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Kitabı oku: «Borgia», sayfa 9

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XVIII. LE CINQUIÈME CERCLE

Ragastens marchait d’un pas hâtif, comme s’il eût éprouvé un soulagement à s’éloigner de ce César Borgia que, la veille en-core, il considérait comme un grand capitaine au service duquel il était fier d’entrer en campagne.

Soudain il se sentit vigoureusement saisi par les deux bras. En même temps, sa tête se trouva enveloppée dans un épais ca-puchon qu’une cordelette fixa aussitôt autour de son cou.

Ragastens, pris au piège, à demi étouffé par l’étoffe du ca-puchon, Ragastens ne dit pas un mot, ne proféra pas un cri. Il se ramassa dans un suprême effort, tendit ses muscles et, d’une se-cousse imprévue, puissante, se délivra de la double étreinte qui paralysait ses bras.

– Liez-le !… Nous le tenons ! s’écria une voix – celle de Gar-conio.

– Pas encore ! répondit Ragastens.

D’un bond, les deux mains étendues, il s’était précipité en avant, avait trouvé une encoignure et s’y était accolé. Alors, il voulut dégainer, mais, au moment où il allait saisir la poignée de sa rapière, le moine s’en empara en éclatant de rire.

– La dent du sanglier est arrachée ! ricana-t-il.

– Et celle-ci ! riposta Ragastens, en tirant de sa ceinture un court poignard à lame solide.

Violemment, il frappa devant lui, au jugé… Le coup porta dans le vide. Et Ragastens, haletant, ramassé sur lui-même, at-tendit, le bras droit en arrêt, tandis que, de la main gauche, il cherchait vainement à se débarrasser du capuchon.

Garconio, maintenant, était blême de rage. Silencieusement, il rangea ses hommes en demi-cercle autour de Ragastens, acculé à son encoignure.

Deux d’entre eux portaient des cordes. Ils étaient une quin-zaine, se regardant, effarés, terrifiés.

Le moine, tout à coup, fit un signe. Les assaillants se ruèrent en masse. Ce fut épouvantable.

La lutte enragée, acharnée, silencieuse, – d’un silence entre-coupé de râles brefs, d’imprécations sourdes, de malédictions étouffées – dura une minute. À chaque instant, le bras de Ragas-tens se levait.

Et le poignard retombait, s’enfonçait dans une poitrine, dans une épaule, dans un bras, au hasard, au jugé… Il frappait dans cette masse qui grouillait, tourbillonnait autour de lui…

Brusquement, il s’abattit. Garconio était parvenu à lui pas-ser la corde autour des jambes. Ce fut fini.

L’instant d’après, Ragastens désarmé, ligoté, était emporté…

Ragastens, la tête toujours couverte de l’épais capuchon, sentit qu’on descendait des escaliers, puis qu’on longeait des cou-loirs multiples, qu’on descendait encore, puis encore… Il entendit enfin qu’on ouvrait une porte. Un froid glacial s’abattit sur les épaules du chevalier. Brusquement, il fut déposé sur le sol.

Il sentit que ses poignets et ses chevilles étaient enserrés dans des anneaux. Il entendit des grincements de clefs comme si on eût fermé des cadenas sur chacun de ses membres. Alors, la même voix ordonna :

– Enlevez-lui son capuchon.

Ragastens, un instant ébloui par la lumière d’une torche qui brûlait près de lui, se vit dans un étroit caveau. Il constata qu’il était enchaîné par quatre chaînes rivées par un bout à la muraille contre laquelle il se trouvait placé et venant aboutir par l’autre à des anneaux fermés au moyen de solides cadenas.

Le caveau était très haut de plafond. Les murs noirs, gluants, se plaquaient de salpêtre… Et le long des pierres de taille couraient d’immondes animaux, de monstrueuses araignées qu’effarait la lueur de la torche.

Le sol était de terre battue. Des flaques d’eau croupie y stag-naient et exhalaient d’insupportables odeurs. Il n’y avait ni banc pour s’asseoir, ni paille pour se coucher.

Les chaînes des pieds étaient juste assez longues pour per-mettre au prisonnier de faire deux pas en avant ; les chaînes des poignets lui laissaient la faculté de mouvoir ses bras, de les croi-ser, de se servir de ses mains.

