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Kitabı oku: «Borgia», sayfa 5

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IX. LA MAGA

Il y avait à Rome, comme dans la plupart des grandes villes, un quartier spécial qu’on appelait le Ghetto. C’était un enchevê-trement de sombres ruelles au milieu desquelles, parmi des pa-vés disjoints, croupissait l’eau des ruisseaux où les détritus et les ordures achevaient de pourrir.

Toutes les langues du monde connu résonnaient dans cet étrange capharnaüm, comme si les peuples s’y fussent donné rendez-vous après la destruction de la tour de Babel.

Ce quartier, dont les habitants avaient à peine le droit de sortir – et à certaines heures seulement – ce Ghetto dont les chrétiens s’écartaient avec horreur et dégoût, était réservé aux incroyants, aux infidèles.

Là, vivaient des Égyptiens, marchands de sortilèges ; des Bohémiens, diseurs de bonne aventure ; des Juifs, trafiquants de pierres précieuses et d’étoffes ; des Maures fabricants d’armes, de cuirasses et de cottes d’acier.

Le soir même des funérailles de François, donc, comme onze heures sonnaient, un homme pénétra dans l’une de ces ruelles infectes. Il était accompagné de quatre serviteurs, dont l’un marchait en avant, une lanterne à la main, et dont les trois autres suivaient par derrière, armés de pistolets et de poignards.

L’homme ainsi escorté franchit la chaîne qui barrait la ruelle et que le porteur de lanterne avait au préalable détachée. Puis il s’enfonça dans le Ghetto, indiquant parfois d’un mot bref le chemin qu’il fallait prendre au serviteur chargé du soin de l’éclairer.

Le nocturne visiteur s’arrêta enfin devant une maison basse, délabrée, fendillée de lézardes, d’aspect plus répugnant et plus sinistre que ses voisines.

D’un geste, il ordonna à son escorte de l’attendre dans la rue. Puis, sans hésitation, il pénétra dans l’allée, grimpa lente-ment un escalier en bois, très raide, et se trouva devant une porte qu’il ouvrit.

Il entra et referma la porte. Il se trouva alors dans une pièce qu’éclairait la lueur sombre et fumeuse d’une torche de résine. Au fond de cette pièce était assise, sur une natte, ou plutôt ac-croupie, le menton sur les genoux, une femme qui paraissait pro-digieusement vieille tant son visage était sillonné de rides, mais à qui un observateur, après avoir constaté la vie de son regard, n’eût pas donné plus d’une soixantaine d’années.

À l’entrée du visiteur, la femme n’eut pas un geste, pas un mot. Seulement, un imperceptible tressaillement, comme si la vue de cet homme eût avivé en elle une profonde et secrète dou-leur.

– Tu m’attendais, Maga, fit l’homme ; c’est bien…

– Prévenue de votre visite dans la soirée, je me suis préparée à vous répondre. Maintenant je suis prête…

L’homme, alors, dégrafa son manteau et rabattit le capu-chon qui lui couvrait entièrement la tête. Mais son visage demeu-ra invisible. Il était masqué…

Pour plus de précautions, des gants recouvraient ses mains et ses cheveux disparaissaient sous un bonnet qui, par derrière, retombait jusqu’au-dessous de la nuque.

La sorcière qui habitait cet antre était vêtue d’oripeaux ba-riolés, à la mode des Égyptiennes. Nul ne savait qui elle était, ni d’où elle venait. Nul ne connaissait son nom.

Elle était là depuis très longtemps, depuis des années et des années ; on venait lui demander des consultations dans une foule de cas ; on la redoutait pour le pouvoir diabolique qu’on lui ac-cordait et on l’appelait la Maga . C’était là toute son histoire.

– Tu sais qui je suis ? demanda le visiteur.

La vieille demeura silencieuse.

– Je suis Lorenzo Vicini, riche bourgeois qui ne regardera pas au prix de ta consultation, pourvu que tu le satisfasses…

La sorcière hocha la tête.

