ROSINE seule, un bougeoir à la main. Elle prend du papier sur la table et se met à écrire.
Marceline est malade, tous les gens sont occupés, et personne ne me voit écrire. Je ne sais si ces murs ont des yeux et des oreilles, ou si mon Argus a un génie malfaisant qui l'instruit à point nommé, mais je ne puis dire un mot ni faire un pas dont il ne devine sur-le-champ l'intention… Ah! Lindor!.. (Elle cachete la lettre.) Fermons toujours ma lettre, quoique j'ignore quand et comment je pourrai la lui faire tenir. Je l'ai vu, à travers ma jalousie, parler long-temps au Barbier Figaro. C'est un bon homme, qui m'a montré quelquefois de la pitié; si je pouvois l'entretenir un moment!
Ah! Monsieur Figaro, que je suis aise de vous voir!
Votre santé, Madame?
Pas trop bonne, Monsieur Figaro. L'ennui me tue.
Je le crois; il n'engraisse que les sots.
Avec qui parliez-vous donc là-bas si vivement? Je n'entendois pas, mais…
Avec un jeune Bâchelier de mes parents, de la plus grande espérance, plein d'esprit, de sentimens, de talens, et d'une figure fort revenante.
Oh! tout-à-fait bien, je vous assure! Il se nomme?..
Lindor. Il n'a rien. Mais, s'il n'eût pas quitté brusquement Madrid, il pouvoit y trouver quelque bonne place.
Il en trouvera, Monsieur Figaro, il en trouvera. Un jeune homme tel que vous le dépeignez n'est pas fait pour rester inconnu.
Fort bien. (Haut.) Mais il a un grand défaut, qui nuira toujours à son avancement.
Un défaut, Monsieur Figaro! Un défaut! en êtes-vous bien sûr?
Il est amoureux.
Il est amoureux! et vous appellez cela un défaut?
A la vérité, ce n'en est un que relativement à sa mauvaise fortune.
Ah! que le sort est injuste67! Et nomme-t-il la personne qu'il aime? Je suis d'une curiosité…
Vous êtes la dernière, Madame, à qui je voudrois faire une confidence de cette nature.
Pourquoi, Monsieur Figaro? Je suis discrette; ce jeune homme vous appartient, il m'intéresse infiniment… dites donc68…
Figurez-vous la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l'appétit, pied furtif, taille adroite, élancée, bras dodus, bouche rozée, et des mains! des joues! des dents! des yeux!..
Qui reste en cette Ville?
En ce quartier.
Dans cette rue peut-être?
A deux pas de moi.
Ah, que c'est charmant!.. pour Monsieur votre parent. Et cette personne est?..
Je ne l'ai pas nommée?
C'est la seule chose que vous ayez oubliée, Monsieur Figaro. Dites donc, dites donc vîte; si l'on rentroit, je ne pourrois plus savoir…
Vous le voulez absolument, Madame? Eh bien! cette personne est… la Pupille de votre Tuteur.
La Pupille?..
Du Docteur Bartholo, oui, Madame.
Ah! Monsieur Figaro!.. je ne vous crois pas, je vous assure.
Et c'est ce qu'il brûle de venir vous persuader lui-même.
Vous me faites trembler, Monsieur Figaro.
Fi donc, trembler? mauvais calcul, Madame; quand on cède à la peur du mal, on ressent déjà le mal de la peur. D'ailleurs, je viens de vous débarrasser de tous vos surveillans, jusqu'à demain.
S'il m'aime, il doit me le prouver en restant absolument tranquille.
Eh! Madame, amour et repos peuvent-ils habiter en même cœur? La pauvre jeunesse est si malheureuse aujourd'hui, qu'elle n'a que ce terrible choix: amour sans repos, ou repos sans amour.
Repos sans amour… paroît…
Ah! bien languissant. Il semble, en effet, qu'amour sans repos se présente de meilleure grace; et pour moi, si j'étois femme…
Il est certain qu'une jeune personne ne peut empêcher un honnête homme de l'estimer; mais s'il alloit faire quelque imprudence, Monsieur Figaro, il nous perdroit.
Il nous perdroit. (Haut.) Si vous le lui défendiez expressément par une petite lettre… Une lettre a bien du pouvoir.
Je n'ai pas le temps de recommencer celle-ci, mais en la lui donnant, dites-lui… dites-lui bien… (Elle écoute.)
