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Kitabı oku: «Pastels: dix portraits de femmes», sayfa 2

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– «Bon,» fit Gladys en se penchant vers moi, «elle va vous raconter qu'un prince lui a demandé sa main et qu'elle hésite!.. Et de l'autre…» ajouta-t-elle en me montrant d'un clignement Toré qui, placé à sa droite, grimaçait sataniquement, «le vieux me fait le genou… Il pense à sa duchesse. You are a very jolly fellow…,» cria-t-elle à l'anglomane en lui donnant un coup d'éventail, «mais chasse gardée!..»

Puis, après quelques minutes où la conversation s'était faite générale: «Vous connaissez Jacques Molan, m'a raconté Louis?..» interrogea-t-elle.

– «Je l'ai beaucoup connu autrefois,» repris-je, «il m'a même dédié son premier roman.»

– «Je sais,» fit-elle, «Cœur brisé!… Ah! que j'ai aimé ce livre!..»

Ses yeux devinrent profonds et songeurs. Il y eut un silence entre nous. Je ne serais pas digne du nom d'homme de lettres si je n'avais pas éprouvé, ne fût-ce qu'une seconde, la petite impression de contrariété du Trissotin qui entend louer un Vadius. Quoique nous ne nous voyions plus, Jacques Molan et moi, depuis des années, qu'en passant et sans jamais causer de rien d'intime, j'ai gardé un souvenir de sympathie à cet ancien ami. Je goûte son talent, bien que sa manière douloureuse, toute en raffinements et en complications, ne me satisfasse guère, aujourd'hui que j'ai renoncé à ce que nous appelions ensemble les névroses des adjectifs. Je suis prêt à écrire dix articles pour démontrer que Jacques excelle à entremêler la finesse de l'étude de mœurs faite d'après nature à la sensibilité la plus fine. Oui, je ferais son éloge de tout cœur, et sans rien trahir de mon secret jugement sur les défauts de cette nature. A l'heure présente, Jacques est devenu le plus sec et le plus menteur des hommes. Il ramène cette sensibilité comme les gens chauves ramènent leurs cheveux. Le besoin de l'argent et celui du tapage sont les deux seules passions demeurées sincères chez cet artiste, épuisé de succès comme d'autres le sont de misères et de désastres. Il y a dans toutes les pages sorties de la plume de ce romancier sentimental un fond de cabotinage qui me gâte tous ses effets de style, et une mièvrerie qui répugne à toutes les virilités donc je suis épris maintenant. Le malheur est que cette lucidité sur les défauts de Jacques s'accompagne chez moi d'une espèce de mécontentement qu'il ait tant réussi, – dont j'ai un peu honte. Que ce soit mon excuse pour n'avoir pas accueilli avec plaisir l'enthousiasme de ma jolie voisine. Enfin, puisque j'ai eu le bon goût de me taire!..

Je la regardais rêver maintenant. La musique des tsiganes montait, plus enivrante à mesure que les musiciens s'enivraient eux-mêmes en jouant. La nuit était tout à fait venue et les feuillages des arbres se découpaient sur un ciel noir où perçaient les étoiles. Les convives bavardaient gaiement et Saveuse commençait de raconter que le matin même il avait rencontré, dans les couloirs d'un grand hôtel meublé, une certaine Mme de Forget. Je suis demeuré naïf sur ce point. Je continue à ne pas comprendre la facilité avec laquelle certains viveurs à Paris déshonorent une femme dont ils ont surpris le secret. L'habitude aidant, j'espère m'y faire.

