Kitabı oku: «Borgia», sayfa 3
– J’aime les Français, dit à son tour Lucrèce, et j’aimerai M. le chevalier particulièrement, pour l’amour de vous, mon frère… Nous vous pousserons, chevalier…
– Ah ! madame, je suis confus de la faveur que vous me faites l’honneur de me témoigner si promptement.
– Vous la méritez, fit Lucrèce avec enjouement. Mais j’y pense, ajouta-t-elle tout à coup… Vous devez avoir besoin d’un ra-fraîchissement, après cette grande bataille… Venez, venez, cheva-lier !
Elle le saisit par la main et l’entraîna. Le chevalier fut agité d’un frisson. Cette main tiède, langoureuse, parfumée avait serré la sienne.
L’aventurier ferma les yeux une seconde, la gorge nouée par l’angoisse d’inexprimables voluptés.
– Tant pis ! songea-t-il. Je risque gros peut-être… Mais la partie en vaut la peine.
Et sa main, fortement, presque brutalement, rendit la pres-sion amoureuse à la main de Lucrèce. L’instant d’après, ils se trouvaient dans la fabuleuse salle des festins…
Enfiévré, Ragastens se crut transporté dans quelque paradis mahométan… Lucrèce elle-même plaçait devant lui des cédrats confits, des pastèques glacées par un procédé qu’elle avait imagi-né, puis elle versait dans sa coupe un vin qui moussait et pétillait.
– Buvez, dit-elle avec un regard qui acheva de bouleverser le chevalier… C’est du vin de votre pays… mais je le fais traiter par une méthode spéciale…
Le chevalier vida sa coupe d’un trait. Ses veines charrièrent des flammes…
Il goûta aux confitures que lui présentait Lucrèce. Et ses tempes se mirent à battre, tandis que son imagination s’ouvrait à des visions délirantes…
– Madame, s’écria-t-il, je bois, je mange, j’entends, je vois… et je me demande si je ne fais pas quelque rêve splendide après lequel la réalité me paraîtra plus cruelle !… Où suis-je !… Dans quel palais enchanté !… Dans la demeure de quelle adorable fée !…
– Hélas ! vous êtes simplement chez une mortelle… chez la pauvre Lucrèce Borgia, qui cherche à se distraire et qui y arrive rarement.
– Quoi ! madame, vous seriez malheureuse ? Ah ! dites quel vœu vous avez formulé… lequel de vos désirs est resté inassouvi… Morbleu ! quand je devrais remuer le monde… quand je devrais, comme les Titans de jadis, escalader l’Olympe pour aller deman-der le secret du bonheur…
– Bravo chevalier ! s’exclama César. Et s’il ne suffit pas de l’Olympe, nous escaladerons le ciel pour demander au Père Éter-nel la recette des confitures idéales par quoi Lucrèce se tiendra satisfaite !…
– Je ne suis qu’un gentilhomme sans fortune, répondit Ra-gastens en reprenant son sang-froid. Mais j’ai un cœur qui sait vibrer, un bras qui ne tremble pas et une épée ; je les mets, ma-dame, à votre dévotion, trop heureux si vous daignez en accepter l’hommage.
– J’accepte cet hommage, dit Lucrèce, avec une gravité qui fit tressaillir le chevalier.
– Et maintenant que vous voilà l’homme-lige de la duchesse de Bisaglia, reprit César, voyons, chevalier, à vous trouver une si-tuation officielle où vous puissiez utiliser vos talents… Je puis ob-tenir de mon père un brevet de garde-noble pour vous.
– Monseigneur, fit le chevalier, rappelé par ces paroles à la réalité, je vous avoue que j’aimerais mieux autre chose.
– Diavolo ! Vous êtes difficile, mon cher ! Les gardes-nobles doivent prouver six quartiers de noblesse… et, après tout, ajouta-t-il, avec une brutalité voulue, j’ignore, au fond, qui vous êtes…
Ragastens se leva et se campa fièrement.
– Monseigneur, dit-il d’une voix mordante, vous ne m’avez pas demandé mes parchemins à Chinon.
– Aïe ! je suis touché ! fit César.
– Quant à mes titres de noblesse, ils sont écrits sur mon vi-sage ; chez nous, les gentilshommes se devinent au premier coup d’œil… et ces titres, je suis prêt à les contresigner du bout de ma rapière.
