Kitabı oku: «Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке», sayfa 6
Pour comble de mon infortune survint le Théâtre aux Armées. Elle se créa instantanément, Musyne, cent relations militaires au Ministère et de plus en plus fréquemment elle partit alors distraire au front nos petits soldats et cela durant des semaines entières. Elle y détaillait, aux armées, la sonate et l’adagio devant les parterres d’État-major, bien placés pour lui voir les jambes. Les soldats parqués en gradins à l’arrière des chefs ne jouissaient eux que des échos mélodieux. Elle passait forcément ensuite des nuits très compliquées dans les hôtels de la zone des Armées. Un jour elle m’en revint toute guillerette des Armées et munie d’un brevet d’héroïsme, signé par l’un de nos grands généraux, s’il vous plaît. Ce diplôme fut à l’origine de sa définitive réussite.
Dans la colonie argentine, elle sut se rendre du coup extrêmement populaire. On la fêta. On en raffola de ma Musyne, violoniste de guerre si mignonne! Si fraîche et bouclée et puis héroïne par-dessus le marché. Ces Argentins avaient la reconnaissance du ventre, ils vouaient à nos grands chefs une de ces admirations qui n’était pas dans une musette, et quand elle leur revint ma Musyne, avec son document authentique, sa jolie frimousse, ses petits doigts agiles et glorieux, ils se mirent à l’aimer à qui mieux mieux, aux enchères pour ainsi dire. La poésie héroïque possède sans résistance ceux qui ne vont pas à la guerre et mieux encore ceux que la guerre est en train d’enrichir énormément. C’est régulier.
Ah! l’héroïsme mutin, c’est à défaillir je vous le dis! Les armateurs de Rio offraient leurs noms et leurs actions à la mignonne qui féminisait si joliment à leur usage la vaillance française et guerrière. Musyne avait su se créer, il faut l’avouer, un petit répertoire très coquet d’incidents de guerre et qui, tel un chapeau mutin, lui allait à ravir. Elle m’étonnait souvent moi-même par son tact et je dus m’avouer, à l’entendre, que je n’étais en fait de bobards qu’un grossier simulateur à ses côtés. Elle possédait le don de mettre ses trouvailles dans un certain lointain dramatique où tout devenait et demeurait précieux et pénétrant. Nous demeurions nous combattants, en fait de fariboles, je m’en rendais soudain compte, grossièrement temporaires et précis. Elle travaillait dans l’éternel ma belle. Il faut croire Claude Lorrain, les premiers plans d’un tableau sont toujours répugnants et l’art exige qu’on situe l’intérêt de l’œuvre dans les lointains, dans l’insaisissable, là où se réfugie le mensonge, ce rêve pris sur le fait, et seul amour des hommes. La femme qui sait tenir compte de notre misérable nature devient aisément notre chérie, notre indispensable et suprême espérance. Nous attendons auprès d’elle, qu’elle nous conserve notre menteuse raison d’être, mais tout en attendant elle peut, dans l’exercice de cette magique fonction gagner très largement sa vie. Musyne n’y manquait pas, d’instinct.
On trouvait ses Argentins du côté des Ternes, et puis surtout aux limites du Bois, en petits hôtels particuliers, bien clos, brillants, où par ces temps d’hiver il régnait une chaleur si agréable qu’en y pénétrant de la rue, le cours de vos pensées devenait optimiste soudain, malgré vous.
Dans mon désespoir tremblotant, j’avais entrepris, pour comble de gaffe, d’aller le plus souvent possible, je l’ai dit, attendre ma compagne à l’office. Je patientais, parfois jusqu’au matin, j’avais sommeil, mais la jalousie me tenait quand même bien réveillé, le vin blanc aussi, que les domestiques me servaient largement. Les maîtres argentins, eux, je les voyais fort rarement, j’entendais leurs chansons et leur espagnol fracasseur et le piano qui n’arrêtait pas, mais joué le plus souvent par d’autres mains que par celles de Musyne. Que faisait-elle donc pendant ce temps-là, cette garce, avec ses mains?
