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Kitabı oku: «Borgia», sayfa 8

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XVI. LA PAPESSE

Ragastens venait de passer une nuit blanche. Cependant, il n’éprouvait aucun besoin de repos. Surexcité par les événements de la nuit et les pensées qui tourbillonnaient dans sa cervelle en-fiévrée, il n’eût pu fermer l’œil.

Il recommanda Capitan aux bons soins de maître Bartholo-meo, et se dirigea à pied vers le château Saint-Ange. L’heure était matinale encore. Mais Ragastens savait que le prince Borgia se levait tôt.

Lorsque le chevalier arriva dans les antichambres qui pré-cédaient les appartements de César, il les trouva vides : ni courti-sans, ni officiers… Un intendant s’avança au-devant de Ragas-tens.

– Monseigneur se trouve en ce moment au Vatican, lui dit-il ; je suis chargé d’en prévenir M. le chevalier.

– Au Vatican ?…

– Oui : il y a ce matin solennelle audience de Sa Sainteté.

– Et vous dites que le prince vous a chargé de me prévenir ?

– Monseigneur m’a même chargé d’ajouter qu’il attend M. le chevalier dans la salle des audiences pontificales…

Ragastens sortit. Quelques minutes plus tard, il entrait au Vatican et gagnait les salons officiels.

Là, une foule sur laquelle planait le bruissement des mur-mures attendait, attentive, les yeux tournés vers une porte mo-numentale.

De temps à autre, cette porte s’ouvrait. Un introducteur, en-cadré de deux hérauts, tout raide dans un costume de lourd satin blanc, s’avançait de quelques pas. L’introducteur prononçait un nom et l’un des hérauts le répétait à haute voix.

Aussitôt, un cardinal, ou un officier, ou un groupe de dépu-tés s’avançait et passait la porte, précédé par l’introducteur.

Alors, le grand silence qui venait de se faire était à nouveau remplacé par le bruissement des conversations échangées à voix basse et la foule attendait une réapparition de l’introducteur.

Un laquais le toucha au bras. Ragastens tressaillit.

– Que monsieur le chevalier me pardonne, fit le laquais dans un murmure.

– Que désirez-vous ?

– Si monsieur le chevalier veut me suivre…

– Où me conduisez-vous ?…

– Dans la salle des audiences, où j’ai l’ordre de vous intro-duire. Monseigneur vous attend.

Ragastens suivit sans plus de réflexion le laquais qui se glis-sait entre les groupes. Cependant, aux regards d’envie et de stu-péfaction qui convergèrent sur lui, il dut se rendre compte qu’une faveur inouïe venait de lui être accordée.

Il poussa un soupir, en songeant que cette faveur allait lui être inutile. En effet, il était fermement résolu à faire ses adieux à César. La seule idée de combattre contre Primevère lui causait une insurmontable horreur. Et, d’autre part, l’accueil qu’il avait jusque-là reçu de César le mettait dans l’impossibilité de se tour-ner contre lui… Mais, tout au moins, il pourrait profiter de l’évidente amitié de Borgia pour apporter à son nouvel ami Ra-phaël Sanzio une aide efficace.

Ce fut en agitant ces diverses pensées qu’il pénétra dans la salle des audiences – non par la porte monumentale et officielle, mais par une porte plus petite, réservée aux allées et venues des intimes – dernière faveur qui provoqua parmi les courtisans un murmure de véritable admiration.

Près de la porte, se tenait immobile l’introducteur, entouré de ses deux hérauts. Devant une haute fenêtre, douze abbés fai-sant office de secrétaires, penchés sur une table immense, écri-vaient fiévreusement. Tout autour de la salle, des gardes nobles debout, l’épée à la main, se tenaient droits et rigides, sans un geste.

Enfin, au milieu, assise à une table, une femme décachetait activement des lettres amoncelées devant elle. À quelques pas de là, un homme, botté, cuirassé, à demi renversé dans un fauteuil, les jambes croisées l’une sur l’autre, se balançait.

L’homme, c’était César…

La femme, c’était Lucrèce Borgia.