– Bravo ! Bien riposté !…
– Puisque vous pensez que je suis venu en Italie pour monter la garde dans les églises, autour d’un vieillard qui dit des prières, adieu, monseigneur !…
– Eh là ! Quel diable d’enragé êtes-vous donc… ? Je sais, parbleu, que vous méritez mieux ! Aussi, ne vous l’ai-je proposé que pour vous éprouver… Vous me plaisez, tel que vous êtes… La manière dont vous avez arrangé mon terrible Astorre, dit l’Invincible, vos réponses, votre air, et jusqu’à cette magnifique volée, tout à l’heure… ah ! cela surtout… j’en ris encore…
César se renversa, riant en effet à pleine gorge. Le chevalier se rassit, en souriant.
– Donc, vous voulez entrer à mon service ?…
– Je vous l’ai dit, monseigneur !
– Eh bien, c’est fait, monsieur… Dans peu de temps, je vais recommencer la campagne contre certains principicules qui se croient tout permis… Mais je m’entends… À ce moment-là, je compterai sur vous, chevalier. Les hommes braves et spirituels sont rares… je vous connais depuis quelques heures, mais le peu que j’ai vu me répond de vous… Chevalier de Ragastens, vous en-trerez en campagne sous mes ordres, à la tête d’une compagnie.
– Ah ! monseigneur, fit Ragastens en bondissant, que dites-vous là ?… Vous voulez vous moquer, sans doute…
– Après-demain, au château Saint-Ange, venez chercher votre brevet…
Ivre de joie, tous ses rêves dépassés d’un coup par la plus singulière fortune, le chevalier s’inclina, saisit la main de César et la porta à ses lèvres…
– Maintenant, vous pouvez vous retirer, monsieur… Un mot encore, cependant. Ce matin, lorsque vous fîtes peur à ce bon Garconio, vous avez rencontré une jeune dame vêtue de blanc et montée sur un cheval blanc ?…
Il allait parler… Il cherchait les mots qui devaient assurer à Primevère les bonnes grâces de César… Tout à coup, une pâleur livide s’étendit sur son front. Les paroles s’étranglèrent dans sa gorge…
En s’inclinant, Ragastens avait jeté les yeux, par hasard, sur la mosaïque de marbre qui formait le plancher de la salle. Et il venait d’apercevoir une large tache de sang !…
Pourquoi cette vue arrêta-t-elle les mots irréparables qu’il allait proférer… Frémissant, il se tut…
– Eh bien, monsieur, fit César, vous alliez dire…
– J’allais dire, monseigneur, que j’ai en effet rencontré la dame dont vous me parlez et que j’ai bien regretté d’avoir inter-rompu la conversation de ce digne moine, lorsque j’ai su qu’il était à vous !
– Ainsi, reprit Borgia devenu sombre, vous ne la connaissez pas ?…
– Comment la connaîtrais-je monseigneur ?… J’ignore son nom : je ne sais même pas par quel chemin elle a disparu…
– Bien, monsieur… Vous pouvez vous retirer. Après-demain, au château Saint-Ange… N’oubliez pas !
– Diable, monseigneur, pour oublier, il faudrait que j’eusse perdu l’esprit.
Et Ragastens, de l’air le plus naturel du monde, fit une pro-fonde et gracieuse salutation à Lucrèce, qui lui donna sa main à baiser. Puis il sortit, se réservant de réfléchir à la découverte qu’il venait de faire.
Ses soupçons éveillés, il se demandait maintenant si toute cette aventure, commencée comme un beau rêve, n’allait pas aboutir à quelque traquenard. Avec un frisson, il se rappela les avertissements de Primevère. À ce moment, une petite main douce saisit la sienne et une voix lui glissa à l’oreille :
– Venez, et ne faites pas de bruit…
Ragastens était brave. La voix n’avait rien de sinistre au con-traire… Et pourtant, il fut saisi d’un malaise. Mais il se remit promptement et, s’en remettant à sa bonne étoile, il suivit son guide féminin.
Après des tours et des détours, il se retrouva tout à coup dans la salle des festins. La vaste pièce était maintenant faible-ment éclairée par un seul flambeau. Le cœur de Ragastens bat-tait à rompre.