Quand nous nous retrouvions au matin devant la porte elle faisait la grimace en me revoyant. J’étais encore naturel comme un animal en ce temps‐là, je ne voulais pas la lâcher ma jolie et c’est tout, comme un os.
On perd la plus grande partie de sa jeunesse à coups de maladresses. Il était évident qu’elle allait m’abandonner mon aimée tout à fait et bientôt. Je n’avais pas encore appris qu’il existe deux humanités très différentes, celle des riches et celle des pauvres. Il m’a fallu, comme à tant d’autres, vingt années et la guerre, pour apprendre à me tenir dans ma catégorie, à demander le prix des choses et des êtres avant d’y toucher, et surtout avant d’y tenir.
Me réchauffant donc à l’office avec mes compagnons domestiques, je ne comprenais pas qu’au-dessus de ma tête dansaient les dieux argentins, ils auraient pu être allemands, français, chinois, cela n’avait guère d’importance, mais des Dieux, des riches, voilà ce qu’il fallait comprendre. Eux en haut avec Musyne, moi en dessous, avec rien. Musyne songeait sérieusement à son avenir; alors elle préférait le faire avec un Dieu. Moi aussi bien sûr j’y songeais à mon avenir, mais dans une sorte de délire, parce que j’avais tout le temps, en sourdine, la crainte d’être tué dans la guerre et la peur aussi de crever de faim dans la paix. J’étais en sursis de mort et amoureux. Ce n’était pas qu’un cauchemar. Pas bien loin de nous, à moins de cent kilomètres, des millions d’hommes, braves, bien armés, bien instruits, m’attendaient pour me faire mon affaire et des Français aussi qui m’attendaient pour en finir avec ma peau, si je ne voulais pas la faire mettre en lambeaux saignants par ceux d’en face.
Il existe pour le pauvre en ce monde deux grandes manières de crever, soit par l’indifférence absolue de vos semblables en temps de paix, ou par la passion homicide des mêmes en la guerre venue. S’ils se mettent à penser à vous, c’est à votre torture qu’ils songent aussitôt les autres, et rien qu’à ça. On ne les intéresse que saignants, les salauds! Princhard à cet égard avait eu bien raison. Dans l’imminence de l’abattoir, on ne spécule plus beaucoup sur les choses de son avenir, on ne pense guère qu’à aimer pendant les jours qui vous restent puisque c’est le seul moyen d’oublier son corps un peu, qu’on va vous écorcher bientôt du haut en bas.
Comme elle me fuyait Musyne, je me prenais pour un idéaliste, c’est ainsi qu’on appelle ses propres petits instincts habillés en grands mots. Ma permission touchait à son terme. Les journaux battaient le rappel de tous les combattants possibles, et bien entendu avant tout, de ceux qui n’avaient pas de relations. Il était officiel qu’on ne devait plus penser qu’à gagner la guerre.
Musyne désirait fort aussi, comme Lola, que je retourne au front dare-dare et que j’y reste et comme j’avais l’air de tarder à m’y rendre, elle se décida à brusquer les choses, ce qui pourtant n’était pas dans sa manière.
Tel soir, où par exception nous rentrions ensemble, à Billancourt, voici que passent les pompiers trompetteurs et tous les gens de notre maison se précipitent à la cave en l’honneur de je ne sais quel zeppelin.
Ces paniques menues pendant lesquelles tout un quartier en pyjama, derrière la bougie, disparaissait en gloussant dans les profondeurs pour échapper à un péril presque entièrement imaginaire mesuraient l’angoissante futilité de ces êtres tantôt poules effrayées, tantôt moutons fats et consentants. De semblables et monstrueuses inconsistances sont bien faites pour dégoûter à tout jamais le plus patient, le plus tenace des sociophiles.
