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Kitabı oku: «Borgia», sayfa 23

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XLVI. LE CAMP DE CÉSAR

Aussitôt après l’entrevue de Tivoli, César Borgia tout bardé d’acier, entouré de sa garde suisse – un régiment de solides et pe-sants fantassins que César avait choisis un à un – escorté d’une vingtaine de seigneurs qui composaient son état-major, avait alors donné le signal du départ.

À travers les défilés des montagnes, les troupes formaient un immense serpent qui ondulait, hérissé de fer. C’étaient, en tête, les deux régiments de Piémontais, barbus, trapus, les yeux fé-roces, chantant des chansons de mort, en entrechoquant leurs courtes lances et leurs glaives à deux tranchants.

Puis venaient les canons et les bombardes que traînaient des mules incessamment fouettées par d’agiles Calabrais. Le long des pièces d’artillerie marchaient en bon ordre les servants – des Al-lemands aux statures gigantesques, aux larges barbes en éven-tail.

Immédiatement après, venaient les hallebardiers, sortes de Titans que César avait recrutés dans les Flandres. Ces hommes allaient gravement, insoucieux des proches batailles, sachant à peine pour qui ils se battaient. Ils étaient suivis par le régiment des arquebusiers romains, soldats massifs.

Alors s’avançait le régiment des Suisses, lourds et indiffé-rents chantant un ranz d’une voix monotone. Au milieu d’eux, César à cheval. Puis d’autres régiments encore ; enfin, la cavale-rie toute luisante d’acier.

Des caissons, des chariots chargés de tentes et de provisions fermaient la marche, escortés par des escadrons de cavalerie lé-gère – des Romains encore, montés sur de petits chevaux, n’ayant pour toute arme qu’un estramaçon, et pour défense un léger bouclier.

César était sombre. Une flamme brillait dans son regard. Ses narines, largement, aspiraient les âcres senteurs que déga-geait cette foule en marche. Il se retrouvait dans son élément.

Mais, malgré la physique allégresse de marcher à la bataille, malgré l’orgueil qui lui venait par bouffées lorsque, du haut de quelque sommet, il embrassait d’un coup d’œil le rude spectacle de son armée, malgré la certitude inébranlable dans son esprit d’une victoire qui allait le faire roi, César était sombre.

Deux noms revenaient sans cesse à son esprit : Ragastens et Primevère.

Derrière lui, ses courtisans ordinaires causaient joyeuse-ment de la campagne qui s’ouvrait. César entendait leurs propos, et, parfois, les approuvait d’un mot bref. Toujours l’entretien re-venait sur le pillage qui, déjà, se réglait méthodiquement.

Parfois aussi, César rejoignait Lucrèce. Celle-ci commodé-ment installée dans une vaste berline, entourée d’une garde par-ticulière, passait le temps à lire ou à rêver.

Près de la portière de la berline, cheminait le moine Garco-nio, encore pâle de sa blessure, et Lucrèce s’entretenait souvent avec lui, de façon que personne ne les entendît. L’entretien de Lu-crèce et du moine s’arrêtait net toutes les fois que César s’approchait de sa sœur.

L’armée s’avança ainsi par étapes régulières. Un soir, après plusieurs jours de marche lente, elle s’arrêta dans une vaste plaine et dressa ses tentes en bon ordre, puis creusa aussitôt des fossés autour du camp. Au bout de la plaine s’ouvraient, parmi les rochers, les défilés qui conduisaient à Monteforte.

Le lendemain soir, César voulut aller voir sa sœur et se ren-dit dans la tente magnifique qu’elle s’était fait installer. Mais Lu-crèce n’était pas dans sa tente. Elle ne reparut pas de la nuit. Le lendemain, César dut se rendre à l’évidence : Lucrèce avait dis-paru.

– Elle aura pris peur et aura voulu s’en retourner à Tivoli, pensa-t-il.

Et il fit demander dom Garconio pour l’interroger. Mais on chercha inutilement le moine, également disparu.

