Kitabı oku: «Pastels: dix portraits de femmes», sayfa 4
Oui, c'est bien là le tout du premier jour, – et ce tout suffit pour qu'en sortant je n'adressasse de regard ni à la toile de Watteau, ni à aucun des meubles, pas même au grand fauteuil en velours de Gênes contre le dossier duquel je m'accoudais jadis pour causer avec ma maîtresse. Que je l'avais aimée, cette mauvaise femme assise dans ce fauteuil; sa tête, que je voyais d'en haut et de profil, se détachait en pâleur sur le vieux rouge du velours; elle s'éventait avec un éventail de plumes frisées, et chaque battement de l'éventail envoyait vers moi, comme un effluve de son corsage, des bouffées d'héliotrope blanc, son parfum préféré. Toute cette sensualité sentimentale se perdait dans un subit éloignement. Étais-je donc amoureux déjà d'Ève-Rose Nieul? Et non, et oui. – Et non, car, à trente-neuf ans, les coups de foudre se font rares; et oui, pourtant, puisque je me trouvais envahi par cette sorte d'angoisse délicieuse qu'éprouve un homme prématurément vieilli à sentir battre son cœur comme dans sa jeunesse. Et non, puisque j'allai au théâtre le soir et rendis une visite dans sa baignoire à une demi-mondaine qui m'avait beaucoup plu jadis. Et oui, car en revenant rue Murillo, à pied, je ne songeais qu'aux moyens de revoir Ève-Rose au plus vite. D'ailleurs, l'attraction que cette jeune fille exerçait sur moi avait ceci de fatal, je le comprends aujourd'hui, qu'elle arrivait dans ma vie exactement à son heure. J'avais à subir une crise. En fut-elle le prétexte ou la cause? A cette minute-là, je goûtai, pour une fois, le plaisir d'être ému sans analyser mon émotion; mais, dans la distance du souvenir, je m'explique si bien pourquoi je suis tombé juste à cette place. Ma première jeunesse s'était composée d'une suite d'expériences de tendresse, multipliées d'une manière étrange. Si le type de don Juan reste si populaire dans les littératures, c'est qu'il correspond exactement à une certaine espèce d'hommes, dont j'étais et qui semblent posséder plusieurs âmes. Je me plaisantais moi-même autrefois sur ce que j'appelais barbarement mon polypsychisme. Mais de fait, à défaut des succès de don Juan, j'avais en moi son inconstance sincère, sa mobilité tendre, ce dangereux besoin d'éprouver toutes sortes de sensations variées, et par suite de varier sans cesse les prétextes de ces sensations. Aussi, pendant ces quinze années qui ont suivi la vingtième, que d'êtres différents j'ai connus en moi! Il y a eu, dans ce moi ondoyant et multiple, un homme qui aimait les créatures, les filles hardiment jolies et impudemment gaies, avec le tapage d'une joie demeurée populaire au milieu d'un luxe momentané, incomplet et frelaté. Il y a eu un homme raffiné qui adorait les femmes malades, leur pâleur de mortes, le silence autour d'elles d'une chambre d'agonisante. Il y a eu un homme qui raffolait des femmes-poupées, de leurs colifichets, de leurs idées menues, de leur froideur mièvre, et un homme encore qui désirait des femmes pompeuses et parées, des idoles de chair avec des regards lents, et des physiologies de géantes. Par-dessus ces caprices, la passion cuisante d'un adultère jaloux avait versé son venin. Entre la débauche et la passion, j'en étais donc venu à cet instant de l'existence du cœur que connaissent trop bien ceux qui arrivent à leurs quarante ans sans un souvenir tout à fait doux et pur. Une enfant innocente et sans passé devait exercer sur son imagination la tyrannie d'Agnès sur Arnolphe; – et, deux mois après cette visite de décembre, j'étais bel et bien amoureux d'Ève-Rose, cette fois sans les oui et sans les non, comme un adolescent qui cueille des myosotis dans un pré. Il paraît qu'il faut toujours avoir cueilli des myosotis une fois dans sa vie. Mais il est mieux de s'y prendre avant quarante ans, et ailleurs que dans ce monde de chic, de sport et de néant où vivait Mlle Nieul.