– Ah ! s’écria César en l’apercevant, voici le chevalier, le brave Ragastens à qui, comme à son compatriote Bayard, on pourrait donner le titre de « chevalier sans peur et sans re-proche !… »

– Monseigneur… interrompit Ragastens embarrassé.

– Ma sœur, continua César, vous n’avez pas vu le chevalier empoigner un homme et s’en servir comme une catapulte qui lancerait un bloc de rocher… Vous n’avez pas vu le chevalier faire sauter à son cheval un triple rang de faquins armés de poi-gnards…

– Vous m’avez raconté tout cela, mon frère. Asseyez-vous, terrible chevalier… nous aurons à causer.

Ragastens s’était incliné devant la jeune femme et une ra-pide évocation des magnifiques splendeurs du Palais-Riant passa devant ses yeux.

– Allons bon ! reprit Lucrèce en parcourant une lettre, voilà le cardinal Vicenti qui proteste contre la redevance que nous de-mandons sur chaque mariage et enterrement… Écrivez-lui, ajou-ta-t-elle, en se tournant vers les abbés secrétaires, qu’il n’a qu’à s’en référer aux termes formels de notre dernière bulle Esto ma-triomonium… Aidez-moi donc, chevalier… décachetez-moi ce paquet.

Ragastens obéit, abasourdi, stupéfait.

Lucrèce parlait, agissait, commandait, comme si elle eût été le pape ! Ce n’était plus la Lucrèce du Palais-Riant. C’était une reine aux yeux durs, à la parole brève, au geste impérieux, un di-plomate, un ministre travaillant à l’expédition des affaires d’État !…

– Ah ! ah ! s’écria César en riant, vous êtes étonné, cheva-lier… Avouez que vous êtes stupéfait… Vous en verrez bien d’autres… Notre Lucrèce, voyez-vous, c’est notre forte tête !

– Monseigneur ! fit Ragastens, j’admire sans en être étonné, l’activité d’esprit et la puissance de travail de Mme la duchesse de Bisaglia.

– Une lettre de notre envoyé à Pesaro ! fit Lucrèce. Il nous prévient que les bons habitants de Pesaro s’agitent… deux mille hommes en armes… À toi, César !…

– Bon ! Nous allons régler tout cela d’un coup !

– Écrivez à l’ambassadeur d’Espagne que ce qu’il demande est impossible, reprit Lucrèce. Le pape ne peut tolérer une pa-reille usurpation de ses droits… Le roi d’Espagne est trop catho-lique pour ne pas le comprendre… Et, s’il le faut, on l’aidera à comprendre…

– Diable ! Tu te fâches, Lucrèce ? ricana César. Qu’y a-t-il ?…

– Rien… une misère.

Ragastens assistait avec une stupéfaction croissante à cette scène où Lucrèce se révélait. Elle était la papesse !… Une sorte d’écœurement lui venait devant le flagrant délit de cette impu-dente audace. Il s’était un peu reculé, dans la pénombre d’une encoignure. Mais de là, il voyait tout, il entendait tout…

– Écrivez, dit à ce moment Lucrèce en se tournant vers l’un des secrétaires, écrivez au cardinal Orsini que Sa Sainteté le prie à déjeuner demain, en sa villa du Belvédère…

– Alors, ce pauvre cardinal Orsini déjeune avec nous, de-main ? interrogea César à demi-voix.

– Ça lui apprendra, répondit Lucrèce sur le même ton, ça lui apprendra à faire des enquêtes sur la mort de notre pauvre cher François…

Ragastens avait entendu. Il frissonna. Il crut avoir entrevu la lugubre signification de cette invitation…

– À propos, continua Lucrèce tout haut, et l’assassin de notre cher frère, est-il trouvé ?

– J’ai fait arrêter une vingtaine de chenapans, répondit né-gligemment César. Une douzaine d’entre eux ont déjà subi la tor-ture, mais pas un de ces faquins ne veut avouer… Il faudra bien pourtant retrouver le scélérat… un tel crime ne saurait demeurer impuni.

