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Kitabı oku: «Borgia», sayfa 30

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LXVIII. DISCUSSION DE FAMILLE

Le vieux Borgia entra dans son appartement suivi de Lu-crèce. Quant à l’abbé Angelo, il se glissa dans une pièce voisine, résolu à ne pas perdre un mot de ce qui allait se dire.

Le pape jeta sur sa fille un regard sournois et, sans prépara-tion, il dit d’une voix indifférente :

– Tu ne m’avais pas dit que la fille du comte Alma est ta pri-sonnière ?

Lucrèce s’était depuis longtemps habituée à prendre un masque d’impassibilité absolue toutes les fois qu’elle se trouvait devant son père. Elle se contenta de répondre :

– Je ne vous ai pas parlé de cette fille, mon père, parce que vous avez assez de sujets d’inquiétude ; c’est une affaire person-nelle que j’ai à régler avec elle. Je me proposais de vous parler de mes intentions lorsque le moment serait venu…

– Et ce moment n’est pas venu ?…

– Non, mon père : pas encore.

À ce moment, on gratta à la porte. Lucrèce, enchantée d’échapper à un entretien auquel elle n’était pas préparée, se hâta d’aller ouvrir, malgré l’exclamation du pape :

– Qu’on nous laisse !

À la porte, Lucrèce trouva un domestique qui lui annonça que son intendant Giacomo venait d’arriver et demandait à lui parler sans retard.

– Qu’il vienne ! dit Lucrèce à voix basse ; et en même temps, elle tirait la porte pour que son père ne vît pas ce qui se passait. Giacomo parut.

– Signora, dit-il, selon vos ordres, je suis passé au Palais-Riant pour y prendre ce que je devais vous apporter à Caprera ; le Palais-Riant n’existe plus ; la populace l’a brûlé.

– Quelles autres nouvelles ? demanda-t-elle.

– Monseigneur le duc de Valentinois est en route pour Ca-prera.

– Tu es sûr ?

– Absolument, signora !

– Écoute, Giacomo ! Pour la mauvaise nouvelle de la des-truction de mon Palais, j’avais fort envie de te faire donner dix coups de bâton… mais pour la bonne nouvelle de l’arrivée de Cé-sar, tu as droit à dix ducats. Va te les faire donner, mon ami…

Lucrèce rentra auprès de son père.

Le vieux Borgia, pendant cette scène, avait médité sur les moyens d’amener sa fille à relâcher Béatrix. Il vit rentrer Lucrèce l’œil brillant, le sourire aux lèvres.

– Tu as donc reçu quelque bonne nouvelle ?

– Peut-être, mon père… Mais je vous en prie, reprenons notre entretien au point où nous l’avons laissé…

– Que t’a-t-elle fait ? dit le vieillard.

– Elle ?… Rien !… Je vous disais tout à l’heure qu’il n’est pas encore temps de vous informer de mes intentions sur la fille du comte Alma… Eh bien, je me trompais : le moment est venu, au contraire…

» Vous savez que j’ai toujours tâché de profiter de vos leçons. Vous m’avez montré l’exemple, mon père : la comtesse Honorata vous gênait. Vous l’avez supprimée. La fille me gêne, moi : je vais la supprimer.

– Et si je te demandais sa grâce, que dirais-tu ?

– Je vous la refuserais, répondit Lucrèce.

– Si non seulement je te demandais sa grâce, mais si je te priais de la laisser dès demain libre de regagner l’Italie ?…

– Vous riez mon père !…

–… Mais si je te disais que ma vie dépend de sa liberté ?…

– Comment cela ?

– Écoute… Tu as entendu parler à Rome, d’une vieille magi-cienne très renommée. On l’appelait la Maga.

– J’ai entendu parler de cette femme, en effet.

– Eh bien, cette sorcière, que je crois seulement douée d’une intelligence extraordinaire, cette Maga – j’ignore pourquoi – s’est attachée à moi. Elle m’a sauvé la vie. Elle m’a aidé à surveil-ler mes ennemis. Enfin, de toute son attitude, il résulte pour moi que je dois avoir en elle une confiance illimitée… Maintenant, écoute bien : la Maga est ici… La Maga m’a parlé…

– Elle vous a parlé !…

– Tout à l’heure, sur la grève, elle m’a abordé. Et ceci, ma fille, me fait penser que les gardes que tu places autour de moi s’acquittent bien mal de leur devoir. À partir d’aujourd’hui, je ne sortirai plus du château… Donc, la Maga m’a parlé. Elle m’a an-noncé que ma vie est menacée.