Oui, à quarante ans, – j'allais les avoir bientôt, et je me les donnais déjà par une façon de coquetterie, – on peut être bien malheureux, même dans le bonheur, si on aime une jeune fille de vingt ans plus jeune! Et d'abord, à cet âge, lorsque l'on a vécu comme j'avais vécu, au hasard de l'existence parisienne, c'est vraiment un cimetière que le cœur, mais un cimetière de légende où les tombeaux ne gardent pas leurs morts. Ils y reviennent comme dans les maisons hantées. Tandis que je faisais la cour à Ève-Rose, – comme on peut faire la cour à une jeune fille, – elle hasardait un geste, elle ébauchait un sourire, qui, par une invincible analogie, me rappelait quelque ancienne maîtresse. Je ne peux pas bien expliquer pourquoi ce rappel me jetait soudain dans des gouffres de chagrin. Peut-être chez les hommes façonnés comme je le suis, et toujours en train de remâcher leur passé, n'y a-t-il rien de ce passé qui soit entièrement aboli. Je sais trop, pour ma part, que je n'ai pas sur le cœur une seule cicatrice tout à fait insensible. Mes anciennes émotions refluaient sur moi à flots en présence de cette enfant charmante. Ce n'est pas que j'en eusse honte. Je suis trop profondément fataliste pour attacher aucun sens au mot de remords, mais cela me faisait me sentir si vieux à côté d'elle!.. Si vieux encore, aux minutes où je la voyais causant avec des hommes de dix ou quinze années plus jeunes que moi. Je me surprenais à les envier: et leur frais visage, et leurs boucles mieux fournies que les miennes, et surtout cet incertain de la physionomie où l'âge se lit, plus que dans l'absence des rides. Mon expérience galante m'avait bien appris que le visage d'un homme apparaît aux femmes sous un angle que nous ne savons guère juger, et je pouvais croire que précisément les fatigues de la vie, empreintes sur ma personne, constituaient aux yeux d'Ève-Rose une grâce plus touchante que la fraîcheur inaltérée des autres. Ce sont là les raisonnements d'un tiers. On pense d'autre sorte, quand on est soi-même en jeu. Et puis, quand je n'avais ni fantôme à écarter, ni jalousies à vaincre, c'était le tour des scrupules. J'aimais une jeune fille, et cet amour n'avait d'autre issue qu'un mariage. Aussitôt que cette nécessité logique s'imposait à moi, la responsabilité du bonheur de cette enfant se présentait aussi et je me demandais: Où la conduirai-je? A quarante ans, on a perdu le pouvoir de se persuader qu'on est plus fort que la vie. On doute de cette vie, parce qu'on doute de soi. S'engager en prenant l'avenir d'une vierge, à ce qu'elle ne regrettera jamais sa confiance, quel contrat terrible à signer! Et l'on hésite, et l'on recule, et cela n'empêche pas d'aimer, de bouleverser ses habitudes, d'être heureux d'un regard, malheureux d'une indifférence, et on fait ce que j'ai fait, six mois durant, on arrive à voir plusieurs fois dans la semaine, souvent plusieurs fois dans le jour, une jeune fille à qui l'on ne doit pas dire un mot de ce que l'on sent, qui est gardée par les trois cents yeux du public et les deux yeux de sa mère, – et ce drame se joue parmi les mille incidents monotones de la vie mondaine, si bien que les émotions les plus ardentes du cœur s'associent à des thés de cinq heures ou à des dîners de gala. Étrange contraste qui serait si bouffon s'il n'était quelquefois si cruel!