– C’est mon avis, dit froidement Lucrèce.

Ragastens écoutait de ses deux oreilles et se demandait s’il ne rêvait pas… Il avait sinon la certitude matérielle, du moins la conviction instinctive que le duc de Gandie avait été assassiné au Palais-Riant. Et ce fut avec une horreur insurmontable qu’il en-tendit César parler, avec un sinistre sourire, de la torture infligée à des malheureux à qui il « fallait » faire avouer le crime qu’ils n’avaient pas commis.

Il fut sur le point de dire aussitôt à César qu’il était venu pour lui faire ses adieux. La pensée des promesses qu’il avait faites à Raphaël Sanzio le retint. Et il résolut d’attendre la fin de cette scène.

Il allait se rapprocher de la table à laquelle était assise Lu-crèce, lorsqu’une petite porte latérale s’ouvrit. Un moine entra et se dirigea aussitôt vers Lucrèce. Ragastens tressaillit en recon-naissant dom Garconio.

Celui-ci n’avait pas vu le chevalier. Il s’était arrêté près de la table, et tournait le dos à Ragastens.

– Eh bien ? demanda Lucrèce au moine.

– Princesse, c’est fait.

– Bon ! Voilà qui va faire plaisir à mon père.

– La chose a marché toute seule… Nous avons à moitié as-sommé le peintre…

– Pas tué, j’espère ?… Mon père tient à ce qu’il achève cette Transfiguration… Caprice de vieillard…

– Non, princesse, pas tué… à demi assommé seulement… Il en reviendra… Quant à la petite, nous n’avons eu qu’à la cueillir dans nos bras… et, selon vos ordres, nous l’avons conduite au Ti-voli…

– Parfait ! Vous pouvez vous retirer, maître Garconio… Monsieur l’introducteur, ajouta-t-elle à haute voix, veuillez an-noncer que l’audience est terminée…

Le moine s’était retiré. Ragastens, livide, la sueur au front, s’était mordu la lèvre jusqu’au sang pour ne pas crier…

XVII. UNE BONNE IDÉE DE PAPE

Ainsi, c’était Garconio qui avait enlevé Rosita… Ainsi, c’était sur l’ordre de Borgia que cet enlèvement avait été exécuté… Et c’est au Tivoli que la jeune femme avait été conduite. Ragastens, frappé d’une sorte de stupeur, se demanda de quels formidables bandits se composait décidément cette famille des Borgia, au service desquels il était venu s’engager !

Mais dans quel but cet enlèvement ? Il osait à peine l’imaginer. Et pourtant, ce mot de « Tivoli », qu’il avait saisi au vol, était presque un trait de lumière… Il se rappelait tout ce qui se disait à Rome sur cette maison de campagne du pape… il évo-quait les récits d’orgie et de débauche qu’on se chuchotait…

Il frémit en songeant à Raphaël qui lui avait inspiré si vite une si chaude amitié. Il fallait avant tout le prévenir.

Ragastens cherchait des yeux par où il pourrait s’éclipser sans attirer l’attention de César, lorsqu’une main douce saisit la sienne.

– À quoi pensez-vous, beau chevalier ?

Lucrèce était devant lui.

Ragastens fit un effort pour surmonter le frisson d’épouvante et de dégoût qu’il éprouvait. Il parvint à sourire.

– Que complotez-vous ? cria de loin César.

– Ce soir, à dix heures, au Palais-Riant, murmura Lucrèce. Je vous laisse votre chevalier, mon frère, ajouta-t-elle à haute voix. À bientôt, monsieur…

Le chevalier salua profondément pour cacher son trouble.

– Ma sœur est vraiment une femme de tête, n’est-ce pas ? dit César qui s’était approché et qui, familièrement, passa son bras sous celui de Ragastens.