Près de lui, une cruche recouverte d’osier contenait de l’eau. Sur la cruche, il y avait un pain.

Il y avait, au château Saint-Ange, six rangées de prisons su-perposées : une au premier étage, une au rez-de-chaussée, les quatre autres dans les sous-sols.

Chaque rangée comprenait un nombre décroissant de cel-lules. Alors qu’il y en avait douze au premier étage, il n’y en avait plus qu’une au dernier sous-sol. En sorte que ces prisons super-posées formaient une sorte de pyramide renversée, dont le som-met s’enfonçait dans les entrailles de la terre.

César Borgia appelait ces différents étages : les six cercles de l’enfer.

Les cellules du premier étage étaient réservées aux officiers du château qui étaient mis aux arrêts, ou aux seigneurs romains qui avaient commis quelque peccadille. C’était le premier cercle.

Le deuxième cercle, c’était le rez-de-chaussée : il compre-nait des prisons ordinaires pour les soldats de la garnison.

À partir de là, on s’enfonçait dans les sous-sols. On y trou-vait d’abord une rangée de cellules suffisamment éclairées et aé-rées par des soupiraux munis de barres de fer : c’était le troi-sième cercle, destiné aux voleurs et assassins.

On descendait un étage et on arrivait au quatrième cercle : cinq ou six cellules sans chaîne, avec un banc pour s’asseoir, de la paille pour dormir. On y mettait les condamnés à mort.

Un étage encore et on arrivait au cinquième cercle : trois cellules semblables à celle que nous avons décrite. Là étaient en-fermés les accusés, réputés dangereux, et qu’on allait faire passer en jugement.

Enfin, le sixième et dernier cercle se composait d’une unique cellule. Située à quatre étages au-dessous du rez-de-chaussée, elle formait une espèce de puits noir ayant quelques pieds de cir-conférence.

L’infortuné qu’on descendait dans cet abîme, au moyen d’une corde, ne pouvait s’asseoir ni se coucher : la place lui man-quait. Et d’ailleurs, eût-il eu assez de place pour s’allonger qu’il lui eût été encore impossible de le faire. Dans ce puits, il y avait de l’eau. Le prisonnier en avait jusqu’à mi-jambe ; une eau pu-tride, infecte, où on précipitait des reptiles, des crapauds, des rats énormes.

Lorsque le condamné était descendu dans ce puits, les cra-pauds, les reptiles, et surtout les rats, affamés, se jetaient sur le malheureux, soit pour chercher à satisfaire leur faim, soit pour trouver un abri contre l’eau.

C’était dans l’un des trois cachots du cinquième cercle que Ragastens avait été enchaîné, après avoir été transporté du Vati-can jusqu’au château Saint-Ange par une voie souterraine plus large que le boyau connu du pape, de César et de Lucrèce seuls.

Lorsqu’on lui eut retiré son capuchon, il jeta autour de lui un regard rapide. Garconio, d’un geste, avait renvoyé tout son monde et sortit après avoir lancé au captif un dernier regard hai-neux.

– L’ennemi est en fuite ! murmura Ragastens quand il fut seul. Je crois bien que je suis perdu… Mais je ne leur donnerai pas la joie de mourir en gémissant…

Il était jeune pourtant, plein de vie exubérante. Il lui parais-sait impossible d’échapper à la vengeance des Borgia. Et, malgré tout ce qu’il y avait d’horrible dans sa situation, il était plus loin du désespoir qu’au moment où il était sorti du tombeau de la Voie Appienne avec la conviction d’être à jamais séparé de Pri-mevère.

Un étrange phénomène s’accomplissait dans cet esprit ro-buste et alerte. Il se trouvait délivré de Borgia !

Libre, il n’eût jamais pu devenir l’ennemi de cet homme qui, somme toute, ne lui avait donné que des marques d’une éclatante faveur. La reconnaissance l’enchaînait.

Mais, en le faisant arrêter sans motif avouable, César le dé-gageait. Cette captivité devenait une délivrance. Et il se disait maintenant que, si jamais il pouvait reconquérir sa liberté, il pourrait, sans scrupule, mettre sa vie au service de Primevère.

Cependant, les heures coulaient lentement. Ragastens es-saya d’abord de desceller le crampon de fer encastré dans la pierre. Mais bientôt, il dut constater qu’avec un outil solide, il lui faudrait plusieurs jours pour y arriver.