– On m’a parlé de ta science… et, bien que mon âme de chrétien réprouve tes sortilèges, j’ai voulu m’adresser à toi… Fasse le ciel que je ne me repente pas d’être venu ici… pour la première et, j’espère, la dernière fois de ma vie…

La Maga eut une sorte de rire discret qui grinça sur les rares dents déchaussées qui lui restaient.

– Que signifie ?… Est-ce que tu ne me crois pas ?…

À ce moment, un coq noir s’agita et remua bruyamment ses ailes.

– La paix, Altaïr ! commanda la vieille.

Puis elle poursuivit tranquillement :

– C’est la troisième fois que vous venez ici, maître ! L’homme sursauta, épouvanté.

– La première fois… oh ! il y a longtemps !… vous êtes venu me demander le moyen de tuer sans que personne pût se douter de rien… Je composai pour vous cette eau mortelle dont vous avez fait un si prodigieux usage…

Le visiteur demeura sur son fauteuil, sans voix, comme anéanti.

– La deuxième fois, maître, vous êtes venu me demander de vous sauver d’une langueur qui lentement, mais sûrement, vous conduisait au tombeau… Un mois plus tard, vous étiez vigoureux comme au temps de votre jeunesse… Il y a dix ans de cela, maître !

– Mais tu es donc réellement sorcière ! s’écria le visiteur qui frissonna longuement.

– La première fois, maître, vous vous appeliez Stéfano ; la deuxième, Giulio de Faënza ; aujourd’hui, Lorenzo Vicini… Eh bien ! moi, je vais vous dire le nom redoutable que vous portez…

Elle se pencha plus encore et murmura ce nom à l’oreille du visiteur.

– Par le ciel, vieille sorcière, tu en sais trop long… Tu vas mourir.

– Je ne mourrai pas, dit-elle avec une étrange solennité… tu ne me tueras pas… car mon heure n’est pas venue… car ma desti-née ni la tienne ne se sont accomplies… Tu ne me tueras pas, parce que tu sais que je ne t’ai pas trahi… et que tu as encore be-soin de moi !…

– Tu as raison, sorcière ; tu aurais pu me trahir ; tu ne l’as pas fait… j’ai confiance en toi !… Mais ce nom…

– Maître, interrompit la Maga, ce nom est plus en sûreté dans mon cœur que dans votre esprit lui-même…

» Eh bien ! maître, reprit-elle, votre première visite fut pour me demander de la mort ; votre deuxième pour me demander de la vie… Que venez-vous maintenant me demander ?…

– De l’amour !… répondit sourdement l’homme.

La vieille fut secouée d’un frisson. Son visage blême devint plus livide encore.

– Je veux aimer… ne fût-ce qu’une nuit encore, ne fût-ce qu’une heure, dût cette heure d’amour éteindre d’un coup ce qui me reste de vie vacillante… Une nuit d’amour, Maga, et c’est un trésor que je jetterai à tes pieds…

La Maga secoua la tête. L’homme laissa retomber ses bras qu’il avait tendus.

– Tu refuses ? fit-il durement.

– Ce sont vos trésors que je refuse ! Quant au philtre dont vous me parlez, c’est pour moi un jeu d’enfant… Demain, la li-queur qui doit vous rendre la jeunesse pour quelques heures sera prête…

– Mais, songes-y, reprit le visiteur, il faut aussi que ton philtre donne à celle que j’ai choisie le pouvoir d’oublier que je suis vieux… le pouvoir de m’aimer !

– Il faut que je sache qui elle est ! fit la vieille.

– Qui elle est !… Je le sais à peine moi-même ! Je l’ai vue une fois, une seule fois, aujourd’hui ! Ce matin, j’ignorais qu’elle existât… Mais son portrait m’a donné l’ardent désir de la voir… Le portrait d’un ange, Maga !… Je l’ai vue cet après-midi… Caché dans ma loge de Saint-Pierre, j’ai pu la contempler longuement, détailler sa beauté souveraine… Jamais… jamais, dans ma longue vie, je n’ai éprouvé semblable émotion.