Personne, Madame.
Que c'est par pure amitié tout ce que je fais.
Cela parle de soi. Tudieu! l'Amour a bien une autre allure!
Que par pure amitié, entendez-vous70? Je crains seulement que, rebuté par les difficultés…
Oui, quelque feu follet. Souvenez-vous, Madame, que le vent qui éteint une lumière allume un brasier, et que nous sommes ce brasier-là. D'en parler seulement, il exhale un tel feu qu'il m'a presque enfiévré71 de sa passion, moi qui n'y ai que voir.
Dieux! J'entends mon Tuteur. S'il vous trouvoit ici… passez par le cabinet du clavecin, et descendez le plus doucement que vous pourrez.
Soyez tranquille. (A part.) Voici qui vaut mieux que mes observations. (Il entre dans le cabinet.)
Je meurs d'inquiétude jusqu'à ce qu'il soit dehors…72. Que je l'aime ce bon Figaro! C'est un bien honnête homme, un bon parent. Ah! voilà mon tyran; reprenons mon ouvrage. (Elle souffle la bougie, s'assied et prend une broderie au tambour.)
Ah! malédiction! l'enragé, le scélérat corsaire de Figaro! Là, peut-on sortir un moment de chez soi, sans être sûr en rentrant…
Qui vous met donc si fort en colere, Monsieur?
Ce damné Barbier qui vient d'écloper toute ma maison, en un tour de main73. Il donne un narcotique à l'Éveillé, un sternutatoire à la Jeunesse; il saigne au pied Marceline; il n'y a pas jusqu'à ma mule… sur les yeux d'une pauvre bête aveugle, un cataplasme! Parce qu'il me doit cent écus, il se presse de faire des mémoires. Ah! qu'il les apporte! Et personne à l'antichambre, on arrive à cet appartement comme à la place d'armes.
Et qui peut y pénétrer que vous, Monsieur?
J'aime mieux craindre sans sujet que de m'exposer sans précaution; tout est plein de gens entreprenans, d'audacieux… N'a-t-on pas ce matin encore ramassé lestement votre chanson, pendant que j'allois la chercher? Oh! je…
C'est bien mettre à plaisir de l'importance à tout! Le vent peut avoir éloigné ce papier, le premier venu, que sais-je?
Le vent, le premier venu!.. Il n'y a point de vent, Madame, point de premier venu dans le monde; et c'est toujours quelqu'un posté là exprès qui ramasse les papiers qu'une femme a l'air de laisser tomber par mégarde.
A l'air, Monsieur?
Oui, Madame, a l'air.
Oh! le méchant vieillard!
Mais tout cela n'arrivera plus, car je vais faire sceller cette grille.
Faites mieux; murez les fenêtres tout d'un coup. D'une prison à un cachot, la différence est si peu de chose!
Pour celles qui donnent sur la rue? Ce ne seroit peut-être pas si mal75… Ce Barbier n'est pas entré chez vous, au moins!
Vous donne-t-il aussi de l'inquiétude?
Tout comme un autre.
Que vos repliques sont honnêtes!
Ah! fiez-vous à tout le monde, et vous aurez bientôt à la maison une bonne femme pour vous tromper, de bons amis pour vous la souffler et de bons valets pour les y aider.
Quoi, vous n'accordez pas même qu'on ait des principes contre la séduction de Monsieur Figaro?
Qui diable entend quelque chose à la bizarrerie des femmes?
Mais, Monsieur, s'il suffit d'être homme pour nous plaire, pourquoi donc me déplaisez-vous si fort?
Pourquoi?.. Pourquoi?.. Vous ne répondez pas à ma question sur ce Barbier?
Eh bien oui, cet homme est entré chez moi, je l'ai vu, je lui ai parlé. Je ne vous cache pas même que je l'ai trouvé fort aimable; et puissiez-vous en mourir de dépit77!
(Elle sort.)
Oh! les juifs! les chiens de valets! La Jeunesse? L'Éveillé? l'Éveillé maudit!
Aah, aah, ah, ah…
Où étois-tu, peste d'étourdi, quand ce Barbier est entré ici?
Monsieur, j'étois… ah, aah, ah…
A machiner quelque espiéglerie sans doute? Et tu ne l'as pas vu?