Alors, il tenta de briser les cadenas de ses poignets en les co-gnant violemment l’un contre l’autre : il ne parvint qu’à se meur-trir.

Enfin, il s’arc-bouta sur les chaînes, dans l’espoir que quelque maillon usé se romprait… Mais tout fut inutile. Il s’assit contre le mur et mangea machinalement un morceau de pain. Puis, peu à peu, la fatigue l’emporta sur l’inquiétude : il s’endormit.

Il fut soudain réveillé par le bruit des verrous que l’on tirait. Son cachot s’éclaira.

Deux gardes entrèrent, tenant chacun une torche. Derrière eux, quatre arquebusiers pénétrèrent dans la cellule. Puis, enfin, trois hommes, la tête couverte de cagoules, se placèrent devant lui. Dans le couloir Ragastens entrevit des piques, des halle-bardes… une vingtaine de soldats prêts à se ruer sur lui au pre-mier signe.

L’un des trois hommes à cagoule s’avança d’un pas, tandis qu’un autre s’apprêta à écrire.

– Vous êtes bien le chevalier de Ragastens ? demanda l’homme.

– Oui, monsieur… et vous ?…

– Je suis le juge du tribunal suprême, rendant arrêts sans appel au nom de la justice pontificale et de la justice divine dont elle émane. Accusé, vous êtes venu en Italie pour fomenter la tra-hison contre notre Saint-Père et son auguste famille.

– Je suis venu en Italie pour mettre au service du prince Borgia une épée loyale, répondit Ragastens.

– Des témoins prouvent que vos intentions étaient loin du but que vous avouez… Mais nous ne voulons pas scruter vos pen-sées… Nous ne retiendrons contre vous que le grief d’assassinat…

– D’assassinat ? fit Ragastens, plus étonné qu’ému.

– Vous avez, par surprise, lâcheté et félonie, poignardé monseigneur François Borgia, duc de Gandie…

Ragastens, un moment étourdi par cette accusation impré-vue, haussa les épaules.

– Répondez à l’accusation portée contre vous… Vous vous taisez…

– Je me tais parce que cette accusation est absurde. L’assassin… peut-être le connaissez-vous aussi bien que moi. J’avais, jusqu’ici, douté de ce que j’avais cru voir… douté même du témoignage de mes sens… Je m’aperçois que je ne m’étais pas trompé. Dites à monseigneur César qu’il fera bien, à son pro-chain coup de poignard, d’effacer soigneusement les traces de sang.

– Vous essayez en vain d’en imposer à la justice par un abominable sacrilège, se hâta de reprendre le juge. Pouvez-vous, encore une fois, prouver que vous n’avez pas poignardé François, duc de Gandie ?

Ragastens se mit à siffler un air de chasse.

– Écrivez que l’accusé avoue ! s’écria le juge.

– Écrivez aussi que le juge du tribunal suprême en a menti, répondit Ragastens.

Sans répondre, le juge prit vivement une feuille de papier que lui tendait l’homme à l’écritoire et se mit à lire en toute hâte. Il conclut par ces mots :

– Condamné, la sentence sera exécutée dans trois jours pour tout délai. Vous avez donc trois jours pour implorer la miséri-corde divine…

– Et vous, vous avez toute votre vie pour essayer de laver votre conscience du forfait que vous commettez.

Ragastens, quelques secondes plus tard, se retrouva seul. Cette parodie de jugement s’était accomplie avec une rapidité telle qu’il se demandait s’il n’avait pas rêvé.

Mais bientôt, il put se retracer avec netteté tous les épisodes de cette scène stupéfiante. Les termes mêmes de la sentence, par un effet de rétroaction, résonnaient maintenant à son oreille :

– Condamné à être jeté dans la dernière cellule et à y sé-journer deux fois douze heures pour que le repentir puisse péné-trer dans cette âme pervertie… Puis, de là, être tiré, vif ou mort et avoir les deux poignets tranchés en place publique… par le bour-reau-juré avoir le col tranché sur le billot de justice par la hache ou par le glaive… condamné enfin à être exposé au pilori pendant les deux jours qui suivront l’exécution…

Qu’était cette dernière cellule dont il était question ? Ragas-tens l’ignorait. Mais, en revanche, il comprenait parfaitement qu’il allait avoir le cou tranché par le bourreau. Sa pensée se re-porta irrésistiblement sur César.