– Chimères ! fit Lucrèce en pâlissant.

– Je te répète que j’ai en cette femme une confiance sans bornes, confiance justifiée, puisque tout ce qu’elle m’annonce se réalise… Ma vie est menacée, j’en suis sûr… Et ce que m’a dit la Maga ne concorde que trop avec mes pressentiments… Or, sais-tu ce qu’elle a ajouté ? Que je serais sauvé si Béatrix était rendue à la liberté…

– Mon père, dit-elle, il est parfaitement possible que cette femme ait pour vous l’affection que vous dites. Je n’en doute pas. Mais je vois dans cette affection la preuve qu’elle a pu se tromper de bonne foi… Conservez-lui votre confiance, mais rassurez-vous… aucun péril ne vous menace.

Mais le vieux Borgia secoua la tête.

– Je te demande, reprit-il, de remettre cette Béatrix en li-berté. Je te dis qu’il y va de ma vie. Et tu hésites !…

Lucrèce se leva.

– Jamais, dit-elle avec le même calme, je ne sacrifierai mes intérêts aux songeries d’une vieille folle, si évidente que soit l’affection qu’elle a pour vous. Écoutez-moi à votre tour, mon père. Je vous jure, moi, que votre vie n’est pas en danger. Y eût-il même complot contre vous, que ce complot viendrait se briser au pied des murs de ce château. L’île entière est sillonnée par mes espions. Les côtes sont surveillées. Aucun navire ne peut aborder sans que j’en sois informée. Nous pouvons soutenir un siège d’un an. Il y a ici une garnison dont chaque homme se jetterait du haut de ces rochers sur un signe de moi. Nous avons des armes, des vivres. Tout est prévu. Vous êtes certainement aussi en sûreté ici qu’au Vatican…

Ces paroles produisaient peu à peu leur effet. Le vieux Bor-gia se rendait compte que Lucrèce n’exagérait nullement : il était réellement impossible de pénétrer par force ou par ruse dans le château.

Pour mieux convaincre son père, Lucrèce lui servit enfin le récit de l’enlèvement de Béatrix et les raisons qui le motivaient : tenir Béatrix, c’était tenir Ragastens.

– J’ai capturé Béatrix, acheva Lucrèce. Je l’ai amenée ici. Comprenez-vous, mon père ? Me demandez-vous encore de la renvoyer libre ?

– Non pas. Lors même que je devrais y risquer la vie ! Me venger de Ragastens ! Ah ! je ne donnerais pas cette joie pour la plus belle province d’Italie ! Mais que comptes-tu en faire, de cette petite ? Est-ce que cet homme ne va pas la chercher… la trouver peut-être ?

– Il ne la cherchera pas longtemps, dit Lucrèce avec un sou-rire de triomphe. Car je compte la lui renvoyer…

– Je ne comprends pas…

– La lui renvoyer déshonorée… César sera ici demain… Cé-sar est capable de tous les crimes, je le sais, mais César raisonne. César n’ignore pas qu’il ne peut rien sans vous ; que, vous mort, sa puissance à lui s’écroule…

– C’est juste !…

– César vient demain, reprit Lucrèce. Demain, la fille du comte Alma sera la maîtresse de César. Il a une passion pour elle… Que le Ragastens vienne nous demander sa fiancée : nous lui rendrons une loque vivante !…

– Assez, ma fille, assez !… Tu es digne de moi !…

– Oui ! je me vante d’être une vraie Borgia.

Le père et la fille se regardèrent. Lucrèce se retira. Elle fit le tour par un cabinet qui donnait sur la chambre du pape et, de l’autre côté, ouvrait sur un couloir. Elle franchit vivement le ca-binet, comme si elle se fût doutée qu’il y avait là quelqu’un. Il n’y avait personne.