XLVII. LE DUEL

Ragastens, en allant au rendez-vous de Jean Malatesta, était réellement désespéré, tout prêt à se laisser tuer par son adver-saire, résolu d’en finir d’un coup avec une vie qui lui paraissait insipide du moment que Primevère lui échappait. Mais Ragas-tens avait compté sans le bon et puissant instinct de vivre, sans son tempérament spécial, qui lui faisait à la rigueur accepter et même souhaiter la mort, mais à qui la pensée de mourir dans une défaite était insupportable.

Donc, au moment où il se mit en garde, il offrit pour ainsi dire sa poitrine à l’adversaire. Mais, dès le premier coup sérieux qui lui fut porté, il para.

Ce ne fut pas seulement l’instinct de vivre, mais la curiosité intéressée du manieur d’épée. Malatesta était un adversaire digne de lui. Il jouait un jeu terrible. Et Ragastens, qui se fût peut-être laissé tuer par un maladroit, sentit se réveiller toute son ardeur dès l’instant où il vit qu’il risquait la mort.

Il s’intéressa à ce duel et se passionna pour l’escrime de son adversaire. Cela le sauva.

Malatesta, cependant, lui portait botte sur botte. Et, en même temps, la pensée de Ragastens évoluait ; il résolut de ne pas blesser le jeune homme, mais de se défendre de façon à ne pas être touché lui-même.

Il y eut ainsi une première passe d’armes qui arracha des cris d’admiration aux témoins de cette scène. Deux ou trois fois déjà, le chevalier eût pu blesser à mort son adversaire ; à chaque fois, il s’était contenté de parades sans ripostes. Trois reprises as-sez longues se succédèrent.

À la quatrième, Ragastens résolut d’en finir. Par une série de ces doublés qui le rendaient si redoutable, il lia l’épée de Malates-ta et la fit sauter.

À cette époque, il était permis de tuer l’adversaire désarmé. Le duel était un vrai combat à mort, où toutes les ruses étaient permises. Il fallait tuer ou l’être.

Malatesta, désarmé, se croisa les bras.

– Vous triomphez sur tous les terrains, monsieur, dit-il avec amertume. Tuez-moi !…

Les témoins, dans ce rapide instant, considérèrent Malatesta comme un homme mort. Mais Ragastens, sans répondre, avait couru à l’épée de Malatesta. Il la ramassa, puis, revenant au jeune homme, gravement, il la lui présenta par la poignée.

Ce geste fut si simple que les cavaliers présents ne purent s’empêcher d’applaudir.

Quant à Malatesta, sa poitrine se gonfla, mais les larmes qui voulaient monter à ses yeux ne parvinrent point à couler. Pendant quelques secondes, il demeura comme accablé, hésitant, en proie à une sorte de vertige. Puis, tout à coup, il ouvrit ses bras ; la gé-nérosité de Ragastens l’avait vaincu !…

– Aimez-la ! murmura le malheureux jeune homme. Vous êtes digne d’elle…

– Morbleu ! répondit Ragastens, je renoncerais à ma part de ciel s’il me fallait faire du mal à un gentilhomme aussi accompli. Mais, continua-t-il, assombri soudain, vous vous trompez singu-lièrement. Il est possible qu’elle ne vous aime pas, puisque vous l’affirmez. Mais je vous garantis que je ne suis pas plus heureux que vous !

Ces mots avaient été échangés à voix basse. Malatesta se-coua la tête, puis, prenant Ragastens par la main :

– Messieurs, dit-il, voici mon frère…

Giulio Orsini résuma l’impression générale en disant :

– Le chevalier devient notre frère à tous, puisqu’il va com-battre parmi nous, avec nous, pour nous.

Cette simple parole décida des destinées de Ragastens. L’instant d’avant, il se répétait que, Primevère mariée, son duel terminé, il n’avait plus qu’à s’en aller. Et, dès qu’Orsini eut parlé, il vit qu’il était lié.

S’en aller, c’était reculer, c’était se sauver. Or, Ragastens admettait tout, hormis qu’on pût dire qu’il avait fui. Ce fut donc sans hésitation qu’il répondit :

– Messieurs, vous me voyez tout glorieux de l’honneur de vaincre ou mourir en si belle compagnie.

