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Kitabı oku: «Borgia», sayfa 24

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L. LA VENGEANCE DE LUCRÈCE

Dans la matinée du lendemain, Ragastens fut appelé chez le prince Manfredi. Le prince avait son appartement au palais Al-ma. Dès qu’il fut arrivé, Ragastens fut introduit. Le comte Alma était avec Manfredi.

– Approchez, monsieur, dit celui-ci, approchez, qu’on vous félicite un peu mieux qu’on n’a pu le faire hier…

– Vous nous avez sauvés, ajouta le comte Alma.

– Altesse… prince, dit Ragastens, j’ai simplement combattu en soldat…

– Non pas, fit vivement Manfredi. Vous seul avez vu le point faible. Et votre attaque a dignement terminé cette journée… Sans vous, l’armée de César serait ce matin aux portes de la ville…

Ragastens s’inclina.

– Nous avons pensé, reprit alors le comte Alma, à vous offrir une récompense digne de l’action d’éclat que vous avez accom-plie.

Ragastens ferma les yeux un instant et songea que la récom-pense suprême, c’était d’avoir été vu par Primevère sur le champ de bataille. Puis il se redressa.

– Monseigneur, dit-il, vos paroles sont une récompense suf-fisante…

Mais le prince Manfredi avait fait un geste. Un valet ouvrit une grande porte à deux battants. Une trentaine de seigneurs, chefs de l’armée alliée, entrèrent alors et se rangèrent en silence derrière le comte Alma et le prince Manfredi. Ragastens regarda avec étonnement ces préparatifs. Tout à coup, le prince Manfredi fit deux pas vers lui. Et il retira un magnifique collier qu’il por-tait, composé d’une série de médailles d’or réunies entre elles par de légères chaînettes incrustées de brillants, terminé par une sorte de rosace faite de rubis. C’était l’insigne de l’Ordre des Preux, distinction suprême établie depuis des siècles par les premiers Alma.

Le nombre des chevaliers de l’Ordre des Preux ne devait ja-mais dépasser soixante. Quelques princes, les doges de Venise, le duc de Ferrare entre autres, s’enorgueillissaient de porter aux grandes cérémonies la rosace de rubis. Dans le comté, seuls le prince Manfredi, le comte Alma avaient cette décoration.

Le prince Manfredi, ayant retiré le collier qu’il portait au-tour du cou, le présenta à Ragastens.

– À genoux, lui dit-il gravement.

– Prince, fit Ragastens en pâlissant, une pareille distinc-tion… à moi !…

– À genoux, répéta doucement Manfredi.

Alors, Ragastens obéit. Il plia le genou. Le prince Manfredi se pencha vers lui et lui passa le collier autour du cou. Puis, tirant son épée, il le toucha du plat sur l’épaule droite, en disant :

– Sois brave. Sois fidèle. Sois pur. Dans tes pensées et dans tes actes, sois digne de l’Ordre des Preux, dont tu es chevalier à dater de ce jour.

Des applaudissements éclatèrent. Ragastens s’étant relevé, reçut l’accolade du prince Manfredi et du comte Alma et les féli-citations de tous les seigneurs présents. La chose qui lui fut plus douce peut-être que la décoration elle-même fut de constater, dans tous les yeux qui se fixaient sur lui, que pas un éclair de ja-lousie ne troubla l’harmonie de la cordialité qui l’entourait.

Le soir de ce jour, comme la nuit était venue, le prince Man-fredi se promenait dans le grand parc solitaire et silencieux, es-cortant la princesse Béatrix. Fidèle à l’engagement qu’il avait pris, le prince ne disait pas un mot qui pût rappeler à Béatrix qu’il était son mari.

– Ne rentrez-vous pas, mon enfant ? demanda-t-il.

– Pas encore, prince, répondit-elle. Vous le savez, c’est chez moi un caprice invétéré que de rêver seule, le soir, dans ce parc…

– Si vous m’en croyez, vous rentrerez… Vos esprits sont agi-tés par les graves événements que nous traversons, et vous avez besoin de repos…

– Non, prince, dit-elle. J’éprouve, au contraire, un réel sou-lagement à me promener dans ces parages que ma mère aimait, à essayer de la retrouver… Il me semble que je vais la rencontrer au détour de cette allée…

À ce moment précis, au détour même de l’allée que Prime-vère désignait du doigt, une ombre se montra une seconde, puis disparut aussitôt. Ni Primevère, ni le prince ne virent cette ombre.