Elle ouvrit rapidement la porte opposée, et elle eut alors une lueur de satisfaction dans le regard. À l’autre bout du couloir, elle venait d’apercevoir une ombre qui s’éloignait discrètement. Dans cette ombre, elle avait reconnu l’abbé Angelo.

Arrivée dans le petit salon où elle venait d’habitude, Lucrèce fit demander l’abbé. Celui-ci se présenta quelques minutes après.

– Eh bien, lui dit Lucrèce à brûle-pourpoint, où en sommes-nous, mon cher Angelo ?… Il me semble que votre vieille sorcière tarde bien à agir !…

– J’attendais vos ordres…

– Fais donc… Es-tu sûr qu’elle se décidera à agir ?…

– Oui, signora !…

– Bien ! Cependant, il faut tout prévoir. Si elle manifestait l’intention d’attendre un jour ou deux, vous n’auriez qu’à lui répé-ter la conversation que je viens d’avoir avec mon père…

– Quelle conversation, madame ?

– Celle que vous avez entendue du cabinet. Allez et hâtez-vous !

LXIX. SUPRÊMES RÉSOLUTIONS

Grâce à l’un de ces judas que la fille de Borgia avait imaginé de placer un peu partout, Giacomo avait aussi entendu ce qui ve-nait de se dire entre le pape et Lucrèce. Peu après Angelo, il se mit en route à son tour.

Il était environ minuit lorsque l’abbé arriva à la cabane du pêcheur. Bientôt, il était en présence de Rosa Vanozzo. Elle ne témoigna aucune surprise de le voir à pareille heure. Elle suppo-sa qu’il allait chercher à savoir ce qu’elle avait dit au vieux Borgia sur la grève.

– L’heure est venue d’agir, dit-il brusquement. Quand vou-lez-vous que ce soit ?…

– Il faut attendre deux jours, répondit la Maga. Je ne suis pas prête.

– Vous voulez voir si le vieux Borgia relâche la jeune com-tesse Alma, comme il vous l’a juré ?

– Comment savez-vous cela ? demanda-t-elle.

– Le vieillard s’est joué de vous. Béatrix ne sera pas mise en liberté. Elle subira le supplice auquel elle est condamnée. Vous aurez laissé passer l’occasion. Il sera trop tard.

L’abbé Angelo raconta alors point par point la scène entre Borgia et sa fille. Quand l’abbé eut fini son récit, elle garda une minute le silence.

– Ce sera pour demain ! fit enfin la Maga.

– Quelle heure ?

– Au soir.

– Quand voulez-vous entrer au château ?

– Dès cette nuit. Pouvez-vous me cacher toute la journée de demain ?

– Facilement. Venez avec moi.

– Non. Je serai à la porte du château dans deux heures. J’ai des préparatifs à terminer.

– J’y serai aussi. Je vous introduirai.

– Bien. Allez, maintenant. Laissez-moi seule. L’abbé Angelo se retira.

Rosa était demeurée tout étourdie. Ainsi, Rodrigue lui avait réservé une dernière trahison ! Silencieusement, elle passa dans le compartiment de cave où se trouvait Ragastens. Spadacape lui fit signe de ne pas faire de bruit et lui montra le chevalier endor-mi.

La Maga fit un geste comme pour toucher Ragastens. Mais au moment où elle allait réveiller le chevalier, elle entendit qu’on entrait dans sa chambre. C’était Giacomo qui arrivait.

Ne voyant personne dans la pièce réservée à Rosa, l’intendant entra dans celle que le pêcheur avait destinée à Ra-gastens. Il aperçut la Maga.

– Des choses graves…

– Je sais ! dit la Maga. L’abbé est venu tout me dire.

– Il faut prévenir le chevalier…

Spadacape, sans perdre de temps, alla toucher au bras le jeune homme endormi.

– Monsieur, lui dit-il, notre voisine… Elle veut vous parler.

– Un malheur est arrivé ! s’écria Ragastens.

– Le malheur n’est pas arrivé, dit la Maga. Rassurez-vous, rien n’est peut-être perdu encore…

– Dites-moi tout par le détail, demanda-t-il d’une voix où un étranger n’eût pas surpris un tremblement.