Tous, alors, remontèrent à cheval et prirent le chemin de Monteforte.

XLVIII. LE SAULE PLEUREUR

La réconciliation de Ragastens et de Jean Malatesta fut scel-lée le lendemain soir, dans un dîner qui eut lieu chez Orsini. Le matin, Ragastens, accompagné de ses nouveaux amis, s’était pré-senté chez le comte Alma et lui avait fait part de sa résolution dé-finitive de servir dans l’armée des alliés.

Sur quoi, le comte lui avait témoigné sa vive satisfaction et lui avait fait les offres les plus brillantes. Mais, modestement, Ragastens avait insisté pour se battre en volontaire. Toutefois, et comme le comte se récriait :

– Eh bien, avait fini par dire Ragastens, puisque Votre Al-tesse veut m’honorer d’un titre et d’un emploi, il y a à Monteforte quelques pièces d’artillerie. Je demande à en être spécialement chargé et à être surtout affecté au bon emploi des poudres.

Ce point réglé, Ragastens avait donc passé la journée avec ses amis. Ils avaient ensemble visité les fortifications et convenu un plan de défense à soumettre au prince Manfredi, en cas de siège. Puis, un grand dîner les avait réunis au palais Orsini. Après le dîner, Ragastens avait regagné l’appartement que Giulio Orsini avait mis à sa disposition. Spadacape l’y attendait.

– Monsieur, nous ne quittons plus l’Italie ?

– Non… pas pour le moment, du moins.

– Et monsieur n’a plus envie de se faire tuer ?

– Où as-tu pris que j’aie eu cette envie saugrenue ?

– J’avais cru… Enfin, puisque vous vivez et que vous ne m’abandonnez plus… les diamants…

– Eh bien… les diamants ?…

– Ils sont là… sur la cheminée.

– C’est là que tu voulais en venir ? Tu deviens trop honnête, prends garde, cela te jouera un vilain tour.

Et Ragastens, plus ému qu’il n’eût voulu le paraître, frappa amicalement sur l’épaule de Spadacape, ce dont celui-ci se mon-tra extrêmement flatté. Puis, comme il allait se retirer, Ragastens le retint. Il y eut une longue conversation mystérieuse qui se ter-mina par ces mots de Spadacape :

– C’est bien, monsieur. Je commence dès cette nuit…

Quelques jours s’écoulèrent, pendant lesquels Ragastens se rendit tous les matins au palais, avec la foule des chefs et des sei-gneurs. Lorsqu’il lui arrivait de rencontrer la princesse Manfredi, il s’inclinait dans une grave salutation, mais pas un mot n’avait été échangé entre eux depuis leur dernier entretien.

Tous les soirs, le chevalier se livra à une singulière besogne. Spadacape sortait de Monteforte, conduisant une petite charrette couverte d’une bâche. Et c’est cette charrette qu’escortait Ragas-tens.

Dans les allées et venues de la foule, nul ne prit garde à ces sorties régulières du chevalier.

L’armée des alliés se concentra dans une grande plaine si-tuée en avant du défilé d’Enfer. Cette plaine s’appelait la Pianosa. C’est là que César concentra également ses troupes. En sorte que les deux camps étaient en présence, séparés à peine par une lieue de terrain. Il était certain qu’on en viendrait promptement aux mains.

Un soir, en rentrant dans Monteforte, après une de ces mys-térieuses excursions qu’il faisait régulièrement, Ragastens, ayant franchi la porte, aperçut dans la foule des gens qui entraient, une silhouette de femme qu’il lui sembla reconnaître. Il poussa vive-ment son cheval, mais il fut arrêté par un embarras de foule. Et lorsqu’il parvint au coin de rue où il avait aperçu la silhouette qui cheminait devant lui à cheval, elle avait disparu.

Ragastens parcourut la rue au trot, visita les ruelles voisines, mais ses recherches demeurèrent inutiles. Il finit par y renoncer en murmurant :

– C’est une imagination ! Ce serait impossible !…

Deux ou trois jours s’écoulèrent encore, pendant lesquels Ragastens oublia complètement cet incident.