Dès le premier coup de clairon d’alerte Musyne oubliait qu’on venait de lui découvrir bien de l’héroïsme au Théâtre des Armées. Elle insistait pour que je me précipite avec elle au fond des souterrains, dans le métro, dans les égouts, n’importe où, mais à l’abri et dans les ultimes profondeurs et surtout tout de suite! À les voir tous dévaler ainsi, gros et petits, les locataires, frivoles ou majestueux, quatre à quatre, vers le trou sauveur, cela finit même à moi, par me pourvoir d’indifférence. Lâche ou courageux, cela ne veut pas dire grand-chose. Lapin ici, héros là-bas, c’est le même homme, il ne pense pas plus ici que là-bas. Tout ce qui n’est pas gagner de l’argent le dépasse décidément infiniment. Tout ce qui est vie ou mort lui échappe. Même sa propre mort, il la spécule mal et de travers. Il ne comprend que l’argent et le théâtre.
Musyne pleurnichait devant ma résistance. D’autres locataires nous pressaient de les accompagner, je finis par me laisser convaincre. Il fut émis quant au choix de la cave une série de propositions différentes. La cave du boucher finit par emporter la majorité des adhésions, on prétendait qu’elle était située plus profondément que n’importe quelle autre de l’immeuble. Dès le seuil il vous parvenait des bouffées d’une odeur âcre et de moi bien connue, qui me fut à l’instant absolument insupportable.
« Tu vas descendre là-dedans Musyne, avec la viande pendante aux crochets? lui demandai-je.
– Pourquoi pas? me répondit-elle, bien étonnée.
– Eh bien moi, dis-je, j’ai des souvenirs, et je préfère remonter là-haut…
– Tu t’en vas alors?
– Tu viendras me retrouver, dès que ce sera fini!
– Mais ça peut durer longtemps…
– J’aime mieux t’attendre là-haut, que je dis. Je n’aime pas la viande, et ce sera bientôt terminé. »
Pendant l’alerte, protégés dans leurs réduits, les locataires échangeaient des politesses guillerettes. Certaines dames en peignoir, dernières venues, se pressaient avec élégance et mesure vers cette voûte odorante dont le boucher et la bouchère leur faisaient les honneurs, tout en s’excusant, à cause du froid artificiel indispensable à la bonne conservation de la marchandise.
Musyne disparut avec les autres. Je l’ai attendue, chez nous, en haut, une nuit, tout un jour, un an… Elle n’est jamais revenue me trouver.
Je devins pour ma part à partir de cette époque de plus en plus difficile à contenter et je n’avais plus que deux idées en tête: sauver ma peau et partir pour l’Amérique. Mais échapper à la guerre constituait déjà une œuvre initiale qui me tint tout essoufflé pendant des mois et des mois.
« Des canons! des hommes! des munitions! » qu’ils exigeaient sans jamais en sembler las, les patriotes. Il paraît qu’on ne pouvait plus dormir tant que la pauvre Belgique et l’innocente petite Alsace n’auraient pas été arrachées au joug germanique. C’était une obsession qui empêchait, nous affirmait‐on, les meilleurs d’entre nous de respirer, de manger, de copuler. Ça n’avait pas l’air tout de même de les empêcher de faire des affaires les survivants. Le moral était bon à l’arrière, on pouvait le dire.
Il fallut réintégrer en vitesse nos régiments. Mais moi dès la première visite, on me trouva trop au-dessous de la moyenne encore, et juste bon pour être dirigé sur un autre hôpital, pour osseux et nerveux celui-là. Un matin nous sortîmes à six du Dépôt, trois artilleurs et trois dragons, blessés et malades à la recherche de cet endroit où se réparait la vaillance perdue, les réflexes abolis et les bras cassés. Nous passâmes d’abord, comme tous les blessés de l’époque, pour le contrôle, au Val‐de‐Grâce, citadelle ventrue, si noble et toute barbue d’arbres et qui sentait bien fort l’omnibus par ses couloirs, odeur aujourd’hui et sans doute à jamais disparue, mixture de pieds, de paille et de lampes à huile. Nous ne fîmes pas long feu au Val, à peine entrevus nous étions engueulés et comme il faut, par deux officiers gestionnaires, pelliculaires et surmenés, menacés par ceux-ci du Conseil et projetés à nouveau par d’autres Administrateurs dans la rue. Ils n’avaient pas de place pour nous, qu’ils disaient, en nous indiquant une destination vague: un bastion, quelque part, dans les zones autour de la ville.