Étrange contraste!.. Des journées ressuscitent dans mon souvenir, pêle-mêle… C'est un lundi, le jour de sa mère. Je n'y viens qu'une semaine sur deux pour ne pas faire dire que je suis toujours chez les dames Nieul. J'entre dans le salon et mon cœur saute dans ma poitrine. Tous les visages sont tendus; une dame en toilette de ville, son manchon posé sur ses genoux, tenant d'une de ses mains gantées sa tasse de thé blanchi de crème et remuant l'autre main d'un geste décisif, laisse tomber cette phrase qui me met au ton de la causerie: «Vous savez, ma chère, après cette expérience, j'en suis revenue à Worth…» Ève-Rose écoute ce discours de ses deux jolies oreilles. Entendrai-je seulement le son de sa voix, aujourd'hui, dans une phrase qui ne soit pas simple politesse? Et je suis arrivé à quatre heures, parce que c'est le moment où ses intimes amies ne sont pas encore là, et que je redoute la moquerie de ces trois ou quatre malicieuses compagnes… – C'est un mercredi, le jour où Mme Nieul a sa loge à l'Opéra. Je me revois dans le couloir, regagnant mon fauteuil, et de-ci et de-là, c'est des saluts à des camarades que je ne peux souffrir; celui-ci m'arrête, puis celui-là: «Savez-vous la nouvelle? Machaud se bat demain…» – «On vient de m'en conter une bien bonne. Colette Rigaud fait des traits à Claude Larcher, devinez pour qui?..» – «Ils n'en ont pas pour deux mois…» Cette fois il s'agit des ministres. Au milieu de ces bavardages, comment garder intacte la vision que je rapporte dans le coin de mon cœur, d'un frêle buste de jeune fille penché vers moi qui ai pris place derrière elle pendant cinq minutes d'entr'acte? Encore ai-je souffert qu'elle fût décolletée, tandis qu'elle me souriait et qu'elle agitait un tout petit éventail en vernis Martin qui lui vient de sa grand'mère et sur lequel se voit une scène de bergerie… – C'est un mardi; heureusement, on donne aux Français, cette année, des pièces «à mariages,» comme s'exprime Mme Nieul, c'est-à-dire d'une littérature suffisamment médiocre pour qu'on y puisse mener les demoiselles, et j'écoute patiemment de la prose de vaudevilliste, au lieu d'être assis au coin de mon feu, en train de lire un bon livre où il y ait de l'analyse et du style, le tout parce que, dans la quatrième loge à droite, je peux voir, en me retournant, une main levée qui tient une menue lorgnette d'argent devant deux yeux bleus, et c'est la main et ce sont les yeux d'Ève-Rose… – C'est un samedi; les Taraval donnent à dîner ce jour-là. Mme Taraval est une sotte, son mari un drôle. Je leur ai fait si bon visage que me voici prié à leur table. A côté de laquelle des personnes de leur société vais-je me trouver? Et que vais-je dire? Car il faut parler, «être de ressource,» si je veux être invité à nouveau. Oui, mais Ève-Rose sera là peut-être, et dans la soirée, après avoir écouté au fumoir les obscénités du gros Seldron, afin de ne pas singulariser ma présence auprès des dames, je dirai à ma petite amie, comme je l'appelle dans le silence de ma pensée, quelques mots dans un coin du salon. – Ah! j'admire que les moralistes se plaignent de la rareté des mariages d'amour dans la vie française, quand les mœurs sociales élèvent, entre une jeune fille et un homme, des haies si hautes, et quand, pour écarter seulement les branches et apercevoir celle qu'on aime, il faut se piquer les doigts à de telles épines.
