Kitabı oku: «Les Contes de nos pères», sayfa 11
LE MÉDECIN BLEU
I. SAINTE
Le bourg de Saint-Yon est pittoresquement assis sur la croupe d’une colline, dont le sommet se couronne d’arbres séculaires. Au pied de cette colline s’étend un vaste marais. Ses eaux baignent à perte de vue la campagne de Redon et les extrêmes limites du département d’Ille-et-Vilaine. Le bourg est composé d’une seule rue, dont les maisons grises et couvertes en chaume s’étagent en amphithéâtre. À voir cette longue chaîne de maisons descendre tortueusement la montagne, on dirait, de loin, un serpent gigantesque endormi au soleil ou buvant l’eau tranquille des marais.
En l’année 1794, M. de Vauduy était propriétaire du manoir de Rieux, antique résidence des nobles seigneurs de ce nom, et situé à une demi-lieue au plus de Saint-Yon. M. de Vauduy était un homme d’une cinquantaine d’années, froid, sévère et taciturne. Les uns disaient qu’il était républicain fougueux, et donnaient pour preuve l’empressement qu’il avait mis à se rendre possesseur du château de Rieux, au préjudice du dernier rejeton de cette illustre maison, alors réfugié en Angleterre. Les autres prétendaient, au contraire, qu’il était secrètement partisan des princes exilés, et que le château de Rieux n’était, entre ses mains, qu’un dépôt, dont il conservait précieusement la propriété à son maître légitime.
Cette seconde opinion était la mieux accréditée, et assurait à M. de Vauduy une sorte de popularité dans le pays : car, il est à peine besoin de le dire à nos lecteurs, les campagnes bretonnes n’avaient point un fort grand amour pour le gouvernement républicain.
Au reste, tous les bruits qui couraient sur le maître du château étaient des conjectures plus ou moins probables, et pas autre chose. Sa porte, en effet, restait habituellement close ; il ne voyait personne, si ce n’est parfois Jean Brand, ancien bedeau de Saint-Yon, au temps où l’église était ouverte, et le docteur Saulnier, médecin du bourg.
Le citoyen Saulnier avait, avec M. de Vauduy, quelques traits de ressemblance morale. C’était aussi un homme froid et sévère ; mais ses opinions républicaines, poussées à l’excès, n’étaient un mystère pour personne ; et comme les paysans des alentours, qui s’étaient déjà soulevés plusieurs fois contre la Convention, donnaient aux soldats réguliers le sobriquet de Bleus, on ne connaissait guère le docteur, depuis Redon jusqu’à Carentoir, que sous le nom du Médecin bleu. Il n’était point aimé dans le pays, parce qu’il s’était joint à diverses reprises, en qualité de volontaire, aux colonnes républicaines qui pourchassaient les Chouans ; mais on s’accordait à reconnaître qu’il était médecin habile, et son talent lui était un boulevard contre la malveillance publique.
Une autre cause encore diminuait le mauvais vouloir des paysans. Le docteur avait une fille, objet du respect et de l’amour de tous.
Elle avait nom Sainte, et entrait dans sa quatorzième année ; mais ceux qui ne la connaissaient point, en voyant son enfantin sourire et la candeur angélique de son front, lui auraient donné deux ans de moins. Parfois, pourtant, quand elle était loin de la foule, et qu’elle donnait son âme à cette rêverie que souffle la solitude, on aurait pu voir son grand œil bleu s’animer sous les cils à demi baissés de sa paupière. Sa charmante tête devenait sérieuse ; ses lèvres se rejoignaient et cachaient l’éblouissant émail de ses dents ; la ligne de ses sourcils, si noire et si pure qu’on l’aurait pu croire tracée par le pinceau d’un peintre habile, s’affermissait et tendait la courbe hardie de son arc ; tout son visage, en un mot, dépouillant l’indécise gentillesse des premières années, revêtait la pensive et intelligente beauté d’un autre âge.