– Jamais ? interrompit la sorcière d’un ton lugubre.

– Non, jamais !…

– Et comment l’appelle-t-on ?

– C’est une pauvre fille du peuple… une fornarina… on ne lui connaît pas de nom, pas de famille…

– Et le portrait, demanda-t-elle d’une voix en apparence in-différente, qui l’a fait ?…

– Un jeune peintre… nommé Raphaël Sanzio… mais qu’importe !… Feras-tu ce que je te demande ?

– Je le ferai !

– Combien de temps te faut-il ?

– Un mois.

– Un mois ? Jamais je ne pourrai me résigner…

– Il le faut !

– Mais réussiras-tu au moins ?

– Je réussirai.

– Eh bien soit ! Dans un mois, tu me reverras.

– Je serai prête…

Alors, le visiteur se leva et se dirigea vers la porte. Mais avant de disparaître, il esquissa une dernière recommandation dans un geste de prière et de menace tout à la fois. Puis il descen-dit l’escalier, rejoignit son escorte et, par les ruelles noires, se mit en route vers le château Saint-Ange.

Parvenu sur la place, il tendit à chacun des hommes qui l’avaient accompagné une pièce d’argent. Les hommes s’éloignèrent en remerciant.

Quelques minutes plus tard, quelqu’un qui l’eût épié l’eût vu se perdre dans l’obscurité de l’étroit boyau que César Borgia avait, le matin même, parcouru en sens inverse. Le mystérieux promeneur, partant des caves du château Saint-Ange, arriva en-fin par une porte dérobée dans une chambre à coucher du Vati-can où il retira son masque… et où, après s’être déshabillé, il se coucha dans un vaste lit armoiré d’une tiare et de deux clefs. Aus-sitôt, il frappa avec un petit marteau sur un timbre d’argent.

Un valet accourut.

– Ma tisane ! commanda-t-il.

Le domestique s’empressa et exécuta l’ordre.

– Maintenant, envoie-moi mon lecteur…

Le valet disparut comme une ombre et fut instantanément remplacé par un jeune abbé.

– Angelo, mon enfant, voilà deux heures que je me retourne dans mon lit sans pouvoir trouver le sommeil… Lis-moi quelque chose… Tiens ! Prends donc le quatrième livre de l’« Énéide » !…

– Tout de suite, Saint-Père, répondit l’abbé.

X. LA VIERGE À LA CHAISE

Depuis le départ de son visiteur, la Maga était demeurée ac-croupie dans son coin, près de ses serpents. Une profonde rêverie la tenait les yeux ouverts, fixés sur de flottantes images.

– Voici bientôt le jour ! murmura-t-elle au moment où le coq chanta, saluant l’aurore.

Elle se leva, alla à tâtons vers un vieux bahut qu’elle ouvrit. Puis elle fit jouer un ressort, et un tiroir s’ouvrit.

Au fond de ce tiroir, ses mains saisirent un coffret en bois d’érable, merveilleusement sculpté, enrichi d’incrustations d’or… Dans le coffret, il n’y avait que deux objets.

Un poignard à lame acérée, de fabrication maure. Le poi-gnard était très simple et s’emboîtait dans une gaine recouverte de velours d’un cramoisi déteint.

L’autre objet était une miniature enchâssée dans un cadre d’or ouvragé, orné de diamants et de rubis. Le cadre eût suffi pour faire la fortune de la Maga… si elle eût voulu le vendre. Cette miniature représentait un jeune homme vêtu du costume en usage parmi les étudiants espagnols du XVe siècle. La tête était expressive, empreinte d’un caractère de résolution hautaine, avec des yeux noirs et durs, un front que barrait le trait touffu des sourcils, une bouche ironique, et un air d’incroyable audace, de violente obstination.