– Mais vous ! reprit vivement la jeune princesse, vous sur-tout avez besoin de repos…

Le prince soupira. Il comprit que Primevère cherchait la so-litude.

– Je vous laisse donc, dit-il sans tristesse apparente.

Primevère tendit son front. Le vieillard y déposa un baiser paternel, puis se retira avec un soupir que Béatrix n’entendit pas.

Le prince Manfredi, la tête penchée, se dirigea lentement vers le palais, en passant par les allées qu’il venait de suivre avec Béatrix. Tout à coup, une voix murmura à son oreille, railleuse-ment :

– Bonjour, prince Manfredi !

Et, d’un fourré, il vit sortir une femme masquée.

– Qui êtes-vous ? fit le prince. Que faites-vous ici à pareille heure ?

– Je vous cherchais, prince… Qu’importe qui je suis ? Vous ne voyez pas mon visage, mais vous allez connaître ma pensée.

L’ombre éclata de rire. Le prince Manfredi avait pâli. Le persiflage de la femme masquée lui semblait cacher d’effroyables avertissements.

– Qui êtes-vous ? Parlez ou je vous arrache votre masque !

– Prince, dit alors la femme avec une soudaine gravité, vous ne saurez pas mon nom, parce qu’il est inutile que vous le sa-chiez. Vous ne verrez pas mon visage parce qu’il est impossible qu’un Manfredi violente une femme.

– Par le ciel, gronda sourdement le prince, parlez !… Que voulez-vous me dire ?

– Je n’ai rien à vous dire, fit tranquillement l’ombre… Vous ne me croiriez pas… Mais j’ai mieux à faire que de parler… Ve-nez, prince !… Et vous verrez vous-même sa trahison ! Vous en-tendrez le traître !

Le prince passa ses mains sur son front moite de sueur. Il suivit la femme qui s’enfonçait par de nombreux détours dans le méandre des allées du parc. Tout à coup, elle s’arrêta. Ils étaient sous le couvert d’un épais fourré. Devant eux, par-delà une bande de gazon qu’éclairait la lune, une femme était assise sur un banc. Et, à genoux devant elle, un homme couvrait sa main de baisers. Manfredi les reconnut sur-le-champ. C’était Primevère, prin-cesse Manfredi. C’était le chevalier de Ragastens.

La dame masquée les lui montra en étendant le bras vers eux, puis, comme si elle n’eût plus rien à faire, doucement, elle se recula et disparut sans bruit, laissant Manfredi hagard, frappé d’une immense stupeur.

Le valet, que Lucrèce avait gagné à prix d’or, était à son poste. Et, comme il demandait s’il faudrait l’attendre encore le lendemain soir, cette fois, elle répondit :

– Non… Maintenant, c’est fini…

Par les rues noires de Monteforte, elle gagna une maison de pauvre apparence qui se trouvait située non loin de la grande porte par où le comte Alma et Ragastens avaient fait leur entrée. Elle entra, monta au premier étage et pénétra dans une pièce qu’éclairait un seul flambeau. Un homme était là qui attendait. Il était vêtu en cavalier.

– Garconio, lui dit Lucrèce, je vais rentrer au camp.

– Et moi, madame ?

– Toi, tu restes, pour le surveiller. Attache-toi à lui. Qu’il ne fasse plus un pas, maintenant, dont tu ne puisses me rendre compte.

– Bien, madame. Vous pouvez vous fier à moi.

– Je le sais, Garconio, dit Lucrèce avec un sourire de satis-faction. Tu es un serviteur sûr parce que tu travailles pour ton propre compte… Seulement, prends garde ! Si cet homme te voit, tu es perdu…

Le lendemain matin, au moment où s’ouvrait la porte, Lu-crèce monta à cheval et, la figure à demi cachée par une écharpe légère, se présenta pour franchir cette porte. L’officier de garde, voyant une femme seule, ne fit aucune objection pour la laisser sortir.

Elle partit au galop. Trois heures plus tard, elle déboucha du défilé d’Enfer et, évitant le camp des alliés par un long détour, elle mit pied à terre vers midi devant la tente de César où elle en-tra aussitôt.