– Ne bougez pas… ne remuez pas, murmura son guide, et attendez ici… jusqu’à ce qu’on vienne vous chercher.
Puis la servante qui avait conduit le chevalier disparut.
Les yeux de Ragastens furent aussitôt invinciblement attirés vers la tache de sang… Elle était là encore… Il s’approcha sur la pointe du pied… se baissa… toucha le sang… il n’était pas encore complètement coagulé.
– Il y a une heure à peine que ce sang a été répandu ! mur-mura-t-il… Oh ! Qu’est cela ?…
Une autre tache apparaissait plus loin… puis d’autres… tout un chemin rouge, une piste sanglante ! Haletant, il suivit cette piste, courbé sur les dalles, pas à pas…
Il arriva à une porte et mit la main sur le verrou… La porte s’ouvrit… Au delà, la piste continuait…
Guidé par elle, Ragastens traversa plusieurs salles et parvint enfin à une dernière porte qu’il ouvrit. Il étouffa alors une excla-mation de surprise épouvantée. Il se trouvait au bord du Tibre !…
Un instant, il eut la pensée de se laisser glisser dans le Tibre, de se sauver… Mais l’idée de fuir – de fuir devant une femme ! – le révolta.
Il raffermit son épée, ferma la porte et rapidement, d’un pas léger, regagna la salle des festins, toujours obscure et silencieuse. Quelques minutes pleines d’angoisse s’écoulèrent.
Enfin la même servante reparut. Comme tout à l’heure, elle le prit par la main et lui fit traverser trois ou quatre pièces obs-cures. Elle s’arrêta alors devant une porte et lui dit simplement :
– Vous pouvez entrer.
Ragastens hésita une seconde ; puis, haussant les épaules, poussa la porte…
Il se trouva au seuil d’une sorte de réduit mystérieusement éclairé, comme le sont les chapelles, pendant les nuits de prières.
Au fond de ce réduit, sur un amas de peaux de panthères, une femme !… Une femme nue qui souriait, les bras tendus… C’était Lucrèce !…
VI. L’IDYLLE APRÈS L’ORGIE
Il était environ trois heures du matin, lorsque Ragastens, rentré à l’hôtellerie du Beau-Janus, tomba sur son lit, épuisé de fatigue, et s’endormit d’un sommeil de plomb. Il dormit d’une traite jusqu’à huit heures et fut réveillé par son hôte.
Le digne Romain venait lui demander le prix de la journée qui commençait. C’était, dans son honorable maison, une règle invariable : on payait d’avance.
Le chevalier tâta ses poches et constata qu’il était pauvre comme Job. Il soupira, jeta un coup d’œil sur son diamant et pria l’hôte d’aller lui chercher un joaillier. L’hôte avait surpris le coup d’œil et comprit.
– Le Ghetto est à deux pas, seigneur ; dans cinq minutes, je vous amène un Juif de mes amis qui achète les pierres pré-cieuses.
– Amenez-en aussi un autre qui vende des hardes.
– Ce sera le même ! répondit l’aubergiste, qui partit en cou-rant. Quelques minutes plus tard il revenait, en effet, suivi d’un vieillard à barbe majestueuse, mais sale et crasseuse, lequel se confondit en salutations et déposa sur le lit un assortiment com-plet de costumes. Ragastens lui tendit son diamant.
Le Juif tira une petite balance de sa poche, pesa la superbe pierre et l’examina à la loupe.
Il y eut un débat. Le Juif commença par offrir le quart de la valeur du diamant. Mais, il s’aperçut bientôt qu’il avait affaire à forte partie et, avec force gémissements, il dut se résigner à ne gagner que le tiers du prix réel.
Ragastens, alors, fit choix d’un équipement tout neuf et s’habilla au fur et à mesure qu’il choisissait les diverses pièces de son costume, dont chacune donna lieu à un marchandage effré-né.
Finalement, le chevalier se trouva équipé de pied en cap, lui-sant, rayonnant, flamboyant. Mais, tout payé, et l’hôte prudem-ment soldé pour trois jours d’avance, il ne lui restait plus que quelques écus.
Il allait sortir, lorsque l’hôtelier introduisit dans sa chambre un personnage bizarre qui demandait à le voir.