Mais ce que ce portrait pouvait dégager de dureté, presque de cruauté, s’adoucissait, s’estompait, fondu dans le rayonne-ment de la jeunesse. La Maga le regardait avec une expression d’infinie douleur.

– Ô mon amour, ma jeunesse ! murmura-t-elle. Où êtes-vous ?… Là, dans ce coffret que je n’ai pas osé ouvrir depuis dix ans… depuis sa dernière visite…

Brusquement, elle tomba sur ses genoux et éclata en san-glots… sa bouche frémissante collée sur la bouche froide de la miniature…

– Mère !… Vous pleurez donc encore ?

Une voix d’une incomparable pureté, d’une ineffable ten-dresse venait de prononcer ces quelques mots. La Maga se releva d’un bond, referma précipitamment le coffret, le tiroir, le bahut et se retourna vers une porte qui donnait sur une pièce voisine.

– Où êtes-vous, mère ? reprit la voix. Je vous ai entendue…

La Maga alluma une torche. Et, dans l’encadrement de la porte, apparut une jeune fille d’environ seize ans.

Ce n’était pas une vierge. Elle était la virginité même.

Lorsque la torche fut allumée, la jeune fille, à peine vêtue, les pieds nus, s’avança vers la vieille, jeta autour du cou flétri ses bras d’une éclatante blancheur et laissa reposer sa tête sur la poi-trine décharnée.

– Rosita !… mon unique consolation ! fit la Maga.

– Comme votre cœur bat vite, pauvre mère Rosa…

Celle à qui la vieille Maga venait de donner le nom de Rosi-ta leva les yeux vers la sorcière. Et il y avait un monde de ten-dresse dans ses yeux.

– Vous pleuriez, mère Rosa, reprit-elle… Vous avez un grand chagrin, et vous ne voulez pas me le dire… à moi, votre fille ?

La sorcière frissonna.

– Ma fille !… Oui, ma fille… ma seule fille !… Et, sourde-ment, en elle-même, elle ajouta :

– Que « l’autre » soit maudite pour avoir achevé de briser mon cœur de mère… comme « lui » avait brisé… mon cœur d’amante !…

Elle continua :

– C’est vrai, ma Rosita : j’ai un grand chagrin… un chagrin qui me tue lentement. Mais ce chagrin, je ne dois pas te le dire parce qu’il faudrait, enfant, te raconter ma vie !… Et te raconter ma vie, à moi, ce serait jeter sur ta candeur un voile impur, ce se-rait ternir ta joie et ton innocence, comprends-tu ?

– Je ne comprends qu’une chose, ma mère, c’est que je vous aime de tout mon cœur et que je souffre de vous voir souffrir, et que je voudrais connaître vos douleurs pour les partager… pour vous consoler…

– Ah ! ma Rosita, ta présence seule est une consolation infi-nie… Une seule de tes caresses suffit à me faire oublier pour un moment le mal terrible qui ronge mon âme… Tiens, vois, je ne pleure plus… Et puisque te voilà éveillée, causons un peu… J’ai des choses à te dire… Depuis longtemps, j’hésitais… le moment est venu…

Le jour se levait et envahissait le taudis, Rosita s’était assise. La Maga éteignit la torche de résine.

– Quelles choses voulez-vous me dire, ma mère ?

– Hélas ! Que ne suis-je vraiment ta mère !

Un nuage de tristesse passa sur le front de la jeune fille.

– Vous l’êtes ! reprit-elle. Vous êtes ma seule mère… puisque la vraie… m’a… abandonnée…

– Oui ! Abandonnée… Et c’est de cela que je veux te causer, mon enfant.