Aujourd'hui que je raisonne à distance les menus faits de ce roman naïf d'un homme blasé, je demeure effrayé de voir combien nos heures douces sont vraiment ces clous dont parle Bossuet, qui, fixés au mur, et de distance en distance, paraissent nombreux. Amassés ensemble, ils ne remplissent pas le creux de la main. Et si, du moins, ces heures douces avaient été des heures de pleine confidence, d'entière et libre ouverture de cœur? Hélas! En mettant ces heures bout à bout, je n'en ai peut-être pas passé trente-six à causer avec Ève-Rose, et pas une fois je n'ai pu lui montrer mes sentiments et l'interroger sur les siens. Nous sommes à ce point les victimes des lois du monde, quand nous y avons beaucoup vécu et quand les convenances nous apparaissent comme des signes moraux, que je n'aurais pardonné ni à moi une déclaration, ni à cette jeune fille un aveu ou une complaisance. Ce que je voyais d'elle, c'était sa personne physique et sociale, et de sa personne intime seulement ce que j'en devinais, – ce que j'en imaginais peut-être. Somme toute, j'ai souffert moins qu'un autre de cette situation, car il y a chez moi une sorte d'intuition invincible qui me force à juger des caractères d'après des faits insignifiants pour la plupart des hommes, et à négliger ceux qui d'ordinaire comptent le plus. Un regard, un geste, un son de voix revêtent pour moi un langage qui émeut ma sympathie ou mon antipathie, plus que ne le feraient des actes réfléchis et d'une importance capitale. Imprudente ou sage, cette manie d'interpréter les riens de la vie en profondeur m'a valu les meilleurs instants de mon idylle avec Ève-Rose. Pauvre idylle et dont les scènes muettes n'ont eu que moi-même pour théâtre et pour témoin, pour acteur et pour auteur! Et cependant mon ivresse était assez forte pour que toutes les misères du milieu parisien disparussent dans son enchantement. Que de fois, dans cette salle banale de l'Opéra, où je m'étais toujours ennuyé comme un vieux banquier, me suis-je senti heureux comme un lieutenant en congé, à suivre sur le visage d'Ève-Rose le reflet des émotions que lui donnait la musique! Je trouvais une preuve de son intacte simplicité d'âme dans ce fait qu'elle était, au rebours de toutes les jeunes filles élevées comme elle, capable de croire au spectacle qui se déployait devant ses yeux. Dans sa robe de sicilienne blanche nouée de rubans de soie d'un rose pâle, qui me plaisait tant, elle se tenait penchée et fixe, lorsque les passions se déchaînaient dans les éclats de voix des chanteurs et les ronflements de l'orchestre. Dans les loges, à droite et à gauche de la sienne, les femmes lorgnaient la salle ou causaient par-dessus leur épaule avec les hommes placés derrière elles. Par une bizarre transposition de goûts, moi qui n'ai jamais pu souffrir le drame musical, j'aimais Ève-Rose de l'aimer à cause du trait de caractère que je croyais saisir à cette occasion. – Que de fois encore, la voyant s'amuser ingénument dans un bal où l'insipidité des discours s'augmentait de la suffocation de l'atmosphère, lui ai-je été reconnaissant de témoigner ainsi du fond enfantin que je chérissais en elle! Son sourire éclatait de gaieté, ses yeux rayonnaient, elle dansait comme aurait fait une enfant du peuple, pour la danse elle-même. Elle était de nouveau pour moi la Jeunesse, – cette inexprimable, cette divine Jeunesse à laquelle je réchauffais ma mélancolie, comme à un soleil de printemps. Je sentais émaner d'elle, mais dans l'ordre de la pureté, un magnétisme analogue à celui que projettent certaines femmes allantes et venantes, toujours en mouvement, toujours en train, qui semblent promener et comme secouer la vie dans les plis de leurs jupes. Aujourd'hui même, je ne trouve pas d'autre explication à la sorte de charme qui m'ensorcela. Grandie dans un monde où il ne se rencontrait pas un homme distingué ni même qui causât, Ève-Rose n'avait pas une intelligence d'idées. Mais son esprit gardait quelque chose de droit et de juste. Ses réflexions sur les médiocres romans qu'elle lisait révélaient un bon sens très ferme, un jugement quelquefois un peu trop net et positif, à mon gré, mais toujours franc. Et puis il ne se rencontrait pas en elle un atome de malveillance mondaine. Elle montrait une si naturelle confiance dans ce qui est bien et une si ingénue façon de reconnaître ses torts, quand elle en avait. Parfois il m'arrivait de la reprendre comme malgré moi, et elle se rendait à la raison tout de suite. Je me rappelle qu'un jour, voyant entrer Mme Durand-Bailleul dans un salon, elle me dit: «M. Le Bugue ne doit pas être loin.» – «Pourquoi vous faites-vous l'écho d'indignes calomnies?» l'interrompis-je vivement et sans trop réfléchir à la portée de ma phrase; elle rougit, et: «J'ai tort, je ne le ferai plus,» reprit-elle tout d'un coup. C'est sur des traits pareils que je me formais une idée attendrissante des profondeurs de son caractère, et je songeais à ce que pourrait faire de cette âme vierge un homme qu'elle aimerait. Quelle terre choisie pour y semer les plus belles fleurs et quel dommage si la vie exerçait son horrible travail de dégradation – sur celle-là aussi!