Ce vieillard entra en exécutant une série de courbettes. L’hôtelier l’avait introduit en lui témoignant un respect étrange, où il y avait de la terreur. Et, comme il demeurait là pour satis-faire une intense curiosité, Ragastens, d’un signe impérieux, lui ordonna de sortir.
L’hôte s’éclipsa. Mais il n’en perdit pas un coup d’œil car, penché à la serrure de la porte, il assista à l’entrevue. Dès qu’ils furent seuls, Ragastens interrogea son visiteur d’un regard.
– Il signor Giacomo, pour vous servir.
– Monsieur Giacomo, que me vaut le plaisir ?…
– Je suis chargé de vous remettre ceci.
En parlant ainsi, le signor Giacomo avait entr’ouvert son vaste manteau et déposé sur le coin d’une table un petit sac re-bondi. Le sac rendit un son de métal…
– Il y a là cent pistoles, continua Giacomo en multipliant les courbettes… si vous voulez vous donner la peine de compter…
– Hein ? s’écria Ragastens. Vous dites qu’il y a là cent pis-toles ? Et c’est pour moi ?
– Vous êtes bien le seigneur chevalier de Ragastens ?…
– En chair et en os, bien que doutant s’il rêve ou s’il veille, depuis cette nuit.
– En ce cas, les cent pistoles sont pour vous.
– Mais qui me les envoie ?… Je veux être pendu si je com-prends…
– Chutt !… Comptez, signor mio…
Abasourdi, Ragastens défit le sac, tandis qu’un large sourire sardonique balafrait la figure ratatinée de Giacomo. Les cent pis-toles y étaient bien.
Et, tout émerveillé qu’il fût, Ragastens les engloutit à l’instant même dans la ceinture de cuir qu’il portait autour des reins. Cette besogne accomplie, il se prépara à interroger l’étrange visiteur. Mais celui-ci s’était évanoui !… Il appela l’hôte.
– Où est passé le signor Giacomo ?
– Il vient de s’en aller, monseigneur, répondit l’aubergiste courbé en deux.
Cette soudaine vénération surprit Ragastens.
– Oh ! oh ! fit-il en saisissant l’hôtelier par l’oreille, tu as tout vu, toi ?…
– Monseigneur, excusez-moi… mais vous voudrez bien par-donner à un pauvre aubergiste qui ignorait quel puissant sei-gneur il avait l’honneur de loger…
– Ah çà ! interrompit Ragastens étourdi, m’apprendras-tu ce que cela signifie ?…
– Cela signifie que je sais maintenant ce que je ne savais pas tout à l’heure… que je loge sous mon humble toit un allié… un ami… un parent peut-être des plus illustres et des plus redou-tables seigneurs de Rome… Et je le sais, puisque le signor Giaco-mo qui sort d’ici est l’homme de confiance de Lucrèce Borgia… l’intendant du Palais-Riant.
Sur ces mots, prononcés avec un frisson d’émoi, l’hôte sortit à reculons, en saluant plus bas que terre !…
Ragastens demeura une minute rêveur.
Puis, secouant la tête, il s’en alla à l’écurie, sella Capitan, sauta à cheval avec la légèreté d’un homme qui se sent en passe de faire bonne fortune. Au pas, il prit le chemin de la porte Flo-rentine par laquelle, la veille, il était entré dans la Ville Éternelle.
Il se donnait à lui-même pour prétexte qu’il fallait absolu-ment prévenir Primevère de ce qui se tramait contre elle. En réa-lité, il voulait ardemment la revoir, pour le seul bonheur de la contempler encore.
Et, des deux genoux, il pressa les flancs de Capitan comme s’il eût pensé la sauver en allant plus vite vers le lieu où il l’avait rencontrée. La brave bête comprit ce qu’on lui demandait, sans l’intermédiaire de l’éperon, et accentua son galop.
Ce fut ainsi qu’il parvint à l’endroit précis où Primevère, poursuivie par le moine Garconio, s’était tout à coup approchée de lui pour implorer son aide.
Il alla plus loin et se jeta à travers champs, sur la droite, à l’endroit exact où il avait vu tourner Primevère.
Il ne tarda pas à se trouver à la lisière d’un bois d’oliviers et dut se mettre au pas, le sol étant hérissé de racines qui crevaient la terre, pour darder au ciel de nouvelles pousses. Le bois, clair-semé au début, se fit épais et serré. Il mit pied à terre.