De bistrots en bastions, de mominettes en cafés crème, nous partîmes donc à six au hasard des mauvaises directions, à la recherche de ce nouvel abri qui paraissait spécialisé dans la guérison des incapables héros dans notre genre.
Un seul d’entre nous six possédait un rudiment de bien, qui tenait tout entier, il faut le dire, dans une petite boîte en zinc de biscuits Pernot, marque célèbre alors et dont je n’entends plus parler. Là-dedans, il cachait, notre camarade, des cigarettes, et une brosse à dents, même qu’on en rigolait tous, de ce soin peu commun alors, qu’il prenait de ses dents, et que nous on le traitait, à cause de ce raffinement insolite, d’« homosexuel ».
Enfin, nous abordâmes, après bien des hésitations, vers le milieu de la nuit, aux remblais bouffis de ténèbres de ce bastion de Bicêtre, le « 43 » qu’il s’intitulait. C’était le bon.
On venait de le mettre à neuf pour recevoir des éclopés et des vieillards. Le jardin n’était même pas fini.
Quand nous arrivâmes, il n’y avait encore en fait d’habitants que la concierge, dans la partie militaire. Il pleuvait dru. Elle eut peur de nous la concierge en nous entendant, mais nous la fîmes rire en lui mettant la main tout de suite au bon endroit. « Je croyais que c’était des Allemands! fit‐elle. – Ils sont loin! lui répondit-on. – Où c’est que vous êtes malades? s’inquiétait-el-le. – Partout; mais pas au zizi! » fit un artilleur en réponse. Alors ça, on pouvait dire que c’était du vrai esprit et qu’elle appréciait en plus, la concierge. Dans ce même bastion séjournèrent par la suite avec nous des vieillards de l’Assistance publique. On avait construit pour eux, d’urgence, de nouveaux bâtiments garnis de kilomètres de vitrages, on les gardait là‐dedans jusqu’à la fin des hostilités, comme des insectes. Sur les buttes d’alentour, une éruption de lotissements étriqués se disputaient des tas de boue fuyante mal contenue entre des séries de cabanons précaires. À l’abri de ceux-ci poussent de temps à autre une laitue et trois radis, dont on ne sait jamais pourquoi, des limaces dégoûtées consentent à faire hommage au propriétaire.
Notre hôpital était propre, comme il faut se dépêcher de voir ces choses-là, quelques semaines, tout à leur début, car pour l’entretien des choses chez nous, on a aucun goût, on est même à cet égard de francs dégueulasses. On s’est couchés, je dis donc, au petit bonheur des lits métalliques et à la lumière lunaire, c’était si neuf ces locaux que l’électricité n’y venait pas encore.
Au réveil, notre nouveau médecin-chef est venu se faire connaître, tout content de nous voir, qu’il semblait, toute cordialité dehors. Il avait des raisons de son côté pour être heureux, il venait d’être nommé à quatre galons. Cet homme possédait en plus les plus beaux yeux du monde, veloutés et surnaturels, il s’en servait beaucoup pour l’émoi de quatre charmantes infirmières bénévoles qui l’entouraient de prévenances et de mimiques et qui n’en perdaient pas une miette de leur médecin-chef. Dès le premier contact, il se saisit de notre moral, comme il nous en prévint. Sans façon, empoignant familièrement l’épaule de l’un de nous, le secouant paternellement, la voix réconfortante, il nous traça les règles et le plus court chemin pour aller gaillardement et au plus tôt encore nous refaire casser la gueule.