César, allongé sur un petit lit de sangles, causait avec deux ou trois de ses principaux lieutenants. Sa blessure, bien que peu dangereuse, le faisait cruellement souffrir.

– Comment ! s’écria Lucrèce en entrant. Blessé ?…

– Ma sœur ! s’exclama César.

Elle fit un signe imperceptible que comprit César. Celui-ci renvoya aussitôt les conseillers qui l’entouraient.

– Oui, blessé ! dit-il alors. Blessé par ce damné Ragastens, qui fait tout crouler autour de nous, depuis que nous avons eu le malheur de le rencontrer… Mais toi, d’où viens-tu ?…

– Je viens de Monteforte, répondit tranquillement Lucrèce.

– De Monteforte ? s’écria César.

La tranquille audace de Lucrèce stupéfiait César.

– C’est magnifique, ce que tu as fait là ! s’écria-t-il.

– D’autant plus que cela va te permettre de te venger.

César eut une exclamation de joie furieuse et voulut faire un mouvement pour se soulever. Mais la douleur lui arracha un cri et il retomba, haletant.

– Explique-toi, dit-il en se remettant. Si ce que tu dis est vrai, Lucrèce, si tu as trouvé le moyen de mettre cet homme en mon pouvoir, tu peux compter sur ma reconnaissance.

– Nous verrons cela plus tard, dit Lucrèce avec un sourire. Pour le moment, réponds à mes questions. Tiens-tu absolument à t’emparer de Monteforte ?

– Si j’y tiens ?… Ah ça ! Tu deviens folle ?…

– Ainsi, tu te refuserais à renoncer à marcher sur la ville ?

– Certes ! Par l’enfer, je la raserai, comme je l’ai dit à mon père, et je sèmerai moi-même du blé sur l’emplacement de ses remparts !

– Et puis, tu as une autre raison, avoue-le !…

– Oui ! Je sais ce que tu veux dire… Eh bien c’est vrai, je veux que la fille des Alma soit à moi !…

– En ce cas, il faut te hâter. Ragastens est dans la place et Béatrix ne le voit pas d’un mauvais œil.

César devint blême. Puis, après une minute de réflexion.

– Et tu dis que, pour avoir Ragastens en mon pouvoir, il me faudrait renoncer à détruire Monteforte ?…

– Ou feindre d’y renoncer !

– Ah ! ah !… Je crois que nous allons nous entendre !

Lucrèce, alors, se pencha vers son frère et lui parla longue-ment à voix basse.

Enfin, l’entretien prit fin. Alors, César appela l’officier qui se tenait en permanence devant la porte de sa tente.

– Monsieur, lui dit-il, envoyez-moi mon maître de camp et mes hérauts d’armes…

– Bien, monseigneur…

Une demi-heure plus tard, le bruit se répandait dans tout le camp, que César allait envoyer à Monteforte des parlementaires chargés de lui faire des propositions avantageuses. Quelques-uns approuvèrent la démarche. D’autres, en plus grand nombre, la jugèrent honteuse et murmurèrent que, décidément, César Bor-gia baissait… Nul ne soupçonna la vérité…

LI. SOIS BRAVE, FIDÈLE ET PUR

Ragastens, le soir de ce jour où il avait été créé chevalier-preux et avait reçu l’accolade du prince Manfredi, se dirigea vers le palais du comte Alma.

Une sorte de remords angoissé lui venait, non de son amour, mais de la démarche qu’il allait encore tenter et que, malgré tous ses raisonnements, il se sentait incapable de ne pas exécuter. En effet, toute la journée, il s’était dit : « Je n’irai pas ! »

Mais, lorsque vint le soir, il commença à piétiner avec impa-tience dans sa chambre. Bientôt, il sortit et il se dirigea sans hési-tation vers l’endroit des grilles qu’il avait déjà escaladé.

Là, il attendit que tout fût devenu silencieux dans le palais et que l’heure fût arrivée où il supposait que Primevère serait à sa place habituelle. Enfin, il franchit la grille, passa par les mêmes allées où il avait déjà passé, aboutit au même point et revit Béa-trix au même endroit.