Ragastens parvint sur les bords d’un ruisselet qui courait sous le bois. Il s’arrêta donc, débrida Capitan et le fit boire. Alors, il songea à lui-même et tira de ses fontes un pain, un carré de viande froide et un fiasco de vin blanc, protégé par une enveloppe d’osier. Il mit le fiasco à rafraîchir dans le ruisseau et attaqua son morceau de viande froide.
– Corbleu ! fit-il presque à haute voix, le joli bois ! Et le joli ruisseau que voilà ! Il n’y manque que la naïade ou la nymphe.
– C’est que vous ne la voyez pas ! Car elle est là qui assiste à votre repas, répondit une voix pure avec un éclat de rire mo-queur.
Le chevalier se leva d’un bond, effaré… Et il demeura tout troublé en voyant, de l’autre côté du ruisseau, sortant d’un buis-son de verdure, celle qu’il cherchait en vain, la jeune fille à la robe blanche… Primevère !
Dans ce cadre, elle semblait plus que jamais mériter son surnom. Elle était vraiment l’incarnation radieuse du printemps.
– Eh bien ! reprit-elle, il paraît que la nymphe du ruisselet vous fait peur, chevalier ?
– Madame, répondit Ragastens, sans trop savoir ce qu’il di-sait, je n’ai peur que d’une chose… c’est que l’apparition s’évapore…
– Que faisiez-vous donc en ces lieux écartés ? reprit-elle pour se donner une contenance.
– Je vous cherchais ! Et vous, madame ?
– Je vous attendais, répondit-elle.
Ragastens jeta un léger cri de joie, franchit d’un bond le ruisseau qui les séparait et il allait tomber aux pieds de la jeune fille, lorsque, d’un geste plein d’une charmante dignité, celle-ci l’arrêta.
– Je vous attendais, chevalier, continua-t-elle d’une voix al-térée par une subite émotion, parce que j’ai vu en vous, un je ne sais quoi me disant que je pouvais me fier à vous… Ai-je eu tort ?…
– Oh non, madame, dit le chevalier en se courbant avec un profond respect, non, vous n’avez pas eu tort d’avoir confiance en un homme qui, depuis qu’il vous a vue, ne songe plus qu’à se dé-vouer à votre défense…
– En effet, chevalier, j’ai besoin d’être défendue, hélas !…
– Je le sais, madame !
– Vous le savez ?
– Vos paroles suffiraient pour me l’apprendre… mais je sais aussi autre chose, et ceci m’amène à vous dire pourquoi je vous cherchais…
– Qu’avez-vous donc appris ? s’écria la jeune fille avec une surprise mêlée de frayeur.
– D’abord votre vrai nom !… Je sais que vous vous appelez Béatrix, que vous êtes la fille du comte Alma…
À ces mots, elle pâlit et recula, en jetant autour d’elle un re-gard de terreur. Une soudaine méfiance parut dans ses yeux.
– Oh ! rassurez-vous, madame, fit ardemment Ragastens ; ce nom ne sortira jamais de ma bouche.
Elle se rapprocha, toute tremblante encore, et tendit sa main que le chevalier porta à ses lèvres.
– Pardonnez-moi, monsieur… c’est que je suis entourée d’embûches et d’ennemis… c’est que ce nom est, en effet, un se-cret et que je suis épouvantée que quelqu’un l’ait appris, fût-il le loyal et brave gentilhomme que vous êtes !
– Un hasard m’a seul fait connaître ce secret… et j’avoue d’ailleurs que ce hasard est assez effrayant…
– Que voulez-vous dire ?…
Ragastens raconta alors dans tous ses détails la scène ter-rible à laquelle il avait assisté et il répéta textuellement les pa-roles lugubres du blessé du Tibre.
– Je suis perdue !… finit-elle par murmurer.
– Par le soleil qui nous éclaire, s’écria Ragastens, je vous jure que les jours du misérable qui vous fait pleurer sont comp-tés, si vous me révélez son nom…
Primevère secoua la tête et un frisson l’agita. Puis elle jeta un profond regard sur le chevalier.