Un soir, le prince Manfredi et le comte Alma annoncèrent que l’on attaquerait le lendemain. Un rendez-vous général fut donné à tous les seigneurs présents ; au point du jour, le comte Alma et le prince Manfredi seraient sur le champ de bataille. Ra-gastens assista au suprême conseil qui eut lieu à ce moment. Béa-trix y était également.

Après le conseil, Ragastens se rendit au palais Orsini et véri-fia soigneusement l’état de son harnachement et de ses armes. Rassuré sur ce point, il dîna de bon appétit, puis voulut se cou-cher. Mais il sentit que le sommeil ne viendrait pas. La pensée de Primevère l’obsédait.

Puisqu’il allait peut-être mourir, il eût au moins souhaité la voir une dernière fois et lui dire ce qu’il avait souffert par elle ! Enfin, il n’y put tenir et sortit. Machinalement, il se dirigea du cô-té du palais comtal.

Les portes en étaient fermées. Bientôt, il longea la grille du parc.

Il s’arrêta alors, le visage collé à la grille, il essaya de percer l’obscurité dont s’enveloppaient les sombres massifs. Mais il ne vit rien.

Tout à coup, Ragastens se mit à escalader la grille. En quelques instants, il se trouva de l’autre côté.

Où allait-il ? Il le savait à peine. Il venait, sans but précis, de franchir une grille, comme un larron, et il marchait devant lui. Brusquement, il se trouva devant le banc de granit où il avait déjà vu la princesse Manfredi. Elle était là ! Elle était seule.

Ragastens ne réfléchit pas. Il ne pensa à rien, sinon qu’elle était là, et il s’avança vers elle. Primevère le reconnut aussitôt. Elle le vit venir sans étonnement… elle était sûre qu’il viendrait.

– Madame, dit-il, voulez-vous me pardonner d’oser me pré-senter devant vous en ce moment ?…

– Je vous le pardonne, répondit-elle sans embarras appa-rent ; mais comment avez-vous fait pour entrer ?

– J’ai escaladé la grille du parc, dit-il simplement. Et, comme elle faisait un geste :

– Oh ! continua-t-il, ne donnez pas à ma démarche une in-terprétation malséante. Je vous jure que j’ai le cœur plein d’un respect infini…

Elle eut un sourire.

– Respect, dit-elle, qui va jusqu’à vous pousser à un acte ha-sardeux…

– Si vous l’ordonnez, je me retire…

– Non… restez.

Et d’une voix où, malgré elle, perça son émotion :

– Cet acte hasardeux, je ne vous en fais pas un reproche… Mais, chevalier, vous aviez sans doute des choses graves à me dire ?

– Je voulais, madame, vous dire simplement ceci : qu’on se bat demain et que je serai au premier rang de la mêlée, et qu’il y a de fortes possibilités pour que vous m’ayez vu ce soir pour la dernière fois… Or, si je meurs, je trouverais souverainement in-juste de n’avoir pu vous dire que je suis mort, heureux de vous donner ma vie, qu’il m’importe peu, à moi étranger, soldat d’aventure, que César soit ou non le maître de l’Italie, que c’est pour vous, pour vous seule que je risque ma vie, et que ma der-nière pensée sera pour vous, comme toutes mes pensées vont à vous depuis l’heure bénie où je vous rencontrai sur la route de Florence, et qu’enfin, madame, je vous aime…

Elle ne fit pas un geste de protestation. Elle avait écouté gra-vement, en regardant le chevalier bien en face. Il acheva, d’une voix plus basse, un peu étranglée :

– Voilà ce que je voulais vous dire, madame. Pardonnez à ma rude franchise de ne savoir point farder, selon les conve-nances, selon le respect que je dois à la princesse Manfredi…

Elle étendit la main comme pour l’arrêter. Un violent com-bat parut se livrer en elle, pendant quelques secondes. Puis ses yeux s’attachèrent aux yeux de Ragastens. Et doucement, grave-ment, elle prononça :

– Le prince Manfredi n’est pas mon mari…

Un vertige le saisit. Il eut peur d’avoir rêvé, ou d’avoir mal entendu, ou de n’avoir pas compris.