Il s’avança aussitôt vers elle. Elle l’attendait en effet. Elle le vit arriver et sourit. Ce qu’ils se dirent…

Le moment vint, pourtant, où il fallut se séparer. Après un dernier adieu, Primevère s’éloigna lentement vers le palais. Ra-gastens demeura sur place, immobile, pétrifié par son bonheur et, depuis longtemps, elle avait disparu, lorsqu’avec un profond soupir, il s’éloigna, lui aussi.

Comme il allait atteindre la grille, il lui sembla qu’on mar-chait derrière lui. Il se retourna vivement. En effet, quelqu’un ve-nait derrière lui !

Ce quelqu’un ne songeait pas à se cacher. Ragastens vit sa haute silhouette flottante dans l’obscurité. Vivement, il se jeta derrière un arbre et attendit que l’homme eût passé. Mais l’homme ne passa pas !… Il s’arrêta devant l’arbre, et, en faisant le tour s’arrêta près de Ragastens.

– Le prince Manfredi ! murmura celui-ci, frappé de vertige.

Le vieillard, les bras croisés, les yeux flamboyants, sa grande taille légèrement courbée, le regardait ardemment. Ragastens comprit qu’il savait !…

Éperdu d’épouvante – non pour lui, mais pour Béatrix ! – il fit un suprême effort pour rassembler ses esprits.

– Prince… commença-t-il.

– Pas un mot ! dit le vieillard d’une voix si changée que Ra-gastens la reconnut à peine. J’ai tout vu, j’ai tout entendu. Bénis-sez le ciel que je conserve mon sang-froid et que, pour éviter un scandale, une tache à mon nom, je ne vous tue pas ici comme un chien ! Demain… chez moi… je vous attends…

– J’y serai, prince ! dit Ragastens tout à coup ramené au calme par les paroles de Manfredi.

– J’y compte, monsieur, s’il vous reste une parcelle d’honneur et de dignité !

– J’y serai ! répéta Ragastens avec hauteur.

Et il salua le prince d’un grand geste. Puis, sans prendre de précaution, désormais inutile, il marcha droit sur la grille qu’il franchit. Bientôt, il était rentré chez lui.

La nuit fut affreuse pour lui. Il la passa à combiner des ar-rangements qui s’écroulaient l’un après l’autre. Le jour vint sans qu’il se fût arrêté à rien de satisfaisant. Seulement, il avait résolu de prévenir la princesse Béatrix avant de se rendre chez Manfre-di.

Mais, lorsqu’il arriva au palais Alma, il eut beau parcourir les galeries et les salles où d’habitude il rencontrait Primevère, il ne la vit pas. Rongé d’inquiétude, il fit prévenir le prince Manfre-di qu’il était au palais, à sa disposition, attendant son bon vouloir. Mais on lui répondit que le prince Manfredi était en conseil se-cret. Ragastens dut attendre.

Vers midi, on apprit qu’il n’y aurait aucune audience, et le bruit se répandit que le prince Manfredi était gravement malade. En même temps, l’un des valets du prince vint se présenter à Ra-gastens.

– Mon maître, lui dit-il, vous prie de le venir trouver dans la soirée.

Ragastens quitta le palais, encore plus agité qu’il n’y était entré. Manfredi n’avait nullement assisté à un conseil secret, comme il l’avait fait dire. Dans la matinée, il s’était contenté de prier le comte Alma de retenir sa fille près de lui, toute la jour-née, sous des prétextes quelconques. Puis, le vieillard s’était pré-paré à recevoir Ragastens.

Lorsque, vers cinq heures, on vint lui dire que le chevalier était à sa porte, il ordonna de faire entrer Ragastens. L’instant d’après, les deux hommes étaient en présence, debout, à un pas l’un de l’autre. Ils se regardaient avec une curiosité maladive, comme s’ils ne s’étaient jamais vus…

À ce moment, la grande porte s’ouvrit à deux battants, et un introducteur, s’avançant jusqu’au milieu du salon, annonça gra-vement à haute voix :

– Les hérauts d’armes et officiers parlementaires de Mon-seigneur César Borgia, duc de Valentinois, duc de Gandie, se pré-sentent pour porter à monseigneur le prince Manfredi, chef su-prême de l’armée alliée, les offres pacifiques de leur noble maître !…

Ragastens n’eut pas un geste. Peut-être n’avait-il même pas entendu. Seulement, il vit la main du prince Manfredi qui retom-bait de la garde de son poignard.