– À quoi bon, mère Rosa !… Pourquoi éveiller ces souve-nirs ?…

– Il le faut, ma fille… Mais, dis-moi, dois-tu aller au-jourd’hui à l’atelier de Raphaël ?…

À ce nom, Rosita eut une exclamation de joie. Son visage s’éclaira.

– Tu l’aimes donc bien ?…

– Oui, mère Rosa ! Je l’aime de toute mon âme, comme il m’aime… Il est si beau… si bon… Nous avons fixé la date de notre mariage, mère !… Sauf votre approbation, bien entendu ! Ra-phaël doit venir demain vous en parler…

– Chère enfant ! Qu’importent les dates !… Sois heureuse, c’est cela seulement qui m’importe… Mais tu ne m’as pas répon-du… Dois-tu le voir aujourd’hui ?

– Non, mère : il a donné avant-hier le dernier coup de pin-ceau à cette Vierge si belle… pour laquelle j’ai posé. Et il m’a dit que nous nous reverrions ici, demain… Il a dû porter son tableau à Notre Saint-Père…

– Au pape ? s’exclama sourdement la Maga.

– Oui, mère ! Et la peinture de mon Raphaël est bien digne de figurer parmi les chefs-d’œuvre du Vatican…

Il y eut un silence de quelques minutes.

Puis celle que la mystérieuse vieille appelait Rosita, et que les voisins appelaient simplement « la Fornarina » ne lui con-naissant pas d’autre nom, eut un sourire rêveur et extasié :

– Quand je pense à tout mon bonheur, fit-elle doucement, je me demande si je ne vais pas l’expier par quelque soudaine catas-trophe…

La Maga tressaillit.

– Que veux-tu dire, enfant ?… demanda-t-elle avec angoisse.

– Oh ! rien… des idées folles, mère… Mais voyez vous-même si je ne suis vraiment pas trop heureuse… depuis six ans que je suis avec vous… Rappelez-vous combien j’ai souffert avant de vous connaître…

– Par ma faute ! murmura-t-elle si bas que la jeune fille ne l’entendit pas.

– J’avais alors dix ans, poursuivit Rosita, les yeux perdus dans le vague. Je me voyais maltraitée, méprisée, battue… Les uns m’appelaient petite bâtarde… d’autres juraient que je n’étais même pas baptisée… Mais tout cela n’était rien encore. La femme qui me gardait chez elle… me battait cruellement. À la moindre faute, elle levait sur mes épaules un lourd bâton…

Immobile, la sueur au front, la vieille écoutait avec une pro-fonde attention ce récit que, pourtant, elle avait entendu déjà plus d’une fois.

– Cette femme était si méchante qu’on l’appelait la Stryga . Je ne lui connaissais pas d’autre nom, et elle disait que moi-même je n’en avais pas… C’est pourquoi les gens prirent l’habitude de m’appeler la Fornarina… et ce nom m’est resté, si bien que Raphaël lui-même m’appelle ainsi le plus souvent… Oh ! mère, quelle triste époque de ma vie !… J’étais maigre à faire pi-tié… La Stryga me donnait à peine à manger… Quelquefois, je disputais au chien les restes qu’elle lui jetait… Un jour, je crus que ma dernière heure était venue… J’avais vu au four de la Stryga des pains qui me faisaient bien envie… Il y avait si long-temps que je n’en avais mangé ! J’avais faim… j’attendis la nuit… je me glissai vers le fournil… je volai un pain, un tout petit… Au moment où j’allais me sauver dans la niche où je couchais sur un peu de paille, la Stryga se dressa devant moi ! Elle m’avait épiée… elle m’avait vue !… Elle me jeta par terre d’un seul coup… j’étais si faible !… puis elle me piétina… et enfin, se baissant sur moi, elle me mordit si fort que le sang jaillit !… Glacée d’horreur et d’épouvante, je m’évanouis… Lorsque je me réveillai, j’étais ici, dans vos bras, mère Rosa… et vous sanglotiez… tenez… comme vous sanglotez maintenant !… Pourquoi pleurez-vous, mère ?… Ces choses sont passées…

– Mais ce souvenir me brûle comme un fer chaud…

– Bonne mère Rosa ! s’écria la jeune fille. Suis-je assez sotte d’augmenter ainsi vos chagrins, en vous parlant de choses que vous auriez ignorées… si je ne vous les avais racontées… Chassez ces souvenirs, mère… c’est fini…

– Ce qui n’est pas fini, c’est le remords, dit la vieille.