– Que voulez-vous dire, madame ? balbutia-t-il.

– J’ai épousé le prince, continua-t-elle, parce que je ne vou-lais épouser aucun des seigneurs qui m’avaient fait comprendre leurs sentiments… Pour trois mois, je suis la fiancée de Manfre-di… Et si, dans trois mois, le prince revient sur sa générosité, si l’époux l’emporte en lui sur le père qu’il a toujours été pour moi…

Elle s’arrêta, oppressée, non pas effrayée, mais violemment émue par l’aveu qui était sur ses lèvres…

– Oh ! murmura Ragastens, achevez !…

– Eh bien, alors, chevalier, la mort unira ceux que la vie au-ra séparés !…

Ragastens jeta un faible cri et tomba à genoux, couvrant de baisers passionnés la petite main qui lui était tendue.

– Et maintenant, reprit-elle avec plus de calme, partez, che-valier… Si vous succombez, demain, ou dans une autre bataille, dites-vous que votre pensée et la mienne n’en font plus qu’une… Allez…

Ragastens se leva.

– Je pars, dit-il d’une voix ardente ; mais pas avant de vous avoir dit que maintenant, je défie la mort, et que, pour te conqué-rir, je bouleverserai un monde !…

En même temps, et avant qu’elle eût pu faire un geste de dé-fense, ses deux bras enlacèrent sa taille souple et ses lèvres se po-sèrent, brûlantes, sur les lèvres de Primevère. Elle retomba sur le banc, presque évanouie, tandis qu’éperdu, insensé, se mordant jusqu’au sang les lèvres pour ne pas crier son bonheur aux étoiles, Ragastens s’enfuyait à travers le parc.

Une heure plus tard, Primevère regagna son appartement. Or, un peu en arrière du banc, s’élevait le vieux tronc d’un saule pleureur, dont le branchage flexible retombait de toutes parts. Ce tronc était à moitié creusé : le saule était vieux.

Quelques minutes après le départ de Primevère, l’ombre du tronc sembla se dédoubler, ou plutôt une ombre s’en détacha si-lencieusement… C’était une femme…

Elle accompagna d’un regard la silhouette blanche de Pri-mevère qui se perdait au loin dans la nuit. Alors, elle recula en ri-canant :

– Touchante entrevue ! L’idylle se développe… Insensés qui n’ont pas deviné la tragédie qui les guette !…

Alors, cette femme se dirigea rapidement vers le fond du parc. Là, il y avait une porte. Près de cette porte, un homme, l’un des domestiques du palais, attendait. La femme lui tendit une bourse que le valet saisit avidement.

– Faudra-t-il que j’attende demain la signora ?

– Oui ; demain, et tous les soirs suivants, comme hier, comme ce soir !…

Puis, la femme franchit lestement la porte et se perdit dans les rues noires de Monteforte.

XLIX. APRÈS LA BATAILLE

Dans la Pianosa, le lendemain matin, le choc eut lieu entre l’armée de Borgia et les troupes alliées…

Les résultats de la bataille furent indécis.

L’important, pour César Borgia, était d’entrer librement dans le défilé qui menait aux portes de Monteforte, seule et unique route praticable pour une armée. Tout l’effort des alliés fut donc de défendre les abords du défilé d’Enfer.

Et si César ne put, à cette première rencontre, s’emparer des positions qui l’eussent rendu maître du défilé, il fut du moins évi-dent qu’il ne tarderait pas à obtenir ce résultat. À ses vingt mille soldats, les alliés n’en opposaient que douze mille. En outre, on savait que le fils du pape attendait des renforts.

Au point du jour, au moment où le prince Manfredi donnait le signal de l’attaque, on vit apparaître une jeune femme vêtue de blanc qui, montée sur un cheval fougueux, parcourut au galop le front des troupes. C’était Primevère.

Du bout de sa cravache, elle montrait l’armée de César qui se déployait en longues lignes onduleuses. Et une immense ac-clamation salua la jeune femme. Presque aussitôt, les rangs ser-rés s’ébranlèrent.