Et Saveuse parlait: «…Voilà qui est piquant,» me dis-je, «et si j'avais mis la main sur un paquet?.. Elle, une sainte, et qui ne veut pas me recevoir, sous le prétexte que je ne respecte pas les femmes?.. Elle ne m'avait pas vu. Je grimpe l'escalier derrière elle, je la vois disparaître derrière une porte sans même frapper; je regarde le numéro, je descends et je vais consulter la liste des voyageurs affichée en bas. Aucune mention dudit numéro, bien entendu. Ma curiosité fut si fort piquée que j'attendis là cinq gros quarts d'heure d'horloge, à la porte de l'hôtel. Au bout de ce temps, elle reparaît. Je la salue avec un respect! Elle me salue avec une dignité!.. Mais, dix minutes plus tard, qui voyais-je déboucher par cette porte d'hôtel?.. Devinez… Laurent!.. qui a la sottise de rougir comme un collégien et de me raconter, là, tout de suite, sans que je le lui demande, qu'il est venu rendre visite à des parents de province… Et, pour couronner le tout, ce grand niais de Moraines qui me dit au cercle, comme on venait de prononcer le nom de la Forget: – «Savez-vous que cette pauvre jeune femme a encore passé deux heures aujourd'hui dans un hôpital? Elle se tuera à soigner les malades!..»

– «Je les reconnais bien là, vos femmes du monde…» dit Christine.

– «Et moi, les hommes du monde,» fit Machault en montrant Saveuse avec un air d'entier mépris qui me réconcilia pour toujours avec le brave escrimeur. L'intonation avait été si insolente qu'il y eut un froid. Saveuse sourit comme s'il n'avait rien entendu, et tout à coup Gladys, qui avait été «dans la lune,» comme le lui dit Figon, se tourna vers moi de nouveau et me demanda:

– «Quel homme est-ce au juste que Jacques Molan?»

– «Bon,» s'écria Christine, «Gladys qui parle littérature!.. Larcher, demandez-lui de vous montrer sa jarretière. Elle y fait broder comme devise le titre du dernier roman dont elle s'est toquée… Est-ce vrai, Gladys?..»

– «Parfaitement vrai,» dit cette dernière en riant. «Vous voyez,» ajouta-t-elle en s'adressant à moi, «que si jamais vous voulez peindre le demi-monde, il ne faudra pas me prendre comme modèle… Je suis une trop mauvaise cocotte… Que voulez-vous? Voilà à quoi je pense au lieu de chercher des vieillards à plumer ou de petits jeunes gens…» Et s'adressant à Christine: – «Qu'a-t-on fait à la Bourse aujourd'hui?..»

Christine haussa les épaules en souriant d'un mauvais sourire.

– «Oui, quel homme est-ce que Jacques Molan?» insista Gladys.

– «Demandez-moi plutôt quel homme c'était,» répondis-je. «Depuis deux ans je ne l'ai pas vu cinq fois…»

– «On change si peu,» fit-elle avec un gentil hochement de sa tête. «Regardez Toré.»

Le vieux maniaque entendit son nom et cligna de l'œil. Le fait est qu'en ce moment, la lumière jouait sur sa teinture blonde et que l'espèce d'éclat flave de ses cheveux rendait irrésistiblement comiques les laideurs de son masque vieilli. Tout luisait en lui d'un éclat grotesque: son teint allumé par les libations auxquelles il se livrait sans rien faire que prononcer un monosyllabe de temps à autre, sa lèvre mouillée, le plastron de sa chemise et le revers de satin de son habit. La conversation avait repris son cours. Saveuse racontait une nouvelle histoire en surveillant du regard Machault qui s'entonnait du champagne, et, par moments, riait très haut. Figon baissait et relevait ses paupières, suivant l'occurrence, avec le sérieux qui le rend si comique. Christine écoutait Saveuse et piquait de-ci de-là une interruption. Moi, tout en débitant sur mon ancien camarade de bohème des phrases d'article, j'admirais comme Gladys me posait par instants des questions qui témoignaient d'une lecture assidue des romans de Jacques: Cœur brisé, Anciennes Amours, Blanche comme un lys, Martyre intime. Elle savait par cœur ces œuvres aussi maniérées que leur titre. Cette fois, mon envie n'eut pas de bornes. Évidemment cette fille était devenue amoureuse folle de l'écrivain à travers ses livres, et elle ne m'avait fait inviter par Figon que pour me demander sans doute de lui ménager un rendez-vous avec l'objet de son culte. Je n'en doutai plus lorsque au dessert elle posa sa serviette devant elle et dit:

– «Ah! que j'ai chaud!.. Monsieur Larcher, voulez-vous me tenir compagnie un petit quart d'heure sur la terrasse?.. Ah!» fit-elle, quand nous fûmes accoudés sur la balustrade parmi les feuillages, et tandis que le rire de nos compagnons abandonnés nous arrivait à travers les fenêtres, «quelle vie! Et qu'ils sont bêtes!.. J'ai un de mes petits amis qui m'appelle toujours: Sa pauvre Beauté… Beauté, je ne dis pas, mais pauvre, ah! que c'est vrai!»