Mais aimerait-elle, et m'aimait-elle? Peut-on jamais lire dans un cœur de jeune fille ce que ce cœur ignore lui-même? Qu'elle fût occupée de moi, il me suffisait, pour m'en convaincre, de voir l'éclair de joie avec lequel elle m'accueillait, et aussi de surprendre le sourire de Marie de Jardes lorsqu'elles étaient ensemble et que je m'approchais de leur groupe. Mais était-ce autre chose que le petit sentiment de vanité féminine qu'éprouve toute enfant de dix-huit ans à voir un homme de mon âge négliger pour elle des beautés plus reconnues et souveraines? Où que ce fût, nous avions tôt fait de nous trouver l'un à côté de l'autre. Mais ces rapprochements venaient-ils d'elle, ou bien de moi? Elle me disait toujours l'endroit où elle passerait sa soirée, lorsque je la voyais dans l'après-midi, mais toutes mes phrases n'enveloppaient-elles point cette question? Et rien cependant ne révélait qu'elle soupçonnât la nature du sentiment que je nourrissais pour elle, jusqu'au jour inévitable où une crise survint que je prévoyais depuis la première heure; puis j'avais toujours écarté cette vision, – par une sorte d'aveuglement volontaire que symbolise la naïveté de l'autruche. Mes assiduités furent-elles l'objet de quelques observations adressées à Mme Nieul, ou bien d'elle-même remarqua-t-elle que sa fille s'attachait à moi trop complaisamment? Toujours est-il qu'un soir, en arrivant dans un salon, je rencontrai dans les manières d'Ève-Rose un si marqué changement que je ne pus m'en dissimuler la gravité. Ou je l'avais froissée, ou bien sa mère lui avait défendu d'être avec moi ce qu'elle était d'habitude. Je me sentais trop innocent envers elle pour hésiter une minute sur la cause. Mme Nieul s'enveloppait de son côté dans une réserve trop significative. Il en fut de même durant une semaine entière, à la suite de quoi, ayant trouvé le moyen de m'approcher d'Ève-Rose sans qu'il y eût personne auprès d'elle: «Ne causez pas avec moi,» fit-elle à mi-voix, «je vous en conjure, si vous voulez mon repos…» C'était la fin. Ce vague roman de six mois aboutissait à l'inévitable conclusion. Il fallait ou abandonner mon intimité avec Ève-Rose, ou demander sa main. J'hésitai trois jours et je pris ce dernier parti.
Je m'adressai, pour cette démarche, à une grande amie des dames Nieul, qui était en même temps la femme d'un de mes plus vieux camarades: Madeleine de Soleure. Ce ne fut certes pas sans vaincre une légère répugnance. J'avais rêvé à mes sentiments une tout autre confidente que cette jeune femme de vingt-cinq ans, très jolie, très spirituelle, mais qui incarne en elle les défauts extérieurs et les plus choquants d'une société très libre. Avec ses cheveux d'un blond aussi cendré que celui des tresses d'Ève-Rose était doré, avec ses allures de grand garçon enjuponné, ses toilettes tapageuses, ses habitudes de flirt, les gamineries de sa gaieté, Madeleine froissait toutes les délicatesses de mon attendrissement actuel. Mais ce qui rachetait en elle ces déplaisantes manières et qui me décida, c'est une qualité rare chez les femmes. Elle a le genre de loyauté d'un honnête homme. Elle est très capable de rire aux éclats d'une histoire leste, mais parfaitement incapable de redire un secret qu'on lui a confié, de laisser accuser une amie sans la défendre, et aussi de tromper la confiance de son mari. Edgard de Soleure l'a épousée contre vents et marée, car la mère de Madeleine a fait terriblement causer d'elle, puis elle a élevé sa fille, comme il arrive quelquefois, dans des principes très rigides, et, de fait, ce ménage est encore un des meilleurs que je connaisse à Paris. On y a un mauvais ton