– J’avais choisi là un joli maître ! murmura-t-il ; j’étais venu prendre des leçons de gloire… et c’est des leçons d’assassinat qu’il m’eût données. Je l’échappe belle !…

XIX. ROSA

Raphaël Sanzio, après l’enlèvement de sa jeune femme, avait couru au Ghetto pour prévenir la Maga de ce qui se passait et il n’avait plus retrouvé la mère adoptive de Rosita. Celle-ci avait en effet disparu.

… Lorsque Raphaël fut parti, emmenant pour toujours la Fornarina, la vieille Rosa, retirée dans la chambre de la jeune fille, avait eu une crise de désespoir.

– Seule, maintenant !… seule au monde !… Seule avec ma vengeance…

Ces mots sans suite lui échappaient avec des sanglots. Mais le cœur de Maga s’était endurci dans les souffrances. Car bientôt, elle parut avoir retrouvé le calme.

Elle rentra dans le taudis où elle avait reçu la visite du pape. Puis, ouvrant le vieux bahut, elle en tira le coffret, entassa dans une ceinture l’or et les pierreries qui se trouvaient dans un tiroir.

Quand ce fut fini, elle jeta autour d’elle un dernier regard de désolation.

Puis elle sortit.

La Maga, ayant franchi les chaînes qui formaient les rues du Ghetto, sembla peu à peu reprendre possession de son sang-froid. Dix minutes plus tard, elle se trouvait devant le Palais-Riant.

Elle en fit le tour et, arrivée au point où la construction tou-chait presque les eaux du Tibre, s’arrêta devant une petite porte qu’elle ouvrit au moyen d’une clef.

La vieille Rosa ne s’en servait pas pour la première fois ; dé-jà, à différentes reprises, elle avait dû pénétrer dans la maison de Lucrèce. En effet, ce fut sans hésitation qu’elle franchit une sorte de cour et s’engagea dans un couloir au bout duquel elle monta un escalier étroit.

Parvenue au deuxième étage, la Maga s’orienta dans le dé-dale des couloirs avec une sûreté qui prouvait sa parfaite con-naissance de leur topographie. Enfin, du bout de l’ongle, elle gratta à une porte.

Ayant attendu quelques secondes, elle gratta encore, mais, cette fois, d’une manière spéciale, comme d’après un signal con-venu. Une minute plus tard, la porte s’entrouvrit et, dans l’obscurité, une voix murmura :

– Est-ce vous, signora ?… Sainte Vierge ! Comme votre main est glacée… Asseyez-vous… là… un instant, j’allume un flam-beau…

La Maga se laissa conduire par la main, et s’assit sans dire un mot. L’homme qui venait de parler s’empressa, alluma un flambeau à la lueur duquel apparut un petit vieillard à figure méphistophélique et à sourire sardonique, celui-là même entrevu à l’auberge du Beau-Janus, apportant à Ragastens un sac de pis-toles : l’intendant du Palais-Riant, il signor Giacomo.

– Ce tartan sur vos épaules, signora Rosa, reprit le vieil homme, ce coussin sous vos pieds… Êtes-vous bien dans ce fau-teuil ?

L’intendant se tenait debout, dans une attitude de respect et presque de vénération devant la vieille assise.

– Giacomo, dit la Maga, je veux la voir…

Le vieux tressauta, joignit les mains.

– Que dites-vous, signora ?

– Je dis que je veux voir Lucrèce…

– Signora ! que me demandez-vous là ?

– Une chose toute simple et toute naturelle…

– Mais comment voulez-vous que je la fasse réveiller… que je lui annonce une pareille visite… ?

– Qui te parle de tout cela… Je ne veux pas qu’on la ré-veille… je veux entrer dans sa chambre, voilà tout…

– Pendant qu’elle dort ?…

– Mais oui !

Le vieillard se tordit les bras.