– Eh bien, oui, fit-elle tout à coup. Vous saurez tout !… Mais pas aujourd’hui… pas ici !… Vendredi, à une heure de la nuit, rendez-vous sur la voie Appienne… Comptez sur votre gauche vingt-deux tombeaux… au vingt-troisième, arrêtez-vous, appro-chez-vous et à celui qui vous dira : Roma ! répondez : Amor !… Alors, chevalier, vous saurez quels terribles ennemis sont les miens.
Le chevalier mit la main sur son cœur, qui battait à rompre et voulut répondre. Mais, légère et gracieuse, Primevère s’était déjà enfoncée dans l’épais feuillage…
Pensif, agité de mille pensées diverses, le chevalier rebrida Capitan, sortit du bois et sauta en selle. Puis il prit le chemin de Rome. Mais, rendu prudent par le peu qu’il savait, et surtout par ce qu’il supposait, il fit un grand détour, et, vers le soir, rentra dans la ville par une autre porte que celle qu’il avait prise pour en sortir.
VII. ALEXANDRE BORGIA
Le lendemain, de bonne heure, Ragastens, resplendissant dans son beau costume se prépara à se rendre au château Saint-Ange. Comme il allait sortir, il vit une foule de gens du peuple qui, causant et riant entre eux, se dirigeaient tous dans le même sens.
– Où vont donc tous ces gens ? demanda le chevalier à son hôte qui, respectueusement, lui tenait l’étrier.
– À Saint-Pierre, seigneur.
– À Saint-Pierre ? Il y a donc une fête religieuse ? Nous ne sommes ni à Pâques, ni à la Pentecôte…
– Non, mais il y aura cérémonie tout de même ! Et une belle ! On dit que ce sera magnifique. Pour tout dire, il s’agit des funérailles de monseigneur François Borgia, duc de Gandie, mort lâchement assassiné…
– Assassiné ?…
– Hélas, oui ! On a retrouvé son cadavre, percé d’un maître coup de poignard !
– Et où a-t-on retrouvé ce cadavre ?… demanda Ragastens avec une avide curiosité.
– Dans le Tibre !… À trois cents pas à peine d’ici !
– Dans le Tibre !…
– Les brigands, non contents d’assassiner le pauvre sei-gneur, ont jeté à l’eau son corps, dans l’espoir peut-être qu’il se-rait entraîné jusqu’à la mer…
– Ainsi, on a trouvé le cadavre dans le Tibre ! interrompit Ragastens.
– Comme j’ai l’honneur de vous le dire, à trois cents pas d’ici !… La découverte en fut faite hier matin, une heure à peine après que vous eûtes quitté l’hôtellerie…
– Et soupçonne-t-on l’assassin ?…
– On a arrêté une douzaine de gens mal famés… Il est sûr qu’on retrouvera les criminels, car c’est monseigneur César en personne qui dirige les recherches…
– Merci de vos renseignements, mon cher monsieur Bartho-lomeo.
– Savez-vous, seigneur chevalier, ce que quelques-uns disent tout bas ?…
– Que dit-on ? fit Ragastens en se penchant sur sa selle, car il était déjà à cheval.
Mais Bartholomeo se tut soudain. Il venait de se rappeler que le chevalier avait reçu, la veille, la visite de Giacomo, l’intendant du Palais-Riant, et que, selon toute apparence, il était l’ami des Borgia… Il jeta un regard effaré sur Ragastens.
– Rien ! fit-il en balbutiant ; on ne dit rien…
– Eh bien, je vais vous l’apprendre, ce qu’on dit ! On dit que le Palais-Riant est bien près du Tibre où l’on a retrouvé le duc de Gandie… n’est-ce pas ?
Bartholomeo devint cramoisi, puis livide de terreur.
– Je n’en sais rien, Excellence… Rien, je vous jure ! je ne dis rien, je ne suppose rien, je ne sais rien…
Le chevalier se dirigea, au pas de sa monture, vers le châ-teau Saint-Ange et passa Saint-Pierre. Là, sur la place dallée, ve-naient aboutir et se perdre en de sombres remous les fleuves d’hommes que déversaient toutes les rues.
La nouvelle de la mort de François Borgia avait produit une profonde impression.
