Kitabı oku: «Borgia», sayfa 29
LXIII. UN BON LECTEUR
Lucrèce Borgia avait accompagné son père tremblant dans son appartement. Cachée derrière un massif d’arbustes, elle avait assisté, invisible, à la mise en scène qu’elle avait combinée. Elle avait entendu le vieillard frappé de terreur, adresser de balbu-tiantes paroles au fantôme de la comtesse Alma. Puis, lorsque Primevère eut disparu et que le pape se fut évanoui, elle s’était élancée vers lui en appelant au secours. Maintenant, elle s’efforçait, en apparence, de calmer son père.
– Mais enfin, s’écria-t-elle, qu’avez-vous vu, mon père ?… Est-il possible que vous vous abandonniez à des terreurs pué-riles ?
– Oui… tu as raison, ma fille… répondit le vieux Borgia qui peu à peu se remettait ; ces terreurs sont indignes de moi… Mais, dis-moi, ma bonne Lucrèce, ne crois-tu pas que les morts puis-sent se lever de leurs tombes ?… Parle-moi, Lucrèce !… Ne me laisse point dans cet épouvantable silence !… oh !… ces flam-beaux, allume-les… là !… dans ce coin… ces masses d’ombres qui se meuvent… vois-tu !…
Le vieillard s’exaltait. Tranquillement, Lucrèce alluma les flambeaux.
Jusque fort tard dans la nuit, Lucrèce veilla sur son père. Enfin le vieillard s’endormit d’un sommeil agité. Sa fille le con-templa pendant quelques minutes avec un étrange sourire.
Peu à peu, le sourire disparut de ses lèvres. Lentement, elle recula, les yeux fixés sur son père endormi. Et si le vieux Borgia s’était réveillé à ce moment, ce regard qui pesait sur lui l’eût épouvanté plus encore que les fantômes créés par le délire de la peur !…
Lucrèce, en sortant des appartements de son père, descendit aux jardins où le pape avait eu cette vision qui l’avait tant frappé. Le silence le plus profond régnait maintenant dans le château. Tout était éteint.
Seule une fenêtre demeurait faiblement éclairée : c’était celle de la chambre de Primevère qui, toujours sur ses gardes, laissait brûler un flambeau jusqu’au jour. Lucrèce leva la tête vers cette fenêtre.
– Oui ! murmura-t-elle avec haine. Tu te méfies… mais toutes tes précautions ne serviront à rien !…
Quand elle rentra dans son appartement, environ une heure après, le valet qui veillait constamment à l’antichambre lui dit :
– Un homme venu d’Italie attend la signora.
– Depuis quand est-il arrivé ? demanda-t-elle.
– Depuis une demi-heure environ.
– Et il vient d’Italie ?
– De la part de monseigneur César.
Lucrèce eut une exclamation de joie et fit un signe. Quelques instants plus tard, l’homme venu d’Italie était devant elle.
– L’abbé Angelo ! s’exclama-t-elle.
L’abbé s’inclina avec toute la grâce qu’il affectait et selon les dernières modes en usage pour la révérence.
– Quand avez-vous abordé, mon cher abbé ?
– Il y a moins d’une heure, signora. J’ai fait diligence par la route.
En même temps, Angelo tirait de son manteau une lettre qu’il présentait à Lucrèce :
– Monseigneur le duc de Valentinois, dit-il, m’a chargé de vous apporter ce parchemin qu’il n’a voulu confier qu’à une per-sonne sûre.
Lucrèce parcourut la lettre. Elle jeta sur l’abbé un long et pensif regard. Puis elle s’assit, et longuement, mot par mot, relut la lettre. Lorsqu’elle crut enfin en avoir pénétré le sens, elle exa-mina en dessous le jeune abbé.
« Comment César a-t-il pu se confier à cet écervelé ? » pen-sa-t-elle.
Et, tout haut :
– Vous connaissez évidemment le contenu de cette missive ?
– Oui, madame : le contenu… et le sens.