Elle prit une rose qu'elle avait piquée à son corsage au commencement du dîner et se mit à en mordre les pétales avec colère, en fronçant le sourcil. Au-dessous de nous, les tables, dont nous apercevions les blanches nappes à travers la verdure, retentissaient d'un bruit de fourchettes et de couteaux. Les tsiganes continuaient de jouer, et Gladys, après avoir jeté la rose défeuillée à terre, reprit en s'éventant doucement:

– «Je vous ai dit que j'étais une si mauvaise cocotte et voilà que je vous parle comme au premier acte de la Dame!.. Est-ce assez peu dans la note, une femme habillée par Laferrière, dont les journaux parlent en l'appelant la belle Gladys, qui va au Bois avec des chevaux à elle, à qui l'on vient de payer ses dernières dettes et qui se plaint…? Et tout cela parce que j'ai pensé à mon histoire avec Jacques Molan… Ne me regardez pas en ayant l'air de me dire: Mais alors pourquoi me demandiez-vous quel homme c'est…? Toute cette histoire s'est passée là…» elle se toucha le front avec la pointe de son éventail, «et là,» et elle mit ce même éventail contre son cœur!.. «Je ne l'ai jamais vu, je ne lui ai jamais parlé, je ne lui ai jamais écrit… et pourtant c'est tout un petit roman… Voulez-vous que je vous le conte?..» demanda-t-elle en me coulant un regard de côté. Il était un peu trop visible que tout dans cette partie fine avait été organisé en vue de ce mot-là, depuis l'invitation de Figon jusqu'à l'appel sur la terrasse. Mais ce qui me fit lui pardonner la ruse de cette petite mise en scène, c'est qu'elle en avait un peu honte et aussi qu'elle me l'avoua ingénument.

– «Oui,» dit-elle comme répondant à ma pensée, «quand j'ai désiré vous voir, c'était un peu pour cela, mais si je vous avais trouvé moqueur, vous n'auriez rien su… Que voulez-vous? Je sens que vous êtes bon et que nous serons amis…»

J'étouffai un soupir sous prétexte de lancer une bouffée du cigare que je fumais. Ce n'était pas tout à fait le rôle auquel je m'étais préparé que celui de confident. Mais le naturel de cette fille, l'espèce de poésie qui se dégageait d'elle dans ce milieu si contraire à toute poésie, l'originalité de cette confession sentimentale dans ce décor, avec ces viveurs à côté, cette nuit douce, le bruit des dîners et des voitures mêlé à la musique des tsiganes, tout contribuait à me rendre aimables ces quelques minutes, et ce fut de bonne foi que je pris la petite main de Gladys et que je la lui serrai en lui disant:

– «Moi aussi, je crois que nous serons amis… Dites votre roman et n'ayez pas peur. Je ne me suis jamais moqué que de moi-même…»