En Bretagne, où tout est matière à superstitieux pressentiments, ce nom de Sainte et la précoce mélancolie qui assombrissait aussi parfois sans motif ce radieux visage d’enfant semblaient un présage de mort prochaine. Quand elle passait, les paysans se découvraient, et les femmes tiraient leur plus belle révérence.
– Bonjour, not’ demoiselle ! disaient-ils.
Puis se retournant, ils regardaient avec une naïve admiration la légèreté gracieuse de sa démarche, et ajoutaient, en se signant dévotement :
– Dieu la bénisse ! Ce sera bientôt un ange de plus dans le ciel.
En attendant, c’était un ange sur la terre. Il n’y avait pas dans tout le bourg de pauvre cabane dont elle n’eût plus d’une fois passé le seuil. Elle allait partout porter aide et consolation. La souffrance semblait fuir à l’aspect de son frais et doux visage, et les cris de douleur se changeaient, quand elle apparaissait, en murmures d’allégresse et de bénédiction.
Sainte avait une amie ; c’était la fille du ci-devant bedeau de Saint-Yon : Marie Brand. Marie, aussi belle, plus belle peut-être que sa compagne, avait un bon cœur et une tête légère. Elle était fière outre mesure, ce qui eût semblé bien ridicule chez la fille d’un pauvre paysan, si Marie, spirituelle et parlant comme on parle dans les villes, n’eût point été mieux élevée que ses compagnes. Il y avait quatre ans seulement qu’elle habitait le toit de son père. Jean Brand, qui était veuf, l’avait amenée un jour de bien loin, disait-il, sans s’expliquer davantage. Or, on savait au bourg de Saint-Yon que Jean Brand n’aimait point les questions indiscrètes.
Durant les premiers mois qui suivirent l’arrivée de Marie, Sainte et elle s’étaient liées d’une étroite amitié. Elles avaient mis en commun leurs joies et leurs chagrins d’enfant ; elles s’étaient confié leurs petits secrets, révélé leurs plans d’avenir, dévoilé ces fantasques et mystérieux espoirs qui naissent au cœur des jeunes filles. Le citoyen Saulnier avait paru voir d’abord sans répugnance cette intimité. Mais lors du premier soulèvement du Morbihan, qui eut lieu en 1791, Jean Brand fut soupçonné d’avoir fait partie des insurgés. Depuis ce jour, Sainte reçut l’ordre de ne plus voir Marie. Elle pleura ; mais elle obéit.
II. LE RÔLE D’UNE FEMME
Sainte n’était point l’unique enfant du médecin bleu. Elle avait un frère qui, depuis deux ans, avait quitté le toit paternel. René Saulnier était un grand et fort jeune homme, à la physionomie hautaine et résolue. Durant son enfance, il avait été le favori du docteur, qui voulait en faire un soldat. En ce temps, c’est-à-dire cinq ou six ans avant l’époque où commence notre récit, le bourg de Saint-Yon présentait un tableau champêtre plein de vie et de bonheur. Il y avait un bon curé au presbytère ; il y avait au manoir une châtelaine aussi compatissante que riche, et qui ne voulait point qu’il y eût de malheureux sur ses domaines. Aux environs, une douzaine de gentilhommières étaient peuplées de ces hobereaux campagnards, si pullulants en Bretagne, dont la tête est aussi folle que leur cœur est loyal, et qui parlent, entre les quatre murs enfumés de leur cabane, des royaumes conquis autrefois, en Syrie, par leurs fabuleux ancêtres.