– Un admirable ministre, monseigneur…

– Oui ! C’est elle qui expédie les affaires courantes, c’est elle qui reçoit les lettres, qui répond, qui reçoit même les ambassa-deurs… Mon père commence à se fatiguer… il a tant travaillé… Mais venez, chevalier, je veux vous présenter à lui… C’est pour cela que je vous attendais…

– Monseigneur… objecta Ragastens… plus tard, je vous en prie… Je ne suis pas préparé à cet honneur…

– Bah ! interrompit César en entraînant Ragastens, j’ai parlé de vous au pape ; il veut vous voir… Venez…

Ragastens suivit. Il bouillait d’impatience. Mais force lui fut de se contenir et de faire bon visage.

L’instant d’après, il se trouvait dans un cabinet qui n’était séparé de la salle des audiences que par une portière d’étoffe. De là, selon son habitude, Alexandre VI avait entendu tout ce qui se disait.

César traversa vivement ce cabinet et parvint enfin dans l’oratoire. Le pape était là, assis dans son grand fauteuil, un sou-rire bienveillant sur les lèvres…

D’un coup d’œil pénétrant, il chercha à juger Ragastens. Le chevalier s’inclinait, fléchissait le genou, selon l’étiquette. Mais déjà le pape lui avait saisi la main.

– Asseyez-vous, mon fils, dit-il avec une douceur et une af-fabilité qui déconcertèrent le chevalier ; ce n’est pas le Souverain Pontife qui vous reçoit, c’est le père de César et de Lucrèce. J’ai entendu mes deux enfants dire tant de bien de vous que j’ai désiré vous voir…

– Saint-Père, balbutia Ragastens, vous me voyez confondu de l’excès d’honneur et de bienveillance que Votre Sainteté veut bien me témoigner…

Alexandre VI vit parfaitement l’effet qu’il avait produit et un mince sourire de satisfaction narquoise passa sur ses lèvres.

– Remettez-vous, mon enfant, dit-il en accentuant encore la douceur de sa parole ; et veuillez, je vous prie, laisser de côté toute question d’étiquette… Si vous voulez m’être agréable, vous me parlerez avec la liberté qu’un fils peut avoir devant son père.

– J’essaierai de vous obéir, Saint-Père, répondit le chevalier en s’asseyant sur le fauteuil que le pape lui désignait.

– Ainsi, reprit Borgia, vous êtes venu en Italie pour prendre du service auprès de mon fils ?

– En effet, Saint-Père, j’avais cette intention…

– Il vous est permis d’en avoir d’autres encore, mon enfant… Tout nous prouve que vous êtes un de ces hommes intrépides qui, dirigés dans la voie du bien, peuvent accomplir de grandes choses…

– Ah ! mon père, s’écria César, si vous l’aviez vu le jour des funérailles de François !…

– Pauvre François ! murmura le pape en s’essuyant les yeux. Mais je n’ai pas le droit, hélas, de me livrer aux sentiments de ma douleur paternelle… Le souci de l’État passe avant mon deuil même… Ah ! Chevalier, vous ne savez pas de quelles tristesses s’entoure la puissance de ce monde.

À mesure que le pape parlait, Ragastens sentait son cœur se dilater… Celui-là, au moins, comprendrait son amour et n’essaierait pas de l’entraîner dans une lutte contre Primevère… Peut-être réussirait-il à l’attendrir sur cette jeune fille !… Un es-poir insensé entrait peu à peu dans son esprit.

– Saint-Père, dit-il avec émotion, vos douleurs sacrées ré-sonnent jusque dans mon cœur… Je supplie Votre Sainteté de croire que je lui suis tout dévoué…

– Je le sais, chevalier… Vous êtes un noble cœur, et si votre bras ne tremble pas dans le combat, votre âme contient des tré-sors de dévouement. J’ai voulu y faire appel, mon enfant, puisque vous me les offrez si spontanément…

– Mon père, fit vivement César, je me porte garant du che-valier de Ragastens… il est digne en tous points de la mission que vous voulez lui confier…

Ragastens tressaillit. Il était donc question d’une mission à lui confier ! On allait donc lui demander un signalé service, puisque le Souverain Pontife en personne prenait la peine de l’en entretenir !