– «J'avais vingt ans…» commença Gladys après s'être recueillie. Je redoutai ce début, comme celui d'un récit appris par cœur; mais non. Tout de suite, je vis que ses souvenirs affluaient en foule et la troublaient. Elle les avait devant elle et non plus moi, et elle continuait: «J'avais vingt ans, il y a des jours et des jours de cela… Ne me faites pas de compliments, beaucoup de jours. Comptez onze fois trois cent soixante-cinq… Je vivais à Paris et j'étais sage, très sage… J'habitais avec ma sœur aînée Mabel. C'est depuis qu'elle est morte que je suis devenue ce que je suis… Comment nous étions venues à Paris, toutes deux seules, malheureuses petites créoles, presque de petites négresses blanches, ça, c'est un autre roman, celui de ma vie… Mon père était un ingénieur anglais qui avait fini par aller chercher fortune au Chili; là, il avait rencontré ma mère, une octavonne… Vous voyez qu'il n'y a pas beaucoup de sang noir sous ces ongles,» et elle les fit briller à la lumière de mon cigare comme des chatons de bague, «mais il y en a tout de même. – Après des hauts et des bas, nous avions tout perdu. Nos parents étaient morts et nous étions ici pour recouvrer une créance sur le Gouvernement français… Mon père avait travaillé pour vous aussi. Pauvre père! A-t-il eu du mal dans sa vie et pour que sa fille préférée fût la Gladys qui vous raconte toute cette histoire!.. Enfin, nous vivions comme je vous ai dit, Mabel et moi, et nous n'avions pas un sou, pas ça,» insista-t-elle en faisant craquer son ongle contre une de ses dents dont la nacre brilla entre ses lèvres fraîches. «Toutes nos misérables ressources avaient été mangées. La créance? Chimère, et nous vivions… Comment?.. Aujourd'hui que je dépense soixante mille francs par an, rien que pour ces chiffons…» et elle battit ses jupes souples de sa main et avança son pied, «je me demande comment nous ne sommes pas mortes de faim, de froid, de dénûment. Pensez donc, Mabel avait trouvé une place d'aide à la vente dans un bureau de tabac, sur les boulevards. Elle n'avait pas voulu que je l'acceptasse. – «Non, tu es trop jolie,» m'avait-elle dit, et je tenais le ménage. Ne le dites pas à Figon,» ajouta-t-elle en riant, «il me diminuerait s'il savait que ces mains,» et elle les montra encore, «ont fait la cuisine chez nous pendant deux ans… Nous occupions trois petites chambres dans une impasse derrière Saint-Philippe-du-Roule. Et je travaillais aussi, à quoi? A ces petits ouvrages de femmes que l'on peut faire sans avoir appris de métier: j'ai brodé, j'ai bâti des robes de poupée, j'ai assorti des perles, j'ai donné quelques leçons d'anglais, et aussi fait des traductions de romans, moi, Gladys Harvey!..» Elle prononça ces mots comme Louis XIV disait: Moi, le Roi!.. «Et à travers tout cela, j'avais le temps de me parer. Je n'ai jamais été aussi jolie qu'alors, avec une certaine robe que j'avais coupée et cousue moi-même; je la vois encore, toute bleue, et qui fut perdue en une fois, parce que je l'avais mise pour sortir, par une après-midi de dimanche, au printemps. La pluie nous prit en plein bois de Boulogne et nous n'avions pas sur nous, Mabel et moi, de quoi seulement entrer à l'abri dans un des cafés qui se trouvent de ce côté-là. Quand je passe dans mon coupé le long de cette allée, et que je me souviens de mon désespoir, croyez-vous que je regrette cette bonne misère et nos dîners en tête-à-tête, ces dimanches? Une semaine sur deux, Mabel avait un jour de congé, et c'était alors, dans notre petite salle à manger, une fête à ravir nos bons anges: – deux chaises de paille, une table de bois blanc que nous couvrions d'une serviette, et nous restions des heures à causer longuement, doucement, à nous sentir si près l'une de l'autre, dans cette grande ville dont nous entendions la rumeur qui nous rappelait le bruit de la mer, là-bas, – pouvions-nous dire dans notre pays, puisqu'il ne nous y restait plus rien, rien que de si tristes souvenirs?

