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Kitabı oku: «Pastels: dix portraits de femmes», sayfa 5

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Précisons donc mes souvenirs. J'étais en mars à Florence, à Naples en avril, sur les lacs en juin, à Ragatz puis à Bayreuth pour entendre les opéras de Wagner en juillet et août. J'ai passé septembre dans ma maison de Picardie. Ce séjour a fait tout le mal. A quarante et un ans, avec une tête demeurée romanesque, on ne vit pas un mois durant sans compagnon que soi-même, à se promener au bord d'une rivière ou parmi les chênes, sans que la mauvaise plante du sentimentalisme ne se remette à fleurir. Il y a un endroit où le bord de la rivière se creuse en une petite baie. Le courant s'y fait tout calme; l'eau étale une nappe si parfaitement immobile que la façade de la maison s'y reflète tout entière. Les paysans appellent cette place: le Miroir. Je passais, moi, des heures et des heures à regarder dans ce miroir; mais ce que j'y voyais, ce n'était pas ma maison, c'était ma vie, – une lamentable vie, – et quel avenir? J'ai toujours eu comme peur du réel, et le réel s'en vengeait en se retirant de moi. Que possédais-je en effet à quoi je pusse m'attacher étroitement? Quel solide devoir, quelle affection profondément enfoncée allaient me servir de point d'appui dans les années de la suprême dérive? Pas de famille, pas de carrière, pas d'ambition. Rien, pas même une manie. La suite indéfinie des lendemains sans espérance s'étendait devant moi. Et puis j'avais horreur de cette vision, et je me demandais: «est-il vraiment trop tard pour réparer cet écroulement?» Dans le fond de l'eau transparente, alors, une forme apparaissait, – la frêle et mince silhouette d'une enfant de vingt ans à peine, et cette enfant avait les yeux bleus, la chevelure d'or, les lèvres frémissantes, le sourire ouvert… de qui? sinon d'Ève-Rose? Le fantôme devenait plus saisissable encore à ma rêverie, et je reconnaissais le regard de la visite d'adieu. Une voix s'élevait, insinuante et caressante, pour me dire qu'elle était libre, et pourquoi donc ne pas oser, maintenant qu'elle ne dépendait plus que d'elle-même, ce que j'avais tant regretté de n'avoir pas osé autrefois? J'aurais dû me défier de ce projet. Il avait l'air si raisonnable à la fois et si doux. C'est le double caractère sous lequel l'ingénieuse nature nous convie d'habitude aux pires sottises. Mais aussi pourquoi le dieu Hasard m'a-t-il fait, presque aussitôt après ma rentrée à Paris, rencontrer Madeleine de Soleure, et pourquoi cette folle m'a-t-elle dit, au cours d'une causerie à bâtons rompus: «Les oreilles ont dû vous tinter avant-hier, j'ai passé une heure à parler de vous avec un de vos anciens flirts, devinez lequel?»

– «La liste serait trop longue,» répondis-je; et je plaisantais, parce que l'idée d'Ève-Rose venait de surgir dans ma pensée et de me serrer le cœur.

– «Vous êtes devenu fat dans vos voyages,» répliqua Madeleine; «vous mériteriez qu'on vous laissât chercher dans votre liste, puisqu'il y a une liste. Mais comme je suis un bon garçon, et qu'il est cinq heures, et qu'on m'attend au quart, je vous dirai le nom tout de suite. C'est Ève-Rose Bressuire. Allez donc la voir. Elle est retournée chez sa mère, et elle s'ennuie tant.»

Et je suis allé à l'hôtel de la rue de Berry. C'était par un joli ciel de trois heures, comme il fait en octobre, tout clair et pommelé. Me voici devant cet hôtel dont la porte cochère, – cette massive porte avec son marteau où se tordent deux serpents, – me représente tant de souvenirs. Je demande si «Mme Nieul est à la maison;» le concierge me reconnaît et me répond que «ces dames n'ont commandé la voiture que pour cinq heures.» Ces dames? Mon cœur se serre. Encore quelques minutes et je reverrai sans doute mon amie d'il y a deux ans. Je traverse le grand salon. La face immobile de la pièce n'a pas changé. Le Watteau posé sur un chevalet que drape un velours ancien, évoque toujours à côté du piano le rêve de son paysage du soir et de ses amants mélancoliques. Le valet de pied pousse devant moi les battants de la grille en fer forgé sur laquelle le pampre enroule son feuillage doré, comme jadis. Il y a deux personnes dans la serre où les vertes frondaisons, comme jadis encore, marient leurs nuances sombres aux nuances doucement vieillies des étoffes, et ces deux personnes sont Mme Nieul et sa fille. Ève-Rose est assise devant son métier: cette attitude, cette toilette noire, ces beaux cheveux blonds, ces tendres yeux bleus, cette pâleur soudaine… y a-t-il deux ans, y a-t-il deux jours que je suis venu ici? Seule, la surprise de ces dames souligne la longueur du temps écoulé depuis ma dernière visite, – mais si gracieusement.

– «Comme c'est bien à vous,» fait Mme Nieul, «de n'avoir pas désappris le chemin de notre maison! Nous avions cru que vous nous oubliiez tout à fait.»

– «J'étais si loin, madame, et j'ai su trop tard le malheur qui vous a frappées pour pouvoir vous adresser avec tous vos amis le témoignage de ma sympathie.»

Je prononce cette phrase aussi hypocrite qu'insignifiante en m'inclinant du côté d'Ève-Rose, qui incline, en réponse, sa jolie tête. Combien tenait-il de mensonges dans les premières paroles que nous échangions ainsi après des mois et des mois d'absence? Ah! Ceux qui maudissent les tromperies des banales amabilités mondaines sont des ingrats. Ces tromperies, qui ne trompent personne, rendent seules possible le passage à travers le défilé d'une situation fausse, – comme celle où nous nous trouvions à cette minute. N'avions-nous pas tous les trois un point d'interrogation au fond de notre cœur qui ne devait même pas se laisser deviner sur le bord de notre bouche? La plus indifférente était, certes, Mme Nieul, qui n'avait jamais porté un intérêt assez vif à mes actions pour se demander très sérieusement quelle avait été la cause de mon absence, quelle était la cause de mon retour. Mais Ève-Rose, elle, savait trop bien que je l'avais aimée. – Même les plus innocentes d'entre les jeunes filles ne se trompent pas à ces choses-là. – Pourquoi donc étais-je parti? Pourquoi venais-je de reparaître? Mes sentiments avaient-ils changé?.. Toutes ces questions passaient dans ses yeux clairs, tandis que j'épiais, moi, ses mouvements pour mieux juger de la nuance exacte de son accueil. Et nous parlions cependant, et notre causerie allait des détails de mon voyage à des détails sur plusieurs de nos amis communs. Mais j'assistais à cette causerie plutôt que je n'y prenais part, l'âme envahie par une double félicité. Et d'abord, à l'attention avec laquelle Ève-Rose suivait mes moindres paroles, je reconnaissais que je ne lui étais pas devenu un étranger. Si je m'étais borné à cette constatation, je n'aurais pas été l'imaginatif que j'ai toujours été. Non, j'interprétais cette attention évidente, et tout un poème se construisait dans ma tête, dont je me rêvais le héros. Par une naïve fatuité que j'ai payée cher, je devinais dans le mariage d'Ève-Rose un roman de mélancolie. Elle m'aimait et j'étais loin; sa mère était présente et pressante. C'est pour cela que la pauvre enfant se montrait si ingénument émue de me retrouver contre toute attente. Deux ou trois indices me suffisaient pour que j'ajoutasse foi à cette hypothèse. L'espérance du bonheur nous trouve si crédules même après des centaines d'épreuves! – Et puis, ce qui me rendait dans cette première visite heureux jusqu'à l'ivresse, c'était moins cette chimère subitement forgée, qu'un très étrange phénomène d'hallucination intime. L'identité complète du décor, jointe à l'identité de la toilette et de l'attitude, me reportait de deux ans en arrière d'une façon tellement irrésistible que le temps parcouru depuis lors se trouvait supprimé du coup. Je savais bien que des événements d'une gravité presque tragique s'étaient accomplis durant ces deux années. Je savais cela, comme on sait l'existence d'un autre, avec une conscience incertaine et presque dépouillée de réalité. La trame de ma passion pour Ève-Rose se renouait juste à la maille où le coup de ciseau du destin l'avait tranchée. Aussi me retrouvais-je, en rentrant chez moi, après cette première visite, exactement dans l'état d'âme où j'étais avant l'entretien avec Madeleine de Soleure, avant même la froideur commandée d'Ève-Rose… Mais cette froideur avait cédé la place à l'émotion sincère, mais personne n'avait plus d'ordre à donner à ma petite amie, mais elle avait pu me dire en me quittant et devant sa mère: «Vous savez que j'y suis toujours avant quatre heures.» Il n'était donc pas trop tard pour refaire ma misérable vie. – Ah! le bonheur! le bonheur! Comme j'ai cru que cet oiseau moqueur allait cette fois faire son nid dans le coin de ma fenêtre!

Cette impression du renouveau de mon ancien songe fut assez forte pour persister avec une intensité non diminuée, pendant quinze jours, et sans que je revisse Ève-Rose plus de deux fois, – chez sa mère encore et chez Mme de Soleure, où j'avais recommencé de me montrer en dehors des heures officielles. Oui, c'est seulement après deux semaines de chimère complaisamment et passionnément caressée que je m'avisai de réfléchir et de raisonner sur les circonstances où se jouait derechef la partie de ma destinée. Une phrase de Madeleine suffit à provoquer chez moi cette réflexion. Je m'étais donc rencontré chez elle avec Ève-Rose; puis quand cette dernière fut partie: «Et quand allez-vous me charger de la demande?» dit Mme de Soleure avec sa manière hardie et virile de poser des questions. «Cette fois,» ajouta-t-elle en clignant des yeux, toute malicieuse et futée, «je vous conseille de risquer le paquet.» Après des années, je ne me suis pas habitué à ces façons de parler, et je me souviens que cette tournure me fut particulièrement pénible à cette minute. Tout mon cœur était à vif, et Madeleine continuait: «Je serais bien étonnée si l'on vous répondait: Non;» et, comme si elle causait avec elle-même, étourdiment, elle ajouta: «Mme Bressuire doit bien avoir cent vingt mille francs de rente, aujourd'hui?..» Sans aucun doute, cette phrase, jetée d'un coin de bouche rieur par cette femme à la fois si honnête et si positive, si amicale surtout, répondait à une pensée qui n'avait rien d'injurieux pour moi. C'était une réplique aux objections soulevées par elle, admises par moi jadis dans l'entretien qui avait décidé mon départ, – et une réplique à laquelle il paraissait invraisemblable que je n'eusse pas songé. Invraisemblable ou non, le fait est que je n'y avais pas songé. Aussi les paroles de Madeleine me frappèrent-elles comme à l'improviste, et je ressentis cette indéfinissable impression que nous inflige la seule pensée d'être soupçonné d'un vilain calcul. J'eus la vision immédiate, et nette comme l'évidence, qu'à la nouvelle de mon mariage avec Ève-Rose, le monde formulerait la réflexion que venait de lancer Madeleine, mais avec une tout autre intention. Hélas! l'opinion du monde n'était pas pour m'inquiéter longtemps; mais une invincible association d'idées surgit à la suite de ce premier froissement, et me rappela ce que j'oubliais depuis deux semaines, dans mon extraordinaire état d'illusion rétrospective, qu'Ève-Rose avait été, qu'elle était encore Mme Bressuire.

Mme Bressuire? N'étais-je pas habitué à ce qu'elle portât ce nom depuis des mois et des mois? M'apprenait-on quoi que ce fût de nouveau en me disant qu'elle possédait la fortune afférente à ce nom? Elle avait à elle les terres et les rentes d'Adolphe Bressuire, mon collègue du Conseil d'État; elle s'habillait avec cet argent; elle en vivait; elle l'apporterait dans un nouveau mariage, si elle en contractait un. C'était là de quoi intéresser un notaire, mais non pas moi. Oui, mais les mots peuvent, suivant les dispositions secrètes du cœur, revêtir un sens ou délicieux, ou indifférent, ou meurtrier; et ces quatre syllabes: «Madame Bressuire,» venaient de me causer une sorte de douleur dont je ne compris bien la nature que lorsque je me retrouvai en présence d'Ève-Rose. Au lieu de ressentir cette plénitude d'émotion douce qui avait été le charme de ma rentrée dans sa vie, je retombai dans ce que j'appelle mon état analytique. Je ne vibrais plus, je raisonnais. Je ne m'abandonnais plus, j'examinais. En revenant à Ève-Rose, je ne m'étais pas demandé si elle était exactement telle que je l'avais connue et aimée. Je me le demandais maintenant. C'était la première fois que je la voyais sans sa mère; et déjà cette nuance d'intimité, qui aurait dû me plaire, ne me plaisait point, parce que c'était une petite preuve de plus que Mlle Nieul avait cédé la place précisément à Mme Bressuire. Sa beauté, ce jour-là, était cependant plus gracieuse encore qu'à l'ordinaire. Ses yeux bleus brillaient d'un éclat inaccoutumé, le rose de ses joues s'avivait d'une flamme légère. Dans toute sa personne une animation courait, et comme une inquiétude, que je m'expliquai par la tournure de notre causerie. Toutes les phrases qu'elle me disait, discrètes à la fois et vives, contenaient autant d'interrogations sur ma vie depuis que je l'avais quittée, – soit qu'elle me demandât, enfantinement: «Goûtez-vous beaucoup le type de la beauté italienne?..» soit que, devenue sérieuse, elle me questionnât sur mes idées: «Est-ce que vous croyez qu'on peut aimer deux fois? Mais, aimer, pour vous autres hommes, c'est un jeu. On m'a dit qu'entre vous, au fumoir ou au club, vous êtes si effrayants!..» Puis, avec un éclair de moquerie tout ensemble et une secrète angoisse dans ses jolis yeux: «Ah!» disait-elle, «comme je voudrais lire la confession complète d'un de vous, mais de quelqu'un de bien, par exemple la vôtre, monsieur Vernantes. Madeleine de Soleure prétend que vous êtes si romanesque!..» et elle souriait. Que révélaient vingt petites phrases pareilles, sinon un désir à demi coquet, mais coquet tout innocemment, de pénétrer davantage dans la familiarité de ma vie sentimentale; et n'y avait-il pas une affreuse injustice à me dire, comme je fis aussitôt, que cette conversation n'était plus sur le ton de nos badinages d'autrefois? Ève-Rose avait maintenant quelque chose de plus dégagé dans le son de sa voix, comme une assurance dans sa pensée, une curiosité dans son regard qui révélait un commencement d'expérience des caractères et des passions. Enfin, avec la finesse plus malicieuse de toute sa personne, elle était bien réellement une jeune femme, et, cette jeune femme, j'avais toutes les raisons de la juger exquise, s'il est vrai que les hommes sont guidés dans leurs préférences par la vanité, car visiblement tout le discret manège d'Ève-Rose trahissait une délicate envie de me plaire… Eh bien! comme si un démon mauvais s'était donné la tâche de me gâter cette heure douce, tout ce qui devait me faire apprécier davantage le charme de ma petite amie d'autrefois n'eut d'autre effet que de me désorienter soudain tout le cœur. Au lieu de m'épanouir, je me sentis soudain me contracter. Un mot suffit pour expliquer cet étrange phénomène d'un soudain malaise: elle n'était plus tout à fait celle que j'avais aimée. Quand elle avançait sa main gauche en me parlant, je voyais luire l'or pâle de son anneau de mariage. Sa main n'en était pas moins fine, et nerveuse, et blanche comme autrefois. Pourtant cette bague d'or suffisait pour que ce ne fût plus la même main; c'était le symbole de toute sa personne, à mes yeux, et cette évidence m'arrachait du cœur un de ces petits cristaux, comme dit Stendhal, dont chacun est une espérance de bonheur. – Hélas! une goutte du plus pur de mon sang tombait avec le petit cristal!

Le proverbe dit qu'un malheur n'arrive jamais seul, et ce proverbe est exact, à tout le moins dans le monde des infiniment petits du sentiment. Dans une âme blessée, un rien fait blessure. Comme nous causions ainsi, Ève-Rose et moi, la grille tourne sur ses gonds, et dans la serre fait son entrée, qui? Marie de Jardes, l'amie d'autrefois; elle me reconnaît, elle sourit: «Mademoiselle,» dis-je en la saluant, et cette fois elles sourient toutes les deux: – «Madame, s'il vous plaît,» reprend Ève-Rose. «Miss Mary n'est plus miss Mary, quoiqu'elle soit toujours Mary,» ajoute-t-elle en l'embrassant. «Nous nous appelons Mme la vicomtesse de Fondettes de Saint-Remy… Je crois, ma chère, qu'il est revenu plus sauvage encore qu'il ne l'a jamais été.» Cette dernière phrase prononcée avec douceur, et surtout cet il tout court, mettent un baume sur la plaie que la chute du petit cristal m'a faite au cœur. J'ai de nouveau l'impression, assis entre les deux amies, que les journées heureuses de l'ancienne intimité vont revenir, d'autant plus que la toute récente vicomtesse me regarde avec ses mêmes yeux, mi-compatissants, mi-railleurs, – des yeux couleur de noisette, presque trop petits pour son blanc visage potelé. Mais non. Les deux amies causent, et je recommence à sentir que le temps a fait son œuvre et que Marie n'est plus Mlle de Jardes, de même qu'Ève-Rose n'est plus Mlle Nieul. Mme de Fondettes consulte sa confidente des petits et des grands jours sur son installation encore incomplète; elle est précisément en train de «faire» son salon.

– «Moi, je n'ai pas eu le temps de penser au mien,» dit Ève-Rose, – et je me rappelle avoir appris par Madeleine de Soleure qu'en effet, depuis la mort de son mari, emporté en quelques jours par une fièvre typhoïde, elle n'a pas voulu remettre les pieds dans leur petit hôtel de la rue de Tilsitt; – et elle continue, s'adressant à moi: «Nous n'étions pas installés depuis trois mois. Il y avait encore les ouvriers dans les pièces d'en bas. Vous comprendrez si j'ai eu le cœur à courir les magasins et à choisir des bibelots. Mais je m'y connais assez bien, maintenant. Dear Mary, veux-tu que je fasse tes courses avec toi? J'ai deux ou trois bonnes adresses de revendeurs dans le Marais…»

Y a-t-il une syllabe, – une seule, – à reprendre dans ce discours que j'entends encore, débité d'une voix jeune et fraîche? Certes non, pour le premier venu, mais j'ai connu Adolphe Bressuire, moi, – feu Bressuire, comme il est écrit sur les registres de l'état civil. – Et, tout d'un coup, voici qu'il cesse d'être feu pour moi. Je me rappelle qu'à l'époque où nous étions tous deux auditeurs dans le palais du quai d'Orsay, il avait déjà la plus rare entente de l'ameublement, tel que la mode le pratique aujourd'hui. Un des premiers, il a recherché les broderies des vieilles étoles, les objets japonais, tout ce bric-à-brac qui transforme en musée un coin de boudoir. Il y avait dans Bressuire un flair de commissaire-priseur et aussi un sens d'artiste. Nos camarades lui confiaient parfois le soin de leur aménager un «home» élégant, et il se prêtait à ce travail avec une complaisance joyeuse. Cela l'amusait de draper une portière, d'enjoliver la physionomie d'une chambre. Qu'il eût essayé de donner son goût du bibelot à sa jeune femme, dès les premiers mois de son mariage, quoi d'étonnant? C'était Sa Femme, l'être à côté duquel il se préparait à passer sa vie. Il avait voulu façonner cet être d'après ses idées. Quoi de plus naturel? Oui, mais quoi de plus naturel aussi que ma souffrance, à moi, s'éveillât devant cette trace même légère de l'influence d'un autre sur celle que j'avais aimée, au temps où elle n'avait encore rien de déterminé dans son charmant esprit? Cette influence-là, même bienfaisante, n'était-elle pas une défloration? Et il y eut encore un petit cristal d'arraché au rameau caché de ma tendresse.

– «Hé quoi!» me disais-je en franchissant le seuil de l'hôtel Nieul, «serais-je donc jaloux de Bressuire?» Cette sorte de sentiment ne ressemblait guère à mes habitudes de cœur. Ceux qui sont jaloux du passé d'une femme prouvent qu'ils ne connaissent pas le fond même de la nature féminine, – cette sincérité dans la succession mobile des plaisirs et des peines, grâce à laquelle une femme peut dire sans mensonge à son dixième amant: «Je n'ai jamais aimé que toi.» Oui, sans mensonge, car elle n'a jamais aimé comme cela. J'avais été trop pareil aux femmes par l'inconstance singulière de mon imagination amoureuse durant ma première jeunesse pour penser autrement qu'elles ne pensent sur ce point délicat. Aussi n'eus-je pas de peine, en creusant plus avant mon impression, à reconnaître que je n'étais pas jaloux de Bressuire. Si la seule idée de l'existence de cet ancien camarade me donnait la fièvre, c'est que cette idée infligeait fatalement une comparaison entre l'Ève-Rose que j'avais fréquentée autrefois et celle que je voyais maintenant aller et venir dans sa robe de veuve. Ce que j'avais aimé dans la première, c'était tout ce qui se résume d'ignorance absolue, de pénombre d'âme, de mystérieux inachèvement dans ce simple terme: la jeune fille. Quand et comment avais-je commencé de m'éprendre d'elle? Au lendemain de ma rupture avec la plus corrompue de mes maîtresses et parce que le contraste avait été complet entre cette douce, cette virginale enfant, et les coupables visions de mon plus récent souvenir. Et quel aliment avait nourri cet amour, si ce n'est l'initiation, du moins en rêve, au naïf, au candide univers de ses pensées innocentes? Quand j'étais revenu, quelle cause soudaine avait déterminé une réapparition de mon ancien amour, si ce n'est l'identité des circonstances lointaines et de celles où je retrouvais Ève-Rose? Elle était là, près de sa mère, dans la même toilette, devant son métier, avec le même regard. C'était comme si l'adorable fantôme de mon sentiment le plus pur m'eût attendu à cette place depuis mon départ, et voici qu'il me fallait constater que c'était là, en effet, un fantôme, la vaine et vide image d'une créature qui n'était plus que du passé. Je souris avec pitié en songeant combien furent petites, de plus sévères diraient puériles, les scènes qui suivirent et précipitèrent ce que j'appellerai cette décristallisation. Mais quoi? Cet amour né parmi les chimères devait mourir parmi d'autres chimères. «Quiconque est loup agisse en loup,» comme dit l'autre. La nature, en exagérant chez moi le sens de la vie intérieure, m'a condamné à jouir et à souffrir des idées des choses plus que des choses mêmes. Comment lutter contre une nécessité d'organisation intellectuelle? Sans doute aussi j'étais un impuissant du bonheur, comme le disait, en un français bizarre mais expressif, Madeleine de Soleure, quand je lui faisais la confidence des phases d'agonie que traversa bientôt mon sentiment pour Ève-Rose. Mais quoi encore?.. Et qu'y puis-je, sinon attendre que le temps me guérisse de cette blessure après les autres, lui qui guérit de tout, même de vivre?

Il y avait, sur une des tables de la serre où Ève-Rose continuait de me recevoir, un portrait de Bressuire placé dans un cadre d'argent ciselé. Un chiffre en émail, un E. R. B., surmonté d'une couronne de comtesse, marquait ce cadre. Instinctivement, et à chacune de mes visites, il me fallait regarder cette photographie, comme pour mieux graver dans ma mémoire ces traits que je connaissais si bien, et depuis des années. C'était, un peu vieilli et fatigué, le Bressuire avec lequel je m'étais promené très souvent sous les arcades de la cour intérieure, dans ce palais du Conseil d'État, aujourd'hui en ruines, – comme ma jeunesse! Je pouvais, en analysant ce portrait, deviner les sentiments qui passaient dans la tête de mon ancien collègue, lorsqu'il avait posé devant l'appareil du photographe. Il y avait dans ce profil comme un air surveillé, un je ne sais quoi de soigné, de convenable, de presque grave qui me reportait, par une induction invincible, aux jours où Bressuire était le fiancé d'Ève-Rose. Avec sa finesse usée, sa demi-calvitie, l'avancement léger de sa lèvre inférieure, cet homme m'apparaissait, comme s'il eût été là, vivant, dans ce petit coin du monde qu'avaient dû embaumer en ces temps-là les fleurs des bouquets envoyés par lui. Des gestes qui lui étaient familiers me revenaient à la mémoire; – celui par lequel il passait sur sa moustache toute blonde sa main qu'il avait maigre et fine, avec deux bagues, un anneau d'or massif et un autre garni d'un saphir et de deux brillants; – celui encore par lequel il élevait cette main ouverte en l'agitant doucement jusqu'à la hauteur de ses yeux. C'était chez lui le signe de la plus grande admiration à propos de la rouerie d'un homme, de la beauté d'une femme ou du prix d'un objet de curiosité. Il avait toute une histoire, ce petit geste, qui était, lors de notre entrée au Conseil, celui d'un méridional, notre camarade. Bressuire s'en était tellement moqué, en l'imitant, qu'il avait fini, comme il arrive, par en retenir l'habitude. A deux ou trois reprises, j'observai chez Ève-Rose un geste analogue, et des misères pareilles suffisaient pour que l'étrange répulsion s'imposât plus forte. Il y a, dans le simple fait de cohabiter des jours et des jours avec un autre être, des fatalités d'imitation qui teintent nos pensées des pensées de cet être, notre accent de son accent, nos regards de ses regards, notre physiologie de sa physiologie. C'est quelquefois un atome d'influence, imperceptible, impondérable; mais je retrouvais, ou j'imaginais, cet atome dans la personne de la veuve du comte Bressuire. Et alors les moindres paroles devenaient prétexte à cette désagrégation de mon Idéal qui s'accomplissait en moi, – pour m'amener à perdre ce dernier espoir de refaire ma vie.

De petits détails se précisent entre vingt autres… Je suis dans un de mes jours de gaieté de conversation. J'ai raconté je ne sais plus quelle anecdote à Ève-Rose, elle rit aux éclats et elle dit: «C'est comme dans Niniche…» Je me mets à me ressouvenir qu'on donnait cette pièce au lendemain de son mariage, et je la vois, cachée dans une baignoire, auprès de Bressuire, dont le premier soin, tel que je l'ai connu, a dû être de faire mener à sa femme une existence de cocodette, à travers les petits théâtres et les cabinets particuliers. Je la vois, elle, et ses yeux étonnés et son sourire à demi honteux de pensionnaire émancipée. Combien des adorables ingénuités, pour lesquelles je l'ai aimée, s'en sont allées ainsi, dans ces salles de spectacle, tandis qu'elle prenait du bout de la pincette dorée un fruit glacé dans la boîte posée sur le rebord de la loge, que l'acteur à la mode lançait des couplets équivoques par-dessus les feux de la rampe, que les habitués des fauteuils d'orchestre applaudissaient, et que Bressuire commentait à l'oreille de sa femme et le texte et la chanson!.. Peut-être cependant ma sensibilité malade souffre-t-elle moins par ces images d'une demi-flétrissure que par d'autres images, tout à l'honneur celles-là du même Bressuire. Ceci se passe durant une autre visite. Nous venons de parler d'œuvres d'art et de Rembrandt, à propos des tableaux de ce peintre qui sont au Louvre. Ève-Rose a dit: «Mes préférés à moi, ce sont les portraits de la galerie nationale, à Londres.» Elle a fait son voyage de noces en Angleterre, où sa mère a des parents. Je le sais et je la devine là-bas, assise à côté de Bressuire dans une de ces voitures à deux roues, dont le cocher est juché haut par derrière. On est si bien là, pour causer longuement, pendant que le cheval trotte sur le pavé en bois, que l'énorme ville s'étend sous sa brume bleuâtre et que l'exotisme de toutes choses avive encore la sensation de l'intimité dans le cab étroit! Et aussitôt la vaste place où se trouve le musée s'évoque à mon souvenir. J'aperçois l'escalier, la double porte, les salles sur les murs desquelles sont suspendus quelques-uns des tableaux que j'aime le mieux: ces portraits de Rembrandt en effet et le triptyque du Pérugin, avec le grand archange du ventail de gauche, d'une suavité céleste. Bressuire, qui était bon connaisseur, a certainement montré ces peintures à Ève-Rose, celles-là et d'autres encore. Il a provoqué en elle des émotions d'art qu'elle ignorait. Il a eu les prémices de ses rêveries étonnées et charmées devant la Beauté. Je me souviens si bien que son éducation de Parisienne l'avait laissée parfaitement incapable de distinguer un Titien d'un Botticelli! Ah! ce premier frisson d'une âme de femme, née pour le culte de toute noblesse, en présence des chefs-d'œuvre du génie, comme j'en envie et l'éveil et le spectacle à celui qui est mort pourtant, mais dont l'esprit en un certain sens a marqué pour toujours cet esprit! Et machinalement je me répète quatre vers du poète Sully Prudhomme à une fiancée absente. Ils me plaisaient tant, ces vers, aux jours où j'aimais Ève-Rose encore jeune fille:

 
Tu t'assiéras, l'été, bien loin, dans la campagne,
En robe claire, au bord de l'eau.
Qu'il est doux d'emporter sa nouvelle compagne
Tout seul dans un pays nouveau!
 

Qu'il peut tenir d'émotions indéfinies dans la mélodie d'une strophe!

Ce travail intérieur de ma pensée en train de décomposer mon amour, morceau par morceau, n'allait pas sans qu'Ève-Rose aperçût qu'il se passait en moi des phénomènes pour elle inexplicables. Je lui rendais visite et je la rencontrais assez souvent pour qu'elle pût deviner qu'entre chacune de ces entrevues quelque chose en moi s'était déplacé. Quelquefois je lui parlais à peine; – ou bien j'affectais dans ma causerie un ton de persiflage qui me faisait moi-même souffrir; – ou bien j'étais, au contraire, plus attentif auprès d'elle que jamais. Sans y prendre garde, je me conduisais exactement comme si j'avais suivi un plan pour me faire aimer. Mais non, j'obéissais simplement aux passages de mon être intime, aux allées et venues dans mon imagination de tant d'idées meurtrières. Elle supportait mes accès d'impatience et elle recevait mes attentions avec cette égalité d'humeur qui semblait ne devoir jamais la quitter. Par instants, une tristesse passait dans ses beaux yeux et d'autres fois un étonnement. A mesure que je pénétrais davantage dans son caractère, je reconnaissais que sa faculté principale était un amour profond de l'équilibre qui devait la conduire à une acceptation sereine de toutes les circonstances où la destinée la jetterait. Elle ne pouvait pas connaître la révolte. C'était justement ce trait adorable de sa nature qui me faisait le plus de mal. Je me rendais compte que son mariage avec Bressuire s'était certainement accompli sans lutte, et aussi que, durant cette année de vie commune, elle n'avait pas été malheureuse. Si elle avait conservé de moi un souvenir tendre, cette tendresse n'avait pas dû aboutir à de la nostalgie. Pour Ève-Rose, l'impossible n'était jamais l'objet d'un désir, et, comme elle voyait en toutes choses les côtés excellents, elle avait certainement reconnu et goûté les qualités de son mari. Hé bien! il est effrayant de voir avec quelle souplesse de vipère l'égoïsme se glisse parmi nos plus délicats sentiments; après avoir, lors de mon premier départ, sacrifié mes espérances d'amour à l'espérance du bonheur d'Ève-Rose, j'étais irrité jusqu'à la colère que, dans son mariage, elle n'eût pas rencontré le malheur. Pareillement, après l'avoir aimée dans le monde, et peut-être parce que sa jeune grâce se mouvait dans un décor d'élégance tendre, je ne lui pardonnais pas de se complaire dans les relations que ce monde comporte. Je lui en voulais d'avoir épousé un homme de sa société, comme je lui en voulais de recevoir ceux qu'elle recevait, les ayant vus dans la compagnie de son mari. En un mot, j'en étais arrivé, après quatre mois de malaise, à la minute où plus un cristal ne demeure attaché à la branche intime. Après avoir cherché une par une mille raisons de la moins aimer, je finissais par n'en plus découvrir une seule pour l'aimer.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
230 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/37468
Telif hakkı:
Public Domain

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