– Le remords ? s’exclama la Fornarina.

– Pussé-je te faire horreur ! Ce serait une juste punition !

– Mère ! balbutia la Fornarina, quel vertige vous saisit ? Re-venez à vous… vos paroles m’épouvantent…

– Et pourtant, il faut que tu saches ! fit la Maga en se tor-dant les bras et s’agenouillant. Maudis-moi, Rosita !… Car ce fut moi ton bourreau…

– Vous maudire alors que vous m’avez sauvée, alors que par vous j’ai connu la douceur de vivre, d’aimer et d’être aimée…

– Écoute… c’est moi qui t’ai livrée à la Stryga !…

– C’est un affreux rêve ! bégaya la Fornarina.

– Non seulement je t’ai livrée à ce démon, mais je lui ai don-né de l’argent pour te haïr, pour te battre, pour te faire souffrir…

– Oh ! mère Rosa ! Vous n’avez pas votre raison… Relevez-vous… je vous en supplie…

– Pas avant que tu saches tout ! Tes douleurs, je les épiais, et je m’en repaissais. Tes larmes rafraîchissaient mon cœur ulcéré. Et cela dura jusqu’à cette nuit où je te vis palpitante, agonisante sous la dent de la Stryga. Alors, une incompréhensible révolution se fit en moi… Je te saisis… je t’emportai… Mais tu ne pouvais oublier… tu n’as pas oublié… Oh ! les heures effroyables que j’ai passées lorsque de ta voix si douce, tu me racontais ta misère passée… C’est que le remords m’étreignait à la gorge… Mainte-nant que tu sais… maudis-moi !

La Fornarina jeta un cri. Elle se baissa, souleva presque la vieille femme, l’enlaça dans ses bras.

– Mère ! fit-elle d’une voix tremblante, mère, je vous aime… et vous… vous n’aimez donc plus votre fille ?…

– Seigneur ! Seigneur ! cria-t-elle. Elle me pardonne !… Elle ne me repousse pas… elle m’appelle encore sa mère !

La vieille Rosa refoula ses larmes, comprima la violente émotion qui l’étouffait, et reprit :

– Maintenant, ma fille, il faut que tu saches tout…

– Mère, dit la Fornarina, il est temps que j’aille au four de Nuncia…

– Aujourd’hui, tu n’iras pas, mon enfant.

– Pourtant, mère, le prix de ma journée, vous fera défaut.

– Rosita !… Je t’ai dit que tu saurais tout, répondit la Maga avec une volubilité fiévreuse. Ton pauvre salaire, enfant ! Tiens, regarde !

Elle entraîna la jeune fille devant le bahut, ouvrit un tiroir. Ce tiroir était rempli de pièces d’or et d’argent. La Fornarina re-garda la vieille avec stupéfaction.

– Ne comprends-tu pas ? s’écria la sorcière. Ne vois-tu pas que si je t’ai laissée te livrer à ces humbles travaux, c’est que je ne voulais pas… qu’on devine… qu’on soupçonne !… Aujourd’hui, ma fille, tu n’iras pas au four, ni demain, ni les jours suivants…

La vieille s’arrêta.

– Oh ! murmura-t-elle… Il est venu !… Il était là… là, sur ce fauteuil…

Puis, revenant à la Fornarina toute frissonnante, elle ajouta :

– Écoute, Rosita ! Tu vas savoir pourquoi tu es une fille sans nom et sans famille…

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
510 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
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