La fortune lui souriait décidément ! Un concours de circons-tances dues à un heureux hasard lui permettait de servir loyale-ment ce bon vieillard et de sauver en même temps celle qu’il ado-rait.

Alexandre VI avait suivi sur le visage du chevalier, les pen-sées de dévouement qui germaient dans son cœur. Satisfait, cer-tain d’obtenir tout ce qu’il voudrait, il se recueillit quelques mi-nutes.

– Chevalier, dit-il alors, j’ai des ennemis… et ce m’est une profonde douleur, si près de la mort, de savoir que mes pensées sont méconnues, mes intentions travesties… J’ai, toute ma vie, essayé de lutter contre les grands pour me rapprocher des pe-tits… J’ai voulu réduire la force et l’insolence des princes pour faire plus belle la part des humbles, des déshérités, ou encore de ceux qui, comme vous, sont écartés de la haute noblesse, parce que leur escarcelle est vide. Et pourtant, c’est l’application de ces idées qui m’a valu tant d’ennemis puissants… Et encore, s’ils me combattaient loyalement… mais ils emploient contre moi les armes empoisonnées de la calomnie… ils répandent sur mes mœurs, ma vie et mes intentions, des bruits que je rougirais d’évoquer…

Ragastens, pensif, se rappela alors de quelle nature étaient ces bruits… On accusait couramment le pape des plus abomi-nables débauches… On disait qu’une invitation à dîner chez lui équivalait à une condamnation à mort… Frémissant, il songea à l’enlèvement de Rosita… L’entretien de Lucrèce et de Garconio lui traversa l’esprit comme un éclair. Il se perdait à vouloir sonder cet abîme de ténèbres… Comment croire que ce vieillard au vi-sage auguste était réellement le monstre qu’il avait pu supposer ?

Alexandre VI continua :

– Dieu a permis, mon enfant, que je pusse triompher de la plupart des méchants… Mais ils sont forts encore… et mes der-niers jours sont troublés par la pensée que mes ennemis finiront par l’emporter…

– Mon père, s’écria César, nous mourrons pour vous, s’il le faut… J’ai mes défauts, parbleu ! Je suis violent, et même bru-tal… mais par tous les diables, j’ai un cœur qui bat dans ma poi-trine !…

Cette sortie de César fit sur Ragastens un effet prodigieux. Le pape avait jeté sur son fils un regard d’admiration. Et cette admiration était justifiée. Car l’exclamation de César avait plus fait encore pour convaincre le chevalier que la savante diplomatie du pape.

– Monseigneur, reprit chaleureusement Ragastens, le jour où vous mourrez pour Sa Sainteté, nous serons deux !

– Chevalier, poursuivit aussitôt Alexandre VI, ce que je vais vous demander est beaucoup plus facile… Voici : parmi mes en-nemis, il en est un surtout qui ne veut désarmer à aucun prix…

Ragastens tressaillit : il crut qu’il allait être question de Pri-mevère. Mais il respira, soulagé, lorsqu’il entendit le pape conti-nuer :

– C’est un homme que mène l’esprit d’orgueil, ou plutôt de vanité… Si cet homme disparaissait, la paix de l’Italie serait assu-rée… Une guerre impie que mon fils César va être obligé d’entreprendre serait évitée… Une malheureuse enfant que j’aime comme un père et qui s’est laissée entraîner dans le camp de la révolte, reviendrait au bonheur paisible…

Ces mots désignaient si clairement Primevère dans l’esprit du chevalier qu’il eut comme un éblouissement.

Il y avait donc un homme dont le sort était lié au sort de Béa-trix !… Ah ! il ne pouvait en douter !… Cet homme l’aimait… Et cet homme, il le haït d’instinct…

– Oui, reprenait le pape, si cet ennemi venait à disparaître par un moyen ou par un autre, je suis sûr que tout rentrerait dans l’ordre…

« Va-t-il me proposer de l’assassiner ? se demanda Ragas-tens. Tout plutôt que cela !… »

Et, comme si le pape eût lu dans sa pensée, il continua :

– Bien entendu, je ne désire pas la mort du pêcheur… Je ne veux pas que le sang soit répandu… Il s’agirait tout simplement de l’enlever… de l’amener ici…

– L’enlever ? s’exclama Ragastens.