Brièvement, clairement, avec la netteté d’une sentence, la Maga résuma l’entrevue qu’elle avait eue avec Borgia, puis les nouvelles apportées par l’abbé Angelo, confirmées par Giacomo – poussés tous deux par des motifs bien différents !

Ragastens releva la tête, au moment où la Maga partait pour le château, afin d’en finir avec sa vengeance.

– Merci, madame, dit-il avec une singulière douceur.

Ragastens, sans un mot, se laissa aller dans les bras de la vieille. Puis celle-ci s’arracha à son étreinte, lentement, sans se retourner, monta l’escalier et s’enfonça dans la nuit. Ragastens, alors, se tourna vers Giacomo.

– Demain, dit-il, je tenterai de forcer la porte du château. Quelle heure est la plus favorable ?…

– Écoutez, dit le petit vieillard, les choses ne peuvent se pas-ser ainsi… Vous présenter à la porte du château ?… Vous serez tué avant de l’avoir franchie…

– Avez-vous autre chose à me proposer ? fit Ragastens d’une voix morne.

– Peut-être !… Je ne sais pas encore !… Convenons d’une heure pour demain…

– Tout est subordonné à l’heure à laquelle arrivera César. Il faut que j’entre avant lui, voilà tout !

– Voilà tout ! s’écria Giacomo… César arrivera vers minuit… Voulez-vous dix heures ?…

– Dix heures, soit !

– Au lieu de vous présenter à la porte du château, trouvez-vous sur les rochers de la côte, à l’endroit où le fossé est inter-rompu et où le mur surplombe directement le roc… Si vous ne voyez rien… c’est que je n’aurai rien pu faire et alors, agissez se-lon votre inspiration… À demain… dix heures !

Giacomo s’élança à son tour vers l’escalier et disparut. De-meuré seul, Ragastens murmura :

– Un jour encore !…

Tout à coup il aperçut Spadacape qui fourbissait activement épées et poignards. Alors, il songea à renvoyer le digne serviteur. Il chercha un moyen de l’éloigner…

– Que fais-tu là ? demanda-t-il.

– Vous voyez, monsieur, je fourbis nos armes pour demain. N’est-ce pas demain jour de bataille ?

– À quoi bon te donner ce mal ?…

– Monsieur, répondit Spadacape, puisque nous mourons demain, je veux que nous mourions proprement. Ce sera ma der-nière coquetterie.

LXX. NAVIRE EN VUE

Depuis le moment où Giacomo était parti, le chevalier, assis sur une pierre de la grève, avait attendu le jour. L’aube se leva en-fin.

Ragastens, les yeux fixes et vides, regardait sans voir. Ses souvenirs se levaient l’un après l’autre et tout cela aboutissait à la vision d’une jeune fille habillée de blanc, lancée au galop d’un cheval fougueux, et venant se ranger près de lui pour s’écrier :

– Monsieur, qui que vous soyez, protégez-moi, délivrez-moi de cet homme !…

Les heures tombaient lentement… Le soir vint. Ragastens était à la même place. Tout à coup, une voix l’arracha violem-ment à sa rêverie suprême.

– Vous regardez la voile qui monte là-bas, à l’horizon ?…

Ragastens fut sur pied d’un bond. Il regarda l’homme qui venait de lui poser cette question indifférente. Il reconnut le pê-cheur, son hôte. Ragastens le saisit violemment par le bras qu’il secoua.

– Que dis-tu ? gronda-t-il. Une voile qui vient ?… C’est lui, n’est-ce pas ! C’est lui !…

Le pêcheur, stupéfait, recula et il reprit son examen de la mer.

– Voyez-vous, dit le pêcheur, il a le cap droit sur Caprera… Le diable me damne si ce bateau-là ne vient pas d’Ostie… Tenez ! Vous devez le voir, maintenant !…

Ragastens détourna la tête. Qu’importait qu’il vit ou qu’il ne vit pas. Ce navire venait d’Ostie ! Il piquait sur Caprera !… C’était tout ce qu’il avait besoin de savoir : c’était César !…

– C’est une goélette de grande allure, dit tranquillement le pêcheur.

– Dans combien de temps pensez-vous qu’elle arrivera ici ?