D’où qu’ils provinssent décidément, ils ne pensaient qu’à cela. On aurait dit que ça leur faisait du bien. C’était le nouveau vice. « La France, mes amis, vous a fait confiance, c’est une femme, la plus belle des femmes la France! entonna-t-il. Elle compte sur votre héroïsme la France! Victime de la plus lâche, de la plus abominable agression. Elle a le droit d’exiger de ses fils d’être vengée profondément la France! D’être rétablie dans l’intégrité de son territoire, même au prix du sacrifice le plus haut la France! Nous ferons tous ici, en ce qui nous concerne, notre devoir, mes amis, faites le vôtre! Notre science vous appartient! Elle est vôtre! Toutes ses ressources sont au service de votre guérison! Aidez-nous à votre tour dans la mesure de votre bonne volonté! Je le sais, elle nous est acquise votre bonne volonté! Et que bientôt vous puissiez tous reprendre votre place à côté de vos chers camarades des tranchées! Votre place sacrée! Pour la défense de notre sol chéri. Vive la France! En avant! » Il savait parler aux soldats.
Nous étions chacun au pied de notre lit, dans la position du garde-à-vous, l’écoutant. Derrière lui, une brune du groupe de ses jolies infirmières dominait mal l’émotion qui l’étreignait et que quelques larmes rendirent visible. Les autres infirmières, ses compagnes, s’empressèrent aussitôt: « Chérie! Chérie! Je vous assure… Il reviendra, voyons!.. »
C’était une de ses cousines, la blonde un peu boulotte, qui la consolait le mieux. En passant près de nous, la soutenant dans ses bras, elle me confia la boulotte qu’elle défaillait ainsi la cousine jolie, à cause du départ récent d’un fiancé mobilisé dans la marine. Le maître ardent, déconcerté, s’efforçait d’atténuer le bel et tragique émoi propagé par sa brève et vibrante allocution. Il en demeurait tout confus et peiné devant elle. Réveil d’une trop douloureuse inquiétude dans un cœur d’élite, évidemment pathétique, tout sensibilité et tendresse. « Si nous avions su, maître! chuchotait encore la blonde cousine, nous vous aurions prévenu… Ils s’aiment si tendrement si vous saviez!.. » Le groupe des infirmières et le Maître lui‐même disparurent parlotant toujours et bruissant à travers le couloir. On ne s’occupait plus de nous.
J’essayai de me rappeler et de comprendre le sens de cette allocution qu’il venait de prononcer, l’homme aux yeux splendides, mais loin, moi, de m’attrister elles me parurent en y réfléchissant, ces paroles, extraordinairement bien faites pour me dégoûter de mourir. C’était aussi l’avis des autres camarades, mais ils n’y trouvaient pas au surplus comme moi, une façon de défi et d’insulte. Eux ne cherchaient guère à comprendre ce qui se passait autour de nous dans la vie, ils discernaient seulement, et encore à peine, que le délire ordinaire du monde s’était accru depuis quelques mois, dans de telles proportions, qu’on ne pouvait décidément plus appuyer son existence sur rien de stable.
Ici à l’hôpital, tout comme dans la nuit des Flandres la mort nous tracassait; seulement ici, elle nous menaçait de plus loin la mort irrévocable tout comme là-bas, c’est vrai, une fois lancée sur votre tremblante carcasse par les soins de l’Administration.
Ici, on ne nous engueulait pas, certes, on nous parlait même avec douceur, on nous parlait tout le temps d’autre chose que de la mort, mais notre condamnation figurait toutefois, bien nette au coin de chaque papier qu’on nous demandait de signer, dans chaque précaution qu’on prenait à notre égard: Médailles… Bracelets… La moindre permission… N’importe quel conseil… On se sentait comptés, guettés, numérotés dans la grande réserve des partants de demain. Alors forcément, tout ce monde civil et sanitaire ambiant avait l’air plus léger que nous, par comparaison. Les infirmières, ces garces, ne le partageaient pas, elles, notre destin, elles ne pensaient par contraste, qu’à vivre longtemps, et plus longtemps encore et à aimer c’était clair, à se promener et à mille et dix mille fois faire et refaire l’amour. Chacune de ces angéliques tenait à son petit plan dans le périnée, comme les forçats, pour plus tard, le petit plan d’amour, quand nous serions, nous, crevés dans une boue quelconque et Dieu sait comment!