Sûrement je l'ai vu, puisqu'il m'a trouvé tout malade, à ce qu'il dit; et faut bien que ça soit vrai, car j'ai commencé à me douloir78 dans tous les membres, rien qu'en l'en entendant parl… Ah, ah, ah…
Rien qu'en l'en entendant!.. Où donc est ce vaurien de la Jeunesse79? Droguer ce petit garçon sans mon ordonnance! Il y a quelque friponnerie là-dessous.
LES ACTEURS PRÉCÉDENS. (La Jeunesse arrive en vieillard, avec une canne en béquille; il éternue plusieurs fois.)
La Jeunesse.
Tu éternueras dimanche.
Voilà plus de cinquante… cinquante fois… dans un moment. (Il éternue.) Je suis brisé.
Comment! Je vous demande à tous deux s'il est entré quelqu'un chez Rosine, et vous ne me dites pas que ce Barbier…
Est-ce que c'est quelqu'un donc Monsieur Figaro? Aah, ah…
Je parie que le rusé s'entend avec lui.
Moi… Je m'entends!..
Eh mais, Monsieur, y a-t-il… y a-t-il de la justice?
De la justice! C'est bon entre vous autres misérables, la justice! Je suis votre maître, moi, pour avoir toujours raison.
Mais pardi, quand une chose est vraie…
Quand une chose est vraie! Si je ne veux pas qu'elle soit vraie, je prétends bien qu'elle ne soit pas vraie. Il n'y auroit qu'à permettre à tous ces faquins-là d'avoir raison, vous verriez bientôt ce que deviendrait l'autorité.
J'aime autant recevoir mon congé. Un service terrible, et toujours un train d'enfer.
Un pauvre homme de bien est traité comme un misérable.
Sors donc, pauvre homme de bien. (Il les contrefait.) Et t'chi et t'cha; l'un m'éternue au nez, l'autre m'y bâille.
Ah! Monsieur, je vous jure que sans Mademoiselle, il n'y auroit… il n'y auroit pas moyen de rester dans la maison82.
(Il sort en éternuant.)
BARTHOLO, DON BAZILE, FIGARO, caché dans le cabinet, paroît de temps en temps, et les écoute.
Ah! Don Bazile, vous veniez donner à Rosine sa leçon de musique?
C'est ce qui presse le moins.
J'ai passé chez vous sans vous trouver.
J'étois sorti pour vos affaires. Apprenez une nouvelle assez fâcheuse.
Pour vous?
Non, pour vous. Le Comte Almaviva est dans cette Ville.
Parlez bas. Celui qui faisoit chercher Rosine dans tout Madrid?
Il loge à la grande place et sort tous les jours déguisé.
Il n'en faut point douter, cela me regarde. Et que faire?
Si c'étoit un particulier, on viendroit à bout de l'écarter.
Oui, en s'embusquant le soir, armé, cuirassé…
Bone Deus! Se compromettre! Susciter une méchante affaire, à la bonne heure, et, pendant la fermentation, calomnier à dire d'Experts; concedo.
Singulier moyen de se défaire d'un homme!
La calomnie, Monsieur? Vous ne savez gueres ce que vous dédaignez; j'ai vu les plus honnêtes gens prêts d'en être accablés. Croyez qu'il n'y a pas de plate méchanceté, pas d'horreurs, pas de conte absurde, qu'on ne fasse adopter aux oisifs d'une grande Ville, en s'y prenant bien: et nous avons ici des gens d'une adresse!.. D'abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l'orage, pianissimo murmure et file, et seme en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano vous le glisse en l'oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche il va le diable; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, sifler, s'enfler, grandir à vue d'œil; elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grace au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisteroit?
Mais quel radotage me faites-vous donc-là, Bazile? Et quel rapport ce piano-crescendo peut-il avoir à ma situation?
Comment, quel rapport? Ce qu'on fait par-tout pour écarter son ennemi, il faut le faire ici pour empêcher le vôtre d'approcher.
D'approcher? Je prétends bien épouser Rosine avant qu'elle apprenne seulement que ce Comte existe.
En ce cas, vous n'avez pas un instant à perdre.
Et à qui tient-il, Bazile? Je vous ai chargé de tous les détails de cette affaire.
Oui. Mais vous avez lésiné sur les frais, et, dans l'harmonie du bon ordre, un mariage inégal, un jugement inique, un passe-droit évident, sont des dissonnances84 qu'on doit toujours préparer et sauver par l'accord parfait de l'or.