– Dans les conditions où ils naviguent, ces gens peuvent aborder ce soir vers dix heures… Mais je ne sais pourquoi ils n’ont pas tendu toute leur toile… Ils ont peut-être intérêt à n’aborder qu’assez tard… S’ils continuent ainsi, ils ne seront pas à Caprera avant minuit.

Le pêcheur souhaita le bonsoir à son hôte et se retira. Ragas-tens demeura les yeux fixés sur le navire. Mais bientôt, la nuit se fit et Ragastens ne vit plus rien…

– Monsieur, il est neuf heures ! murmura tout à coup Spa-dacape près de lui.

Ragastens parut se réveiller d’un long cauchemar.

– Allons ! dit-il simplement.

Lorsque la goélette fut en vue de Caprera, César ordonna de diminuer l’allure du navire. Il ne voulait débarquer qu’à la nuit.

Vers dix heures, César Borgia sautait sur le rivage et ren-voyait le canot qui l’avait amené. Il était seul. Il se mit à courir vers la porte du château en contournant les murs. Un quart d’heure plus tard, il était en présence de Lucrèce.

– Enfin ! Toi !… s’écria celle-ci.

– Elle est là ?

– Tu vas la voir, dit Lucrèce, viens !

– Pourquoi trembles-tu ?

Lucrèce saisit la main de César et l’entraîna rapidement à travers des couloirs. Devant une porte, elle s’arrêta, haletante et prononça ceci :

– Elle est là. Si elle te résiste, tue-la. Si tu ne la tues pas, je la tue !… Va !…

LXXI. LA COUPE D’OR ET LA COUPE D’ARGENT

La nuit précédente, quand la Maga arriva devant la porte du château, une ombre sortit d’un fourré et s’approcha d’elle. C’était l’abbé Angelo. Il jeta sur elle un vaste manteau, et lui dit :

– Venez. La signora Lucrèce veut vous parler…

Rosa Vanozzo avait suivi l’abbé. Celui-ci manifestait une agi-tation fébrile. Il fit entrer Rosa dans une chambre faiblement éclairée, où il la laissa seule. Quelques minutes plus tard, Lucrèce apparut.

– Vous êtes prête ? demanda-t-elle.

– Je suis prête…

– Quand voulez-vous agir ?…

– Il faut d’abord que je le voie… que je lui parle… Ne crai-gnez rien : je sais le moyen de me faire accueillir, sans rien com-promettre.

– Vous ne pouvez le voir que demain.

– Ce sera donc pour demain soir… Mais il faut que je puisse entrer d’abord chez lui, sans qu’il le sache.

– Facile : il descend tous les matins au jardin. Vous profite-rez de ce moment.

– Donc, à demain matin. D’ici là, laissez-moi.

Lucrèce, pensive, fit quelques pas pour se retirer. Tout à coup, elle revint sur Rosa :

– Quel motif avez-vous de le tuer ?…

Rosa Vanozzo leva la tête. Son étrange regard épouvanta Lu-crèce. Rosa répondit :

– Et vous ?

Lucrèce s’en alla sans oser répondre, ni poser une autre question.

Elle ne se coucha pas de la nuit et attendit le jour avec impa-tience. Le jour vint… la matinée s’avança : mais le pape ne des-cendit pas au jardin.

Ce matin-là, le vieux Borgia prépara son départ. Vers quatre heures, il donna ses ordres pour qu’il pût s’embarquer dès qu’il le voudrait. À huit heures, après le coucher du soleil, le pape dit à Angelo :

– Je veux une dernière fois me promener parmi ces fleurs que j’aimais.

Silencieuse et patiente Rosa avait passé cette journée dans la chambre où Lucrèce l’avait laissée. Elle n’avait pas touché au re-pas que sa fille elle-même lui avait apporté. Le soir, un peu après huit heures, Lucrèce ouvrit la porte brusquement et lui fit signe, trop agitée pour parler. Rosa la suivit. Quelques instants après, toutes deux étaient dans la chambre du pape.

– Vous êtes décidée à lui parler ? demanda Lucrèce.

– Il le faut !

– Vous répondez de tout ?