«Oui, c'étaient de bonnes heures, mais trop rares. J'étais trop seule. C'est ce qui m'a perdue, et puis, voyez-vous, avec mes airs de me moquer de tout, que je prends si souvent, il n'y a pas plus rêveuse que moi, – ou plus gobeuse, un mot que vous n'aimerez peut-être pas, mais il est si vrai! J'ai toujours eu un coin vert dans le cœur, et dans ce coin vert une marguerite, que j'ai passé des heures à effeuiller, vous savez, comme les petites filles: il m'aime un peu, passionnément, pas du tout… Hé bien! Jacques Molan a été ma première marguerite… Voici comment. Je vous ai dit que je faisais quelques traductions de romans anglais. Cette besogne m'avait mise en rapport avec un cabinet de lecture de la rue du Faubourg-Saint-Honoré où j'ai bien pris trois cents volumes de la collection Tauchnitz. En ai-je dévoré de ces récits où l'on boit des tasses de thé à chaque chapitre, où il y a un vieux gentleman qui prononce la même plaisanterie avec le même tic dans sa physionomie, où la jeune fille et le jeune homme se marient à la fin, après s'être aimés gentiment, convenablement, durant trois tomes! Et je dégustais cela comme les rôties que je me beurrais moi-même, à l'imitation des héroïnes, pour mon déjeuner. Jugez maintenant de l'effet que dut produire sur une pauvre petite Anglaise sentimentale, qui n'avait jamais ouvert un livre français, la lecture de ce Cœur brisé dont nous parlions tout à l'heure. Pourquoi je demandai ce roman-là plutôt qu'un autre? A cause du titre peut-être, et puis je suis fataliste, voyez-vous. Il était dit que ce serait là ma première folie. Car c'en fut bien une, que cette lecture. Je la commençai à deux heures de l'après-midi, en rentrant de mes courses. A la nuit, j'étais encore là, ayant oublié de me préparer à dîner, et le ménage à finir, et que j'étais la sœur de Mabel, la fille du malheureux Harvey, l'inventeur, et tout le reste. J'étais devenue les personnages de ce livre. Vous vous souvenez de la lettre que la femme abandonnée écrit avant de mourir:… Ma beauté, elle s'est fanée à te pleurer sans que tu aies eu pitié ni d'elle ni de moi, mon doux bourreau?.. Ai-je assez lu et relu cette lettre en fondant en larmes! Aujourd'hui que j'ai vécu et que je comprends ce qui s'est passé en moi à cette époque, je ne peux pas mieux expliquer mon bouleversement d'alors qu'en vous disant que j'ai eu le coup de foudre pour ce livre, comme j'ai vu d'autres femmes l'avoir pour un son de voix, pour un regard… Vous souriez?.. Ah! vous autres écrivains, si vaniteux que vous soyez, vous ne le serez jamais assez! Si vous saviez ce qu'un de vos livres peut devenir pour une enfant de vingt ans qui n'a rien vu et qui vous aime à travers vos phrases? Oui, qui vous aime… Mais comment y croiriez-vous? Il y a tant de curieuses ou de menteuses qui vous jouent la comédie de ces sentiments-là, pour avoir un autographe ou pour raconter qu'elles vous connaissent…»

– «Pauvres nous!» interrompis-je, «mais la femme qui entre en relations épistolaires avec un auteur, il n'y en a qu'une, jamais qu'une!.. Votre Jacques et moi, nous étions très fiers à une certaine époque d'une inconnue avec qui nous entretenions une correspondance suivie… Quelle tuile quand nous nous sommes montré nos lettres et que nous avons constaté que c'était la même écriture et la même personne!..»

– «Voilà pourquoi,» reprit Gladys, «je n'écrivis pas à Jacques. J'avais un pressentiment de cela. Je n'ai qu'une vanité, c'est d'être très femme, avec un peu de ce doigté du cœur qui nous fait accuser de ruse quand nous ne sommes que fines… Mais je le lus et je le relus, comme je vous dis, ce roman, et, à chaque lecture, mon intérêt pour l'auteur de cet adorable livre grandissait jusqu'à devenir une véritable obsession. Comme il devait avoir l'âme délicate pour peindre ainsi la souffrance! L'histoire racontée dans ce livre était-elle la sienne? Était-ce lui, le doux bourreau que la victime bénissait en mourant de son abandon? Avait-il été aimé ainsi, jusqu'à la mort, et puis un repentir dernier l'avait-il conduit à suspendre ce roman à la croix d'une morte, comme une couronne de roses à demi fanées?.. Ou bien des confidences reçues, une correspondance trouvée, un journal intime lui avaient-ils permis de découvrir le secret martyre dont il s'était fait le poète? Car d'admettre que ce fût là une œuvre d'imagination, je ne le voulais pas, et je me figurais mon romancier à l'image de mes désirs. Il devait être jeune, pâle, avec des yeux bleus et quelque chose d'un peu souffrant… Vous riez, maintenant. Que vous auriez ri davantage si vous m'aviez vue debout à la devanture d'un marchand de photographies dans la rue de Rivoli, le jour où j'y vis son portrait. Je dus y retourner trois fois avant d'oser entrer dans la boutique pour l'acheter, ce portrait, qui ressemblait, par bonheur, à l'idée que je m'en étais faite d'avance, assez du moins pour que mon enchantement d'imagination ne fût pas brisé. A la même époque, on publia une biographie de lui avec une charge. J'aurais battu celui qui avait déformé ce visage dont j'étais devenue aussi amoureuse que du livre. Que voulez-vous? C'est le sang nègre, il y a de l'esclave en moi, et, quand j'ai aimé, j'ai toujours sorti tout mon noir… Je l'ai quelquefois plus mal placé que cette fois-là.