– Je me hâte d’ajouter que cet enlèvement ne souffrira pas de grandes difficultés de la part de celui-là même qu’il s’agit d’amener à Rome… Cet homme, au fond, ne demanderait pas mieux que de se soumettre… mais il est prisonnier de ses amis…

– Je comprends, Saint-Père. Il est votre ennemi tout en ne demandant qu’à devenir votre ami…

– Vous m’avez compris, chevalier ! reprit le pape… Eh bien… consentez-vous à ce que je vous demande ?…

– Il me semble, Saint-Père, que cette expédition n’offrira pas de bien gros dangers… J’eusse préféré une occasion de m’exposer réellement…

– Rassurez-vous, chevalier… L’expédition est des plus péril-leuses… Elle exige autant de souplesse que d’intrépidité, autant de sang-froid que de bravoure… Elle demande le secret le plus absolu… L’homme qui l’accomplira devra agir seul… il faudra qu’il allie la prudence d’un diplomate au courage aveugle d’un soldat de métier… Vous avez les qualités requises, chevalier… Je crois sincèrement que seul, vous pouvez mener à bien cette en-treprise… Songez qu’il s’agit d’entrer seul dans une place forte bien défendue, de manœuvrer parmi de redoutables ennemis, de vous emparer par force ou persuasion du chef de la garnison, de l’amener ici… enfin, de risquer cent fois votre vie !…

Le visage de Ragastens s’éclaira. On lui offrait la bataille. Il entrevoyait une de ces aventures formidables que son audace embellissait de cette âpre poésie spéciale du danger. Il se sentit renaître.

– Quand faut-il partir ? demanda-t-il.

– Tout de suite !… Pendant ce temps, César rassemble son armée et la citadelle de Monteforte, privée de son chef, se rend à notre merci…

– Monteforte ! répéta Ragastens en devenant livide…

– Oui ! C’est là que vous allez vous rendre. L’homme dont il faut vous emparer, c’est le comte Alma !…

– Le père de Béatrix ! murmura d’une voix inintelligible le chevalier.

Ses rêves s’écroulaient. Le cauchemar le reprenait, l’atroce dilemme qu’il avait voulu fuir ! Il eût reçu un coup de poignard qu’il ne fût pas devenu plus pâle…

– Qu’avez-vous, chevalier ? s’écria César…

– Le comte Alma !… La citadelle de Monteforte !… balbutia le jeune homme.

– Oui ! fit durement César. Qu’y a-t-il là pour vous sur-prendre ?

– Jamais !… jamais !…

– Que dites-vous ?

– Je dis que jamais je n’entreprendrai quoi que ce soit contre le comte Alma et la citadelle de Monteforte…

– La raison ? fit César, les yeux pleins de menaces.

– Saint-Père, éclata-t-il dans son désespoir, et vous monsei-gneur, écoutez-moi !… Demandez-moi ma vie… Demandez-moi d’aller combattre seul contre vos ennemis… Je suis prêt à tout… Mais contre Alma, contre Monteforte… jamais !… C’est impos-sible !…

– La raison ? redemanda César ivre de fureur, pendant que le pape, s’étant levé, soulevait une portière et faisait à quelqu’un un signe mystérieux.

– La raison ! s’écria le malheureux jeune homme, c’est que j’aime comme un fou… j’aime comme un insensé… j’aime à en mourir… j’aime, à préférer une mort affreuse à la seule pensée de mériter son mépris ou sa haine…

– Tu aimes !… Qui ?… Mais qui donc ?

– La fille du comte Alma !… Béatrix… Primevère.

César poussa un rugissement qui n’avait rien d’humain. Il arracha son poignard. Il se rua sur le chevalier qui, d’un bond, se mit en garde.

Mais Alexandre VI se jeta sur son fils. Ce vieillard qui, l’instant d’avant, parlait de sa mort prochaine avec toutes les ap-parences de la vérité, saisit le poignet de César, le maintint comme dans un étau de fer.