La voix de l’abbé s’était soudain modifiée et était devenue dure et ferme. Lucrèce le regarda avec étonnement. Déjà l’abbé Angelo continuait :
– Au cas où le contenu de cette lettre ne vous conviendrait pas, madame, je repartirais dès demain pour en aviser Monsei-gneur. Mais si, comme nous avons tout lieu de le penser, vous êtes d’accord avec nous pour les soins à donner à Sa Sainteté, il serait urgent de prendre les dispositions nécessaires… Car j’ai hâte de retourner en Italie pour placer sur ma tête la mitre que votre illustre frère a bien voulu me faire espérer…
Ces paroles de l’abbé contenaient toute une explication que Lucrèce comprit. Elle répondit gravement :
– Mon cher Angelo, je ne vous connaissais pas… Nous au-rons à causer… plus tard… Vous valez certainement mieux qu’une mitre !…
– C’est mon avis, madame, dit froidement Angelo.
– En attendant, réglons donc l’affaire spéciale qui vous amène à Caprera. Prenez ce siège… là, près de moi.
L’entretien de Lucrèce et d’Angelo commença à voix basse et dura fort longtemps. Vers midi, Lucrèce entra chez son père. C’était l’heure où elle allait généralement le voir. Elle égayait le repas du vieux Borgia.
Ce jour-là, le pape paraissait plus sombre encore que d’habitude. Lucrèce s’enquit de sa santé, évita de parler des ter-reurs que son père avait manifestées la nuit précédente, fit chan-ger le coussin qu’il avait sous les pieds sous prétexte qu’il n’était pas assez moelleux.
– Mon père, je vous ai ménagé une surprise.
– Laquelle ? demanda le pape avec inquiétude.
– Vous n’avez personne pour vous faire la lecture et cela vous ennuie…
– M’aurais-tu trouvé un bon lecteur ?… Que n’ai-je pensé à emmener cet excellent Angelo… Il me manque…
– J’ai fait mieux que de vous trouver un lecteur… j’ai envoyé un messager à l’abbé Angelo pour lui dire de venir vous retrouver ici…
– Ah ! Tu es vraiment ma consolation, ma pauvre Lu-crèce !… Et quand arrivera-t-il ce brave Angelo ?
– Il est arrivé, mon père !
En même temps, Lucrèce frappa sur un timbre avec un petit marteau. L’abbé Angelo parut et alla s’agenouiller devant le vieil-lard qui esquissa une rapide bénédiction.
LXIV. LA LISEUSE DE PENSÉES
Comme on l’a vu, Giuseppo, le patron de la Stella, avait dé-barqué Rosa Vanozzo et l’abbé Angelo à une lieue environ du châ-teau de Lucrèce. Tous les deux prirent rapidement la direction du château, en passant par la route qui longeait la côte. Ils arrivè-rent à cette agglomération de cabanes de pêcheurs, que nous avons signalée. Rosa Vanozzo s’arrêta devant l’une de ces ca-banes.
– C’est ici qu’il faudra venir me chercher quand il en sera temps, dit-elle. Continuez votre chemin jusqu’au château. Moi, je reste ici.
L’abbé nota soigneusement la cabane qui était la troisième en venant du château, puis s’enfonça dans la nuit…
Dans la cabane du pêcheur indiquée par Giacomo, Spada-cape avait reconnu la vieille femme qu’il avait vue à bord de la Stella et Ragastens avait reconnu en elle l’étrange protectrice de la petite Fornarina.
Lorsque Ragastens et Spadacape entrèrent dans la pauvre cabane, la Maga n’eut pas un geste. Pourtant, dès le premier coup d’œil, elle avait reconnu Ragastens. Après avoir longtemps vécu d’amour, elle vivait maintenant de sa haine : une haine fa-rouche et patiente et obstinée.
Le pêcheur qui avait introduit les deux hommes dans sa ca-bane examina un instant Ragastens.
– Ici, dit le pêcheur, vous serez en sûreté. Nul ne viendra vous y déranger. Je vous montrerai votre chambre qui est assez cachée pour qu’on ne puisse vous y trouver au cas où l’on vous chercherait. Je vous prierai de témoigner à Giacomo que j’ai fait selon ses volontés.