Et bientôt, ce fut, dans la vaste plaine, le piétinement énorme des régiments en marche, la clameur mille fois répétée des chefs. Dans un rugissement féroce, dans un immense clique-tis que dominaient les cris d’horreur et de souffrance, la collision se fit.

On se battit d’abord en bon ordre. Vers quatre heures l’armée de César n’avait ni avancé ni reculé. Peu à peu, l’ordre primitif s’était rompu : la bataille s’était morcelée en dix, en vingt petites batailles isolées.

Vers quatre heures, César qui, depuis le matin, parcourait le champ de bataille, César, livide, sur un cheval noir qui avait des taches de sang jusqu’au poitrail, César, brandissant un estrama-çon rouge jusqu’à la garde, résolut d’en finir. Il rassembla son ré-giment de Suisses et ses deux régiments de Piémontais. Devant lui, il envoya une nuée de cavaliers qui balayèrent le terrain comme une trombe. Alors il se mit en marche, droit sur le défilé.

Dès lors, l’immense effort épars dans la plaine se concentra. Le prince Manfredi, avec deux ou trois régiments à demi déci-més, se plaça devant César.

Sur un geste de César, la mêlée se fit, terrible. Pendant une heure, il y eut dans les airs l’éblouissement d’éclairs innom-brables. Chaque éclair était une lance, une épée, un estramaçon. Des coups sourds suivis de râles. Des insultes. Des cris de rage. Soudain une clameur plus forte s’éleva. Les troupes de Manfredi pliaient.

Le prince, bardé d’acier, la tête nue, son casque ayant roulé à terre des taches de sang jusque sur sa barbe blanche, le prince poussa un cri de désespoir. Si César passait, c’en était fait de Monteforte.

À ce moment, Borgia entendit comme un roulement de ton-nerre qui faisait trembler la terre. Une centaine de cavaliers, la lance en arrêt fonçaient à fond de train sur ses régiments. Et, en tête, les dépassant de plusieurs longueurs de lance, un homme bondissait furieusement. Il n’était pas bardé d’acier, il n’avait qu’une cuirasse de cuir fauve. Il ne portait qu’une épée. C’était Ragastens.

En arrivant sur les Suisses, au milieu desquels se trouvait César, Ragastens se mit à frapper son Capitan à coups d’éperon redoublés. C’était sa manœuvre, à lui.

Capitan, fou de fureur, sautait, bondissait, envoyait de for-midables ruades. Un large chemin vide se formait devant le che-valier. Des cris de terreur s’élevaient sur son passage. Et lui, ce-pendant, fonçait sur César.

Les Suisses se défendaient péniblement contre l’escadron que Ragastens avait entraîné et qui venait de les heurter de sa masse d’acier. Ragastens comprit que le sort de la bataille dé-pendait de cet instant. Sans s’arrêter, il fonça et, enfin, il atteignit César.

– À vous, monseigneur ! cria-t-il.

– Traître ! répondit César. Tu vas mourir !

Il leva son estramaçon. Ce mouvement découvrit son épaule au défaut de l’armure, l’épée de Ragastens flamboya, la pointe s’enfonça dans l’épaule de César qui lâcha les rênes et tomba…

La cohue des Suisses recula de toutes parts.

Ragastens, dressé sur ses étriers, poussa un cri de victoire.

À ce moment, un cavalier, un hercule maniant une lourde lance, galopa sur lui. D’un coup d’œil, Ragastens vit les Suisses qui fuyaient, emportant Borgia et poursuivis par les cavaliers qu’il avait amenés. Il se tourna alors contre l’hercule : ils étaient pour ainsi dire seuls dans un large espace sanglant, encombré de mourants et de morts.

Léger, sans armure, Ragastens évita le choc du cavalier qui venait sur lui. L’hercule, emporté par l’élan, le dépassa ; et ce fut alors Ragastens qui courut sur lui. En quelques bonds, il le rejoi-gnit et, comme l’hercule essayait de se retourner, il poussa une horrible clameur, l’épée de Ragastens venait de lui entrer dans la gorge.