Il faut en passer par où vous voulez; mais finissons.
Cela s'appelle parler. Demain tout sera terminé; c'est à vous d'empêcher que personne, aujourd'hui, ne puisse instruire la Pupille.
Fiez-vous-en à moi. Viendrez-vous ce soir, Bazile?
N'y comptez pas. Votre mariage seul m'occupera toute la journée; n'y comptez pas.
Serviteur.
Restez, Docteur, restez donc.
Non pas. Je veux fermer sur vous la porte de la rue.
Oh! la bonne précaution! Fermes, fermes la porte de la rue, et moi je vais la r'ouvrir au Comte en sortant. C'est un grand maraud que ce Bazile! heureusement il est encore plus sot. Il faut un état, une famille, un nom, un rang, de la consistance enfin, pour faire sensation dans le monde en calomniant. Mais un Bazile! il médiroit qu'on ne le croiroit pas.
Quoi! vous êtes encore-là, Monsieur Figaro?
Très-heureusement pour vous, Mademoiselle. Votre Tuteur et votre Maître de Musique, se croyant seuls ici, viennent de parler à cœur ouvert…
Et vous les avez écoutés, Monsieur Figaro? Mais savez-vous que c'est fort mal?
D'écouter? C'est pourtant ce qu'il y a de mieux pour bien entendre. Apprenez que votre Tuteur se dispose à vous épouser demain.
Ah! grands Dieux!
Ne craignez rien, nous lui donnerons tant d'ouvrage, qu'il n'aura pas le tems de songer à celui-là.
Le voici qui revient, sortez donc par le petit escalier: vous me faites mourir de frayeur.
(Figaro s'enfuit.)
Vous étiez ici avec quelqu'un, Monsieur?
Don Bazile que j'ai reconduit, et pour cause. Vous eussiez mieux aimé que c'eût été Monsieur Figaro.
Cela m'est fort égal, je vous assure.
Je voudrois bien savoir ce que ce Barbier avoit de si pressé à vous dire?
Faut-il parler sérieusement? Il m'a rendu compte de l'état de Marceline, qui même n'est pas trop bien, à ce qu'il dit.
Vous rendre compte? Je vais parier qu'il étoit chargé de vous remettre quelque lettre.
Et de qui, s'il vous plaît?
Oh, de qui! De quelqu'un que les femmes ne nomment jamais. Que sais-je, moi? Peut-être la réponse au papier de la fenêtre.
Il n'en a pas manqué une seule. (Haut.) Vous mériteriez bien que cela fût.
Cela est. Vous avez écrit.
Il seroit assez plaisant que vous eussiez le projet de m'en faire convenir.
Moi, point du tout; mais votre doigt encore taché d'encre! hein? rusée Signora!
Maudit homme!
Une femme se croit bien en sûreté parce qu'elle est seule.
Ah! sans doute… La belle preuve!.. Finissez donc, Monsieur, vous me tordez le bras. Je me suis brûlée en chiffonnant autour de cette bougie, et l'on m'a toujours dit qu'il falloit aussi-tôt tremper dans l'encre; c'est ce que j'ai fait.
C'est ce que vous avez fait? Voyons donc si un second témoin confirmera la déposition du premier. C'est ce cahier de papier où je suis certain qu'il y avoit six feuilles; car je les compte tous les matins, aujourd'hui encore.
Oh! imbécille! (haut) la sixième…
Trois, quatre, cinq; je vois bien qu'elle n'y est pas, la sixième.
La sixiéme, je l'ai employée à faire un cornet pour des bonbons que j'ai envoyés à la petite Figaro.
A la petite Figaro? Et la plume qui étoit toute neuve, comment est-elle devenue noire? est-ce en écrivant l'adresse de la petite Figaro?
Cet homme a un instinct de jalousie!.. (Haut.) Elle m'a servi à retracer une fleur effacée sur la veste que je vous brode au tambour.
Que cela est édifiant! Pour qu'on vous crût, mon enfant, il faudroit ne pas rougir en déguisant coup sur coup la vérité; mais c'est ce que vous ne savez pas encore.
Et qui ne rougiroit pas, Monsieur, de voir tirer des conséquences aussi malignes des choses le plus innocemment faites?