Il le vit relever la tête et jeter devant lui un regard où il y avait de la folie. Il suivit alors ce regard. Et il s’aperçut que la porte était ouverte à deux battants.

La grande galerie était pleine d’officiers en armes et de sei-gneurs. Près de la porte, trois hérauts en hoqueton de cérémonie sonnèrent une fanfare ; puis trois officiers de l’armée de César, costumés en guerre, entrèrent dans le salon… Et la porte se re-ferma.

Toute cette scène, Ragastens la vit comme en rêve. Déjà, les hérauts s’étaient rangés près de la porte. Les officiers parlemen-taires, ayant laissé leur suite dans la galerie, s’approchèrent du prince Manfredi et s’inclinèrent profondément.

– Que voulez-vous, messieurs ? demanda le prince d’une voix brisée, tandis que son regard ne quittait pas Ragastens.

– Monseigneur, dit alors le parlementaire, nous, officiers de l’armée de monseigneur le duc de Valentinois et de Gandie, notre maître, nous venons, de sa part, en tout honneur et toute bonne foi, vous soumettre une proposition de paix…

Le prince Manfredi, livide, les dents serrées, fit un signe de la tête.

– Voici cette proposition que vous, chef suprême de l’armée alliée, apprécierez selon la haute sagesse et ce grand esprit d’équité que l’Italie entière se plaît à reconnaître en vous… Mon-seigneur César Borgia estime que trop de sang déjà est répandu et que l’heure est venue où les querelles intestines qui déchirent la malheureuse Italie doivent s’apaiser. Il renonce pleinement à toute prétention sur le comté de Monteforte. Il s’engage à rame-ner son armée sur les terres de Rome. Il s’engage, en outre, à ne plus jamais prendre les armes contre Monteforte. Il s’engage à restaurer quelques-unes des principautés qui ont disparu, no-tamment la vôtre, monseigneur, avec tous les droits, privilèges, prérogatives qui y étaient attachés.

Manfredi écoutait avec stupeur ces offres extraordinaires.

– Contre ces avantages, continua l’officier, monseigneur le duc de Valentinois demande simplement que votre armée soit li-cenciée… pour preuve de sa bonne foi, il fournira douze otages choisis parmi les seigneurs de son entourage. Pour preuve de la bonne foi des alliés, il demande, comme c’est justice, qu’on lui livre un otage, et il se contentera d’un seul. Nous sommes chargés de vous le désigner…

– Désignez-le ! fit le prince d’un ton bref.

– Pour donner la mesure entière de ses dispositions concilia-trices, notre maître n’a pas voulu choisir quelqu’un des seigneurs que vous aimez. Il se contente de l’un de vos officiers, qui n’est même pas de ce pays et que vous connaissez à peine. C’est celui qu’on nomme le chevalier de Ragastens. J’ai dit, monseigneur. Quelle réponse dois-je porter à l’illustre capitaine que nous avons ici l’insigne honneur de représenter ?…

Le prince Manfredi fut secoué d’un long tressaillement. Il regarda Ragastens.

Celui-ci s’était croisé les bras. Ses yeux, étincelants d’insolence volontaire, de défi, d’arrogance cherchée, allaient du prince Manfredi aux officiers parlementaires.

Une joie terrible agita le vieux Manfredi. Il tenait sa ven-geance. Une vengeance affreuse, comme il n’eût pu en imaginer une plus complète.

– Nous attendons, prince ! reprit l’officier de Borgia.

Ragastens fit un pas vers Manfredi. Et, les bras toujours croisés, les yeux dans les yeux, d’une voix basse, empreinte d’un mépris hautain, il murmura :

– Qu’attendez-vous pour me livrer ?

Le prince demeura un instant comme écrasé. Son visage de-vint plus livide encore.

Il sentait sur lui le souffle de Ragastens. Et il lui semblait que ce souffle l’emportait dans une tempête de mépris. Enfin, il se redressa et étendit le bras. Ragastens se dirigea vers les par-lementaires comme si, déjà, il eût été prisonnier.

– Messieurs, dit alors le prince, voici ma réponse.

La voix du vieillard était étrangement calme. Une sorte d’auguste solennité s’était étendue sur sa figure qui, l’instant d’avant, était ravagée par les secousses de la passion.