Ragastens observa la foule qu’il fendait lentement du poi-trail du Capitan. De sourdes rumeurs faisaient tressaillir cette foule et couraient à sa surface comme les souffles d’une pro-chaine tempête sur la face des mers. Dans certains groupes, on n’hésitait pas à dire qu’il fallait venger la mort de François. Et, au mot de vengeance, des regards se tournaient vers le château Saint-Ange. De toute évidence, ces regards menaçaient César.
Préoccupé de ce qu’il voyait et entendait, Ragastens ne fit pas attention à un homme – un religieux, un moine ! – qui par-courait les groupes, glissant un mot dans l’oreille des uns, faisant à d’autres des signes mystérieux. Ce moine, c’était Dom Garco-nio.
À quelle besogne se livrait-il ?
C’est ce que se fût demandé le chevalier s’il eût vu le moine. Mais, comme nous l’avons dit, il marchait, tâchant de recueillir les impressions qui se dégageaient de la foule, puis songeant à l’étrange entrevue qu’il avait eue la veille avec Béatrix. L’image de la jeune fille flottant devant ses yeux finit par l’absorber com-plètement.
Et lorsqu’il fut parvenu devant la porte du château Saint-Ange, une modification extraordinaire s’était opérée dans l’attitude de la foule. Tout brave qu’il était, Ragastens eût sans doute frémi s’il eût vu à ce moment les yeux luisants qui se bra-quaient sur lui, et les sourires mauvais qui l’accompagnaient. Mais il ne vit rien et, paisiblement, pénétra dans la cour du châ-teau, sillonnée de laquais, de soldats, d’officiers et de seigneurs.
Ragastens avait mis pied à terre et, assez embarrassé, re-gardait autour de lui sans trop savoir à qui s’adresser, lorsqu’une voix de basse-taille retentit à ses côtés.
– Comment, « facchini » !… Vous ne voyez pas que M. le chevalier de Ragastens vous tend la bride de sa monture ?
Les laquais auxquels s’adressait cette apostrophe se précipi-tèrent vers le chevalier et, avec toutes les marques d’un grand respect, s’emparèrent de Capitan, qu’ils conduisirent dans l’une des vastes écuries du château. Ragastens s’était retourné vers ce-lui qui venait si à propos de le tirer d’embarras.
– Le baron Astorre ! s’écria-t-il non sans surprise.
– Moi-même, répondit le colosse, enchanté de me mettre à votre disposition, pour vous guider à travers cette petite ville touf-fue qu’est le château de Saint-Ange !
– Ma foi, mon cher baron, je vous suis vraiment obligé de l’offre… Mais permettez-moi de m’enquérir de votre santé… Bien que vous ayez le bras en écharpe, j’espère que je n’aurais pas été assez maladroit pour vous endommager sérieusement…
– Vous le voyez, chevalier, je n’ai pas l’air d’un moribond ; par tous les diables, l’épée qui doit m’envoyer ad patres n’est pas encore forgée… Mais venez… je vais vous conduire jusqu’aux ap-partements de monseigneur César qui, en ce moment, est en con-férence avec son illustre Père…
Le baron lui fit monter un somptueux escalier de granit rose, au haut duquel commençait une enfilade de salles décorées avec un luxe plus sobre que celui du Palais-Riant. Ils arrivèrent ainsi à une sorte de vaste salon où grouillait tout un monde de seigneurs chamarrés, de gardes, de courtisans, qui bavardaient sans la moindre retenue.
– Messieurs, dit Astorre de façon à dominer les conversa-tions, permettez-moi de vous présenter M. le chevalier de Ragas-tens, gentilhomme français, venu en Italie pour nous montrer à tous comment on manie une épée et qui a débuté par me donner, à moi l’Invincible Astorre, une leçon dont je me souviendrai long-temps !
Tous les regards convergèrent sur le chevalier. Ragastens tressaillit. Car il lui avait semblé démêler dans la voix d’Astorre quelque intonation ironique et c’étaient des regards moqueurs qui se tournaient vers lui…
César Borgia se trouvait en effet chez le pape, ainsi que le baron Astorre l’avait annoncé à Ragastens.
Alexandre VI était, à cette époque, un vieillard de soixante-dix ans. Sa physionomie « ondoyante et diverse » portait les marques d’une subtile diplomatie.