«En lisant cette biographie, un projet fantastique s'ébaucha dans ma tête. Je vous ai dit que j'étais trop seule. Je causais trop avec moi-même, et je ne me suis jamais donné que des conseils bien fous. La brochure racontait que mon grand homme habitait une partie de l'année à Vélizy, un hameau près de Chaville, et qu'il avait là justement la petite maison décrite dans Cœur brisé. J'appris aussi par cette brochure qu'il n'était pas marié. S'il l'avait été, je n'aurais plus pensé à lui, je vous jure. J'étais tellement innocente, comme dit la chanson, que je ne comprenais presque rien, toujours comme dans la chanson, sinon que jamais Jacques Molan n'aimerait une pauvre fille, comme moi, dans son sixième étage et avec ses malheureuses toilettes de quatre sous. Ah! si j'étais une de ces dames comme il en décrivait dans son livre? Et voilà comment j'en arrivai à concevoir ma grande idée: économiser, centime par centime, franc par franc, de quoi m'habiller aussi joliment que les élégantes que j'allais quelquefois voir passer aux Champs-Élysées dans leurs voitures, et ensuite me présenter à Jacques Molan, sous un faux nom, comme une jeune femme qui vient lui demander conseil… Où me mènerait cette équipée? Je n'en savais rien. Je ne me le demandais pas. J'effeuillais la marguerite, voilà tout. Il m'aimera un peu, passionnément, pas du tout… Et je restais toujours sur le pétale: il m'aimera, sans rien savoir, sinon que ce mot associé à l'idée de cet homme pourtant inconnu, me représentait quelque chose d'infiniment doux, de si pur, de si tendre. Je le verrais une fois, puis une autre, une autre encore. Je me dirais mariée, pour qu'il ne cherchât point à connaître mon vrai nom. Étais-je assez la petite Anglaise du roman que je traduisais! Pourtant, je lui avouerais mon prénom. J'étais naïvement fière de sa rareté, comme de mes cheveux qui me tombaient alors jusqu'ici,» et elle étendit son bras dans toute sa longueur. «Enfin, ce fut un roman à propos d'un roman, dont je ne soufflais pas un mot à la sage Mabel, comme vous pouvez croire, et que je menai à bien, de quelle manière? Par quels prodiges d'économie? Par quelles ruses pour cacher les divers objets de parure que je dus me procurer un par un, depuis les petits souliers vernis et les bas de soie noire jusqu'au chapeau, sans parler de la robe? Il me fallut dix mois, vous entendez, dix mois, pour amasser mon magot et pour me déguiser ainsi en dame, dix mois, durant lesquels j'ai multiplié les heures de travail, découvert des besognes nouvelles, pris sur mon sommeil pour mettre les traductions doubles, enfin, une de ces folies de jeune fille dont on s'étonne ensuite d'avoir été capable. On se dit: – Ai-je été bête! – tout haut; et tout bas: – Quel dommage!..»