– Elle se réveillera… elle vous tuera… c’est une tigresse…

– Giacomo, tu parles quand il s’agit d’obéir… Je ne puis plus compter sur toi ?… Ce serait dans l’ordre, ajouta amèrement la sorcière, on jure obéissance et fidélité, on affirme sur l’évangile qu’on est prêt à mourir au premier appel, et puis on se dérobe…

Giacomo se jeta à genoux. L’expression sardonique de son sourire avait disparu. Une poignante tristesse s’était répandue sur son visage maigre, tourmenté, tout ridé.

– Maîtresse, fit-il sourdement, noble maîtresse, je suis prêt encore à mourir pour vous…

– Mais non à me faire entrer dans la chambre de Lucrèce, n’est-ce-pas ? Écoute, Giacomo, un jour que tu arrivas d’Espagne… tu suivais à la piste l’homme que tu avais juré de tuer… est-ce vrai ?…

– J’avais, à Jativa, fit l’intendant, une femme qui m’aimait et que j’idolâtrais… Cet homme l’attira dans un guet-apens… Pendant huit jours, fou de désespoir, je la cherchai dans la ville et dans la montagne… Un soir, elle reparut à la maison… mais si pâle que je n’eus pas la force de l’interroger… Alors… d’une voix ferme, elle me dit l’horrible vérité… l’homme l’avait violée… puis, rassasié, l’avait laissé partir… Quand elle eut fini de parler, ma femme se poignarda sous mes yeux sans que je fisse un geste pour l’en empêcher… Car si elle ne l’eût fait, je l’eusse fait, moi !… Je jurai sur son cadavre de la venger… et je suivis l’homme, le guettant, attendant l’heure… Il vint à Rome… il fut cardinal… puis pape… Il était si puissant qu’à peine pouvais-je concevoir l’espoir de l’atteindre… C’est alors que je vous rencontrai, signo-ra… Malgré vos misérables vêtements, je reconnus en vous la grande dame que, parfois, j’avais aperçue à Jativa, dans son car-rosse…

– C’est vrai, Giacomo. Tu étais triste : je te consolai. Tu étais pauvre : je te donnai de l’argent. Tu étais faible : je te promis de te secourir, et je crois avoir tenu parole…

– Ah ! signora, certes !… car vous avez sauvé le trésor qui me restait… En arrivant de Jativa, j’avais amené ma fille… ma Nina, si belle que, parfois, en la regardant, j’oubliais que sa mère était morte…

– Achève, Giacomo. Il ne me déplaît pas que tu me prouves la force de ta mémoire…

– Soit !… Et croyez bien, signora, que ma mémoire seule n’est pas forte… Il y avait déjà des années que j’étais à Rome… Sur vos conseils, et sans doute grâce à votre influence occulte, j’étais entré ici en qualité de deuxième intendant… Sur vos ordres, je m’appliquai à conquérir la confiance absolue de la si-gnora Lucrèce, en sorte que je parvins au poste envié de premier intendant de son palais… Un soir – Nina avait alors quatorze ans – vous êtes venu me trouver… Sur vos conseils toujours, j’avais loué une petite maison où ma fille Nina vivait enfermée avec une domestique, ne sortant qu’au soir… Donc, ce soir-là signora, vous avez sauvé ma dernière affection… Quelqu’un avait vu Nina… Ce quelqu’un, c’était César, fils du pape !… Et de même que le père avait violé ma femme, de même le fils voulait violer ma Nina !… Mais vous étiez là !… nous nous rendîmes ensemble aux abords de la maison que j’avais louée pour Nina… Cachés derrière une masure, nous guettions les alentours… Je ne comprenais pas… Tout à coup, une douzaine d’hommes arrivèrent, pénétrèrent dans la maison… Ivre de rage et de désespoir, je voulus m’élancer… “– Ma Nina ! ma pauvre Nina ! m’écriai-je.

– Elle est en sûreté… tais-toi !”

» C’était la vérité… Vous aviez su ce qui allait se passer… Et, sans me prévenir, vous aviez fait partir mon enfant… Les hommes repassèrent devant nous en sacrant. À leur tête, je re-connus César… Dès lors, signora, je vous jurai autant de recon-naissance que j’avais juré de haine aux Borgia…

– Reconnaissance que tu témoignes en refusant…

– Rien, signora ! Je ne vous refuse rien !… Demandez ma vie… elle est à vous… Si je suis épouvanté de ce que vous voulez faire, c’est pour vous, pour vous seule…

– Pour moi ?… Voyons, Giacomo : veux-tu te venger ?