– Je n’y manquerai pas ! dit Ragastens. Et cela ne tardera guère car, au moment où je me suis mis en route pour venir ici, Giacomo quittait Rome pour faire également voile vers Caprera.
À ces mots, Rosa Vanozzo releva la tête.
– Giacomo vient ici ? demanda-t-elle.
– Oui, madame…
– Bien !
Et elle reprit son immobilité première.
– Ne me reconnaissez-vous pas, madame ? fit Ragastens en s’approchant d’elle.
– Je vous reconnais.
Elle dit ce mot d’une voix moins âpre que sa voix ordinaire. Il s’y mêla quelque douceur : Ragastens était l’homme qui avait sauvé Rosita !… Elle le considéra une minute, d’un regard morne, et elle ajouta :
– Vous aussi, vous souffrez…
– À quoi voyez-vous cela, madame ?
– Je l’ai vu tout de suite, là-bas, dans la caverne de l’Anio… Je vous ai alors souhaité d’être heureux… Je vois que mon sou-hait ne s’est pas réalisé.
Ragastens demeura silencieux. La Maga prit un long temps :
– J’ai su par un abbé quelle avait été votre attitude à Monte-forte… C’est vous qui avez arrêté l’effort de César… Et vous avez fait cela après que César vous eut offert auprès de lui une situa-tion très belle. Pour moi, la vérité sur vous est très claire… Vous aimez la jeune comtesse…
L’œil atone de la vieille Maga s’était animé. Ragastens était muet d’étonnement : Rosa Vanozzo savait toujours tout !
– Êtes-vous venu la chercher ici ?…
– Oui, madame, si je suis venu à Caprera, c’est dans l’espoir de la retrouver…
– Vous craignez que Lucrèce ne l’ait assassinée ? Rassurez-vous sur ce point.
– Que voulez-vous dire ?… Sauriez-vous quelque chose ?
– Je ne sais rien, dit lentement la Maga ; je suppose, voilà tout !… Mais, dites-moi, avez-vous jamais été en relations avec Lucrèce ?
– Hélas, oui… pour mon malheur.
– Lucrèce vous aimait ?
– Peut-être, madame… fit Ragastens avec une sorte de ré-serve.
– J’en suis certaine, à présent. Lucrèce a dû bâtir des projets pour lesquels elle s’est vue repoussée. De là sa vengeance.
– Tout ce que vous dites là est la vérité même !…
La Maga eut un pâle sourire.
– C’est que je connais bien Lucrèce ! dit-elle.
– Mais que disiez-vous, madame ? Que Lucrèce n’avait pas attenté à la vie de Béatrix ?… Qui vous le fait supposer ?…
– Je vous dis que je connais Lucrèce. Non seulement elle a voulu vous faire souffrir, mais elle a cherché un supplice raffiné pour sa rivale…
– Vous m’épouvantez, haleta Ragastens.
– La mort, continua la vieille femme, n’est pas un supplice aux yeux de Lucrèce. Habituée au meurtre, elle a cessé de consi-dérer la mort comme un châtiment redoutable. Elle ne tue que pour supprimer un obstacle. Mais dès qu’il s’agit d’une ven-geance, Lucrèce redoute au contraire que la mort ne vienne lui ravir sa victime.
Ragastens, saisissant le bras de la Maga :
– Mais d’où vient que vous la connaissez ainsi ?…
La Maga considéra un instant Ragastens, puis, avec calme, simplement, elle répondit :
– C’est ma fille !…
– Votre fille ?
– Ma fille, oui !… Il a fallu que je fusse une mère mons-trueuse pour jeter au monde ces deux fléaux qui s’appellent Lu-crèce et César Borgia !…
Ragastens, bouleversé de pitié, en oublia un moment sa propre désolation.
– Vous êtes bon, lui dit la Maga en revenant à elle. Je vous avais bien jugé…
Elle se leva, comme pour se retirer dans la chambre que le pêcheur avait mise à sa disposition.