et de bonnes mœurs. Sous ses dehors de Parisienne évaporée, Madeleine sait merveilleusement faire un décompte de situation. Ses prunelles bleu de roi y voient loin et clair, et au demeurant je ne savais personne qui fût ni plus sûr ni de meilleur conseil, ce qui ne m'empêchait pas de craindre, jusqu'au malaise, jusqu'à la douleur, la piqûre de ses plaisanteries, lorsque j'arrivai au rendez-vous que je lui avais demandé. «Ah!» s'écria-t-elle dès les premiers mots, «j'en aurais mis ma main au feu. Mon pauvre ami, que vous vous embarquez là dans une mauvaise affaire!..» – Elle était paresseusement couchée sur le divan de son salon intime, dans une robe de chambre à volants, toute blanche, en train de fumer des cigarettes d'un tabac de la couleur de ses cheveux, qu'elle prenait dans une boîte du Japon laquée d'or, et, sur la même table, à côté de la petite boîte, un porte-carte en cuir noir qui se maintenait debout par un double reploiement sur lui-même, montrait quatre photographies de ses amies préférées, dont une était celle d'Ève-Rose. Je pouvais voir ce portrait de ma place, je le regardais et l'attitude m'en plaisait infiniment. La jeune fille était debout, ses mains unies et abaissées, avec cet air à la fois naïf et absorbé que je lui connaissais dans ses heures graves. Cela seul m'eût encouragé à continuer, quand même je n'eusse pas été décidé à pousser jusqu'au bout ma résolution.
– «Alors,» dis-je à Madeleine, «vous croyez qu'elle ne m'aime pas?»
– «Qu'elle vous aime ou qu'elle ne vous aime pas, mon cher Vernantes, c'est tout un pour vous,» répliqua-t-elle, «puisque sa mère ne vous la donnera jamais, jamais… Ceci est entre nous, pas vrai? Savez-vous compter?» Je fis le signe de ne pas la comprendre; elle continua: – «Vous êtes-vous demandé une fois par hasard ce que les dames Nieul dépensent par an? J'ai leurs fournisseurs, moi, et je dresserais leur budget à cinq mille francs près. Elles ne peuvent pas s'en tirer avec moins de cent vingt mille francs, vous m'entendez, cent vingt mille francs. Et Nieul est mort de chagrin d'avoir réduit sa femme à soixante mille livres de rente par ses mauvaises spéculations de Bourse. Il y a juste dix ans de cela. Deux multiplications et une soustraction, et vous saurez pourquoi Mme Nieul ne vous donnera pas Ève-Rose.»
– «Mais cette femme est une folle!» m'écriai-je, abasourdi par cette révélation soudaine.
– «Nullement,» continua Mme de Soleure, «c'est une mère qui ruine sa fille, voilà tout, comme tant d'autres ruinent leur mari, par vanité. Mais vous ne l'avez donc jamais regardée et deviné sa sécheresse et sa fureur de briller, rien qu'à son profil d'impératrice, à l'orgueil de sa bouche, à cet implacable qui est dans tout son être…» Et elle l'imitait avec ses mines tout en parlant. «Elle ne renoncera au monde que morte, et comme il faut, pour que cette vie puisse continuer, qu'Ève-Rose fasse un mariage riche, Ève-Rose fera un mariage riche, aussi vrai que voilà une bouffée de fumée.» Et avec sa jolie bouche elle s'amusait à chasser la fumée de sa cigarette qui s'en allait par petits anneaux bien égaux, puis, comme en se jouant, elle poursuivait ces bagues mobiles et bleuâtres avec son doigt, et involontairement je voyais dans ce geste de mon amie un symbole de ma vie à moi, qui s'est passée, en effet, à poursuivre des mirages plus légers, plus insaisissables que la fumée de la cigarette de Madeleine.
– «Encore faut-il qu'Ève-Rose consente à tout ce calcul,» lui répondis-je, «et c'est précisément à cause de cela que je me permets de n'être pas de votre avis et que je pense qu'il importe beaucoup pour moi de savoir si elle m'aime.»