– Si je le veux !…

Giacomo s’était levé. Sa figure resplendissait de haine.

– Si je le veux ! répéta-t-il. Je ne vis que pour cela… Voyez s’il faut que ma haine soit forte, puisque j’ai pu, des années, lui faire subir le supplice de la patience !

La Maga le regardait avec une sombre satisfaction.

– Eh bien, Giacomo, reprit-elle alors, ne comprends-tu pas que, moi aussi, j’ai une vengeance à assouvir ? Ne comprends-tu pas que ma haine poursuit le même but que toi ?… Comprends donc au moins que l’heure est peut-être venue !…

La sorcière avait prononcé ces mots avec une étrange et so-lennelle énergie. Ses traits se tendaient sous l’effort du sentiment redoutable qui les animait, ils reprenaient pour un instant une sorte de jeunesse.

– Oh ! s’écria Giacomo, il me semble que je vous revois telle que jadis !…

– C’est la haine qui me rajeunit !

– Oui… Vous êtes presque comme je vous entrevis en Es-pagne, à Jativa !…

– Heureuse !… Ah ! oui, certes, je le fus ! Riche, honorée, or-gueil et joie de la grande famille des Vanozzo, recherchée par les plus nobles et les plus puissants seigneurs, belle de mes dix-huit printemps… je ne songeais qu’au bonheur de vivre… Mon père et ma mère m’idolâtraient… Mes caprices faisaient la loi dans le somptueux château de Vanozzo. Des hommes jeunes, beaux, se disputaient la faveur de mes sourires… Mais je n’en aimais au-cun… Un jour, il vint, lui !… Il passa dans le château comme un météore malfaisant… La famille des Vanozzo, honorée d’abriter sous son toit Rodrigue Borgia, le descendant des rois d’Aragon, le neveu du pape Calixte III, lui offrit une hospitalité comme les Grands d’Espagne savent en offrir aux princes…

» Dès que je le vis, je compris le sens de l’amour… Il était beau, d’une sombre, d’une fatale beauté… ses yeux ardents me bouleversaient… sa parole fougueuse me berçait. Je n’entrevoyais plus de bonheur que dans la joie de lui appartenir, d’être à lui tout entière corps et âme, à jamais. Lorsqu’il partit, il n’eut qu’à me faire un signe… Je le suivis, abandonnant père, mère, maison, famille… je le suivis, heureuse de devenir son esclave… je le suivis sans même savoir pourquoi… uniquement parce qu’il m’avait dit : Viens !…

La Maga était dans une de ces minutes de crise où les pen-sées enfouies dans les replis du cerveau s’échappent d’elles-mêmes, où les secrets qui dormaient au fond du cœur montent jusqu’aux lèvres.

– De ce jour, poursuivit-elle, commença mon martyre… Lorsque je rappelai à Rodrigue qu’il m’avait juré de faire consa-crer notre union, il éclata de rire… Et bientôt, j’acquis l’atroce conviction que l’amour de ses yeux était un mensonge… men-songe l’amour de ses paroles… mensonges tout ce qu’il faisait et disait… Des années coulèrent, lentes, mornes… Mon père et ma mère étaient morts de désespoir… J’eus des enfants, j’essayai de raccrocher ma vie à l’amour maternel… Un jour, Rodrigue me dit que je le gênais… Je me jetai à ses genoux, je priai, je pleurai… Le lendemain, Rodrigue avait disparu, me laissant un billet qui con-tenait cette seule ligne : « Puisque tu ne veux pas t’en aller, c’est moi qui m’en vais. » Affolée, je me précipitai dans la chambre des enfants : ils avaient disparu…

» Comment ne suis-je pas devenue folle ?… Comment ne suis-je pas morte ?… Lorsque je revins à la santé, après six mois de fièvre, je m’aperçus, avec une épouvante sans nom, que j’aimais encore Rodrigue…

Celle qui avait été Rosa Vanozzo et qui n’était plus que la sorcière du Ghetto ajouta :

– Hélas ! Malheureuse et lâche !… Je l’ai aimé de longues années… Je l’ai aimé de loin… Je le suivis à Rome… Je passai ma vie à l’épier, à compter ses amours… et peu à peu, je sentais se fortifier dans mon cœur le besoin de la vengeance… Longtemps, l’amour et la haine se sont disputé mon âme… la haine a triom-phé…

– Ah ! Comme vous avez dû souffrir !… Mais vos enfants ?