Elles vous auraient alors des soupirs remémoratifs spéciaux de tendresse qui les rendraient plus attrayantes encore, elles évoqueraient en silences émus, les tragiques temps de la guerre, les revenants… « Vous souvenez-vous du petit Bardamu, di-raient-elles à l’heure crépusculaire en pensant à moi, celui qu’on avait tant de mal à empêcher de tousser?.. Il en avait un mauvais moral celui-là, le pauvre petit… Qu’a-t-il pu devenir? »
Quelques regrets poétiques placés à propos siéent à une femme aussi bien que certains cheveux vaporeux sous les rayons de la lune.
À l’abri de chacun de leurs mots et de leur sollicitude, il fallait dès maintenant comprendre: « Tu vas crever gentil militaire… Tu vas crever… C’est la guerre… Chacun sa vie… Chacun son rôle… Chacun sa mort… Nous avons l’air de partager ta détresse… Mais on ne partage la mort de personne… Tout doit être aux âmes et aux corps bien portants, façon de distraction et rien de plus et rien de moins, et nous sommes nous des solides jeunes filles, belles, considérées, saines et bien élevées… Pour nous tout devient, biologie automatique, joyeux spectacle et se convertit en joie! Ainsi l’exige notre santé! Et les vilaines licences du chagrin nous sont impossibles… Il nous faut des excitants à nous, rien que des excitants… Vous serez vite oubliés, petits soldats… Soyez gentils, crevez bien vite… Et que la guerre finisse et qu’on puisse se marier avec un de vos aimables officiers… Un brun surtout!.. Vive la Patrie dont parle toujours papa!.. Comme l’amour doit être bon quand il revient de la guerre!.. Il sera décoré notre petit mari!.. Il sera distingué… Vous pourrez cirer ses jolies bottes le beau jour de notre mariage si vous existez encore à ce moment-là, petit soldat… Ne serez-vous pas alors heureux de notre bonheur, petit soldat?.. »
Chaque matin, nous le revîmes, et le revîmes encore le médecin‐chef, suivi de ses infirmières. C’était un savant, apprîmes-nous. Autour de nos salles réservées venaient trotter les vieillards de l’hospice d’à côté en bonds inutiles et disjoints. Ils s’en allaient crachoter leurs cancans avec leurs caries d’une salle à l’autre, porteurs de petits bouts de ragots et médisances éculées. Ici cloîtrés dans leur misère officielle comme au fond d’un enclos baveux, les vieux travailleurs broutaient toute la fiente qui dépose autour des âmes à l’issue des longues années de servitude. Haines impuissantes, rancies dans l’oisiveté pisseuse des salles communes. Ils ne se servaient de leurs ultimes et chevrotantes énergies que pour se nuire encore un petit peu et se détruire dans ce qui leur restait de plaisir et de souffle.
Suprême plaisir! Dans leur carcasse racornie il ne subsistait plus un seul atome qui ne fût strictement méchant.
Dès qu’il fut entendu que nous partagerions, soldats, les commodités relatives du bastion avec ces vieillards, ils se mirent à nous détester à l’unisson, non sans venir toutefois en même temps mendier et sans répit nos résidus de tabac à la traîne le long des croisées et les bouts de pain rassis tombés dessous les bancs. Leurs faces parcheminées s’écrasaient à l’heure des repas contre les vitres de notre réfectoire. Il passait entre les plis chassieux de leurs nez des petits regards de vieux rats convoiteux. L’un de ces infirmes paraissait plus astucieux et coquin que les autres, il venait nous chanter des chansonnettes de son temps pour nous distraire, le père Birouette qu’on l’appelait. Il voulait bien faire tout ce qu’on voulait pourvu qu’on lui donnât du tabac, tout ce qu’on voulait sauf passer devant la morgue du bastion qui d’ailleurs ne chômait guère. L’une des blagues consistait à l’emmener de ce côté-là, soi-disant en promenade. « Tu veux pas entrer? » qu’on lui demandait quand on était en plein devant la porte. Il se sauvait alors bien râleux mais si vite et si loin qu’on ne le revoyait plus de deux jours au moins, le père Birouette. Il avait entrevu la mort.