L’homme roula à terre et son cheval s’enfuit, épouvanté. Le casque du cavalier se détacha au moment où il tomba. Sa tête pâle et crispée apparut.

– Tiens ! C’est ce pauvre Astorre ! fit Ragastens.

– Oui ! répondit Astorre avec un sourire désespéré. Comme vous voyez, je suis venu chercher mon huitième coup d’épée…

– Baron, j’en suis fâché, dit Ragastens ému.

– Bah !… Ce sera… le dernier !…

Le baron Astorre se raidit, talonna la terre, puis ses yeux se convulsèrent, et il demeura à jamais immobile.

– Pauvre diable ! murmura Ragastens.

Et, tout pensif, il revint vers le front des troupes alliées. Une acclamation l’accueillit.

Tout surpris, il regarda autour de lui pour savoir ce que si-gnifiait cette clameur. Et alors, il s’aperçut que c’était lui qu’on acclamait. Dès qu’il eut mis pied à terre, le prince Manfredi s’avança vers lui, les bras ouverts.

– Vous nous sauvez ! dit-il en l’étreignant.

Puis, ce fut le tour du comte Alma, de Giulio Orsini, de Ma-latesta blessé, de vingt autres chefs qui, tous, lui donnèrent l’accolade… Non loin de là, sur un tertre, Primevère, à cheval, re-gardait ce spectacle. Et aucun de ceux qui l’entouraient ne put deviner les pensées qu’il suscitait en elle…

Plus loin, beaucoup plus loin, du haut d’un rocher, une autre femme avait assisté à toutes les phases de la bataille. Quand elle vit que c’était fini, cette femme reprit le chemin de Monteforte.

L’armée des alliés avait souffert. Mais le danger était mo-mentanément écarté. On avait appris, par quelques transfuges, que la blessure de César était assez sérieuse et qu’il ne pourrait rien tenter avant quelques jours.

Le comte Alma, le prince Manfredi et quelques seigneurs rentrèrent à Monteforte pour s’occuper du siège qu’il faudrait soutenir. On ne pouvait, en effet, se dissimuler que César, arrêté une fois par la fougueuse intervention de Ragastens, finirait par franchir le défilé d’Enfer. Parmi ceux qui furent désignés pour retourner à Monteforte se trouvait Ragastens.

Il faisait nuit. Ragastens, s’étant dépouillé de ses vêtements de guerre et ayant dîné avec Giulio Orsini, se délassait des fa-tigues de la journée, lorsque Spadacape entra dans sa chambre.

– Monsieur, il y a une dame qui veut vous parler.

– Une dame ? s’écria Ragastens.

– Oui. Elle est masquée.

– Fais-la entrer.

La dame annoncée par Spadacape entra et, tout aussitôt, avec une parfaite tranquillité, ôta son masque.

– Lucrèce Borgia ! fit Ragastens abasourdi.

– Eh ! oui… Cela vous étonne, chevalier ? Est-ce que vous me garderiez rancune de la petite querelle que nous avons eue au Palais-Riant ?…

– La duchesse de Bisaglia ! répéta Ragastens, qui ne reve-nait pas de sa stupéfaction.

– Ah ! non, mon cher… vous faites erreur, dit Lucrèce en riant. Je ne suis plus duchesse de Bisaglia… Ce pauvre duc a eu un accident… Il est mort, hélas !… Et me voilà veuve !

– Madame, dit alors Ragastens, pardonnez mon étonne-ment… Mais une telle audace !… Vous, à Monteforte !

– Oui ! fit tranquillement Lucrèce. La chose n’est pas ba-nale, j’en conviens. Pendant que le frère assiège la bonne ville de Monteforte, la sœur pénètre et vient rendre visite au vainqueur de César…

– Mais, madame, s’écria Ragastens, avez-vous songé que si on pouvait se douter… si on vous apercevait !…

– J’y ai très bien songé, chevalier. Et je songe aussi que vous n’auriez qu’un cri à jeter : je serais saisie aussitôt et je doute que mon sexe me protège au point de garantir ma vie… Allons, cheva-lier, criez ! Ce sera beau !