Certes, j'ai tort; se brûler le doigt, le tremper dans l'encre, faire des cornets aux bonbons de la petite Figaro, et dessiner ma veste au tambour! quoi de plus innocent! Mais que de mensonges entassés pour cacher un seul fait!.. Je suis seule, on ne me voit point; je pourrai mentir à mon aise; mais le bout du doigt reste noir! la plume est tachée, le papier manque; on ne sauroit penser à tout. Bien certainement, Signora, quand j'irai par la Ville, un bon double tour me répondra de vous.
Mais que nous veut cet homme? Un Soldat! Rentrez chez vous, Signora.
Qui de vous deux, Mesdames, se nomme le Docteur Balordo? (A Rosine, bas.) Je suis Lindor.
Bartholo!
Il parle de Lindor.
Balordo, Barque à l'eau, je m'en moque comme de ça. Il s'agit seulement de savoir laquelle des deux… (A Rosine, lui montrant un papier.)87 Prenez cette lettre.
Laquelle! vous voyez bien que c'est moi. Laquelle! Rentrez donc, Rosine, cet homme paroît avoir du vin.
C'est pour cela, Monsieur; vous êtes seul. Une femme en impose quelquefois.
Rentrez, rentrez; je ne suis pas timide.
Oh! je vous ai reconnu d'abord à votre signalement.
Qu'est-ce que c'est donc que vous cachez-là dans votre poche?
Je le cache dans ma poche pour que vous ne sachiez pas ce que c'est.
Mon signalement? Ces gens-là croient toujours parler à des Soldats!
Pensez-vous que ce soit une chose si difficile à faire que votre signalement?
Qu'est-ce que cela veut dire! Êtes-vous ici pour m'insulter? Délogez à l'instant.
Déloger! Ah, fi! que c'est mal parler! Savez-vous lire, Docteur… Barbe à l'eau?
Autre question saugrenue.
Oh! que cela ne vous fasse point de peine, car, moi qui suis pour le moins aussi Docteur que vous…
Comment cela?
Est-ce que je ne suis pas le Médecin des chevaux du Régiment? Voilà pourquoi l'on m'a exprès logé chez un confrère.
Oser comparer un Maréchal!..
Sans chanter. { Non, Docteur, je ne prétends pas
{ Que notre art obtienne le pas
{ Sur Hypocrate et sa brigade.
En chantant. { Votre savoir, mon camarade,
{ Est d'un succès plus général;
{ Car, s'il n'emporte point le mal,
{ Il emporte au moins le malade.
C'est-il poli, ce que je vous dis-là?
Il vous sied bien, manipuleur ignorant, de ravaler ainsi le premier, le plus grand et le plus utile des arts!
Utile tout-à-fait pour ceux qui l'exercent.
Un art dont le soleil s'honore d'éclairer les succès.
Et dont la terre s'empresse de couvrir les bévues90.
On voit bien, mal-appris, que vous n'êtes habitué de parler qu'à des chevaux.
Parler à des chevaux! Ah! Docteur91, pour un Docteur d'esprit… N'est-il pas de notoriété que le Maréchal guérit toujours ses malades sans leur parler; au lieu que le Médecin parle beaucoup aux siens…
Sans les guérir, n'est-ce pas?
C'est vous qui l'avez dit92.
Qui diable envoie ici ce maudit ivrogne?
Je crois que vous me lâchez des épigrammes d'amour!
Enfin, que voulez-vous? que demandez-vous?
Eh bien donc, il s'enflamme! Ce que je veux? Est-ce que vous ne le voyez pas?
Monsieur le Soldat, ne vous emportez point, de grace. (A Bartholo.) Parlez-lui doucement, Monsieur; un homme qui déraisonne.
Vous avez raison; il déraisonne, lui, mais nous sommes raisonnables, nous! Moi poli, et vous jolie93… enfin suffit. La vérité, c'est que je ne veux avoir affaire qu'à vous dans la maison.
Que puis-je pour votre service, Monsieur le Soldat?
Une petite bagatelle, mon enfant94. Mais s'il y a de l'obscurité dans mes phrases…
J'en saisirai l'esprit.
Non, attachez-vous à la lettre, à la lettre. Il s'agit seulement… mais je dis en tout bien, tout honneur, que vous me donniez à coucher ce soir.
Rien que cela?
Pas davantage. Lisez le billet doux que notre Maréchal des Logis vous écrit.
Voyons. (Le Comte cache la lettre et lui donne un autre papier. Bartholo lit.) «Le docteur Bartholo recevra, nourrira, hébergera, couchera…
Couchera.
«Pour une nuit seulement, le nommé Lindor, dit l'Écolier, Cavalier au Régiment…»
C'est lui, c'est lui-même.
Qu'est-ce qu'il y a?
Eh bien! ai-je tort à présent, Docteur Barbaro?
On dirait que cet homme se fait un malin plaisir de m'estropier de toutes les manières possibles. Allez au diable! Barbaro! Barbe à l'eau! et dites à votre impertinent Maréchal des Logis que95, depuis mon voyage à Madrid, je suis exempt de loger des gens de guerre.
O Ciel! fâcheux contre temps96!
Ah! ah! notre ami, cela vous contrarie et vous dégrise un peu? Mais n'en décampez pas moins à l'instant.
J'ai pensé me trahir! (Haut.) Décamper97! Si vous êtes exempt des gens de guerre, vous n'êtes pas exempt de politesse, peut-être? Décamper! Montrez-moi votre brevet d'exemption, quoique je ne sache pas lire, je verrai bientôt…
Qu'à cela ne tienne. Il est dans ce bureau.
Ah! ma belle Rosine!
Quoi, Lindor, c'est-vous?
Recevez au moins cette lettre.
Prenez garde, il a les yeux sur nous.
Tirez votre mouchoir, je la laisserai tomber.
(Il s'approche.)
Doucement, doucement, Seigneur Soldat, je n'aime point qu'on regarde ma femme de si près.
Elle est votre femme?
Eh! quoi donc?
Je vous ai pris pour son bisaïeul paternel, maternel, sempiternel; il y a au moins trois générations entr'elle et vous99.
«Sur les bons et fidèles témoignages qui nous ont été rendus…»
Est-ce que j'ai besoin de tout ce verbiage?
Savez-vous bien, Soldat, que si j'appelle mes gens, je vous fais traiter sur le champ comme vous le méritez?
Bataille? Ah! volontiers, Bataille! c'est mon métier à moi. (Montrant son pistolet de ceinture.) Et voici de quoi leur jetter de la poudre aux yeux. Vous n'avez peut-être jamais vu de Bataille, Madame?
Ni ne veux en voir.
Rien n'est pourtant aussi gai que Bataille. Figurez-vous (Poussant le Docteur) d'abord que l'ennemi est d'un côté du ravin, et les amis de l'autre. (A Rosine, en lui montrant la lettre.) Sortez le mouchoir. (Il crache à terre.) Voilà le ravin, cela s'entend101.
Ah! ah!..
Tenez… moi qui allois vous apprendre ici les secrets de mon métier… Une femme bien discrette en vérité! Ne voilà-t-il pas un billet doux qu'elle laisse tomber de sa poche102?
Donnez, donnez.
Dulciter, Papa! chacun son affaire. Si une ordonnance de rhubarbe étoit tombée de la vôtre?..
Ah! je sais ce que c'est, Monsieur le Soldat.
(Elle prend la lettre, qu'elle cache dans la petite poche de son tablier103.)
Sortez-vous enfin?
Eh bien, je sors; adieu, Docteur; sans rancune. Un petit compliment, mon cœur: priez la mort de m'oublier encore quelques campagnes; la vie ne m'a jamais été si chère.
Allez toujours, si j'avois ce crédit-là sur la mort…
Sur la mort? Ah! Docteur! vous faites tant de choses pour elle, qu'elle n'a rien à vous refuser.
(Il sort.)
Il est enfin parti. (A part.) Dissimulons.
Convenez pourtant, Monsieur, qu'il est bien gai ce jeune Soldat! A travers son ivresse, on voit qu'il ne manque ni d'esprit ni d'une certaine éducation.
Heureux, m'amour, d'avoir pu nous en délivrer! mais n'es-tu pas un peu curieuse de lire avec moi le papier qu'il t'a remis?
Quel papier?
Celui qu'il a feint de ramasser pour te le faire accepter.
Bon! c'est la lettre de mon cousin l'Officier, qui étoit tombée de ma poche.
J'ai idée, moi, qu'il l'a tirée de la sienne.
Je l'ai très-bien reconnue.
Qu'est-ce qu'il coûte d'y regarder?
Je ne sais pas seulement ce que j'en ai fait.
Tu l'as mise là.
Ah! ah! par distraction.
Ah! sûrement. Tu vas voir que ce sera quelque folie.