– Pour votre fiancée, dit-elle, ne redoutez pas la mort…
– Que faut-il donc que je redoute ? dit-il sourdement.
– Lucrèce a écrit à César… Et César, à l’heure qu’il est, est peut-être en route pour Caprera…
La Maga se retira.
LXV
BORGIA RASSURÉ
Quelques jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée de l’abbé Angelo au château de Caprera. Lucrèce attendait avec impatience l’arrivée de César auquel elle venait encore d’expédier un cour-rier. Dans son esprit, comme dans celui de son frère, le vieux Borgia était condamné. Cependant, elle attendait…
Angelo lui avait exposé son plan. Il fallait introduire la vieille sorcière qu’il avait amenée dans le château. Une fois là, cette femme agirait.
Elle se résolut à « laisser faire » l’abbé Angelo.
Le premier soin de celui-ci fut d’inspirer au vieillard une confiance illimitée. Il y parvint. Et si le vieux Borgia continua à s’enfermer la nuit à triple verrou, s’il continua à changer de chambre tous les soirs, du moins ses terreurs s’évanouirent peu à peu, grâce aux efforts de l’abbé Angelo.
Il en était arrivé à sortir même du château. Il se risquait par-fois le soir sur la grève, où il se promenait à pas lents.
Les nouvelles qu’il recevait de la Ville Éternelle devenaient d’ailleurs meilleures. L’insurrection qui avait pris naissance dans le peuple à la suite de la défaite de César semblait s’étouffer elle-même.
Maintenant, le pape commençait à calculer le moment où il pourrait entrer à Rome. C’est ce qu’il expliquait à son confident, l’abbé Angelo, un soir que tous deux, quelques jours après l’arrivée de l’abbé, se promenaient sur la grève, au pied de la fa-laise rocheuse. Des gardes précédaient et suivaient le pape à dis-tance.
– Je n’ai jamais vu si bon air à Votre Sainteté…
– C’est la mer, vois-tu… Quel calme !… Oui, Angelo, je me sens fortifié depuis quelques jours… Je le dois en grande partie à ma fille… Elle n’a pas failli un instant ! Elle m’a encouragé… Mais ce n’est pas tout, Angelo. Arrivé ici avec des pensées d’amertume et de colère, je ne me sens pas la force de méditer le châtiment des rebelles… Je veux que le pardon soit général. Si tu savais comme le pardon apaise…
Et, comme pour lui-même, il ajouta :
– Si je pardonne, peut-être me pardonnera-t-on aussi, à moi !…
À ce moment, une ombre noire parut distinctement sur le bord de la mer. Le vieillard la vit, et soudain repris par ses épou-vantes, saisit la main d’Angelo.
– Vois-tu ?… fit-il d’une voix angoissée.
– Oui, je vois… Que Votre Sainteté ne craigne rien… Je vais appeler les gardes…
L’ombre s’était approchée. C’était une femme habillée de noir. Angelo la reconnut. C’était la Maga !…
LXVI. VIE POUR VIE !
La bouche de l’abbé qui s’ouvrait pour appeler les gardes se referma. Sa pensée très nette à ce moment fut que la dernière heure du pape était venue.
– Inutile d’appeler, murmura-t-il à l’oreille du vieillard, c’est une inoffensive pauvresse de la côte.
Rosa Vanozzo s’était lentement avancée et s’arrêta devant le pape. Celui-ci ne voyait pas son visage qu’une écharpe noire jetée sur la tête cachait à demi.
– Que voulez-vous ? demanda rudement le pape.
– Parler seule à seul à Rodrigue Borgia, répondit-elle, de fa-çon que le pape seul l’entendît. Et aussitôt, elle ajouta :
– Un crime est dans l’air. Votre vie est menacée. Si vous m’écoutez, vous êtes sauvé. Si vous ne m’écoutez pas, vous êtes perdu… Choisissez… Faites vite !
– Vous dites que vous pourrez me sauver ? balbutia-t-il à voix basse.
– Oui !… Et seule, je le puis !… Renvoyez cet homme !