– Ici, madame, vous êtes aussi en sûreté qu’au Palais-Riant, répondit Ragastens avec dignité. Mais, puisque vous voilà, je ne suppose pas que vous soyez venue uniquement pour m’insulter ?

– Je ne suis pas venue vous insulter, chevalier. Je sais ce qu’il en coûte. J’ai voulu vous féliciter, moi aussi. N’est-ce pas na-turel ?…

– Madame, je vous en supplie, cessez ce badinage…

– Ah ! s’écria Lucrèce, vous croyez que je badine ?… Vous vous trompez, chevalier… Oui, cela vous paraît prodigieux que je vienne vous féliciter d’avoir blessé mon frère ! Connaissez Lu-crèce tout entière : mes félicitations eussent été plus ardentes en-core si vous l’aviez tué !…

– Madame…

– Ce que je suis venue faire ici !… Je suis venue vous répéter ce que je vous ai dit au Palais-Riant… Vous le répéter pour la dernière fois… Ragastens, j’ai reconnu en vous l’homme qui pou-vait être mon maître, alors que moi, je puis et veux être la maî-tresse de l’Italie… Lucrèce Borgia sera reine. Voulez-vous être roi ?… Voulez-vous régner à la fois sur Lucrèce et sur l’Italie ?… Je viens m’offrir à vous… J’ai tout préparé, vous dis-je ! Les prin-cipaux chefs de l’armée de César sont à moi. Dites un mot, et ce que vous avez commencé sera achevé. César mort, vous prenez le commandement de l’armée. Vous renversez Monteforte. Alors, Ragastens, nous marchons sur Rome. Le pape, sous ma pression, vous couronne. Je sais le moyen de le faire obéir… Et à nous deux, Ragastens, nous sommes la grandeur, la force et la beau-té… Voilà ce que je suis venue vous offrir… Acceptez-vous ?…

– Non ! Je crois, madame, que nous ne nous entendrons ja-mais. J’admire comme il convient, croyez-le, votre force d’âme et les rêves où se hausse votre ambition…

– Alors !… Qui vous arrête ? fit Lucrèce.

Mais le chevalier était trop fier pour surexciter la redoutable criminelle qui était devant lui.

– Ce qui m’arrête, dit-il avec la même douceur, c’est que je me sens incapable, justement, de ces hautes destinées. Croyez-moi, madame, si quelqu’un au monde peut vous aider à l’accomplissement de vos rêves, ce quelqu’un n’est pas ici !

– Vous oubliez, chevalier, de mentionner deux obstacles sé-rieux à votre adhésion…

– Lesquels ? fit Ragastens qui vit venir l’orage.

– Le premier, c’est que vous ne m’aimez pas !… C’est que je vous fais horreur ! Le deuxième, l’obstacle plus sérieux, le seul véritable en réalité, c’est que vous aimez la fille du comte Alma !

– Madame, vous me voyez désespéré d’avoir à me dérober…

– Ma vengeance, cette fois, sera d’autant plus complète que vous êtes deux à m’en répondre.

D’un bond, Ragastens se rapprocha d’elle. Il la saisit par un bras.

– Écoutez, dit-il d’une voix basse, presque inarticulée. Contre moi, tentez ce que vous voudrez ! Mais contre elle ! Ah ! à mon tour de vous prévenir : quoi que vous fassiez… si vous la frappez, si un malheur lui arrive, vous êtes une femme morte… Nous n’avons plus rien à nous dire…

– Je m’en vais ! dit Lucrèce avec un étrange sourire. Je quitte cette ville… Soyez tranquille, monsieur… c’est vous que je veux frapper, et cela ne tardera pas !

Cela dit, Lucrèce Borgia remit rapidement son masque. Quelques secondes plus tard, Ragastens, seul, eût pu croire qu’il avait rêvé, si Spadacape, apparaissant, ne lui eût confirmé la réa-lité de cette visite.

– Monsieur, lui dit-il, la dame qui sort d’ici est généreuse !… Voyez.

Et Spadacape ouvrit sa main pleine de ducats.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
510 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain