Kitabı oku: «Pastels: dix portraits de femmes», sayfa 3
– «Je viens tout de suite,» dit Gladys, «cinq minutes encore… Vous entendez,» ajouta-t-elle en s'éventant d'une façon nerveuse; et tandis que des bravos accueillaient la nouvelle rapportée par Figon que nous allions reparaître, «il faut que j'aille faire mon métier… Mais j'ai un grand service à vous demander…»
– «Si c'est possible, c'est fait,» dis-je en parodiant le mot célèbre: «si c'est impossible…»
– «Ne plaisantez pas,» interrompit-elle vivement, «vous me feriez regretter d'avoir parlé… Pardon,» et elle me regardait avec une espèce de soumission câline, «mais cela me tient au cœur un peu plus qu'il ne faudrait… Je vous ai dit que j'avais eu la coquetterie de mon sentiment pour Jacques. Je ne voudrais pas que ce sentiment fût tout à fait perdu. Votre ami a des moments bien tristes, des heures toutes noires, je l'ai trop vu dans ses livres. Il ne croit guère aux femmes. Il a dû en rencontrer une très mauvaise… Eh bien! je voudrais qu'un jour, mais un jour où il n'aura pas envie de rire, vous lui racontiez qu'il a été aimé sans le savoir, et comment, et que celle qui l'a aimé ne le lui dira jamais elle-même, parce qu'elle est une pauvre Gladys Harvey… Seulement, vous me jurez de ne pas me nommer?..»
– «Je vous en donne ma parole,» lui dis-je.
– «Ah! que vous êtes bon,» fit-elle, et, par un geste d'une grâce infinie, où reparaissait sans doute ce sang noir qui coulait dans ses veines, elle me prit la main, et, sans que j'eusse pu me dérober à cette caresse qu'heureusement personne ne vit, elle me la baisa, mais déjà elle s'était échappée de la terrasse pour rentrer dans la salle du restaurant, où Machault, plus excité que d'habitude par la boisson, se tenait debout, son habit ôté, sa puissante musculature visible sous la toile de sa chemise, et il criait à Christine Anroux en lui montrant une chaise:
– «Allons, assieds-toi là et n'aie pas peur… Cinquante louis, que je la porte deux fois de suite à bras tendu. Qui tient le pari?..»
– «Jamais, jamais,», criait Christine en mettant la table entre elle et l'athlète; «il a bu deux bouteilles de champagne à lui tout seul et je ne sais combien de verres de fine… Je tiens à ma figure, moi.. C'est mon gagne-pain…»
– «Brandy?.. Whisky?..» me demanda l'anglomane Toré qui me tendit les deux flacons. Il était resté seul à table, tandis que Saveuse et Figon assistaient debout et en riant à la discussion entre Christine et Machault.
– «Moi, je n'ai pas peur,» s'écria Gladys, «laisse-moi la place, Christine.»
Elle s'assit sur la chaise auprès de l'hercule qui, s'arc-boutant sur ses jambes, très rouge, empoigna un des barreaux.
– «Vous y êtes?..» demanda-t-il.
– «All right…» fit Gladys.
– «Une, deux,» dit le géant, «trois,» et il tenait la chaise droite devant lui, avec la jeune femme dessus qui, toute gaie, nous envoyait des baisers comme une écuyère de cirque, et, quand il l'eut remise à terre parmi les bravos, elle me dit, à mi-voix, avec un sourire triste:
– «Vous voyez bien qu'il ne faut pas me nommer à Jacques…»
Pauvre Beauté!.. – comme elle m'avait dit que l'appelait un de ses amoureux, – quand je rentrai chez moi, passablement troublé par le brandy et le whisky chers à Toré, j'essayai en vain de me persuader qu'elle m'avait, pour parler comme Christine Anroux, «fait monter à l'arbre,» – un arbre en fleur, mais un joli arbre de mensonge tout de même et de mystification. Si c'était une comédie, elle l'avait jouée divinement, avec un tel accent de sincérité! Mais son charme de naturel, la visible spontanéité de ses gestes, son regard et son sourire, tout me confirmait dans cette idée que, pour une fois, il fallait admettre comme vraie une confidence de femme, – moi qui ai passé ma vie à me défier de celles que j'aurais le plus passionnément désiré croire. Pour tout dire, je trouvai un charme d'ironie à ne pas trop mettre en doute le récit de Gladys. Il y a pour un misanthrope une volupté particulière à découvrir la fleur du sentiment le plus délicat chez une créature, et cette volupté est justement l'inverse de la joie que nous procure la rencontre d'une vilenie chez une de ces femmes au fier profil, aux attitudes idéales, aux discours supérieurement méprisants, comme il en foisonne dans le monde. Cependant je doutai de cette histoire davantage à mesure que je m'éloignai du coin où elle m'avait été débitée. Ce fut moins la promesse faite à la maîtresse de Figon que ce doute même qui me poussa, lorsque je rencontrai Jacques Molan, six ou sept mois après le dîner des Champs-Élysées, à lui raconter le discret et romanesque amour dont il avait été l'objet. Je voulais savoir si Gladys ne lui avait pas fait faire la même commission par d'autres, si elle ne lui avait pas écrit, que sais-je?
– «Voilà qui est singulier,» me dit Jacques, «je me rappelle parfaitement… A Vélizy, vers 1876, 77… Je me trouvais là avec Pacaut et sa maîtresse, Sidonie, la blonde, tu ne l'as pas connue? Elle et mon domestique m'ont parlé d'une femme très élégante qui était venue me demander, une après-midi que j'étais sorti. Et c'était celle-là!.. J'espère que tu vas me donner son nom et son adresse,» ajouta-t-il en riant, «j'y vais de ce pas…»
– «J'ai donné ma parole de ne pas te la nommer,» répondis-je en secouant la tête. Ce que Jacques venait de me dire, en m'attestant la véracité de Gladys, au moins sur un point, achevait de rendre cette fille si intéressante à mes yeux que je me serais considéré comme le dernier des hommes si j'avais trahi sa confiance.
– «Tu ne veux pas parler?..» insista-t-il. «Et tu t'imagines que c'est pour autre chose que pour m'avoir chez elle qu'elle t'a conté ce joli roman? Allons, quand Goncourt aura fondé son académie, je te ferai donner le grand prix Gobeur, s'il y en a un…»
Ce mauvais jeu de mots fut tout ce que lui inspira cette douce et triste aventure dont je m'étais fait l'interprète, puis il se mit tout de suite à me détailler sa dernière bonne fortune avec une femme titrée et riche. – Pauvre Beauté! me disais-je en pensant à Gladys, – Pauvre dupe! aurais-je dû dire sans doute en pensant à moi… – Mais quoi? m'eût-elle encore joué la comédie, je dirais tout de même: Pauvre Beauté!
Paris, février 1888.
II
Madame Bressuire
A EDMOND TAIGNY.
MADAME BRESSUIRE
FRAGMENTS DU JOURNAL DE FRANÇOIS VERNANTES
Alfred de Musset a écrit des strophes qui sont célèbres sur la rapidité avec laquelle tout s'oublie à Paris. J'ai une fois de plus éprouvé la justesse cruelle des vers du poète, en assistant, cet été, moi quinzième, au service du bout de l'an d'un homme que j'avais beaucoup aimé, François Vernantes. Mais un sage n'a-t-il pas dit: «Les plus mortes morts sont les meilleures?» J'avais, moi, une raison particulière pour ne pas oublier Vernantes. Il m'a légué, par son testament, tout un carton de ses papiers. J'y ai trouvé des projets de roman mal ébauchés, un millier de vers médiocres, des notes de voyage sans grande valeur et quelques curieux fragments d'un journal intime. François Vernantes était un de ces personnages incomplets, comme Amiel, dans lesquels des portions de supériorité s'unissent à d'étranges insuffisances. Quand je l'ai connu, quatre années après la guerre, il vivait parfaitement oisif. Il avait environ trente-cinq ans. La révolution du 4 Septembre l'avait surpris au Conseil d'État, où il occupait le rang d'auditeur de première classe. Il avait cru ne pas devoir redemander son poste, après la guerre, pour des raisons de délicatesse, et il passait ses journées à se lamenter sur le vide de son existence. «Écrivez,» lui disais-je, quand je le trouvais par trop mélancolique, sur le divan de sa garçonnière de la rue Murillo. Il répondait: «J'essayerai,» puis il n'essayait pas. De fait, j'ai acquis depuis la conviction que son incapacité d'agir provenait de l'hypertrophie d'une puissance très spéciale: l'imagination de la vie intérieure. Il se voyait vivre et sentir avec une telle acuité que cela lui suffisait. Son action était au dedans de lui, et l'excès de l'analyse personnelle absorbait toute sa sève. Les hasards l'avaient fait tomber du côté où il penchait. Cet homme, maigre et svelte, avec une jolie figure ferme et rêveuse à la fois, d'une si fine netteté de lignes, où deux yeux bleus, d'un bleu tout pâle, s'ouvraient sur un teint brouillé de jaune par la maladie de foie, avait dans toutes ses manières le je ne sais quoi qui révèle une éducation féminine. Il avait perdu son père très jeune, et la mort seule l'avait séparé de sa mère, pas beaucoup de mois avant que je ne le connusse. Peut-être, s'il eût grandi dans une atmosphère moins tiède, et de bonne heure subi les brutalités de la vie, serait-il devenu moins sensitif, moins frémissant, plus capable de vouloir. Peut-être encore sa petite fortune, – vingt mille francs de rente, – fut-elle une cause de paresse. Peut-être enfin a-t-il usé son énergie dans une sorte de libertinage sentimental qui fit de lui, durant ses années de première jeunesse, une manière d'homme à bonnes fortunes. Toujours est-il que ses papiers révèlent un sens de l'observation intime qui fût sans doute devenu du talent avec un peu d'effort. Ses derniers jours s'attristèrent d'une crise aiguë d'hypocondrie attribuable à son état physique et à une déception dont j'ai retrouvé la confidence parmi ses notes. A vrai dire, Vernantes ne tenait pas de son existence un journal suivi. Parfois il demeurait six mois sans écrire, puis il étalait pour lui-même et au hasard de la plume un grand morceau d'âme. C'est ainsi que le récit de la déception dont je parle se distribue en deux longs fragments placés bout à bout, quoique le premier soit daté de Florence, et de mars 1879, tandis que le second a été rédigé à Paris, dans l'hiver de 1881. Il m'a semblé cependant que ces fragments, à eux deux, faisaient bien un tout, quelque chose comme le dessin complet d'une évolution du cœur, et je donne ici ces pages. Elles présenteront quelque intérêt aux lecteurs qu'a préoccupés, ne fût-ce qu'une fois, le problème de l'influence de l'imagination sur la vie et la mort de nos sentiments.
PREMIER FRAGMENT
Florence, mars 1879.
L'étrange machine qu'une âme humaine et que nous sommes peu assurés de la paix intérieure! A midi, j'aurais juré que je passerais ce soir comme tous mes soirs, depuis ces deux semaines, soit à me promener en voiture ouverte le long de la route des Colli, devant ce paysage florentin dont la ligne se fait si nette sous le clair de lune, – soit dans un fauteuil, au théâtre, à suivre le détail du jeu des acteurs italiens, interprétant une pièce adaptée du Gymnase ou du Vaudeville. Rien de plus significatif pour qui veut saisir les différences des caractères nationaux… La brise a changé, M. Vernantes, et vous voici penché à votre table, dans cette chambre de passage, en train d'écrire sous la clarté d'une lampe d'emprunt, et sur ce journal abandonné depuis des mois. On n'a pas encore inventé de meilleur procédé pour y voir un peu plus clair dans son cœur; – et il fait terriblement obscur dans le mien, à cette minute.
A gros effets, petites causes. Si je n'avais appris dès longtemps à me constater au lieu de me contraindre, que j'aurais honte d'être, à quarante et un ans, ce composé instable, ce mélange changeant qu'un rien suffit à colorer d'une nuance nouvelle! Il pouvait être quatre heures de relevée. Je sortais de l'Académie, où j'avais regardé pour la vingtième fois le Jugement dernier, de Fra Angelico, – le maître qui flatte le plus mon sentiment d'une peinture presque sans formes, – et cette ronde des anges et des jeunes moines sur un tapis de fleurs surnaturelles. J'avais suivi les pavés au hasard de mes pas, considéré le Saint Georges d'Or' San Michele, l'Andromède de la place de la Seigneurie. Dans tout mon être circulait ce je ne sais quoi de léger, d'impondérable, que procure la vision prolongée de la beauté. Je goûtais jusqu'au délice le plaisir d'avoir dépouillé mon moi, —ce moi habillé à la moderne, ayant un état civil, un passé, un avenir, – pour m'en aller tout entier dans les images dont mes yeux venaient de se repaître. Je suivais le trottoir de la rue Tornabuoni. Un orage de printemps qui menaçait depuis le matin éclate presque tout d'un coup. Sans parapluie et à dix minutes de mon hôtel, j'entre au cabinet de lecture de Vieusseux pour éviter l'eau, tandis que les marchands de fleurs roulent en hâte leurs petites charrettes, garnies de narcisses, de violettes et de roses, sous les portes cochères. Je comptais demeurer là cinq minutes. La pluie se prolonge. Pour tuer le temps je me laisse choir sur un des divans de la salle de lecture, et je ramasse machinalement un journal français qui traînait enroulé sur sa hampe de bois. Depuis combien de jours, dans mon étrange indifférence pour tout ce qui n'est pas la sensation de l'heure présente, n'avais-je pas fait une semblable lecture? Et voici qu'entre la mention d'un bal élégant et l'annonce d'un roman nouveau, mon regard tombe sur le compte rendu de l'enterrement du comte Adolphe Bressuire… Trente-sept ans, le petit-fils de l'ancien ministre de l'Empereur, marié depuis quatorze mois, c'est bien celui que j'ai connu. Ève-Rose est veuve! C'en est assez pour que mon pouls batte la fièvre en ce moment, moi qui croyais si bien l'avoir oubliée. Je fus bouleversé par cette simple idée au point de rechercher la confirmation de la nouvelle dans un second journal, puis dans un troisième, enfantinement. La pluie avait cessé. Je sortis, et, tout en regardant le flot de l'Arno couler, lent et brouillé, cette seconde pensée surgit en moi: «Si cependant elle m'aimait encore! Si elle m'aimait?.. Et m'a-t-elle jamais aimé?.. Qu'ai-je bien su du cœur de cette inexplicable enfant?..» Et les troubles anciens ont recommencé, – si intenses que, pour les tromper, j'ai dû recourir au vieux remède, à cet inutile griffonnage sur le memorandum de ma vie morte, puisque c'est seulement la plume à la main que je me soulage du malaise intime. Anomalie singulière et qui fait de moi un demi-écrivain, comme tout a contribué à faire de ma pauvre personne un demi-quelqu'un ou quelque chose: – une moitié de femme, car j'ai les nerfs malades de ma mère; – une moitié d'homme d'action, car j'ai commencé ma jeunesse dans une carrière politique; – une moitié d'aristocrate, car, avec mon nom plébéien et ma modeste fortune, j'ai toujours flotté sur le bord de la haute vie; – voire une moitié d'homme heureux, car, au demeurant, mon lot sentimental n'a pas été trop misérable, et j'ai connu des demi-bonheurs. – J'ai tellement cru, il y a trois ans, lorsque j'ai commencé d'aimer Ève-Rose, que, pour une fois, je tenais un bonheur entier!
Elle est présente devant moi et vivante, comme un être, l'heure exacte où ce sentiment a pris naissance. Je pourrais, en cherchant un peu, nommer la date et dire le jour, dire surtout la couleur du jour. Je revois la nuance du ciel, – d'un bleu pâle et froid, – qu'il faisait sur la rue de Berry, par cette après-midi de décembre. C'était un lundi, jour de réception de celle que j'avais connue la belle Mme Nieul, – quand nous avions tous deux vingt-cinq ans. Combien de fois avais-je traversé la cour de cet hôtel numéroté 25 bis, – combien de fois donné mon pardessus au valet de pied dans l'antichambre et franchi le grand salon pour arriver jusqu'à la maîtresse du logis, qui se tenait d'habitude dans une sorte de vaste salon-serre séparé du premier par une grille en fer forgé tout enguirlandée de feuilles d'or? Le compte est aisé. J'ai connu les Nieul en 1865. J'ai dîné chez eux depuis lors environ quatre fois par saison. Mettons que je leur ai rendu le double de visites. Et puis combien de fois ai-je rencontré Mme Nieul ailleurs? Je la voyais chez les de Jardes, chez les Durand-Bailleul, chez les Schœrbeck, chez les Gourdiège, chez les Le Bugue. Que de soirées, vouées au néant, s'évoquent à ma mémoire rien qu'à écrire les syllabes de ces noms! Que d'après-midi consacrées, comme cette après-midi de décembre 1876, à l'insipide corvée des visites! Et sur tout cela, combien de fois avais-je aperçu Ève-Rose Nieul, sans la remarquer autrement que pour la singularité de son nom, qui m'avait paru un comble de prétention? Si cette jeune fille avait éveillé une émotion en moi, ç'avait été celle de la pitié, quoiqu'elle vécût dans une atmosphère d'opulence raffinée. Oui, je l'avais plainte d'être conduite, si jeune, dans le monde, et avec cette outrance que Mme Nieul apportait à se conformer aux rites usuels de la vie élégante. Son veuvage n'avait rien diminué de cette ardeur. Rendre des visites et en recevoir, siéger à des dîners d'apparat chez elle et chez les autres, ne manquer ni un bal, ni une exposition, ni une pièce en vogue, en un mot, être en représentation toujours, c'était encore, il y a quatre ans, l'unique affaire de cette femme à figure de déesse. C'est qu'avec ses grands yeux bruns, si larges et si calmes, avec sa haute taille, avec ses épaules et ses bras magnifiques, avec sa tournure restée si jeune, chaque sortie était une occasion de triomphe pour elle, même aux approches de la quarantaine. Irréprochable d'ailleurs, comment ne l'aurait-elle pas été avec cette splendeur impassible de son visage qui déconcertait le désir? Est-ce qu'on imagine une Junon mettant une voilette sur une autre et se glissant dans un fiacre pour courir à un rendez-vous clandestin? Avec cela, dépensière comme une actrice qu'elle aurait pu être, car elle chantait divinement. Oui, cette femme avait toutes les raisons possibles d'aimer le monde, et elle l'aimait, comme un poète aime les vers, un chimiste son laboratoire et un jockey son cheval. C'était pour elle la forme première et dernière du bonheur, et, bien naïvement, elle avait élevé sa fille selon ses goûts. Toute petite, j'avais vu Ève-Rose danser dans chacun des bals d'enfants sur lesquels j'étais venu jeter un coup d'œil. Je l'avais rencontrée au Bois, ses cheveux blonds épars sous le petit chapeau de feutre et joliment assise sur sa ponette, aussitôt qu'elle avait pu se tenir en selle. Aujourd'hui, avant sa vingtième année, son nom était cité dans les articles des journaux de la haute vie. On commençait d'écrire, dans les comptes rendus de soirée, «la toute charmante Mademoiselle Nieul,» d'une manière courante. Deux peintres à la mode avaient déjà exposé son portrait. Quoi d'étonnant que je n'eusse jamais pensé à elle que pour dire «la pauvre fille!» Et je l'avais classée, une fois pour toutes, dans le groupe des créatures que je hais le plus, – après les enfants mondains, – je veux parler de ces jeunes personnes dont l'âme s'est fanée au feu desséchant des conversations de salon avant d'être éclose, de ces vierges de fait qui ont deviné tous les compromis de conscience, avec une figure d'ange, – de ces froides calculatrices au sourire ingénu qui se marient pour avoir deux chevaux de plus dans leur écurie que l'amie mariée de la veille… En vieillissant, je deviens terriblement jeune, moi-même, et d'une naïveté de chérubin romantique. Me voici loin de mon entrée dans le salon de la rue de Berry. Qu'allais-je y faire, puisque ni Ève-Rose ni sa mère n'étaient selon mon cœur, et quelle sotte manie de ne pas vivre à sa guise quand on a l'indépendance de la fortune et qu'on souffre cruellement du caractère d'autrui?
Oui, mais pour vivre à sa guise, il faut n'avoir jamais dépendu d'une femme, et, pendant quatre longues années, je venais d'être l'humble serviteur d'une maîtresse, assez étourdiment prise aux eaux de Carlsbad et conservée à Paris, de cette jolie et folle… – ma foi, je n'ai pas le droit d'écrire son nom, même ici; – et comme elle était des amies de Mme Nieul, j'avais dû me résigner à venir très souvent rue de Berry. Puis, comme nous avions rompu depuis six mois, je lui devais, à elle, d'être plus exact que jamais aux devoirs du monde qui avaient jadis été les occasions heureuses de notre liaison. – Heureuses? Après tous les chagrins que cette femme m'a fait connaître, comment puis-je écrire ce mot à propos d'elle? J'étais son premier amour. Du moins je le crus en ces temps-là, et cette persuasion rivait davantage encore ma chaîne. Il me semblait que je lui devais plus qu'à une autre, et j'attribuais ce sentiment à une délicatesse de conscience, bien que je lui fusse attaché sans doute par cette vilaine vanité du sexe qui est le plus clair de tous nos amours. Je me laissais tyranniser, et je menais à la lettre l'existence d'un forçat de club; car elle joignait à une jalousie extrême un effréné désir de divertissement, si bien qu'il fallait toujours être où elle était, et elle était toujours dans le monde. Oui, une chaîne, et meurtrissante, et cependant imbrisable, car cette frêle créature aux yeux noirs trop grands, aux cheveux ondulés, à la bouche fine avec un rien de duvet au coin du sourire, était une ensorceleuse de volupté, en sorte que ma liaison avec elle se composait de scènes atroces, de cruelles corvées mondaines et d'ardentes ivresses. Le tout faisait une espèce de filtre diabolique dont je ne me serais pas guéri si elle n'avait eu l'idée de me donner un rival, dans des conditions qui me firent douter de mon rang sur la liste de ses triomphateurs ou de ses victimes; et nous nous brouillâmes, non sans qu'il me restât de ce cuisant amour un fond amer de misanthropie. Nous sommes ainsi construits, nous autres hommes, qu'après avoir divinisé une femme pour ses mœurs légères quand elle se conduit mal à notre profit, nous l'en méprisons aussitôt qu'elle fait avec notre voisin ce qu'elle faisait avec nous. Tendre logique!
J'étais encore tout assombri de cette rupture au moment où j'entrai dans le grand salon de l'hôtel Nieul, pour la première fois depuis mon retour de la campagne, et la vue des meubles de cette pièce ne fut pas sans me donner cette défaillance physique du cœur dont s'accompagne chez moi le sentiment du passé. Autour du grand piano, sur les canapés et les fauteuils, le long des tapisseries à personnages qui garnissaient les murs, il traînait tant de mes souvenirs! Il y avait, posé sur un chevalet, un tableau de Watteau, dans le coin à droite, qui représentait une collation de jeunes seigneurs et de jeunes dames au bord d'un étang à la chute du jour, symbole adorable de la mélancolie dans le plaisir, dont ma maîtresse raffolait jadis. A peine si j'osai jeter sur la toile un coup d'œil en passant. Lorsque je mis le pied dans la serre où toute la société se trouvait réunie, j'étais dans cet état de sensibilité nerveuse que je cache d'ordinaire sous de l'ironie. Tout m'est blessure alors ou caresse. Rien n'est plus dangereux que d'approcher dans ces minutes-là une femme trop charmante. Il flotte dans votre cœur comme des cristaux préalables qui ne demandent qu'à se prendre autour du premier rameau fleuri qu'on y jettera. Il y avait là, causant avec Mme Nieul, deux de ses amies et trois jeunes gens, et, debout auprès de la table de thé, Mlle Nieul et Mlle de Jardes. La pièce en rotonde, les divans circulaires tendus d'étoffes anciennes, le mariage sur les murs des feuilles des plantes avec la nuance passée d'autres étoffes, les sièges en bambou et leurs coussins attachés par des cordonnets de soie tressée, le dôme de verre treillagé, le goûter préparé, – le connaissais-je assez, ce décor? Mais ce que je ne connaissais pas, ou du moins ce que je n'avais jamais remarqué comme je fis durant ces trois quarts d'heure de visite, c'était la beauté d'Ève-Rose. Peut-être subissais-je, sans m'en rendre compte, un effet de la loi des contrastes, et, l'imagination remplie du souvenir du visage de mon ancienne maîtresse, – ce visage passionné jusqu'à en être dur, et pour moi marqué de vice, – n'était-il pas inévitable que la vue de cette physionomie claire de jeune fille me fût un repos délicieux? Malgré mes préventions, cette innocence évidente me charma aussitôt. Ève-Rose ne tient pas de sa mère par l'opulence de la beauté, car elle est de taille petite, de gestes menus, presque trop frêle. Ses cheveux d'un blond très chaud couronnent un front où la pensée était alors comme transparente. L'ovale de ce visage est mince, le nez un peu busqué, mais c'est par les yeux et par le sourire que ce gracieux ensemble s'achève en beauté. Ce sont deux yeux d'un bleu gris, dont le point central se dilate parfois jusqu'à faire paraître le regard sombre et à d'autres minutes se resserre tellement que la prunelle est toute pâle. C'est un sourire d'une gaieté candide, sourire d'une bouche sur laquelle aucune flamme, ou coupable ou permise, n'avait passé et qui montrait des dents toutes petites, comme d'une enfant, et l'oreille aussi était celle d'une enfant par sa délicatesse. Ève-Rose semblait une enfant encore par le tour de toute sa personne, par sa légère et alerte façon d'aller et de venir sur la pointe de son pied fin qu'elle posait un peu trop en dehors. Pour tout exprimer d'un mot, c'était la Jeunesse même que j'avais devant moi en train de me verser bourgeoisement du thé du bout de ses doigts fragiles où ne luisait l'or d'aucune bague. Nous étions debout, elle, Marie de Jardes et moi, à une extrémité de la serre, tandis qu'à l'autre la conversation s'animait. Des phrases m'arrivaient, entamées par des «Chère madame» et continuées par des mentions d'endroits de villégiature. Des noms de personnes rencontrées à la mer ou aux eaux, entre Deauville et Saint-Moritz, partaient comme des fusées, puis l'annonce des mariages prochains, car il y a deux saisons pour les mariages, la fin du printemps et la fin de l'été, les bals et la campagne étant les seuls endroits où notre société prudente permette aux jeunes gens des deux sexes de se rapprocher. Cela faisait une vraie causerie du monde, insignifiante mais bénigne, car les méchancetés ne se débitent que dans les cercles intimes, et la conversation officielle est une sorte de mise au courant, à peine malicieuse, des faits et gestes extérieurs de chacun. Cela aurait pu être sténographié et imprimé tout vif sous la signature de «Bijoutine» ou de «Gant de Saxe» dans quelque gazette du boulevard. Ah! je l'ai connu, le dur ennui des entretiens de ce genre! Mais quand il y a, dans un salon, de beaux yeux auxquels s'intéresser, – et voici que je m'intéressais déjà à ceux d'Ève-Rose, – je me résignerais à entendre tout un clan de femmes du monde parler sentiment ou littérature!
De quoi nous-mêmes parlions-nous, Ève-Rose, Marie de Jardes et moi, dans notre aparté autour de la théière et des verres russes dressés dans leur gaine de vermeil ciselé? C'est une des singularités de ma mémoire que je me souvienne du texte des paroles moins que de leur accent et de cet accent moins que de la nuance d'âme que j'ai cru deviner par derrière, comme je me souviens de la couleur des yeux moins que de leur regard, et de la ligne d'une bouche moins que de son sourire. Ève-Rose me taquinait sur mon dédain pour les jeunes filles. Ce n'était rien de très original. «Savez-vous,» disait-elle, «que c'est la première fois que vous me faites l'honneur de causer avec moi?..» Elle me regardait, ses grands yeux ouverts, ses cheveux d'or relevés sur le haut de sa tête, d'une manière qui la faisait ressembler à une tête de Watteau, la taille prise dans une robe de couleur sombre. Marie de Jardes, serrée dans un petit pardessus ajusté et tout bordé de fourrures, avait son frais visage de poupée encadré dans une petite capote de soie noire doublée de soie rose. Et toutes les deux de commencer un babil, coupé de rires joyeux, auquel je me mêlai du mieux que me permit l'occupation à laquelle je me livrais pendant ce temps-là. Par delà le cristal clair des yeux d'Ève-Rose, je m'amusais à regarder en pensée quelles images dormaient ensevelies. Notre âme est ainsi composée de ces innombrables empreintes que les milieux anciens ont laissées en elle, et dans cette tête aux cheveux si joliment blonds qu'apercevais-je: – très au loin, le souvenir de promenades au parc Monceau et aux Champs-Élysées, avec la sensation déjà qu'on est une petite personne d'un ordre rare, quelque chose d'un peu à part des autres fillettes; – très au loin encore, des souvenirs de paysages, des coins de mer élégante, le frémissement de l'eau bleue où l'on joue sur une plage, en toilette spéciale toujours; – un tout petit peu plus près, la vision des bals d'enfants où l'on est déjà courtisée et coquette; – un peu plus près, de vagues réminiscences de mysticité, les agenouillements de la première communion dans la vapeur de l'encens et sous les cierges; – et pêle-mêle, ensuite, des séances à différents cours, des indications convenues et fausses sur les littératures et les arts, et surtout qu'il n'y a de bonheur ici-bas que dans l'existence d'une femme du monde, avec un hôtel, des voitures, des toilettes et un mari qui monte bien à cheval; – enfin les mille scènes de cette vie du monde, jusqu'à mes visites, à moi, dans le salon de sa mère. Oui, c'étaient bien des images de cet ordre qui s'étaient reflétées dans cette âme, à travers ces prunelles bleues; mais ce que je saisissais aussi bien nettement, ou du moins cela me semblait ainsi, c'est que cette âme valait mieux que ces souvenirs. Le miroir était plus précieux que les images. Cette expérience était bien frivole; mais cette jeune fille n'était-elle pas née pour être sérieuse? N'avais-je pas devant moi, une fois de plus, une créature supérieure à sa vie, supérieure même à ses sentiments? Hypothèse toute gratuite, dont je crus voir la preuve à quelques-uns de ces riens que nous interprétons avec une si savante subtilité lorsque nous y sommes conviés par le charme visible d'une femme. Elle se moquait, – nous nous moquions, – de celui-ci et de celui-là, mais la malice, chez elle, n'avait pas la griffe aiguë. Il suffisait de lui dire une phrase un peu dure sur l'objet de sa raillerie, pour qu'elle découvrît aussitôt la qualité qui permettait l'éloge, et elle témoignait, dans cette remarque, d'une observation finement bienveillante. Les insinuations habituelles au monde n'avaient presque pas laissé de trace dans cette innocence. Je le devinai à la seule manière dont elle me parla de mon ancienne maîtresse. Cependant j'avais trop de raisons de croire que nos deux noms avaient été prononcés avec des soutires, et devant Ève-Rose, je l'aurais juré. Il y avait bien réellement en elle cette candeur de la vraie jeune fille que sa vie aurait déjà dû ternir, et la simplicité de son être paraissait n'avoir pas été touchée, malgré Paris. Voici que mes souvenirs se précisent et je l'entends: «Tu te rappelles, Marie, notre retraite au couvent de la rue de l'Église, à Versailles, quand maman a dû voyager, et comme nous croyions nous ennuyer… Pensez donc, huit jours, sans une sortie, au mois de mai. Il y avait un jardin immense tout rempli de troènes, de seringas et de tilleuls, avec un berceau tout au fond, que Marie avait appelé notre tombeau, le premier soir… Hé bien! c'est peut-être la meilleure semaine de notre vie, n'est-ce pas, Mary?» et elle prononça le nom à l'anglaise… «Nous avons découvert que nous avions un tas d'idées, que nous ne nous étions jamais dites, – pas vrai, Marie? Tenez, nous avons eu là une discussion sur votre caractère…» Oui, c'est bien sa phrase et qui, ainsi transcrite, prend comme une allure coquette, mais il n'y avait pas un atome de coquetterie dans tout son être. «Et peut-on savoir ce que vous disiez?» Je l'interroge, elle rit malicieusement. «Je n'ai pas le temps,» fait-elle, «il faut que je sois sage et que j'aille offrir du thé à Mme de Soleure, qui vient d'entrer, sinon maman me gronderait.»