des salées. Mme Herote préférait, quant à elle, et pour sa distraction, en adresser à de hauts personnages; en ceci même elle manifestait de la forte ambition qui constituait le fond même de son tempérament. Au Président du Conseil, par exemple elle en envoyait, rien que pour l’assurer qu’il était cocu, et au Maréchal Pétain, en anglais, à l’aide du dictionnaire, pour le faire enrager. La lettre anonyme? Douche sur les plumes! Mme Herote en recevait chaque jour un petit paquet pour son compte de ces lettres non signées et qui ne sentaient pas bon, je vous l’assure. Elle en demeurait pensive, éberluée pendant dix minutes environ, mais elle se reconstituait tout aussitôt son équilibre, n’importe comment, avec n’importe quoi, mais toujours, et solidement encore car il n’y avait dans sa vie intérieure aucune place pour le doute et encore moins pour la vérité.
Parmi ses clientes et protégées, nombre de petites artistes lui arrivaient avec plus de dettes que de robes. Toutes, Mme Herote les conseillait et elles s’en trouvaient bien, Musyne entre autres qui me semblait à moi la plus mignonne de toutes. Un véritable petit ange musicien, une amour de violoniste, une amour bien dessalée par exemple, elle me le prouva. Implacable dans son désir de réussir sur la terre, et pas au ciel, elle se débrouillait au moment où je la connus, dans un petit acte, tout ce qu’il y avait de mignon, très parisien et bien oublié, aux Variétés.
Elle apparaissait avec son violon dans une manière de prologue impromptu, versifié, mélodieux. Un genre adorable et compliqué.
Avec ce sentiment que je lui vouai mon temps devint frénétique et se passait en bondissements de l’hôpital à la sortie de son théâtre. Je n’étais d’ailleurs presque jamais seul à l’attendre. Des militaires terrestres la ravissaient à tour de bras, des aviateurs aussi et bien plus facilement encore, mais le pompon séducteur revenait sans conteste aux Argentins. Leur commerce de viandes froides à ceux‐là, prenait grâce à la pullulation des contingents nouveaux, les proportions d’une force de la nature. La petite Musyne en a bien profité de ces jours mercantiles. Elle a bien fait, les Argentins n’existent plus.
Je ne comprenais pas. J’étais cocu avec tout et tout le monde, avec les femmes, l’argent et les idées. Cocu et pas content. À l’heure qu’il est, il m’arrive encore de la rencontrer Musyne, par hasard, tous les deux ans ou presque, ainsi que la plupart des êtres qu’on a connus très bien. C’est le délai qu’il nous faut, deux années, pour nous rendre compte, d’un seul coup d’œil, intrompable alors, comme l’instinct, des laideurs dont un visage, même en son temps délicieux, s’est chargé.
On demeure comme hésitant un instant devant, et puis on finit par l’accepter tel qu’il est devenu le visage avec cette disharmonie croissante, ignoble, de toute la figure. Il le faut bien dire oui, à cette soigneuse et lente caricature burinée par deux ans. Accepter le temps, ce tableau de nous. On peut dire alors qu’on s’est reconnus tout à fait (comme un billet étranger qu’on hésite à prendre à première vue) qu’on ne s’était pas trompés de chemin, qu’on avait bien suivi la vraie route, sans s’être concertés, l’immanquable route pendant deux années de plus, la route de la pourriture. Et voilà tout.
Musyne, quand elle me rencontrait ainsi, fortuitement, tellement je l’épouvantais avec ma grosse tête, semblait vouloir me fuir absolument, m’éviter, se détourner, n’importe quoi… Je lui sentais mauvais, c’était évident, de tout un passé, mais moi qui sais son âge, depuis trop d’années, elle a beau faire, elle ne peut absolument plus m’échapper. Elle reste là l’air gêné devant mon existence, comme devant un monstre. Elle, si délicate, se croit tenue de me poser des questions balourdes, imbéciles, comme en poserait une bonne prise en faute. Les femmes ont des natures de domestiques. Mais elle imagine peut-être seulement cette répulsion, plus qu’elle ne l’éprouve; c’est l’espèce de consolation qui me demeure. Je lui suggère peut-être seulement que je suis immonde. Je suis peut-être un artiste dans ce genre-là. Après tout, pourquoi n’y aurait-il pas autant d’art possible dans la laideur que dans la beauté? C’est un genre à cultiver, voilà tout.