Madame de Rieux, veuve du marquis d’Ouessant, dominait toute cette plèbe noble, et son fils était comme le chef de la jeunesse du pays. M. de Vauduy, pauvre gentilhomme, et parent éloigné de la maison de Rieux, était l’intendant et le commensal du château. Lui, le docteur Saulnier et l’abbé de Kernas, alors curé de Saint-Yon, formaient une petite société intime et basée sur une estime amicale et mutuelle. L’honnête curé s’occupait de l’éducation religieuse du jeune René et de sa sœur, qu’il aimait comme un père aime ses enfants ; M. de Vauduy, ancien militaire, apprenait à René le maniement des armes. À seize ans, René était un jeune homme simple de cœur, fervent chrétien, dévoué à ceux qu’il regardait comme ses bienfaiteurs ; il était de plus robuste, intrépide jusqu’à la témérité, maître passé au maniement de toute arme blanche, et si habile tireur, qu’on n’eût point trouvé son pareil à dix lieues à la ronde.
La révolution était venue ; le bon curé avait été obligé de fuir ; la famille de Rieux avait passé la mer, et les douze ou quinze gentillâtres étaient allés se faire tuer dans l’armée de Condé. Seul, M. de Vauduy était resté à Saint-Yon.
Quant à René, la fuite de ses anciens compagnons de plaisir, et surtout celle du bon curé, lui avaient mis au cœur une irritation profonde. Habitué à vivre au milieu des nobles, simples et loyaux comme leurs épées, et ne pouvant juger le gouvernement nouveau que par ses actes, il se prit à le haïr. Du fond de son obscure retraite, il ne pouvait mesurer les motifs qui faisaient agir tous ces bras impitoyables ; il entendait parler de la guillotine ; son père, sincèrement imbu des doctrines républicaines, essayait bien parfois de le ramener à son parti, mais le jeune homme écoutait d’un air sombre, et répondait :
– La république a chassé les habitants du château, qui étaient les bienfaiteurs du pays ; elle a chassé monsieur le curé, dont la vie ne fut qu’une longue suite d’actions méritoires ; elle a chassé tout ce qui était noble, bon et beau… Je ne puis aimer la république.
Puis un jour, il prit son fusil double et partit sans dire adieu à son père.
Sainte avait alors douze ans ; elle pleura et pria bien son frère afin qu’il n’abandonnât point la maison paternelle, mais le jeune homme fut inflexible.
– Sainte, dit-il en l’embrassant, tu ne sais pas, ma sœur, dans quelques mois la conscription viendra ; on me fera soldat de la république… J’aime mieux mourir…, mourir pour Dieu et pour le roi ! N’est-ce pas une noble cause, ma sœur ?
Sainte ne répondit point. Au fond de son cœur chacune de ces paroles trouvait un écho, mais elle n’eût point voulu donner tort à son père. Elle gardait le silence.
– Écoute, reprit René, d’autres motifs encore m’obligent à partir ; il se passe ici des choses que tu ne vois point et que tu ne saurais comprendre… M. de Vauduy n’est pas ce qu’il paraît être… Jean Brand ne couche point la nuit dans son lit, et l’heure approche où les bois de Saint-Yon retentiront du bruit des fusils… Mais ce ne sera plus le joyeux fracas de la chasse, ma sœur !…
– Que veux-tu dire ? s’écria Sainte.
– Un jour, ce fut la dernière fois que je vis notre bon curé ; en me disant adieu, il me baisa au front, et je sentis une larme rouler sur ma joue : « René, murmura-t-il à mon oreille, de malheureux temps vont venir ; la guerre civile et ses fureurs étouffent la piété filiale dans le cœur des enfants, l’amour paternel dans le cœur des pères… Quoi qu’il arrive, mon fils, souviens-toi du divin précepte, et ne te fais pas l’ennemi de ton père ! » Cette parole est restée dans mon souvenir, et je pars.
Sainte baissa douloureusement la tête.
– René, dit-elle, je ne te retiens plus, mais… notre père est vieux ; il a des ennemis ; qui le défendra quand viendra l’heure du péril ?
– Toi, ma sœur, toi qu’on aime, toi que nul malheureux ne peut voir sans se rappeler un bienfait ou une consolation. Tu restes avec lui, tu seras son égide… D’ailleurs, mieux vaut l’abandonner que d’être forcé de le combattre.
Sainte frissonna de la tête aux pieds.
– Pars ! s’écria-t-elle, oh ! pars bien vite, mon frère !
René déposa un dernier baiser sur son front, et disparut sur la route de Vannes.
Il se faisait tard ; Sainte reprit le chemin de la demeure de son père. En passant près de l’église, qui était fermée et déserte, elle s’agenouilla sur le seuil.
– Mon Dieu ! murmura-t-elle avec ferveur, faites que cette horrible crainte ne se réalise point ! Ils sont bons tous les deux et suivent la voix de leur conscience. Si l’un ou l’autre se trompe, et que ce soit un crime, prenez ma vie, mon Dieu, et ne permettez point qu’une lutte impie les rapproche, et que…
Elle n’eut point la force d’achever.
– Puisse Dieu vous exaucer, ma fille ! dit auprès d’elle une voix grave et triste.
Sainte se releva vivement. Un homme enveloppé d’un vaste manteau s’était agenouillé à ses côtés. Elle reconnut l’abbé Kernas, l’ancien curé de Saint-Yon.
C’était un beau vieillard à la physionomie ferme et douce à la fois. Il était découvert ; les rayons de la lune, luttant contre les dernières lueurs du crépuscule, envoyaient à son front chauve, entouré d’une transparente couronne de cheveux blancs, un reflet indécis, presque fantastique. Sainte se sentit calmée par cette apparition inattendue ; elle s’inclina comme elle avait coutume de faire autrefois devant le prêtre, et celui-ci prononça sur elle les paroles de la bénédiction.
– Ma fille, dit-il ensuite, ce que je craignais est arrivé, je le devine. Votre père, que je regarde encore comme mon ami, bien qu’un abîme nous sépare maintenant, n’a pu étouffer les convictions de René ; leurs opinions se heurtent, et peut-être…
– René est parti, mon père.
– Dieu soit loué !… On ne peut dire à un homme : Change de croyances ; mais on peut lui ordonner, au nom de la religion universelle, de fuir quand il y a autour de lui des occasions de crime… Je comptais voir votre frère, Sainte ; c’était là le motif de ma présence en un lieu où je suis désormais proscrit.
– Ne pourriez-vous demeurer quelque temps parmi nous ? demanda la jeune fille ; le pays est maintenant tranquille…
– Tranquille ! répéta le vieillard en hochant la tête ; plût au ciel qu’il en fût ainsi, ma fille ! mais des signes que vous ne sauriez apercevoir annoncent une tempête à mes yeux plus clairvoyants… Non ! je ne puis rester ; lors même que ma tranquillité personnelle serait assurée, je ne pourrais rester encore… Mon devoir m’appelle, ma fille, et la vie du prêtre n’est qu’une longue obéissance à la voix du devoir.
Il prit la main de Sainte et la serra entre les siennes.
– Vous êtes bonne, continua-t-il, je puis le dire, moi qui lis dans votre jeune cœur comme dans un livre ouvert. Si les orages politiques pouvaient être conjurés par l’influence d’une âme angélique, votre père et tout ce qui vous est cher seraient à l’abri… mais c’est une haine folle et furieuse que celle qui pousse les uns contre les autres les enfants d’une même patrie. C’est une haine implacable, qui rend aveugle et sourd, qui durcit le cœur et le ferme à tous les sentiments de la nature… Priez Dieu, Sainte, priez !… mais travaillez aussi, et souvenez-vous que, dans ces luttes dénaturées, le rôle d’une femme chrétienne est tout de charité, de paix et de clémence. Commencez donc, enfant, votre rôle de femme, et soyez, au milieu de nos discordes intestines, l’ange de la conciliation et de la pitié !
Avant que la jeune fille eût le temps de lui répondre, l’ancien curé de Saint-Yon s’inclina profondément devant la croix de son église, et disparut derrière les ifs touffus du cimetière.
Sainte était triste, mais elle se sentait forte et courageuse. Ce rôle, que le prêtre venait de lui tracer, c’était celui qu’elle avait choisi d’elle-même dès que sa jeune intelligence avait pu entrevoir et comprendre le malheur des temps. Chouans et Bleus étaient également ses frères.
– Je serai toujours du parti des vaincus, se dit-elle, et Dieu me récompensera en faisant qu’un jour mon père et mon frère se retrouvent et s’embrassent.
Elle rentra. La nouvelle du départ de son fils fut un coup terrible pour le médecin bleu. Jusqu’alors il avait espéré le ramener à ses propres croyances, mais tout espoir était perdu désormais.
– J’ai donc assez vécu, s’écria-t-il, pour voir mon fils devenir le suppôt des tyrans !
Sainte n’essaya point en ce moment de prendre la défense de son frère. Il fallait, pour ce rôle conciliateur qu’elle s’était imposé, non-seulement de la bonne volonté, mais aussi de la prudence et de l’adresse. Elle attendit.
Ce soir-là, le citoyen Saulnier refusa de prendre part au modeste souper que lui avait préparé Sainte. Il se retira dans sa chambre en silence, et passa la nuit en proie à une fièvre ardente. La fuite de René avait doublé tout d’un coup sa haine contre les partisans des princes exilés. Il accusait les Chouans d’avoir séduit son fils, et de l’avoir entraîné dans leurs ténébreuses associations.
Ce soupçon n’était point sans quelque fondement.
René, pendant son séjour à Saint-Yon, visitait souvent, à l’insu de son père, la cabane de Jean Brand. Le ci-devant bedeau était trop prudent pour endoctriner lui-même le jeune homme : il eût fallu se confier à lui, et Jean Brand ne se fiait à personne ; mais il y avait sous son toit un autre avocat dont la prestigieuse éloquence savait trouver le chemin du cœur de René. Marie Brand était royaliste, et elle portait dans la manifestation de son opinion cette fougue ardente et indomptée qui était le fond de son caractère. Quand elle parlait du meurtre de Louis XVI ou des innombrables assassinats par lesquels la Convention déshonorait sa cause, son œil flamboyait d’un éclat étrange ; sa voix d’enfant vibrait, perçante, et atteignait un diapason presque viril.
René dévorait alors, bouche béante, la parole de la charmante enthousiaste. Sa haine propre se fortifiait de la haine de Marie, et il jurait mentalement de faire une guerre à mort à quiconque portait la cocarde aux trois couleurs.
Il ne songeait pas que ces couleurs étaient celles du drapeau de son père.
Sainte ignorait cette circonstance. Elle avait religieusement exécuté l’ordre du docteur et avait cessé depuis longtemps de voir Marie.
Celle-ci, bien qu’elle habitât toujours la pauvre cabane de Jean Brand, avait pris des habitudes qui ne convenaient guère à la fille d’un paysan. Elle portait des robes de demoiselle, et il n’était pas rare de la rencontrer dans les sentiers de la forêt, montée sur un magnifique cheval que n’aurait pas pu payer la vente du patrimoine entier de Jean Brand, et tenant à la main un petit fusil luxueusement orné, dont les garnitures d’argent renvoyaient, en gerbe, les rayons du soleil. Cette conduite semblait à peine exciter la surprise des habitants de Saint-Yon.
– Jean Brand, avait-on coutume de dire, fait comme il veut ; sa fille aussi : voilà tout !
Quant au citoyen Saulnier, lorsqu’il parlait de Marie, il disait :
– Il y a dans ces veines bleuâtres qui diaprent si délicatement la peau blanche et douce de cette main si fine, il y a du sang d’aristocrate !
Puis il hochait la tête.
Nous reverrons plus tard si le citoyen Saulnier se trompait.
Les deux années qui suivirent le départ de René s’écoulèrent, pour Sainte, tristes et remplies par d’inutiles efforts. Elle dépensait, à miner peu à peu le courroux haineux de son père, plus de patiente adresse qu’il n’en faut à nos diplomates pour minuter leurs amphibologiques protocoles ; elle était sans cesse à son poste, toujours prête à saisir l’occasion de placer un mot en faveur de l’absent ; mais rien ne faisait. La rancune du docteur semblait augmenter, loin de diminuer. Il était, au milieu de ces campagnes royalistes, comme une vedette de l’armée républicaine ; et plus d’une fois, ses avis amenèrent des colonnes de Bleus par delà les marais et dans le voisinage du château.
Les paysans étaient fortement irrités contre lui ; mais Sainte était si bonne ! Souvent elle avait recueilli et soigné de malheureux Chouans blessés ; plus souvent, les femmes de ceux qui étaient dans les bandes avaient dû à sa générosité le pain quotidien de leur famille. Le docteur, en ces occasions, ne mettait nul obstacle à sa bienfaisance. Il adorait sa fille, et se reposait de ses haines dans le spectacle de la perfection de Sainte.
III. LA CROIX DU CARREFOUR
Par une fraîche matinée du mois de septembre 1794, le médecin bleu et sa fille se mirent en route, à pied, pour faire une promenade dans la forêt de Rieux.
Le citoyen Saulnier, toutes les fois qu’une préoccupation politique ne faussait point son esprit, était un aimable et excellent homme, un peu froid, mais franc, honnête et capable de donner à sa fille une éducation irréprochable. Sainte s’appuyait sur son bras. Ils allaient lentement, savourant le charme de ces intimes entretiens, si doux de père à fille, et dont la plume est impuissante à rendre les suaves épanchements.
Insensiblement, la conversation, après avoir effleuré divers sujets, était tombée sur l’abbé de Kernas. Le docteur, entraîné par ses souvenirs, parlait avec chaleur des services nombreux et désintéressés que le bon prêtre lui avait rendus autrefois. Sainte l’écoutait et se réjouissait ; la pauvre enfant croyait que cet hommage rendu à un homme proscrit par la république était une preuve que les opinions de son père devenaient moins extrêmes et moins passionnées. Malheureusement la pente était glissante, et l’ancien curé de Saint-Yon ramena tout naturellement le docteur à ses déclamations favorites.
– Il était bon, dit-il, il était vertueux, et sa présence était une bénédiction pour le pays. Je l’aimais comme un frère… Mais doit-on regretter un juste quand le coup qui l’a frappé a jeté bas, en même temps, des milliers de scélérats et de tyrans ?
Ils étaient alors au centre de la forêt de Rieux, à deux ou trois cents pas du château. Sainte, voulant détourner l’entretien, montra du doigt, au hasard, un objet qui s’élevait au bord du sentier.
– Qu’est-ce-là, mon père ? dit-elle.
Le docteur leva les yeux et s’arrêta stupéfait. Sainte elle-même tressaillit ; elle se repentit vivement de sa question étourdie.
Au centre d’une étoile, formée par le croisement de plusieurs routes, s’élevait autrefois une croix de bois, dont les bras et la tête, terminés en fleurs de lis, avaient éveillé la susceptibilité des Bleus. La croix, depuis bien longtemps, gisait à terre, sous la bruyère touffue ; on l’avait remplacée par un poteau routier, surmonté d’un bonnet phrygien.
Mais ce jour-là, les choses avaient changé de face. C’était, à son tour, le poteau républicain qui gisait sur l’herbe, et c’était la croix qui, droite et haute, marquait le centre du carrefour. À son sommet, un drapeau blanc livrait ses longs plis à la brise, et la main du Christ tenait un écriteau sur lequel on lisait le cri de guerre des insurgés bretons et vendéens : Dieu et le roi !
– Dieu et le roi ! s’écria le médecin bleu avec un amer sourire ; sacrilége alliance du bien et du mal, du sublime et du grotesque !… Il faut qu’ils se croient bien forts pour oser pousser à ce point l’insolence !
– Ils sont malheureux, mon père, dit la douce voix de Sainte ; ne peut-on les plaindre au lieu de les haïr !