– Mes enfants !… Lorsqu’ils furent devenus grands, je voulus les voir, leur dire la vérité… César voulut me tuer… François vou-lut me faire enfermer comme folle… Lucrèce me fit jeter dans la rue…

– Signora… ces souvenirs atroces vous font mal…

– Ils me font du bien, Giacomo… Quand j’ai fouillé ainsi les plaies de mon cœur, quand j’ai versé sur elles le poison qui cor-rode, il me semble que le mal diminue… et le mal, c’est l’amour… Écoute, je n’ai pas fini… Parmi toutes celles que Rodrigue a ai-mées, il en est une que j’ai détestée plus que les autres… Il me sembla que, celle-là, Rodrigue l’aimait vraiment… Grâce aux in-telligences que j’avais su me créer dans le Vatican, je vis enfin, qu’« elle » était enceinte… L’enfant naquit… C’était une petite fille… Il m’est impossible de dire à quel point je la haïssais et quelle fut ma joie lorsque je constatai que la mère, lâche comme le père était féroce, abandonnait son enfant !…

– Vous m’épouvantez, signora !…

– La mère, c’était la comtesse Alma… L’enfant fut exposée sur les marches de l’église des Anges… Je m’en saisis ! Je l’emportai… Toutes mes haines vinrent se concentrer sur la tête de cette innocente… Je la donnai à une horrible mégère qui la tortura… jusqu’au jour où une révolte gronda soudain dans mes entrailles et où je m’aperçus que mon cœur saignait des abomi-nables souffrances de l’enfant… Elle avait dix ans… Toute pante-lante de son martyre, je l’emportai chez moi… Et ce fut comme un rayon de soleil qui entre dans l’enfer. Je l’appelai Rosita… Elle grandit, sa beauté devint ineffable… et moi, la maudite, moi, la sorcière, j’éprouvai alors des joies si douces, qu’il me semblait parfois que mon cœur allait éclater… j’en arrivais à oublier ma vengeance… Mais Rodrigue devait lui-même se rappeler à mon souvenir… Un homme… un vieillard… s’est pris de passion pour ma Rosita… Et ce vieillard qui aime Rosita, qui veut la violer, sais-tu qui c’est, Giacomo ? C’est le pape, c’est Rodrigue Borgia, le père de mes enfants, l’amant de la comtesse Alma, le père de Rosita…

– L’assassin de ma femme… acheva Giacomo.

La Maga sourit étrangement.

– De même que j’ai sauvé ta fille Nina, dit-elle, je viens de sauver Rosita. Cette nuit même, elle quitte Rome… à cette heure, elle doit être en sûreté… Eh bien, Giacomo, comprends-tu que l’heure est venue de me venger et de te venger aussi ? Com-prends-tu que j’aie hésité tant que j’avais près de moi Rosita et que, maintenant, il ne me reste plus rien à faire dans la vie… Si-non de faire souffrir ceux qui m’ont fait souffrir !

– Oui, signora ! Et je vous aiderai de toutes mes forces…

– Bien ! Pour commencer, il faut que Rodrigue sache où me trouver…

– Vous croyez donc qu’il voudra vous voir ?

– J’en suis sûre !… Il me fera chercher au Ghetto. Ne m’y trouvant pas, il voudra savoir ce qu’est devenue la Maga… Te charges-tu de l’en informer ?…

– Ce sera très simple, signora…

– Tu connais le temple de la Sibylle ?…

– À Tivoli… près de la villa du pape ! J’y ai été avec la signo-ra Lucrèce…

– C’est cela… J’ai de fortes raisons de croire que le pape voudra aller y passer quelques jours… C’est l’antre de ses dé-bauches. Eh bien, c’est là que je vais… À vingt pas du temple de la Sibylle se trouve, au-dessus du précipice, une caverne naturelle… Je l’ai déjà habitée… C’est dans cette caverne que Rodrigue me retrouvera dès qu’il aura besoin de moi… Et bientôt, il aura ce besoin de me voir… Il faut qu’il le sache.