Si je ne le mets pas en colere, il n'y aura pas moyen de refuser.
Donnes donc, mon cœur.
Mais quelle idée avez-vous en insistant, Monsieur? Est-ce encore quelque méfiance?
Mais, vous! Quelle raison avez-vous de ne pas le montrer?
Je vous répète, Monsieur, que ce papier n'est autre que la lettre de mon cousin, que vous m'avez rendue hier toute décachetée; et puisqu'il en est question, je vous dirai tout net que cette liberté me déplaît excessivement.
Je ne vous entends pas!
Vais-je examiner les papiers qui vous arrivent? Pourquoi vous donnez-vous les airs de toucher à ceux qui me sont adressés? Si c'est jalousie, elle m'insulte; s'il s'agit de l'abus d'une autorité usurpée, j'en suis plus révoltée encore.
Comment révoltée! Vous ne m'avez jamais parlé ainsi.
Si je me suis modérée jusqu'à ce jour, ce n'étoit pas pour vous donner le droit de m'offenser impunément.
De quelle offense parlez-vous?
C'est qu'il est inoui qu'on se permette d'ouvrir les lettres de quelqu'un.
De sa femme?
Je ne la suis pas encore. Mais pourquoi lui donneroit-on la préférence d'une indignité qu'on ne fait à personne?
Vous voulez me faire prendre le change et détourner mon attention du billet, qui, sans doute, est une missive de quelqu'amant! mais je le verrai, je vous assure.
Vous ne le verrez pas. Si vous m'approchez, je m'enfuis de cette maison, et je demande retraite au premier venu.
Qui ne vous recevra point.
C'est ce qu'il faudra voir.
Nous ne sommes pas ici en France, où l'on donne toujours raison aux femmes; mais pour vous en ôter la fantaisie, je vais fermer la porte.
Ah Ciel! que faire?.. Mettons vîte à la place la lettre de mon cousin, et donnons-lui beau jeu à la prendre. (Elle fait l'échange, et met la lettre du cousin dans la pochette, de façon qu'elle sort un peu.)
Ah! j'espère maintenant la voir.
De quel droit, s'il vous plaît?
Du droit le plus universellement reconnu, celui du plus fort104.
On me tuera plutôt que de l'obtenir de moi.
Madame! Madame!..
Ah! quelle indignité!..
Donnez cette lettre, ou craignez ma colere.
Malheureuse Rosine!
Qu'avez-vous donc?
Quel avenir affreux!
Rosine!
J'étouffe de fureur!
Elle se trouve mal.
Je m'affaiblis, je meurs.
Dieux! la lettre! Lisons-la sans qu'elle en soit instruite. (Il lui tâte le poulx et prend la lettre, qu'il tâche de lire en se tournant un peu.)
Infortunée! ah!..
Quelle rage a-t-on d'apprendre ce qu'on craint toujours de savoir!
Ah! pauvre Rosine!
L'usage des odeurs… produit ces affections spasmodiques. (Il lit par derriere le fauteuil, en lui tâtant le poulx. Rosine se relève un peu, le regarde finement, fait un geste de tête, et se remet sans parler.)
O Ciel! c'est la lettre de son cousin. Maudite inquiétude! Comment l'appaiser maintenant? Qu'elle ignore au moins que je l'ai lue! (Il fait semblant de la soutenir et remet la lettre dans la pochette.)
Ah!..
Eh bien! ce n'est rien, mon enfant; un petit mouvement de vapeurs, voilà tout; car ton poulx n'a seulement pas varié. (Il va prendre un flacon sur la console.)
Il a remis la lettre: fort bien107!
Ma chere Rosine, un peu de cette eau spiritueuse.
Je ne veux rien de vous; laissez-moi.
Je conviens que j'ai montré trop de vivacité sur ce billet.
Il s'agit bien du billet. C'est votre façon de demander les choses qui est révoltante.
Pardon; j'ai bientôt senti tous mes torts, et tu me vois à tes pieds, prêt à les réparer.
Oui, pardon! Lorsque vous croyez que cette lettre ne vient pas de mon cousin.
Qu'elle soit d'un autre ou de lui, je ne veux aucun éclaircissement.
Vous voyez qu'avec de bonnes façons, on obtient tout de moi. Lisez-la.
Cet honnête procédé dissiperoit mes soupçons si j'étois assez malheureux pour en conserver.
Lisez-la donc, Monsieur.