Ce fut si bien lancé, sur un si joli accent d'ironie tendre, que je regardai cette étrange fille avec une espèce d'admiration sur laquelle elle ne se trompa guère. Elle n'aurait pas été femme si elle n'avait pas pris un temps pour jouir du petit effet qu'elle me produisait. Puis, écartant un peu ses paupières, soulevant ses sourcils et plissant son front avec une expression triste, comme découragée:

– «Ce fut par une adorable après-midi de juin que je me mis en campagne,» reprit-elle; «j'avais attendu deux semaines, une fois le détail de ma parure tout entier organisé, par superstition. Je voulus voir un présage de réussite à mon projet, dans le bleu du ciel, le vert des arbres et le clair du soleil de ce jour-là… Me voyez-vous, descendant du train à Chaville, et m'engageant sous les branches, le long des étangs, après avoir demandé ma route à un enfant qui passait? Il y avait des oiseaux qui chantaient tout le long du chemin, des fleurs dans les herbes, et je rencontrai deux couples d'amoureux qui erraient dans l'ombre des jeunes arbres. Je ne savais rien, ni si Jacques était dans sa maison de Vélizy, ni même où était cette maison, ni s'il y vivait seul, mais je savais bien que j'étais très jolie avec ma robe grise, mon chapeau clair, mes petits souliers, et que je lui plairais, – si je le rencontrais, – et je ne doutais pas de cette rencontre. Vous allez dire que je suis vraiment par trop négresse avec mon teint pâle. A cette époque-là, je croyais à ma chance… Ma chance!.. Oui, j'y croyais comme à mes vingt ans, comme à mon désir, comme à tant de chimères… Quand j'étais toute petite, là-bas, en Amérique, nous habitions au bord de l'Océan. Les voiles des bateaux que montaient les pêcheurs du pays étaient teintées de rouge. Chaque matin, je me mettais à la fenêtre, je comptais celles de ces voiles qui étaient en mer et qui faisaient des points lumineux sur le bleu des vagues. A chacune j'attachais une espérance. Celle-ci me représentait un cadeau que j'aurais dans la journée, cette autre une promenade où l'on me conduirait… Aujourd'hui, je n'ai pas plus de points lumineux à mon horizon qu'il n'y a de voiles teintées de rouge sur ce ciel. Ils sont tous éteints. Mais par la belle après-midi d'été où je traversais le bois de Chaville, celui qui dansait devant mes yeux était si rayonnant! Et en même temps que j'espérais, j'avais si peur! Une timidité si folle, aussi folle que ma démarche, faisait trembler mes jambes sous moi. Je n'étais pas sûre, une fois arrivée, de retrouver une seule des phrases que j'avais préparées pour les réciter à mon grand homme. Et j'allai pourtant, jusqu'à la minute où j'aperçus au bout d'une allée le petit clocher d'une église, des toits couverts de tuiles… C'était Vélizy. Un passant m'indiqua la maison de M. Jacques Molan. J'étais arrivée.

«Je ne sais pas si je vivrai bien vieille, et je ne le souhaite pas. Gladys Harvey ouvreuse dans un théâtre, ou Gladys Harvey avec de petites rentes parmi des chats, des chiens, et dans un peignoir de flanelle, ou Gladys Harvey jouant à la dévote en province, aucune de ces perspectives ne m'attire. Nous devons mourir jeunes, nous autres. Je trouve que ça fait partie de la profession, comme de savoir porter la toilette et plaisanter avec du chagrin plein le cœur. Mais à quelque âge que je m'en aille, et même si je devais être aussi décrépite un jour que les vieilles des Petits-Ménages, je suis sûre que je n'oublierai jamais cette villa ensevelie à demi sous le lierre, la ligne des rosiers dans le jardinet qui la précédait, et moi à la porte, regardant à travers la grille et n'osant pas sonner, dans ma belle robe où je me trouvais à la fois jolie et gauche, coquette et maladroite. C'étaient ces rosiers dont il était parlé dans la fameuse lettre de mon cher roman… Vous vous souvenez: Elles et moi, mes roses et ma grâce, nous fanerons-nous, mon amour, sans que tu nous aies respirées? Et puis, quand elle dit: J'y suis revenue, dans notre maison, où je meurs du mal de regret… Mais je l'aime, ce mal. Car c'est le regret qui donne une forme au bonheur… Ces phrases de l'héroïne de Cœur brisé chantaient dans ma tête comme j'étais là, respirant à peine et folle d'émotion… Qu'allait-il arriver de mon beau songe? Que me dirait celui à qui je venais apporter une si naïve, une si tendre admiration? Enfin, j'eus la force de tirer la chaîne de la cloche, et un jardinier parut presque aussitôt, coiffé d'un grand chapeau de paille… – «M. Jacques Molan? – Il est à Paris, et M. Alfred aussi,» me répond l'homme… Quel Alfred? Sans doute un ami. J'insiste: – «Et croyez-vous qu'il rentre cette après-midi?.. – Je n'en sais rien, fait le jardinier, mais je vais demander à Madame…» – Et sur la porte de cette maison que je venais de contempler comme un sanctuaire, j'aperçois une femme assez grande, assez jolie, en cheveux blonds noués à la diable sur le derrière de la tête, en matinée blanche, et un arrosoir à la main. Le jardinier lui parle. Elle me dévisage. Je n'entends pas ses paroles. Que m'importe? Et que m'importe que l'homme vienne me dire que M. Molan sera là vers les cinq heures?.. Avais-je été sotte! Il vivait avec une maîtresse, tout simplement, et c'était la seule chose à laquelle je n'eusse pas pensé. Mon Dieu! que j'ai pleuré dans le train, en m'en retournant!.. J'en ai gâté ma robe. Elle était si fragile! Un déjeuner de soleil, comme mon beau roman!..»