– Ma réponse, continua-t-il, c’est celle que vous ferait tout homme de sens. Vous donner le chevalier de Ragastens, ce ne se-rait pas seulement une lâcheté…

Les parlementaires firent un geste.

– Attendez, reprit le prince. Nul de vous n’ignore la haine personnelle de César Borgia contre M. de Ragastens. Venir me proposer, à moi chevalier de l’ordre des Preux, de livrer un en-nemi à son ennemi mortel, c’est m’insulter gravement.

– Prince ! interrompit l’officier avec hauteur.

– Je n’ai pas fini, dit Manfredi avec la même majesté. La raison que je viens de vous donner, vous ne la comprenez pas, sans doute. Capables de faire appel à la félonie, vous et votre maître, vous êtes incapables de comprendre la loyauté. Je vais donc vous donner, comme je vous le disais en commençant, une raison de simple bon sens.

Les officiers parlementaires étaient blancs de fureur. Quant à Ragastens, il se demandait s’il rêvait.

– Voici, messieurs, acheva Manfredi. Allez dire au prince Borgia que le chevalier de Ragastens est le seul que je ne puisse pas lui livrer, parce que, dès ce moment, je le désigne pour pren-dre le commandement de notre armée, au cas où je viendrais à succomber dans une bataille.

– Prince !… s’écria Ragastens, bouleversé d’émotion.

Mais Manfredi lui imposa silence d’un geste. Puis, s’adressant aux envoyés de César :

– Allez, messieurs. Nous n’avons plus rien à nous dire.

Les trois officiers saluèrent. La grande porte fut ouverte. Les hérauts sonnèrent une brève fanfare. Puis les parlementaires tra-versèrent la galerie, suivis de leur escorte.

Cependant, le prince et Ragastens étaient demeurés seuls. Le chevalier, le cœur gonflé, vaincu par la magnanimité de son adversaire, contempla un moment le vieillard avec une sorte de vénération.

– Monsieur, vous ne me devez pas de gratitude. C’est pour moi-même que j’ai agi… j’ai voulu obéir à la devise de l’ordre au-quel j’appartiens : Brave, fidèle et pur !

– Cette devise, fit Ragastens d’une voix brisée par l’émotion, vous obligeait peut-être à ne pas me livrer à César, elle ne vous forçait pas à me créer votre successeur.

– Jeune homme, vous ne m’avez pas compris… Je vais donc vous expliquez clairement ce que j’attends de vous.

– Parlez, monseigneur. D’avance, je souscris à vos désirs.

– Oui !… Je sais qu’on peut se fier à votre parole. Jurez donc, monsieur, que vous respecterez ma volonté.

– Je vous le jure par mon nom, dit Ragastens gravement. Je vous le jure sur cet insigne d’honneur et de chevalerie que vous avez mis autour de mon cou.

– Bien ! dit le vieillard avec une sombre satisfaction. Je vous demande donc tout d’abord de ne jamais lui révéler, à elle, ce qui s’est passé entre nous.

– Je vous le jure…

– Ceci, dans le cas où un hasard vous remettrait en sa pré-sence. Mais je vous demande maintenant de ne pas chercher à la revoir, moi vivant.

Ragastens eut une seconde d’hésitation.

– Je vous le jure, dit-il enfin. Vous avez acquis sur moi des droits dont vous usez cruellement, monsieur !

– J’en use avec clémence, répondit le vieillard.

Mais, se remettant aussitôt, il poursuivit :

– Monsieur, dans l’abominable situation que vous m’avez faite, je n’ai pu songer à un duel que vous n’auriez pas accepté. Cependant, votre vie m’appartient.

– Elle est à vous, dit Ragastens fermement.

– Si votre vie est à moi, reprit le prince avec une froideur glaciale, j’ai donc le droit d’en disposer à mon gré ?…

– Oui, monsieur.

– Eh bien, voici ce que j’ai résolu : à notre prochaine ren-contre avec César Borgia, vous vous ferez tuer…

Ragastens tressaillit. Il eut une révolte instinctive. Mais sourdement, il répondit :

– Je me ferai tuer !

Le vieux Manfredi eut un regard d’admiration pour l’homme qui, sur un ton aussi simple, faisait une aussi formi-dable réponse.

– J’ai votre parole, dit-il.

Ragastens fit un signe de tête.

Ragastens salua profondément le vieillard et sortit.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
510 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain