Kitabı oku: «Pastels: dix portraits de femmes», sayfa 6
Mon orgueil trouve une misérable consolation à songer que, dans ma dernière visite à l'hôtel Nieul, du moins mon atroce mouvement d'humeur eut une apparence de raison. Il y avait là cet affreux Saint-Luc, avec son allure d'éléphant, son gros rire, sa tenue de cocher anglais, qui doit au scandale de sa première aventure galante une véritable situation de monde. Il était assis sur une des deux chaises à bascule de la serre, son chapeau placé sur le tapis, et il frappait le sol du bout de sa canne, bien régulièrement, pour se balancer. Il aurait eu cette tenue chez une cocotte, et ses discours valaient sa tenue. C'était une succession de potins, comme on dit dans le vilain langage d'aujourd'hui, les uns insignifiants, les autres scandaleux, qu'Ève-Rose écoutait avec des sourires, tout en travaillant à un petit ouvrage de charité. De la laine brune traînait sur une petite table posée devant elle, et le balancement du fauteuil de Saint-Luc faisait par instant trembloter cette table, car ils étaient tout voisins, et il parlait: «Le grand marquis,» – c'est le surnom d'un de ses rivaux de vie élégante, – «le grand marquis n'ira pas loin. Il était sur ses boulets depuis six mois… Il vend son écurie maintenant… Quand je l'ai vu se mettre avec la petite d'Asti, vous vous rappelez, madame, c'était devant notre pauvre Adolphe, je vous ai dit: – «Encore un qui s'enfonce.» Après tout, bon chien chasse de race. Vous savez qui est son père?..» Ève-Rose le regarda étonnée. «Mais c'est une histoire vieille comme cette vieille d'Asti. Sa maman l'a menée joyeuse autrefois, mais là, très joyeuse; enfin, le marquis est le propre fils du joueur des joueurs, d'Armand Lamé, celui qui me tapait de vingt-cinq louis au cercle quand j'étais un tout petit jeune homme…» Et il continue, continue, intarissable comme la sottise et comme la médisance, et je faisais, à tous ces discours, une mine tellement renfrognée qu'il s'en aperçut, et avec une familiarité de gamin qui lui a toujours réussi: «Je vous quitte, madame, votre ami Vernantes me fait peur avec ses yeux sévères… Vous ne m'enverrez pas de témoins,» ajoute-t-il en s'adressant à moi, «si je vous répète le mot qu'une jolie femme a fait sur vous l'autre jour: – C'est don Quichotte, élève de Schopenhauer. Demandez le nom à Mme Bressuire, elle était là…» Et il nous quitte. Quand je songe que je l'ai vu chez sa mère, dans son costume de barbiste, les jours où il sortait de sa «turne,» comme il appelait son collège, et qu'il est l'auteur de la perte d'une des plus délicieuses femmes que j'aie peut-être connues!
– «Ne cherchez pas si loin,» fit Ève-Rose, aussitôt que nous fûmes seuls. «C'est notre Mary qui a dit cette innocente malice; mais savez-vous ce qu'elle prétend, notre Mary? Que vous êtes fâché contre nous. Est-ce vrai?»
Sa voix s'est adoucie encore pour me parler. Elle a reculé sa table et son ouvrage, et posé ses coudes sur ses genoux. Elle appuie son menton contre ses mains jointes, et elle me regarde avec ses yeux bleus d'une si ingénue transparence. Non, décidément, il ne reste plus un cristal au petit rameau, car je n'éprouve que de la contrariété à cette amicale question, et je lui réponds:
– «Fâché contre vous, non, mais à propos de vous, quelquefois. Quand je rencontre, installés chez vous, des imbéciles et des grossiers comme Saint-Luc, j'avoue que je tombe dans un de mes accès de misanthropie.»
– «Il faut bien cependant,» répond-elle avec une voix un peu émue, «que j'accepte mon monde.» Et tout de suite, avec une mutinerie enfantine: «Saint-Luc ne m'ennuie pas plus qu'un autre; il est bon garçon, il est gai, et puis il n'est pas boudeur…»
Elle rit en prononçant ces derniers mots. Visiblement, elle désire que cette petite explication s'achève en plaisanterie. Et cela encore m'irrite. Pauvre Ève-Rose! Avec ce caractère-là, j'aurais décidément fait un odieux mari. Je prends mon accent le plus désagréable pour répliquer: «C'est que je suis plus fier pour vous que vous-même…» Le ton de cette phrase est sans doute très dur, puisque dans les yeux d'Ève-Rose il passe une douleur, et simplement: «Vous me faites beaucoup, beaucoup de peine,» dit-elle en reprenant sa laine et son crochet. Ses yeux brillent, ses joues sont brûlantes. Elle est partagée entre un accès de colère contre mon injustice et peut-être une envie de pleurer. Et tout cela me laisse affreusement sec. Je ne me dis pas que je n'ai point le droit de tourmenter cet être charmant, ni que cette évidente émotion atteste tout autre chose que de l'indifférence. Nous demeurons ainsi, sans nous parler, quelques minutes. Je sens sourdre en moi cette inexplicable méchanceté de l'homme qui le pousse à faire souffrir quand il souffre. J'ai du moins la délicatesse d'avoir honte de moi-même; je me lève. «Quand vous reverrai-je?» fait-elle. – «Quand je serai plus sociable,» lui répliqué-je, – et je n'y suis pas retourné. A quoi bon me démontrer une fois de plus combien elle est aimable, et combien je suis incapable de l'aimer?
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Sur le morceau de page resté blanc, Vernantes avait griffonné une dizaine de fois nerveusement: – Mme Bressuire, – et sur le feuillet d'en face il avait épinglé, sans doute une année plus tard, la lettre de faire part du mariage de la comtesse Bressuire avec M. de Jardes, – le cousin ou le frère de Marie? – Peut-être Ève-Rose, si elle avait lu ces pages, serait-elle venue à la messe du bout de l'an de ce pauvre garçon qui lui avait donné, après tout, ce que son âme usée pouvait donner de meilleur: – sa rêverie.
Néris, juin 1884.
III
La Comtesse de Candale
A FLORIMOND DE BASTEROT.
LA COMTESSE DE CANDALE
C'était dans le petit salon d'un hôtel privé, rue de Tilsitt, pas bien loin de l'Arc de Triomphe. Deux femmes y travaillaient à de menus ouvrages, l'une tricotant avec un crochet d'écaille blonde une couverture en laine grise, destinée à quelque œuvre de charité, – l'autre parfilant une frange fixée par des épingles sur un étroit tambour revêtu de drap vert. La nuit de janvier enveloppait Paris de ce vaste silence de neige qui rend plus tiède et plus heureux un asile comme celui-là, où le feu répand une douce chaleur, où les lampes jettent une lumière tendre à travers l'étoffe nuancée des abat-jour, où les tapis et les tentures assourdissent les moindres bruits, où la bouilloire chante paisiblement au-dessus de la petite lampe à flamme bleue, tandis que les tasses, l'assiette des tranches de citron et les gâteaux dorés attendent sur le plateau de porcelaine. Les deux femmes qui travaillaient ainsi, tout en causant, dans l'intimité de ce petit salon et de cette heure, portaient et portent encore des noms également célèbres dans les fastes de la France militaire. L'une s'appelait madame la duchesse d'Arcole, et l'autre madame la comtesse de Candale. Par extraordinaire, ces deux sœurs sont aussi deux amies, et qui s'adorent autant qu'elles se ressemblent peu. La duchesse est grande, avec un teint pâle, des yeux noirs d'une gaieté tranquille, une physionomie italienne qu'elle doit à leur mère, une Branciforte de Milan. La comtesse est petite et frêle, avec des cheveux blonds, des prunelles d'un bleu vif qui deviennent aisément fixes et dures, et quelque chose dans son profil qui rappellerait l'oiseau de proie, si une pureté presque idéale de tout ce visage n'en corrigeait le caractère aigu. Les deux sœurs sont nées Candale, de la branche cadette de cette maison, rendue fameuse par le grand maréchal Louis de Candale, le favori de Henri II, le compagnon de François de Guise, l'ami et le rival de Montluc… Quel nom redoutable à porter que celui de cet homme qui a terminé dans les férocités des guerres religieuses une existence illustrée par tant de hauts faits accomplis dans les guerres étrangères! L'histoire ne sait, en pensant à lui, si elle doit le détester ou l'admirer, lui tresser une couronne ou l'attacher au pilori. A vingt ans, Louis de Candale fut laissé pour mort à Pavie, après avoir failli sauver le roi François Ier; à soixante ans, il a fait brancher d'un coup six cent cinquante huguenots, pris à Jonzac, dans la Saintonge. – En 1529, et à peine remis de ses blessures, il s'est chargé de porter un message secret du roi de France au sultan Soliman; il a traversé l'Europe à travers des dangers inouïs, et, aussi bon diplomate que brave soldat, c'est grâce à lui que les Turcs entreprirent cette année-là leur marche sur Vienne, qui força Charles-Quint à signer la paix de Cambrai. Près d'un demi-siècle plus tard, ce même héros, passant à cheval avec ses gens d'armes le long d'une route de Guyenne, entendit des protestants chanter les psaumes dans une grange qui leur servait d'église. Il la fit barricader et voulut y mettre le feu, le premier, de ses vieilles mains qui avaient si noblement servi le pays. Et c'était ce sauvage maréchal de Candale, ce pendeur, ce brûleur, ce bourreau, qui avait commandé la charge de Cérisoles, défendu Metz avec le grand Guise, et qui était entré dans Calais à la tête de l'armée de délivrance! Lors de la Saint-Barthélemy, ce terrible homme fut plus terrible encore. Depuis l'assassinat de son cher François de Guise, il ne connaissait plus de pitié. Reconnaissable à son œil crevé et à une affreuse balafre qui lui coupait le visage en deux, il avait tué toute la nuit, sans se reposer, épouvantant même ses compagnons de fanatisme. Puis il s'était retiré dans un couvent sur la frontière de la France et de cette Italie où il s'était tant battu, et il y était mort comme un saint.
Dans le petit salon de l'hôtel moderne que l'héritier de ce formidable aïeul, le comte Louis de Candale actuel, a fait construire, d'après le style anglais, avec un escalier de bois et toutes les minuties du confort le plus raffiné, les souvenirs du maréchal sont épars de tous côtés, attestant chez la jeune femme de trente ans, dont ce coin est le lieu de prédilection, un culte passionné pour cette mémoire tragique. Et de fait, tandis qu'Antoinette, son aînée, épousait le petit-fils d'un maréchal de Napoléon, Dupuy, duc d'Arcole, un des plus riches et un des plus distingués parmi les officiers de la jeune armée, Gabrielle, la cadette, a voulu à tout prix se marier avec son cousin Louis, parce que ce dernier était pauvre et qu'elle avait, elle, une grande fortune. Louis était un gros et lourd garçon, réputé stupide même dans son monde, beaucoup plus allemand que français, par son allure et sa structure. – Un Candale a épousé une Wurtembergeoise pendant l'émigration. – Il n'avait aucune ambition haute, pas d'avenir. Gabrielle savait tout cela, et elle a préféré cet homme qu'elle n'aimait pas, à un frère du duc d'Arcole, aussi spirituel, aussi fin que Louis l'est peu, – simplement parce que ce dernier était le chef de la famille, le représentant du grand homme. Dans la personne de ce triste fiancé elle épousait ce grand homme. Son roman, à elle, c'était le désir d'avoir un fils de cette race de héros, dont elle ferait un soldat, – un fils du pur sang des Candale, capable de recommencer l'ancêtre dans les temps nouveaux. Par ce soir d'hiver, elle parle encore à sa sœur de ce fils qu'elle n'a pas eu. – «Ah!» dit-elle, «tu ne sais pas quelle tristesse j'éprouve à songer qu'un nom comme le nôtre va disparaître pour toujours!..» Et elle regarde avec une infinie mélancolie le buste du maréchal sculpté par Jean Cousin, qui se dresse sur un piédouche au fond du petit salon. C'est précisément sous ce buste de marbre que chante la bouilloire et que le plateau du thé se trouve posé sur sa table ronde, – symbole du contraste singulier qu'offre cette pièce, aménagée à la parisienne et en même temps peuplée des reliques du tortionnaire du seizième siècle. Avec sa paupière abaissée, les plis de ses joues, la cruauté de sa bouche, ce masque de marbre fait frissonner. On y devine la volonté invincible, l'habitude quotidienne du danger, l'ardeur fixe du fanatisme, les farouches passions d'un âge de fer; – et la bouilloire chante à côté de lui, tout doucement. Il y a sur les murs des étoffes de soie, tendues à la mode d'aujourd'hui, avec des couleurs passées, comme il sied au goût d'une époque où les sens à demi épuisés n'apprécient plus que la nuance, – et puis, en trophées, dans un coin de cette chambre, dont le ton caresse l'œil, se dressent quatre épées ayant appartenu au maréchal. Son portrait est posé sur un chevalet que drape une autre étoffe. C'est une petite toile peinte par un artiste florentin resté inconnu, sans douce après Cérisoles. Le maréchal a quarante ans sur ce portrait; – en cuirasse, la tête nue, il s'appuie sur une épée à deux mains, devant un écuyer noir qui tient son casque par derrière, et il a dans ses yeux bleus le même regard que la jeune femme qui a disposé la toile sous le jour d'une lampe garnie d'un réflecteur… Là, tout près d'elle, sur le mince bureau de bois de rose abrité d'un paravent minuscule, au milieu des brimborions dont elle se sert pour écrire, entre le numéro de la Revue de quinzaine et les billets d'invitation préparés pour un grand dîner, elle a toujours un portefeuille qui contient les lettres de la reine Catherine de Médicis adressées à son grand exécuteur des hautes œuvres, à l'implacable maréchal. Il lui arrive de les manier, ces papiers anciens, avec ses doigts où brillent des saphirs et des turquoises. Elle déchiffre des mots tracés avec l'orthographe d'autrefois, qui renferment des instructions pour la besogne de terreur dont fut chargé Candale. Ses narines frémissent, l'amazone qui dort dans la Parisienne d'aujourd'hui se réveille à l'odeur de sang et d'incendie que dégage ce passé atroce et grandiose où rayonne pour elle la gloire du héros qui reçut douze arquebusades au service du roi, prit part à huit sièges, à quinze batailles rangées, et fit la guerre depuis sa dix-huitième année jusqu'à sa soixante-quinzième, n'ayant quitté la cuirasse que pour la bure et le bivouac que pour la cellule.
– «Oui,» reprit la comtesse, après avoir contemplé le buste de l'aïeul, et repoussant le petit tambour de drap vert d'un air triste, «je ne peux pas me consoler de n'avoir pas d'enfants… Le croiras-tu? J'en suis venue à consulter des somnambules pour savoir s'il me naîtra jamais un fils?.. Ah! ne te moque pas de moi, Antoinette; toi qui es mère, tu ne connais pas cette douleur…»
– «D'abord, tout n'est pas perdu,» répondit la duchesse en continuant son ouvrage et souriant à demi, comme une personne qui ne veut pas que la causerie tourne au sérieux, «et puis, que veux-tu, je vois un bon côté à toutes choses… Les garçons de notre classe n'ont pas déjà tant de chances d'être heureux par le temps qui court… J'aime bien mon fils et je suis toute fière de l'avoir, mais crois-tu qu'il ne me prépare pas des inquiétudes horribles?.. Il sera soldat, comme son père, comme son grand-père… Il fera campagne… Et j'éprouverai de nouveau les angoisses que j'ai connues quand mon mari était au Tonkin, ces deux années-ci… Bien m'en a pris d'avoir adopté une fois pour toutes le principe d'espérer quand même… Te souviens-tu, quand nous partions pour le bal et que chère maman nous disait: – «Amusez-vous, vous ne vous amuserez pas plus jeunes…» Tiens, raconte-moi plutôt qui tu as vu chez les Rabastens, hier au soir…»
– «C'est cette soirée qui m'a plongée dans des idées sombres,» fit l'autre; et elle ajouta, presque à voix basse: «J'y ai rencontré Mme Bernard.»
– «Pauvre Gabrielle,» dit Antoinette, gravement cette fois, «tu es jalouse…»
– «Oui, je suis jalouse,» reprit Gabrielle avec exaltation, «mais pas comme tu crois… non, pas d'elle… Qu'est-ce que cela me fait que cette femme ait été la maîtresse de mon mari avant notre mariage, et même depuis, à ce que me donnent à entendre nos bonnes amies?.. Est-ce que tu t'imagines que je l'aime encore, mon mari?.. Ah! quand je l'ai épousé, il y a dix ans, avec mes rêves de jeune fille enthousiaste, je le savais plongé dans les médiocrités de cette existence de club et de sport que mènent les gentilshommes d'aujourd'hui; je le savais ignorant, inactif, dénué de tout ce que j'estime dans un homme, de tout, excepté de bravoure. Il s'était bien battu pendant la guerre, et je me disais qu'avec un homme brave, il y a toujours de la ressource. – Je me sentais une telle flamme au cœur, je nourrissais un culte si passionné pour le nom qu'il portait, comme nous, et dont il est maintenant le dernier représentant, que j'ai espéré quand même, moi aussi… J'ai pensé que je susciterais en lui je ne savais quoi, mais une noblesse, une énergie… Va, j'ai mesuré aujourd'hui ce qu'il tient de fiertés vraies dans cette triste nature… Rien, entends-tu, rien, rien, rien… Des goûts de cocher pour ses chevaux, des besoins d'argent pour sa bourse de jeu, des galanteries de-ci, de-là, pourvu qu'elles ne dérangent pas son égoïsme… S'il a aimé Mme Bernard, c'est que l'intrigante lui a rendu sa maison commode. Elle est folle de Snobisme. Elle était fière d'avoir un Candale pour amant, et elle s'en est servie pour forcer la porte de quelques salons de notre monde, où elle ne serait pas entrée toute seule… Tant pis pour le Candale, tant pis pour notre monde et tant mieux pour elle… Ah! ce n'est pas cela qui me rend la vue de cette femme insupportable… Je la méprise trop pour en souffrir…»
Deux larmes coulèrent des yeux de la comtesse, tandis qu'elle achevait cette dernière phrase. Sa sœur, qui les vit, déposa son ouvrage et le peloton de sa laine, où elle avait piqué son crochet; puis, gracieusement, elle vint se mettre à genoux devant l'autre, et elle commença de l'embrasser en lui disant: – «Sœurette, sœurette, vous n'êtes pas sage… Vous vous exaltez pour quelque idée folle… Vois, nous sommes si heureuses ici, toutes deux seules… Nous pourrions passer une si bonne soirée… Que te manque-t-il, tu as ta sœur pour te gâter, et jusqu'au vilain buste du vieux maréchal pour y faire tes dévotions,» ajouta-t-elle en riant tout à fait, afin de forcer l'autre à sourire aussi; mais la comtesse ne sourit pas à cette innocente taquinerie, elle rendit un baiser à sa consolatrice et elle reprit: – «Non, ma douce, tu sais bien que je ne suis pas folle, et tu me comprends, quoique tu fasses quelquefois semblant que non, pour m'arrêter… Je ne suis pas une femme de ce temps-ci. Voilà tout. Si je ne croyais pas à la suprême sagesse de Dieu, je dirais qu'il s'est trompé en me faisant naître dans un siècle où les nobles ne sont plus des nobles, mais seulement des gens riches dont le nom sonne mieux… Cette Mme Bernard, dont nous parlons, elle a sa loge à l'Opéra, comme toi et moi, son hôtel, ses chevaux, comme nous. A cette heure-ci elle porte une robe de dentelle, comme la tienne et la mienne. Elle a, autour d'elle, le même décor banal de bibelots et de peluche… Mais ce qu'elle n'a pas, c'est ce que tu appelles, toi, ce vilain buste, c'est un héros parmi ses aïeux, c'est le souvenir des Candale qui ont versé leur sang pour leur roi sur tous les champs de bataille d'Europe, ce même sang,» ajouta-t-elle en montrant les veines bleues de sa main fine. «Ah! de bonne heure j'ai senti cela, que nous étions d'une race différente des autres, et je lui ai voué, à ce noble sang des Candale, une dévotion, comme tu l'as dit, une religion…»
– «Et tu trouves que Louis a manqué à cette religion en aimant Mme Bernard?» interrompit la duchesse, qui connaissait trop les emportements de sa sœur pour ne pas s'obstiner à lutter contre une de ces crises de sensibilité que la comtesse expiait ensuite par d'horribles migraines… «Mais l'homme au vilain buste, – non, décidément, il est trop laid pour moi avec sa balafre, – pardon, le sublime maréchal, en a fait bien d'autres, et Brantôme raconte sur lui deux ou trois histoires peu édifiantes, avant qu'il ne s'en allât dans une montagne demander pardon de ses péchés… Et puis, veux-tu que je t'avoue humblement une faiblesse? Ces temps héroïques où l'on brûlait et où l'on pendait pour un oui, pour un non, où l'on vous pistolait, daguait, arquebusait à tous les coins de rue, c'est très beau; mais j'aime encore mieux vivre à une époque où Mme Bernard vend avec des duchesses, et où l'on ne met pas le feu aux églises pour brûler les gens qui sont dedans, sous prétexte qu'ils prient Dieu à leur manière.»
– «Tu te trompes,» répondit la comtesse tristement; «encore une fois, ce n'est pas Mme Bernard qui me fait souffrir…» et, avec un invisible effort, elle ajouta: «c'est l'enfant.»
– «Quel enfant?» demanda l'autre.
– «Le fils que Louis a eu de cette femme,» fit Mme de Candale.
– «A ton âge!..» répliqua la duchesse avec son joli sourire et en haussant ses belles épaules, «tu crois encore à ces potinages du monde sur les enfants adultérins. Mais, bête, il n'y a qu'une mère qui sache de qui est son fils, et elle ne va pas le dire, n'est-ce pas? Alors, qui le raconte? Un amant qui se vante? Une rivale qui calomnie? Moi, j'ai pris le parti de faire comme la loi, je ne connais qu'un père, et c'est le mari. Comme cela, on a encore plus de chances de tomber juste.»
– «Tu n'as donc jamais regardé celui-là?» dit la comtesse; et se levant pour détacher du paravent qui se repliait contre le bureau une miniature appendue parmi cinq ou six autres, elle vint la tendre à sa sœur. «C'est le portrait du père de Louis à six ans. Reconnais-tu le petit garçon de Mme Bernard? Sont-ce bien les mêmes traits, le nez, la bouche, les yeux surtout? La ressemblance a sauté une génération… Et quelle ressemblance!.. Je l'adore, moi, cette miniature, justement parce que c'est la vraie physionomie des Candale qui est fixée là. Te souviens-tu comme le vieux comte ressemblait à l'ancêtre, quand il avait cinquante ans?.. Hé bien! le petit Bernard, quand je l'ai vu pour la première fois, c'était cette miniature vivante. Ah! je ne m'y suis pas trompée, je savais qu'on avait beaucoup parlé de la liaison de Louis et de Mme Bernard; tout de suite je me suis dit: c'est son fils. – Les mêmes bonnes amies ont pris bien garde de me renseigner depuis, mais je n'avais pas besoin de leur obligeance. J'en savais plus qu'elles… D'abord, cela m'a un peu attristée, j'ai toujours trouvé si mélancolique le mensonge dans lequel vit et grandit un pauvre petit être qui ne dira jamais: mon père, à son vrai père; et pour ce vrai père, ce doit être si navrant, et si cruel pour la mère!..»
– «Bah,» fit la duchesse, «la mère l'oublie, le vrai père est trop content d'être débarrassé de l'enfant, celui-ci n'en sait rien, le faux père non plus, et l'on vit tout de même… C'est tellement plus simple, la vie…»
– «Cela dépend de la façon de sentir,» reprit Mme de Candale. «Les années passèrent; je restai, moi, sans enfants. Ce fils que je désirais si passionnément, ne vint pas. C'était cependant le désir fixe auquel aboutissait chacune de mes pensées. J'en rêvais toujours, ici surtout, dans cette espèce de petite chapelle privée que j'ai faite aux reliques de notre grand ancêtre et des autres Candale qui ont été dignes de lui. Et à travers ces rêveries, un étrange sentiment naquit en moi. Oui, je rêvais de ce fils tant souhaité, tant regretté. Je le voyais en imagination, comme s'il eût été là, et toujours avec les traits, les gestes, les yeux surtout, les tours de tête de ce petit garçon que je croyais être de mon mari… Bien souvent il m'est arrivé d'éprouver le besoin de voir cet enfant en réalité, comme je l'évoquais dans ma pensée. J'allais aux Champs-Élysées, à pied, dans l'allée où je savais qu'il jouait, et à l'heure de sa promenade, afin de rassasier mes yeux de cette ressemblance avec ceux de notre race, qui m'était pourtant une torture. Il était si beau avec ses boucles fauves, si aristocratique dans ses moindres mouvements, si Candale enfin!.. Et puis je me répétais qu'il était né Bernard, qu'il grandirait Bernard, qu'il aurait l'éducation d'un Bernard, que Bernard il vivrait, Bernard il mourrait. On me l'avait volé à moi, qui aurais si bien su l'élever d'après son sang! Je n'aurais su dire si je l'adorais ou si je le haïssais, tant les sensations que m'infligeait sa présence étaient à la fois douces et cruelles. Il faut qu'elles aient été très fortes, puisqu'elles ont failli m'amener au crime…»
Ces dernières paroles avaient été prononcées avec un si âpre accent de vérité, que la rieuse duchesse ne songea plus à rire. Elle ne chercha pas, comme tout à l'heure, à ramener sa sœur vers une conversation plus douce et plus raisonnable aussi. Elle avait toujours eu comme une peur involontaire de l'influence que la légende du vieux Candale exerçait sur cette âme, ardente dans ses sentiments jusqu'à la maladie. Elle eut un petit frisson et ne répondit rien. Il se fit dans la chambre un de ces passages de silence que Mme d'Arcole avait l'habitude enfantine de rompre par une phrase de leur mère l'Italienne: «Nasce un prete, il naît un prêtre.» Mais elle ne se livra pas à cette plaisanterie qui leur rappelait, à toutes deux, leur existence de petites filles. Elle avait le cœur serré, et elle attendit que l'autre continuât son récit qui tournait tout d'un coup à la confession.
– «Tu te souviens,» reprit cette dernière, «que nous avons passé quinze jours, cet automne, au château des Gauds, chez les Corcieux? Cette excellente Laure, en vraie baronne de la Gaffe, comme tu l'appelles, avait invité les Bernard dans la même série que nous, et, avec les Bernard, l'enfant est venu. Toi qui me connais, tu dois juger si j'ai eu l'idée de faire boucler mes malles et de m'en aller. Je ne le pouvais pas, à cause de Louis. Je ne suis pas pour les demi-mesures. Le jour où je dirai: «Je sais tout,» je le quitterai pour ne plus le revoir. Tant que je reste sa femme et que je vis avec lui, je ne sais rien… Ce que fut mon supplice pendant ces deux semaines, je renonce à te le dire. Cet enfant a onze ans aujourd'hui. L'as-tu revu depuis quelque temps? Non. Je te le peindrai d'un mot: il ressemble, et plus que jamais, au fils que j'ai tant désiré! Je le voyais aller et venir, le matin, le soir, fier et hardi comme un petit aigle, joli comme un page, des pieds et des mains comme toi, chérie, et ce gros Bernard, ce richard balourd, qui vit sur les millions que lui a gagnés son père, l'industriel, dont il a la bassesse de rougir, qui faisait le paon autour de cette fleur d'aristocratie. – Mon fils Alfred! – Il répétait ces mots avec des airs de contentement, des infatuations, une outrecuidance!.. Et la mère?.. Mais j'aime mieux ne pas t'en parler, je deviendrais vilaine. Il n'y avait pas jusqu'à Louis qui, persuadé de mon aveuglement, ne m'épargnât aucune des petites piqûres qui pouvaient exaspérer mon envie. Quand il regardait le petit garçon, quelque chose passait sur sa physionomie qui me révélait ce que j'aurais pu faire de lui, si j'avais eu, moi aussi, un fils à lui montrer, pareil à celui-là, et c'était en moi une souffrance, insensée peut-être, tu diras sans doute indigne, car c'était de l'envie, après tout; mais qu'y faire? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à présent je ne doutais plus de mon sentiment pour cet enfant. Je le haïssais! Je l'aurais voulu malade, chétif, commun au moins, et que l'exécrable milieu où il vivait déteignît sur lui. Ah! on ne connaît pas quelle meute de mauvais instincts on porte dans son âme, tant que l'occasion ne l'a pas déchaînée… Une après-midi qu'il faisait très chaud, comme au mois de juin, et que tous les habitants du château étaient dans leur chambre à finir leur correspondance, je montai, moi, sur la terrasse d'en haut, d'où l'on a une vue si large sur la Loire et la campagne, et qui est abritée du soleil, à cette heure-là, par l'ombre d'une espèce de petit beffroi. J'y venais souvent pour m'isoler des autres, qui ne se souciaient guère de grimper tant de marches. En débouchant sur cette terrasse, déserte d'ordinaire, j'aperçus une forme humaine couchée sur le parapet… C'était Alfred qui s'était mis là pour lire, puis qui s'était endormi, le coude ployé sur son livre ouvert. Le parapet est large, mais au-dessous, c'est un mur à pic, une profondeur d'abîme, et, au fond, le rocher sur lequel est bâti le château. Il dormait aussi paisible que s'il eût été étendu dans son lit, d'un doux et heureux sommeil. Je voyais son visage en profil perdu, avec cette ressemblance que je haïssais si profondément… Le croiras-tu? Une pensée atroce s'empara de moi… A cette minute, et tandis que j'écoutais sa respiration si calme monter dans le silence de cette terrasse isolée, je réfléchis que je n'aurais qu'un geste à faire, un seul petit geste, et j'étais délivrée à jamais de l'obsession que m'avait causée cet être, j'étais vengée de tant de douleurs, je ne verrais plus ces traits dont la délicatesse m'avait fait si mal, je sauverais le sang des Candale d'une promiscuité odieuse… Oui, rien qu'un geste… Je poussais l'enfant, il roulait dans le gouffre ouvert à côté de son sommeil… Qui le saurait?.. Je le haïssais d'une si forte haine, et c'est si naturel de souhaiter anéantir ce que l'on hait!.. Ah! comme il s'en est fallu de peu que je n'agisse! Combien j'ai été voisine du meurtre! Combien j'ai senti s'agiter en moi l'âme violente de celui-là…» Et elle montrait du doigt le portrait du maréchal. «Je fus si tentée, que je me jetai à genoux, là, sur la pierre de la terrasse, et j'ai prié. Combien de temps, je l'ignore. Puis, je me suis levée, et j'ai marché vers l'enfant endormi… Je l'ai réveillé avec des précautions infinies, toute tremblante maintenant qu'un faux mouvement ne le précipitât. Pauvre petit! En ouvrant les yeux, il me sourit, et il s'écria: – «Comme vous êtes pâle! – J'ai eu si peur pour vous,» lui répondis-je. – «Peur de quoi?» fit-il. Je lui montrai le grand espace vide au-dessous du parapet. – «Moi, je n'ai peur de rien,» me dit-il fièrement; et comme il reprenait son livre: – «Que lisez-vous?» lui demandai-je. – Il me tendit le volume. C'était une histoire de l'Empereur. – «Vous l'aimez?» lui dis-je. – «J'aime tout ce qui est militaire,» fit-il avec un beau regard, le regard que j'aurais voulu à mon fils. Alors je l'ai pris dans mes bras, en fondant en larmes… Ah! sa vraie mère ne l'a jamais embrassé comme cela…»