– J’en réponds ! Soyez tranquille : votre père va mourir… Il doit avoir l’habitude de boire avant de s’endormir ?

– Oui !… Un vin fortifiant… enfermé là…

Lucrèce désignait du doigt un petit meuble. Lui seul avait la clef du petit meuble. Ou du moins il le croyait.

– Vous pouvez ouvrir, n’est-ce pas ? dit Rosa.

Lucrèce tira rapidement une petite clef de son vêtement et ouvrit le meuble.

– Vite ! gronda-t-elle.

Mais Rosa ne se hâtait pas. Elle examinait l’intérieur du meuble. Il y avait, outre des vivres, une douzaine de flacons d’un vin spécial dont le vieillard buvait tous les soirs un doigt, avant de se coucher. Sur une étagère, deux coupes, dont l’une en or, l’autre en argent. Le pape se servait indifféremment de l’une ou de l’autre. Rosa Vanozzo saisit la coupe d’argent.

– Hâtez-vous ! reprit Lucrèce.

La vieille haussa les épaules. Puis elle fouilla dans son sein et en sortit un petit carré de parchemin rougeâtre.

– Voici le poison, dit-elle. C’est un poison qui ne pardonne pas. Je ne lui connais pas de contrepoison.

Lucrèce hochait la tête.

– En frottant le bord de la coupe avec ce parchemin, conti-nua la Maga, on dépose sur l’argent une impalpable poussière… Rien au monde ne peut le sauver…

Rosa se tut. Elle demeura une minute pensive. Puis elle ten-dit à Lucrèce la coupe d’argent et le carré de parchemin rou-geâtre. Lucrèce se recula, horrifiée…

– Vous voulez que ce soit moi ? balbutia-t-elle.

– Allons ! Avez-vous peur, Lucrèce ?…

– Silence, malheureuse !…

– Prenez donc cette coupe d’argent, si vous voulez qu’on ne nous entende pas ! Bon !… Le poison, maintenant !… Bon !… Frottez, maintenant !…

À mesure que parlait Rosa Vanozzo, Lucrèce, comme en un cauchemar, obéissait… Soudain, Rosa reprit la coupe d’argent.

– C’est assez ! dit-elle. Allez-vous-en !… Le reste me re-garde… Lucrèce sortit. Rosa Vanozzo, demeurée seule, remit la coupe d’argent à la place où elle l’avait prise. Puis elle dérangea un peu la coupe d’or. Enfin elle poussa la porte du petit meuble sans la fermer tout à fait. Cela fait, elle se dirigea vers un cabinet attenant à la chambre, s’y assit et attendit… Soudain, elle se dres-sa : on parlait, dans la chambre de Rodrigue Borgia. Elle écou-ta…

LXXII. LE BON GÉNIE D’ALEXANDRE VI

C’était, en effet, le pape, qui, sa promenade terminée, ren-trait dans sa chambre. Le vieillard était de fort belle humeur. Ses terreurs s’étaient entièrement dissipées. Toute sa pensée se ten-dait vers l’heure prochaine de son retour à Rome. Débarrassé de Ragastens, il reprendrait la marche normale de ses conquêtes.

C’est à ces choses qu’il songeait tout en se préparant à se mettre au lit. Le valet de chambre ayant achevé sa besogne, le vieillard causa quelques minutes encore avec Angelo, puis le ren-voya. Demeuré seul, il ferma sa porte à double tour et inspecta soigneusement la serrure, comme il faisait tous les soirs. Lors-qu’il se retourna, il vit Rosa Vanozzo debout au milieu de sa chambre.

Le saisissement fut tel qu’il n’eut pas la force de jeter un cri. Il parvint à balbutier :

– Que viens-tu faire ici ?

– Vous sauver, maître ! répondit Rosa.

– Me sauver ! s’écria le pape. Mais d’abord, comment es-tu ici ?…

– Je suis entrée tout à l’heure dans le château sous prétexte d’offrir un choix de bijoux à la signora Lucrèce. J’ai su que vous étiez au jardin. J’en ai profité pour me glisser dans ce cabinet et y attendre votre retour.

Le pape frémit. Un assassin eût pu faire ce que venait d’exécuter la Maga.