– Tu es fou, César ! prononça-t-il en espagnol. Laisse-moi faire…

César Borgia recula.

– Chevalier, fit le pape avec une étrange douceur, pardonnez à mon fils… Il est violent, il vous le disait lui-même. Mais je suis sûr qu’il regrette déjà le mouvement de colère aveugle auquel il vient de se livrer…

– Monseigneur est libre de ses mouvements, dit Ragastens froidement, toute sa raison reconquise devant le danger.

– Et vous, chevalier, vous êtes libre de vos sentiments, reprit le pape avec la même douceur… la mission que je voulais vous confier ne vous plaît pas ?… Soit !… Seulement, vous compren-drez que nous ne puissions garder près de nous quelqu’un d’aussi dévoué aux intérêts de nos ennemis, surtout quand ce quelqu’un est un homme de votre valeur, chevalier… Je vous prierai donc simplement de quitter Rome dès que vous le pourrez… oh ! je ne vous presse pas… je vous laisse un mois… dans l’espoir que la ré-flexion vous ramènera à nous…

– Je remercie Sa Sainteté, fit Ragastens avec empressement. Je profiterai de l’autorisation qu’elle me donne.

Et, en lui-même, il ajouta :

« Ce soir, j’aurai quitté Rome ! »

– Je ne vous dis donc pas adieu, continua le pape avec plus de douceur encore… J’espère de tout mon cœur que nous nous reverrons… Allez, mon fils… allez en paix…

Le chevalier salua César Borgia, s’inclina profondément de-vant le pape, et franchit une porte dont Alexandre VI soulevait la portière pour le laisser passer.

– Qu’avez-vous fait, mon père ? s’écria César. Cet homme est, dès ce moment, mon plus mortel ennemi…

– Il y a mieux que le poignard… Il y a le bourreau !

– Le bourreau ?…

– Oui ! Tu n’as pas encore trouvé l’assassin du duc de Gan-die, n’est-ce pas ?… Eh bien, je l’ai trouvé, moi !… Dès demain, son procès sera commencé… Dans huit jours, sa tête roulera !… Et cet assassin, mon fils… c’est l’homme qui sort d’ici… Tiens, écoute… En ce moment, on l’arrête !

En effet, on entendit pendant une minute un bruit de lutte violente… Puis tout s’apaisa. Un homme se montra alors dans l’encadrement de la portière. C’était dom Garconio…

– Eh bien ? demanda le pape.

– C’est fini, Saint-Père. L’homme est au cachot, avec une bonne chaîne à chacun de ses poignets et à chacune de ses che-villes… Mais la chose a été dure… il y a cinq morts et trois bles-sés…

– Qu’on enlève les cadavres et qu’on distribue cinquante du-cats d’or entre les survivants, dit froidement le pape.

– Eh bien, monseigneur, dit alors Garconio dont la figure rayonnait d’une joie affreuse, avais-je assez raison de vous dire de vous méfier…

– Tu avais raison, mon bon Garconio, répondit César. À propos, mon père, je lui ai promis le bénéfice de Sainte-Marie-Mineure…

– Il l’a ! fit le pape.

Garconio se courba jusqu’à terre et disparut.

– Eh bien, mon fils ? demanda Alexandre VI, crois-tu que ton poignard nous eût rendu le service de nous faire retrouver l’assassin de François et de prouver au bon peuple de Rome que les Borgia savent faire prompte et bonne justice ?…

– Mon père, je vous admire. Votre sagesse est infinie…

– Je le sais… En attendant, il nous faut absolument quelqu’un qui puisse nous amener Alma…

– Mon père, nous prendrons Astorre… ce bon Astorre à qui j’en voulais un peu depuis l’arrivée de ce maudit Ragastens…

– Soit ! Va pour Astorre !… Et maintenant, laisse-moi, Cé-sar, j’ai à causer avec ta sœur Lucrèce – de politique… et d’autres choses qui ne t’intéresseraient pas.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
510 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
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