– Il le saura, signora. Je m’en charge.

– Bien, Giacomo. Tu es un loyal serviteur… Et maintenant, moi la mère de Lucrèce, conduis-moi près d’elle…

– Signora ! Prenez garde !… fit Giacomo en tremblant. Si elle se réveille, elle vous tuera !

– Non, Giacomo… elle ne me tuera pas… Avant de dire adieu pour toujours à mon passé, et peut-être à la vie, je veux voir ma fille… Je le veux, Giacomo…

– Venez, signora ! consentit enfin le vieillard.

Il éteignit le flambeau et prit la main de la Maga. La vieille frissonna d’une joie terrible. Tous deux sortirent.

Ils longèrent des couloirs obscurs, descendirent des esca-liers, franchirent des salles silencieuses et entrèrent enfin dans un étroit cabinet.

– C’est là ! murmura le vieillard à l’oreille de la Maga. Per-sonne n’entre jamais dans ce cabinet. La porte que nous venons de franchir ne s’ouvre jamais… Lucrèce en a seule la clef… mais j’en ai fait une, sur vos ordres… Là est la chambre à coucher… le lit est en face… Les suivantes de nuit dorment dans la pièce voi-sine…

– Attends-moi ici ! répondit la Maga, qui déjà ouvrait avec d’infinies précautions une petite porte faisant communiquer le cabinet avec la chambre à coucher.

La mère de Lucrèce, ayant franchi cette porte, la laissa en-trouverte et s’arrêta un instant.

Elle fouilla dans son sein et en tira un minuscule flacon qu’elle déboucha lentement, sans trembler…

Elle s’avança vers le lit, glissant plutôt que marchant, sans un bruissement…

– Une goutte… une seule goutte sur ses lèvres… et c’est fini de Lucrèce… l’agonie sera affreuse… demain, les Borgia porte-ront le deuil… demain, l’âme du vieux Borgia subira le premier coup de ma vengeance…

À la lueur de la veilleuse, Lucrèce lui apparut. Elle dormait. Un sourire errait sur ses lèvres…

Un de ses bras pendait hors du lit, tandis que l’autre soute-nait sa tête qu’encadrait le flot de ses cheveux dénoués… Elle était ainsi souverainement belle.

– Ma fille ! pensa la Maga.

Immobile, elle contempla silencieusement Lucrèce. La jeune femme fit un mouvement, soupira, prononça quelques mots inin-telligibles et son sourire se fit plus doux… Lorsque Lucrèce eut repris l’immobilité du profond sommeil, la vieille, dans un glis-sement, se rapprocha de la tête du lit…

– Elle rêve… pensa-t-elle. Elle rêve, heureuse… car son sou-rire est calme… Jadis… là-bas… je venais la nuit dans sa chambre… et comme maintenant, je me penchais sur son ber-ceau… Alors, il arrivait parfois qu’elle s’éveillât… Elle me tendait ses petits bras en riant et elle me disait : “Bonsoir petite mère”. Et maintenant, je vais la tuer !…

La sorcière se pencha presque à toucher le visage de Lu-crèce. Une étrange hallucination s’empara d’elle. Un miracle s’accomplit dans cette âme ulcérée…

Elle revit Lucrèce… sa fille… toute petite… telle qu’elle l’avait bercée dans ses bras maternels… Rayonnante puissance de la na-ture mystérieuse et tendre !

Et la pauvre vieille, maintenant, pleurait à chaudes larmes. Machinalement, elle avait rebouché son flacon et l’avait remis dans sa ceinture… Et ce ne fut pas une goutte de poison qui tom-ba sur les lèvres de Lucrèce endormie… Ce fut une larme…

Au contact de la goutte chaude et salée, Lucrèce avait eu une secousse… Une seconde encore, elle lutta contre le sommeil. Puis, brusquement réveillée, elle porta la main à sa lèvre.

– Qui est là ? cria-t-elle épouvantée en sautant du lit.

L’instant d’après les servantes réveillées accoururent avec des flambeaux… Et Lucrèce jeta des ordres furieux.

– Cherchez !… Qu’on fouille partout ! Il y avait quelqu’un, j’en suis sûre… J’ai senti… là… sur ma bouche… Oh ! c’est peut-être un baiser de spectre !…

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
510 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
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