– «Et vous n'avez pas écrit à Jacques, vous n'avez pas cherché à le revoir?»

– «Jamais,» fit-elle, «et par ce côté superstitieux que je vous ai dit… C'était joué et perdu! Et puis, à quoi bon lui écrire, puisqu'il n'était pas libre? Ah! cette femme que j'avais aperçue une minute, avec sa bouche canaille et ses yeux effrontés, non, ce n'était pas la compagne que j'avais rêvée au poète de Cœur brisé. Mais puisqu'il vivait avec elle, il l'aimait. Comment l'eussé-je cru capable de vivre avec une femme sans amour? Et cet amour nous séparait plus que la distance, plus que nos conditions sociales, plus que sa gloire et ma pauvreté… Je n'eus pas beaucoup de temps, d'ailleurs, à donner aux tristesses de mon roman avorté. Ma sœur tomba gravement malade. Elle mourut. Je rencontrai quelqu'un qu'il eût mieux valu pour moi ne jamais connaître. Mon sort changea, je pris un amant et je devins ce que vous savez… Ne croyez pas qu'à travers les aventures de mon existence j'aie oublié cet étrange premier amour qui ne ressemblait à rien de ce que j'ai senti depuis. Je continuai de lire tout ce que Jacques écrivait. J'avais des amis qui le connaissaient, qui parlaient de lui devant moi, qui en disaient du bien, du mal. Moi, je me taisais. Je ne disais même pas mon impression de ses nouveaux livres. Pour lui et pour ses œuvres, j'ai toujours eu ce sentiment de pudeur qui fait qu'on évite de prononcer le nom de la personne que l'on aime trop, devant quelqu'un à qui l'on ne saurait faire comprendre pourquoi on l'aime. D'ailleurs, que pouvait-il résulter d'une rencontre entre un homme tel que lui et la femme que j'étais devenue? Je suis un peu artiste en toutes choses, et en souvenirs comme dans le reste. Je ne voulais pas gâcher mon pauvre ancien rêve en le transformant en une vulgaire intrigue de galanterie. Non, je n'ai jamais rencontré Jacques, et si j'ai un désir au monde, c'est de ne le rencontrer jamais!..»

Elle avait prononcé ces derniers mots avec une émotion si évidente que je demeurai sans lui répondre. Tandis que nous causions, les tables du jardin s'étaient peu à peu dégarnies de leurs convives, la musique des tsiganes avait cessé de jouer, et sans doute nos amis commençaient à trouver que la gaieté de Gladys manquait à l'entrain du dîner, car Figon parut à la porte de la terrasse avec ce sourire à demi contraint du jaloux qui ne veut point avouer sa jalousie: «On peut entrer?..» fit-il en frappant contre la vitre.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
230 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/37468
Telif hakkı:
Public Domain

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