– Les plaindre ! répéta le docteur, dont les sourcils se froncèrent ; plaint-on le serpent qui vous enfonce au cœur son dard venimeux ?… Plaint-on le loup avide qui aiguise ses dents au tronc des chênes, et attend dans l’ombre sa proie pour la dévorer ?… Les plaindre !…
Le docteur s’interrompit tout à coup ; et dominant sa colère par un violent effort, il reprit :
– Mais je t’effraye, pauvre enfant. Tu es trop jeune encore pour comprendre tout ce qu’a de sacré la sainte cause que j’ai embrassée, pour sentir tout ce qu’a d’odieux et d’abominable le principe qu’ils défendent… Les lâches ! ils m’ont volé le cœur de mon fils !… Malheur à eux !
Des larmes vinrent aux yeux de la jeune fille.
– Pauvre René ! murmura-t-elle ; il y a deux ans que nous n’avons eu de ses nouvelles.
– Puissions-nous !… s’écria le citoyen Saulnier.
Il allait ajouter : ne jamais le revoir ; mais son cœur démentit à l’instant ce vœu blasphématoire, et il n’acheva point.
– Sainte, poursuivit-il d’un ton plus calme, en lâchant le bras de la jeune fille, cette croix et l’écriteau qu’elle supporte sont de clairs et tristes présages. Une insurrection nouvelle va éclater, je m’y attendais ; les brigands de la Vendée, vaincus au delà de la Loire, devaient venir chercher chez nous un asile et des prosélytes. Retourne seule à la maison, et prépare en toute hâte ma valise ; je partirai ce soir pour Redon.
– Ne répugnez-vous donc point, mon père, à ramener de nouveau les milices républicaines dans ce malheureux pays ? dit Sainte.
– Il le faut… Je vais entrer au château, afin de m’entendre avec Vauduy… Va !
Sainte obéit sans répliquer, et le médecin bleu prit à grands pas le chemin du manoir.
La pauvre Sainte, au contraire, marchait lentement et la tête baissée. Son cœur se serrait à l’idée de cette nouvelle lutte et des malheurs qui nécessairement en devaient être la suite.
Comme elle tournait un angle de la route, le galop d’un cheval vint frapper ses oreilles. Elle s’arrêta craintive ; son père avait déjà disparu derrière les grands arbres de la forêt. Le bruit cependant approchait rapidement. Bientôt, Sainte aperçut un cheval lancé à toute bride, et qui venait vers elle. Sur le cheval était une jeune fille à peine sortie de l’enfance qui, vêtue en amazone, poussait sa monture avec une sorte de frénésie. Sainte reconnut Marie Brand.
La fille du ci-devant bedeau passa près de son ancienne amie sans s’arrêter. Elle fit de la main un geste de reconnaissance plutôt hautain qu’amical, et un fier sourire vint errer sur sa lèvre. Puis, elle toucha de sa cravache la croupe fumante de son beau cheval, qui bondit en avant, et franchit en deux sauts l’espace qui le séparait de la route.
Sainte répondit au froid salut de Marie par le cordial : Bonjour ! du village. Elle ne l’avait jamais vue ainsi parée des atours qui conviennent à une demoiselle des villes. Elle la trouva belle, et se sentit venir au front une subite rougeur. Peut-être était-ce le plaisir de voir une compagne aimée ; peut-être aussi était-ce un vague et fugitif désir de parures : pour être simple, généreuse et bonne, Sainte n’en était pas moins une jeune fille, et quelle jeune fille ne se sent point parfois tourmentée par la naïve coquetterie du premier âge ?
Quand Marie fut passée, elle la suivit du regard, et remarqua le fusil double qu’un cordon de soie retenait à l’épaule de la jeune amazone ; elle remarqua aussi que sa toque de velours était surmontée d’une cocarde blanche.
– Où va-t-elle ainsi ? se demanda Sainte.
Puis, se souvenant des demi-mots de son père lorsqu’il venait à parler de Marie, elle ajouta :
– Et qui est-elle ?…