Le vieux Borgia eut une minute d’affreuse indécision…
– Angelo ! fit-il tout à coup. Retire-toi, mon enfant.
– Il suffira, reprit la femme, qu’il soit assez loin pour ne pas entendre… Il peut ne pas nous perdre de vue…
– Tu entends, Angelo ? fit joyeusement le vieux Borgia… Écarte-toi un peu, mais sans quitter la grève, de façon que je con-tinue à te voir.
L’abbé obéit et s’éloigna d’une vingtaine de pas.
– Parlez, bonne femme ! dit alors le pape.
Rosa Vanozzo laissa tomber l’écharpe qui cachait une partie de son visage.
– Me reconnaissez-vous, Maître ? demanda-t-elle.
– La Maga ! s’exclama le pape.
– Vous pouvez me faire saisir, si vous voulez… dit froide-ment Rosa ; je vous préviens que vous êtes perdu, si je ne suis là pour vous sauver.
De nouveau, la terreur s’empara du vieux Borgia.
– Parle donc ! dit-il avec angoisse.
– Il faut d’abord que vous ayez pleine et entière confiance en moi…
– J’attends que tu me dises qui veut me frapper ici, pour-quoi et comment je suis menacé de mort !…
– Cela, fit la Maga, je ne vous le dirai pas. Je ne puis vous le dire…
– Que me veux-tu donc ? gronda le pape avec une irritation contenue.
– Vous proposer un échange… Deux existences sont mena-cées… La vôtre et celle d’une malheureuse dont je vais vous par-ler… Vous pouvez la sauver : si vous la sauvez, je vous sauve ! Si-non, je laisse faire !
– Je ne comprends pas !… Celle dont tu parles… qui est-ce ?…
– La comtesse Béatrix, la fille du comte Alma.
– Béatrix ! s’écria le vieillard étonné. Tu dis que je puis la sauver ?…
– Écoutez, reprit rapidement la Maga… Vous avez tué la mère… vous pouvez, vous devez sauver la fille… Béatrix a été en-levée… Par Lucrèce !
– Par Lucrèce ?…
– Béatrix enlevée a été entraînée jusque dans ce château où elle est séquestrée, d’où elle ne sort jamais… Dites un mot, impo-sez votre volonté à Lucrèce, et Béatrix sera libre.
– Et si je m’y refuse ?…
– Je vous l’ai dit ; je vous propose un échange ; votre exis-tence contre celle de Béatrix… Vie pour vie !…
Le vieux Borgia frémit.
– Je sauverai Béatrix !
– Vous le jurez ?…
– Sur l’Évangile et la croix…
– Alors, dit lentement la Maga, vous êtes sauvé… Si vous croyez en Dieu, remerciez-le de vous avoir donné le pouvoir d’échanger votre vie contre une autre…
Le pape voulut interroger encore l’étrange vieille. Mais déjà celle-ci s’était reculée et disparaissait dans la nuit. Le pape de-meura quelques minutes à la fois étonné et terrifié. Puis il appela l’abbé Angelo. Celui-ci s’empressa d’accourir.
– Tu avais raison, dit Borgia. C’est une pauvresse inoffensive qui est venue me demander une grâce.
– Et Votre Sainteté la lui a accordée ?…
– Je te l’ai dit, Angelo : c’est une grande joie que de faire grâce et de pardonner. Rentrons !
Et, en toute hâte, ils se dirigèrent vers le château. Au mo-ment où ils arrivaient devant la porte du château, Lucrèce sortait entourée de gardes qui portaient des flambeaux.
– Ah ! mon père, s’écria-t-elle, je sortais vous chercher… j’étais si inquiète !…
– Bonne Lucrèce ! Je n’ai jamais mieux apprécié qu’en ce moment ton dévouement… Viens, nous avons à causer de choses graves.
Le pape rentra dans ses appartements, suivi de Lucrèce. L’abbé Angelo se glissa derrière eux…
LXVII. DÉSESPOIR
Rosa Vanozzo, en annonçant à Ragastens la probable venue de César Borgia, lui avait porté un coup terrible. Le chevalier demeura tout d’abord comme frappé de stupeur. Il devinait le genre de vengeance que s’était réservé Lucrèce.