J’ai cru longtemps qu’elle était sotte la petite Musyne, mais ce n’était qu’une opinion de vaniteux éconduit. Vous savez, avant la guerre, on était tous encore bien plus ignorants et plus fats qu’aujourd’hui. On ne savait presque rien des choses du monde en général, enfin des inconscients… Les petits types dans mon genre prenaient encore bien plus facilement qu’aujourd’hui des vessies pour des lanternes. D’être amoureux de Musyne si mignonne je pensais que ça allait me douer de toutes les puissances, et d’abord et surtout du courage qui me manquait, tout ça parce qu’elle était si jolie et si joliment musicienne ma petite amie! L’amour c’est comme l’alcool, plus on est impuissant et soûl et plus on se croit fort et malin, et sûr de ses droits.
Mme Herote, cousine de nombreux héros décédés, ne sortait plus de son impasse qu’en grand deuil; encore, n’allait-elle en ville que rarement, son commissaire ami se montrant assez jaloux. Nous nous réunissions dans la salle à manger de l’arrière-boutique, qui, la prospérité venue, prit bel et bien les allures d’un petit salon. On y venait converser, s’y distraire, gentiment, convenablement sous le gaz. Petite Musyne, au piano, nous ravissait de classiques, rien que des classiques, à cause des convenances de ces temps douloureux. Nous demeurions là, des après-midi, coude à coude, le commissaire au milieu, à bercer ensemble nos secrets, nos craintes, et nos espoirs.
La servante de Mme Herote, récemment engagée, tenait beaucoup à savoir quand les uns allaient se décider enfin à se marier avec les autres. Dans sa campagne on ne concevait pas l’union libre. Tous ces Argentins, ces officiers, ces clients fureteurs lui causaient une inquiétude presque animale.
Musyne se trouvait de plus en plus souvent accaparée par les clients sud‐américains. Je finis de cette façon par connaître à fond toutes les cuisines et domestiques de ces messieurs, à force d’aller attendre mon aimée à l’office. Les valets de chambre de ces messieurs me prenaient d’ailleurs pour le maquereau. Et puis, tout le monde finit par me prendre pour un maquereau, y compris Musyne elle-même, en même temps je crois que tous les habitués de la boutique de Mme Herote. Je n’y pouvais rien. D’ailleurs, il faut bien que cela arrive tôt ou tard, qu’on vous classe.
J’obtins de l’autorité militaire une autre convalescence de deux mois de durée et on parla même de me réformer. Avec Musyne nous décidâmes d’aller loger ensemble à Billancourt. C’était pour me semer en réalité ce subterfuge parce qu’elle profita que nous demeurions loin, pour rentrer de plus en plus rarement à la maison. Toujours elle trouvait de nouveaux prétextes pour rester dans Paris.
Les nuits de Billancourt étaient douces, animées parfois par ces puériles alarmes d’avions et de zeppelins, grâce auxquelles les citadins trouvaient moyen d’éprouver des frissons justificatifs. En attendant mon amante, j’allais me promener, nuit tombée, jusqu’au pont de Grenelle, là où l’ombre monte du fleuve jusqu’au tablier du métro, avec ses lampadaires en chapelets, tendu en plein noir, avec sa ferraille énorme aussi qui va foncer en tonnerre en plein flanc des gros immeubles du quai de Passy.
Il existe certains coins comme ça dans les villes, si stupidement laids qu’on y est presque toujours seul.
Musyne finit par ne plus rentrer à notre espèce de foyer qu’une fois par semaine. Elle accompagnait de plus en plus fréquemment des chanteuses chez les Argentins. Elle aurait pu jouer et gagner sa vie dans les cinémas, où ç’aurait été bien plus facile pour moi d’aller la chercher, mais les Argentins étaient gais et bien payants, tandis que les cinémas étaient tristes et payaient peu. C’est toute la vie ces préférences.