Notre médecin-chef aux beaux yeux, le professeur Bestombes, avait fait installer pour nous redonner de l’âme, tout un appareillage très compliqué d’engins électriques étincelants dont nous subissions les décharges périodiques, effluves qu’il prétendait toniques et qu’il fallait accepter sous peine d’expulsion. Il était fort riche, semblait-il, Bestombes, il fallait l’être pour acheter tout ce coûteux bazar électrocuteur. Son beau-père, grand politique, ayant puissamment tripoté au cours d’achats gouvernementaux de terrains, lui permettait ces largesses.
Il fallait en profiter. Tout s’arrange. Crimes et châtiments. Tel qu’il était, nous ne le détestions pas. Il examinait notre système nerveux avec un soin extraordinaire, et nous interrogeait sur le ton d’une courtoise familiarité. Cette bonhomie soigneusement mise au point divertissait délicieusement les infirmières, toutes distinguées, de son service. Elles attendaient chaque matin, ces mignonnes, le moment de se réjouir des manifestations de sa haute gentillesse, c’était du nanan. Nous jouions tous en somme dans une pièce où il avait choisi lui Bestombes le rôle du savant bienfaisant et profondément, aimablement humain, le tout était de s’entendre.
Dans ce nouvel hôpital, je faisais chambre commune avec le sergent Branledore, rengagé; c’était un ancien convive des hôpitaux, lui, Branledore. Il avait traîné son intestin perforé depuis des mois, dans quatre différents services.
Il avait appris au cours de ces séjours à attirer et puis à retenir la sympathie active des infirmières. Il rendait, urinait et coliquait du sang assez souvent Branledore, il avait aussi bien du mal à respirer, mais cela n’aurait pas entièrement suffi à lui concilier les bonnes grâces toutes spéciales du personnel traitant qui en voyait bien d’autres. Alors entre deux étouffements s’il y avait un médecin ou une infirmière à passer par là: « Victoire! Victoire! Nous aurons la Victoire! » criait Branledore, ou le murmurait du bout ou de la totalité de ses poumons selon le cas. Ainsi rendu conforme à l’ardente littérature agressive, par un effet d’opportune mise en scène, il jouissait de la plus haute cote morale. Il le possédait, le truc, lui.
Comme le Théâtre était partout il fallait jouer et il avait bien raison Branledore; rien aussi n’a l’air plus idiot et n’irrite davantage, c’est vrai, qu’un spectateur inerte monté par hasard sur les planches. Quand on est là-dessus, n’est-ce pas, il faut prendre le ton, s’animer, jouer, se décider ou bien disparaître. Les femmes surtout demandaient du spectacle et elles étaient impitoyables, les garces, pour les amateurs déconcertés. La guerre, sans conteste, porte aux ovaires, elles en exigeaient des héros, et ceux qui ne l’étaient pas du tout devaient se présenter comme tels ou bien s’apprêter à subir le plus ignominieux des destins.
Après huit jours passés dans ce nouveau service, nous avions compris l’urgence d’avoir à changer de dégaine et, grâce à Branledore (dans le civil placier en dentelles), ces mêmes hommes apeurés et recherchant l’ombre, possédés par des souvenirs honteux d’abattoirs que nous étions en arrivant, se muèrent en une satanée bande de gaillards, tous résolus à la victoire et je vous le garantis armés d’abattage et de formidables propos. Un dru langage était devenu en effet le nôtre, et si salé que ces dames en rougissaient parfois, elles ne s’en plaignaient jamais cependant parce qu’il est bien entendu qu’un soldat est aussi brave qu’insouciant, et grossier plus souvent qu’à son tour, et que plus il est grossier et que plus il est brave.