Il fut tiré de sa léthargie par le pêcheur qui, le touchant au bras, le pria de le suivre. Ragastens obéit machinalement.
La cabane se composait de deux uniques pièces.
La première – celle où Ragastens et Spadacape avaient fait leur entrée – servait à la fois de cuisine, de chambre à coucher et de salle à manger. La deuxième pièce servait de débarras et était encombrée de fagots pour faire du feu, de filets suspendus aux solives du plafond.
Le pêcheur écarta les fagots entassés, et mit à nu une trappe que recouvraient des débris de toile à voile. La trappe ouverte, il descendit un escalier et se trouva alors dans une cave de mé-diocres proportions. Cette cave, eu égard à la pauvreté de la ca-bane, était meublée avec un luxe relatif. Il y avait là trois lits, une table, une armoire contenant des provisions. Il était évident que cette cave avait dû servir et devait encore servir de retraite. À qui ?… Ragastens ne se le demandait même pas. Il remercia son hôte qui se contenta de lui dire :
– Ici, vous êtes en sûreté… N’en sortez que la nuit.
Ragastens se jeta tout habillé sur l’un des trois lits pendant que Spadacape s’accommodait du lit voisin.
Une heure plus tard, il sauta à bas de son lit et fit un mou-vement comme pour appeler Spadacape. Mais le fidèle écuyer s’était endormi. Il n’était pas amoureux, lui !
Ragastens le regarda d’un œil d’envie. Puis, sans le réveiller, il remonta au rez-de-chaussée de la cabane. Il y retrouva le pê-cheur qui s’occupait de réparer le filet avec lequel il allait partir à la pêche au point du jour.
Ragastens sortit et se dirigea rapidement vers le château. La nuit était noire. Il ne connaissait pas le pays, et pourtant, il mar-chait sans hésitation, guidé par l’instinct qui lui avait fait aban-donner la route pour prendre par la grève.
Ragastens escalada les rochers et examina avidement la demeure qui abritait à la fois Lucrèce et Primevère. Un fossé plein d’eau faisait le tour du château. Il suivit ce fossé…
Il lui fallut une heure pour se retrouver au même point. Il avait contourné le mur, et passé devant la grande porte. De toutes parts, le château était inaccessible.
Ragastens s’assit sur une pierre et laissa tomber sa tête dans ses mains. Il se sentit perdu. Peu à peu, la nuit se fit moins noire. Alors, Ragastens put mesurer le redoutable ennemi auquel il s’attaquait. Le malheureux s’enfuit vers la cabane où il arriva épuisé…
Pendant cette journée, la Maga demeura invisible. Vers dix heures du soir, Ragastens reprit le chemin du château, accompa-gné cette fois de Spadacape. Ils rôdèrent toute la nuit autour du château. Lorsqu’ils regagnèrent, au soleil levant, la cabane du pêcheur, Ragastens était étrangement calme. Sa résolution était prise. Le plan de Ragastens était très simple, et il l’exposa à Spa-dacape. La physionomie de Ragastens l’épouvanta.
– Monsieur, commença-t-il, tout n’est pas fini, que diable !… Vous vous êtes tiré de pas autrement dangereux… Croyez-moi, le désespoir ne vous vaut rien…
– Où prends-tu que je sois désespéré ?…
– Je le vois bien à votre figure, monsieur.
– Tu te trompes, je réfléchissais à un plan d’attaque, et je viens d’en trouver un. Je vais te l’exposer… Voici ce que j’ai réso-lu : ce soir, nous nous présenterons à la porte du château, comme des cavaliers envoyés de Rome par César. Nous avons une com-mission très importante à remettre à Lucrèce… On nous ouvre… nous entrons…
– Si on nous laisse entrer !…
– Tais-toi ! Nous entrons, te dis-je !…
– Bon ! Et une fois dedans ?…
– De deux choses l’une : ou on nous conduit à Lucrèce, et alors, le reste me regarde. Ou on ne veut pas nous conduire à elle et alors, écoute bien : tu tombes sur ceux qui nous entourent ; tu les maintiens ; tu te fais tuer sur place ; cinq minutes me suffi-ront ; cinq minutes, Spadacape, tu entends bien !…
– Monsieur, s’il ne faut que me faire tuer, vous pouvez compter que vous réussirez. On ne meurt qu’une fois !… Je suis donc votre homme pour ce soir.