– «Mon ami,» fit Madeleine en secouant sa tête blonde, «rappelez-vous ce que je vous dis: il n'y a pas de jeune fille qui aime, – à Paris du moins et au-dessous du troisième étage. Ève-Rose est délicate, elle est droite et franche, mais soyez certain qu'avant d'entrer en révolte avec sa mère, elle hésiterait, même si vous aviez un intérieur princier à lui offrir. Et comme elle saura par Mme Nieul l'existence qui l'attend si elle vous épouse, elle n'hésitera pas plus de cinq minutes. Songez-y donc, voilà une enfant qui ne comprend pas la vie sans un hôtel aux environs du parc Monceau ou du bois de Boulogne, sans quatre ou cinq chevaux dans l'écurie, sans des sorties tous les soirs d'hiver, une loge à l'Opéra, et tout ce que comporte un train de cette sorte: des voyages l'été, un château en automne, et tout ce décor d'élégance, on ne l'a ici qu'avec de la fortune, beaucoup de fortune… Sa mère serait morte et elle ajouterait les quelque trente mille francs de rente qui peuvent lui rester à vos revenus, qu'elle se croirait pauvre. Ne hochez pas la tête. C'est l'affreux envers de notre genre de vie. Avec un million, dans notre monde, mon cher, on n'a pas le sou…»
Il y eut un silence entre nous. J'écoutais cette femme comme un homme écoute le bilan de sa faillite. Elle continuait: – «Et seriez-vous heureux avec elle, vous que je connais? Mais vous souffririez le martyre pour un seul regret qui passerait dans ses yeux? Ne vivriez-vous pas avec l'angoisse quotidienne de vous dire: «Je lui ai pris sa vie de femme à la mode, sa vie opulente et jeune, pour l'attacher, à quoi?» Pensez bien que vous, monsieur François Vernantes, ancien auditeur, et très bien vu dans la société, vous êtes dans ce que j'appelle les célibataires de première classe. Vous vous mariez, et, si votre femme n'a pas plus de fortune que n'en a Mlle Nieul, tout cela change d'un instant à l'autre. Vous étiez un garçon riche. Vous devenez le chef d'un ménage gêné. Vous perdez du coup la bonne moitié de vos relations…» Et elle parlait, parlait toujours, et à mesure qu'elle parlait, je me sentais envahi par ce terrible sentiment de l'impossible qui m'a toujours et partout arrêté sur le bord de la réalisation de mes plus chers désirs. Je m'aperçus, tentant une expérience pour moi terrible, celle de découvrir ce qu'il y avait dans le fond du cœur d'Ève-Rose, et une timidité affolante s'emparait de moi à cette seule idée. «Et puis,» songeai-je une fois rentré chez moi après cette conversation, «est-ce que vraiment j'ai assez de confiance dans mon sentiment pour prendre la responsabilité d'un mariage accompli dans ces conditions-là?..» Mais à quoi bon me rappeler les causes profondes de ce renoncement? Elles tiennent toutes dans cette maladie de la volonté dont j'ai tant souffert. Le soir même, après des heures d'une agonie d'indécision, j'écrivais à Madeleine de Soleure que je me rendais à ses raisons, et cinq jours après je quittais Paris.