Alexandre était de taille un peu au-dessus de la moyenne ; il se tenait droit, bien que parfois il feignît de courber la tête comme sous le poids de la pensée. C’était un vieillard d’une ad-mirable verdeur. Ses origines espagnoles se révélaient dans son œil dur et hautain, dans le circonflexe de la bouche fine et serrée, dans les sourcils demeurés touffus et presque noirs.
Au moment où nous pénétrons auprès du pape, il se trouve dans une sorte d’oratoire sévèrement meublé, assis dans un vaste fauteuil à haut dossier sculpté.
Un jeune homme, qui semblait à peine avoir dépassé la ving-tième année, était devant lui, debout, dans une attitude de respect pleine de dignité et le pape achevait un entretien commencé de-puis une demi-heure. Ses yeux pétillants se fixaient sur un ta-bleau qu’on venait d’accrocher à la muraille. Le jeune homme suivait ce regard avec une évidente inquiétude.
– Admirable ! disait le pape. Merveilleux ! Raphaël, mon cher enfant, tu seras un grand peintre…
– Ainsi… Votre Sainteté n’est pas mécontente de cette ma-done ?…
– Admirable, Sanzio ! Je ne trouve pas d’autre terme… Elle est si simple dans cette chaise populaire…
Le jeune homme aux yeux rêveurs écoutait ces éloges avec une noble simplicité. Il allait se retirer, lorsque le pape le retint d’un geste.
– Et cette « Transfiguration », dit-il, avance-t-elle ?
Raphaël Sanzio devint soucieux et poussa un soupir.
– Cette œuvre me désespère, fit-il sourdement.
– Allons, allons ! Du courage per bacco ! Va, mon enfant, tu es libre… Ah ! un mot encore. Où prends-tu tes modèles ? Où trouves-tu ces parfaites beautés que tu peins ?… Quelque grande dame, sans doute…
– Que Votre Sainteté daigne me pardonner, répondit Ra-phaël. Ce n’est pas parmi les grandes dames que je pourrais trouver cette suavité de lignes, cette pure harmonie des contours et ces reflets de profonde noblesse qui viennent des âmes vrai-ment pures…
– Et où donc, per bacco ?…
– Dans le peuple qui sait aimer, qui sait souffrir…
– Ainsi, ta madone ?…
– Est une simple fille du peuple, une humble fornarina .
Le pape demeura songeur et ferma les yeux une minute. Puis, simplement, il ajouta :
– Eh bien, Raphaël, je veux la connaître !… Va, maintenant.
Le jeune homme se retira, étonné, presque inquiet. Quant au pape, les yeux fixés sur la « Vierge à la chaise », il murmurait :
– Oui… connaître cette pure enfant !… Réveiller peut-être quelques étincelles dans les cendres déjà froides de mon vieux cœur !… Aimer encore une fois !… Vivre… Oh ! ne fût-ce qu’une heure !
Alexandre VI se tourna alors à demi vers une porte et dit : « Entre ! »
La porte s’ouvrit aussitôt. César parut.
Une singulière transformation venait de s’opérer dans la physionomie du pape. La tête penchée sur la poitrine, les mains jointes, il paraissait horriblement souffrir. Mais il eût été impos-sible de dire si son mal était corporel ou moral. Sur un geste de lui, César s’assit.
Le duc de Valentinois, cuirassé, botté, la figure rude, le poing appuyé sur le pommeau d’une lourde épée, l’œil en éveil, la bouche plissée par un sourire d’une cynique impudence, formait un violent contraste avec son père. C’était le reître en présence du diplomate…
– Eh bien, mon fils, dit enfin le pape, cette immense douleur nous était donc réservée ?… J’étais donc destiné, sur la fin de ma vie, à voir tomber un de mes enfants sous le poignard d’un misé-rable bravo ? Le plus soumis de mes enfants… le meilleur, peut-être !… Ah ! malheureux père que je suis ! Le ciel réservait ce châtiment cruel à mes péchés, sans doute !
César ne répondit pas un mot. Le pape essuya ses yeux où d’ailleurs il n’y avait pas de larmes.
– Mais, reprit-il, ma vengeance sera éclatante. Sais-tu le châtiment qu’a mérité l’assassin, César ? Le sais-tu ?
César tressaillit et une ombre passa sur son front. Mais il continua à se taire. Alexandre lui saisit la main.