Et, en lui-même, l’ancien bandit se dit :
« C’est fini ! Nous sommes perdus tous les deux. »
Cette deuxième journée fut aussi lugubre que la première. Ragastens la passa sur son lit, la tête au mur, se demandant par-fois s’il ne valait pas mieux en finir tout de suite. Le soir venu, Ragastens ne parla plus de son projet : il s’était accordé un jour encore pour trouver un plan plus praticable.
Le lendemain, comme Ragastens avait fini par s’endormir d’un sommeil fiévreux, il fut soudain réveillé par un bruit de voix. Il reconnut aussitôt l’une des deux voix : c’était celle de la Maga. Il écouta un instant et ne tarda pas à reconnaître l’autre voix : c’était celle de Giacomo.
– Tu vas rentrer au château, disait la Maga ; tu t’arrangeras pour que je puisse y entrer moi-même.
– Vous avez bien réfléchi, signora ?
– Pas un mot, Giacomo !… Ce qui doit s’accomplir s’accomplira. Tu dis que César va s’embarquer ?
– Demain matin… Il sera ici demain dans la soirée ou vers le milieu de la nuit.
Ragastens sauta à bas de son lit. L’instant d’après, hagard, terrible à voir, il entrait dans la chambre de la Maga et saisissait Giacomo par le bras :
– Que dites-vous ? César Borgia vient ici ?
– Monsieur de Ragastens !… s’écria Giacomo.
– César vient ici ! dit la Maga. Giacomo a vu le patron de la goélette qui doit l’amener.
Ragastens se laissa tomber sur un escabeau. Il était à bout de forces. Soudain, il se leva.
– Où allez-vous ? demanda la Maga.
– Au château ! répondit Ragastens. Et je tue tout ce qui vient devant moi, jusqu’à ce que je sois tué !…
– Attendez ! s’écria-t-elle. Laisse-moi, Giacomo. Laissez-moi aussi, chevalier… Dans une heure, venez me retrouver. Dans une heure, je vous dirai si vous devez aller au château vous faire tuer…
Ragastens et Giacomo sortirent. Cette heure, le chevalier la passa debout devant la porte de la Maga.
La Maga, une fois seule, avait quitté l’escabeau de bois où elle était assise, et s’était accroupie à terre, le menton sur les ge-noux, dans cette attitude que des années d’habitude avaient fini par lui imposer.
– Il a sauvé Rosita, mais est-ce une raison suffisante ?…
Lorsque, d’une voix brisée, elle appela Ragastens, celui-ci fut épouvanté de la pâleur qui couvrait le visage de Rosa. Elle lui apparut, semblable à un spectre.
– Demeurez en paix, dit-elle ; je vais, pour vous, tenter l’impossible. Si quelque chose au monde peut sauver Béatrix, c’est la démarche que je vais faire ce soir… Ne m’interrogez pas…
Le soir, Rosa se mit en route pour le château. Elle projetait d’y entrer, grâce à l’abbé Angelo qui la mettrait en présence de Rodrigue. Le hasard l’avait bien servie et l’entrevue qu’elle vou-lait avoir s’était passée sur la grève.
Elle prit aussitôt le chemin de la cabane. Deux cents pas plus loin, elle trouva Giacomo qui l’attendait là.
– Tu vas rentrer au château, lui dit-elle. Tu t’arrangeras pour faire savoir à Rodrigue que son fils va arriver à Caprera.
– Il le saura dans une heure, signora. Est-ce tout ?…
– C’est tout pour le moment. Tous les soirs, tiens-moi au courant de ce qui se passe dans le château…