– Mais pourquoi n’as-tu pas demandé à me voir au jardin ?

– Parce que, peut-être, c’eût été donner l’éveil à l’assassin.

– À l’assassin… il est donc dans ce château ? fit le pape dans un cri de terreur.

La Maga haussa les épaules.

– Serais-je ici, dit-elle, si le danger n’avait pas été proche ?

– Je vais appeler ! dit-il. Je vais faire fouiller partout.

Il se dirigea vers la porte. La Maga l’arrêta d’un geste.

– N’appelez pas, c’est la mort qui viendrait !…

Il se rapprocha d’elle, vivement.

– Que veux-tu dire ?…

– J’ai voulu vous sauver encore cette fois, dit-elle, parce que je veux absolument sauver la fille du comte Alma… Vous m’avez juré de la faire rendre à la liberté… Vous seul, ici, avez l’autorité nécessaire pour cela…

La Maga, soudainement, prit le vieux Borgia par la main et le conduisit devant le petit meuble qui renfermait les deux coupes.

– Ouvert ! s’exclama le pape. Qui a ouvert ?

– L’abbé Angelo.

– Lui !… J’aurais dû m’en douter… Ah ! le serpent !… Il a empoisonné mon vin, n’est-ce pas ?…

La Maga secoua la tête.

– Regardez les coupes, maître.

– On a touché à la coupe d’or ! s’écria le vieux Borgia en tremblant. Je remarque toujours la place exacte où je mets ces deux coupes… la coupe d’argent n’a pas été touchée… la coupe d’or a été dérangée…

– Il a empoisonné la coupe d’or dans l’espoir que vous vous en serviriez ce soir ou demain…

Le pape grelottait. Ses dents s’entrechoquaient.

Fébrilement, le vieillard saisit un flacon et le posa sur une table. À côté du flacon, il posa les deux coupes. Puis il se tourna vers la Maga. Il riait d’un rire féroce.

– Tu vas voir ! Cache-toi là, dans le cabinet, et regarde bien. Rosa Vanozzo se dirigea vers le cabinet. Pendant ce temps, le pape frappait à coups redoublés sur son timbre. Puis il ouvrit la porte.

– Qu’on m’envoie mon lecteur ! ordonna-t-il au valet accou-ru.

Quelques instants plus tard, Angelo apparut.

– Angelo, mon enfant, je t’ai appelé pour que tu boives un peu de ce vin avec moi.

– Saint-Père !… bégaya l’abbé frappé de vertige.

– Eh bien, qu’as-tu donc ? ricana le pape. Tiens, je veux te faire honneur. À toi la coupe d’or !… À moi la modeste coupe d’argent…

– Grâce ! râla le prêtre en tombant sur ses genoux.

Le vieux Borgia leva très haut sa coupe, puis, lentement, comme s’il eût savouré le bon vin qu’elle contenait, il vida la coupe d’argent.

– Bois, maintenant !

Angelo prit la coupe d’or et, fermant les yeux, la vida… Le pape eut un éclat de rire infernal. Il saisit la main de l’abbé.

– Eh bien, Angelo ! gronda-t-il. As-tu bien réussi ton crime ! Es-tu satisfait d’avoir voulu empoisonner ton bienfaiteur ?… Meurs misérable !…

– Ce jeune homme ne mourra pas !

La voix qui, soudain, prononça ces paroles fit se retourner le pape. Il vit Roza Vanozzo.

– Que dis-tu, sorcière d’enfer ?…

– Je dis, répondit Rosa, je dis que ce prêtre ne mourra pas ! Je dis que c’est toi, Rodrigue, qui vas mourir !… Je dis que la coupe d’or est inoffensive et que toi, Borgia, tu as bu dans la coupe d’argent, dans la coupe empoisonnée !…

Un double hurlement retentit. Le hurlement de joie délirante de l’abbé qui se rua sur la porte, l’ouvrit et s’enfuit en titubant ; le hurlement de désespoir, s’exhalant de la gorge du pape Alexandre VI.

À ce moment, des craquements, des pétillements se firent entendre… Des clameurs lointaines éclatèrent… Une âcre fumée, des flammes : le château de Lucrèce flambait.

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Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
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