Au début, tout en copiant Branledore de notre mieux, nos petites allures patriotiques n’étaient pas encore tout à fait au point, pas très convaincantes. Il fallut une bonne semaine et même deux de répétitions intensives pour nous placer absolument dans le ton, le bon.
Dès que notre médecin, professeur agrégé Bestombes, eut noté, ce savant, la brillante amélioration de nos qualités morales, il résolut, à titre d’encouragement, de nous autoriser quelques visites, à commencer par celles de nos parents.
Certains soldats bien doués, à ce que j’avais entendu conter, éprouvaient quand ils se mêlaient aux combats, une sorte de griserie et même une vive volupté. Dès que pour ma part j’essayais d’imaginer une volupté de cet ordre bien spécial, je m’en rendais malade pendant huit jours au moins. Je me sentais si incapable de tuer quelqu’un, qu’il valait décidément mieux que j’y renonce et que j’en finisse tout de suite. Non que l’expérience m’eût manqué, on avait même fait tout pour me donner le goût, mais le don me faisait défaut. Il m’aurait fallu peut-être une plus lente initiation.
Je résolus certain jour de faire part au professeur Bestombes des difficultés que j’éprouvais corps et âme à être aussi brave que je l’aurais voulu et que les circonstances, sublimes certes, l’exigeaient. Je redoutais un peu qu’il se prît à me considérer comme un effronté, un bavard impertinent… Mais point du tout. Au contraire! Le Maître se déclara tout à fait heureux que dans cet accès de franchise je vienne m’ouvrir à lui du trouble d’âme que je ressentais.
« Vous allez mieux Bardamu, mon ami! Vous allez mieux, tout simplement! » Voici ce qu’il concluait. « Cette confidence que vous venez me faire, absolument spontanément, je la considère, Bardamu, comme l’indice très encourageant d’une amélioration notable de votre état mental… Vaudesquin, d’ailleurs, cet observateur modeste, mais combien sagace, des défaillances morales chez les soldats de l’Empire, avait résumé, dès 1802, des observations de ce genre dans un mémoire à présent classique, bien qu’injustement négligé par nos étudiants actuels, où il notait, dis-je, avec beaucoup de justesse et de précision des crises dites d’“aveux”, qui surviennent, signe entre tous excellent, chez le convalescent moral… Notre grand Dupré, près d’un siècle plus tard, sut établir à propos du même symptôme sa nomenclature désormais célèbre où cette crise identique figure sous le titre de crise du “rassemblement des souvenirs”, crise qui doit, selon le même auteur, précéder de peu, lorsque la cure est bien conduite, la débâcle massive des idéations anxieuses et la libération définitive du champ de la conscience, phénomène second en somme dans le cours du rétablissement psychique. Dupré donne d’autre part, dans sa terminologie si imagée et dont il avait l’apanage, le nom de “diarrhée cogitive de libération à cette crise qui s’accompagne chez le sujet d’une sensation d’euphorie très active, d’une reprise très marquée de l’activité de relations, reprise, entre autres, très notable du sommeil, qu’on voit se prolonger soudain pendant des journées entières, enfin autre stade: suractivité très marquée des fonctions génitales, à tel point qu’il n’est pas rare d’observer chez les mêmes malades auparavant frigides, de véritables “fringales érotiques”. D’où cette formule: “Le malade n’entre pas dans la guérison, il s’y rue!” Tel est le terme magnifiquement descriptif, n’est-ce pas, de ces triomphes récupératifs, par lequel un autre de nos grands psychiatres français du siècle dernier, Philibert Margeton, caractérisait la reprise véritablement triomphale de toutes les activités normales chez un sujet convalescent de la maladie de la peur… Pour ce qui vous concerne, Bardamu, je vous considère donc et dès à présent, comme un véritable convalescent… Vous intéressera-t-il, Bardamu, puisque nous en sommes à cette satisfaisante conclusion, de savoir que demain, précisément, je présente à la Société de Psychologie militaire un mémoire sur les qualités fondamentales de l’esprit humain?.. Ce mémoire est de qualité, je le crois.