Se rencontrera-t-il jamais un moraliste tendre, comme j'aurais souhaité de l'être, si j'avais eu la puissance d'écrire autrement que pour me soulager l'âme, qui donne aux anxieux, aux incertains, aux tourmentés comme moi une explication des ondoiements et des contrastes de leur caractère? Après cette volte-face subite de mes résolutions déterminée par les raisonnements de Mme de Soleure et aussi par mon impuissance à lutter, à me résoudre, à vivre enfin, que disait la simple sagesse? Qu'il fallait du moins partir sans revoir Ève-Rose, puisque je m'en allais pour la fuir. Je voulus cependant pénétrer une fois encore dans l'hôtel de la rue de Berry avant de quitter la ville où je la laissais, – pour un autre, et pour lequel? Mon cœur, inhabile à l'action, a toujours été ingénieux à ces raffinements de torture intime. Je trouvai la mère et la fille dans cette serre en rotonde où un infini de rêveries heureuses avait tenu pour moi cet hiver. Comme elles venaient de perdre une parente éloignée, elles étaient l'une et l'autre en toilette noire, et tandis que je parlais à Mme Nieul, lui expliquant mes projets de voyage, Ève-Rose, penchée sur un métier à tapisserie, faisait courir son aiguille avec une rapidité qui me sembla fiévreuse. Quand je me levai, ses yeux se fixèrent sur moi. Elle était, à cette minute, blanche comme le papier sur lequel j'écris ces lignes. Ah! ce pâle visage, en proie à une émotion qui n'était peut-être que de la pitié très douce, qu'il m'a poursuivi longtemps de son regard! Que j'ai de fois deviné un muet reproche dont je ne pourrai jamais me justifier, au tremblement de sa petite main dans la mienne! Et que j'ai passé d'heures à égrener le chapelet des regrets inutiles, des «si j'avais parlé pourtant,» des «si elle m'aimait?» – Surtout l'annonce de ce mariage avec Adolphe Bressuire m'a été un comble de peine. Puis cette langueur mortelle s'est résolue en une indifférence attendrie. Je croyais si bien avoir oublié tout cela. Il y avait entre nous de longs mois de voyage, la sensation de l'irréparable, la monotonie de ma vie, et pour une ligne rencontrée dans un journal, voici que la blessure fermée s'est rouverte. – Une blessure? Non, puisque Ève-Rose est libre, pourquoi souffrir encore? Est-ce que la destinée ne semble pas me tendre une seconde fois cette carte que j'ai tant regretté de n'avoir pas jouée? – Quelle folie! Et c'est pour m'assagir que j'ai commencé à écrire toutes ces pages, c'est pour endormir les nerfs malades. Une piqûre de morphine aurait décidément mieux valu.
SECOND FRAGMENT
Paris, novembre 1881, par un temps gris.
Que faire par une après-midi de pluie battante, lorsqu'on souffre du foie et qu'on a le dégoût du visage humain? Lire des livres? Je connais par cœur tous les miens. Et que m'apprendraient-ils? Dans toutes les littératures, il n'y a pas cinquante pages qui soient nécessaires. Les autres sont des œuvres d'art, – autant dire un jeu de patience, bon pour intéresser ceux du métier. Un homme qui a vécu est plus difficile. Écrire des lettres en retard? Il y a belle lurette que mon nihilisme intime s'est affranchi des misères de la politesse. Et dans ce désarroi de mes nerfs exaspérés, de ma santé détruite, de mon âme endolorie, voici que je me suis repris à ruminer mon existence, comme les bœufs ruminent leur herbe. Qu'elle était amère, la prairie où j'ai brouté ma pâture de cœur! Un peu au hasard, j'ai feuilleté mes anciens journaux, et, de cahier en cahier, je suis arrivé à celui qui n'est pas fini de remplir; j'ai relu les quelques pages qui contenaient le récit de mes sentiments pour Ève-Rose Nieul, – en éclatant de rire. La destinée s'est chargée, depuis, de composer le second chapitre de ce roman, et la fantaisie me prend, puisque je ne peux pas sortir et que ma porte est condamnée, de transcrire ce second chapitre comme j'ai fait le premier. J'ai donc roulé une toute petite table au coin de ce feu, choisi ma plume avec soin, comme pour un travail important. Ce griffonnage me distraira bien deux heures. – Dans ces cas-là, je me souviens du mot de mon professeur de grec, quand j'étais en rhétorique à Bonaparte. Interminablement long, scrupuleusement sec, étonnamment docte, il me faisait lire du Sophocle, chez lui, en fumant d'affreux cigares qui me donnent encore la nausée par delà les années, et, à la fin de la leçon, clignant son œil, il ricanait: «Mon cher Vernantes, voilà qui vaut mieux que de jouer au billard.» Aujourd'hui je ne jurerais pas qu'il eût raison. Si seulement il avait dit: «autant,» et non pas: «mieux!»