Kitabı oku: «Les derniers jours de Pékin», sayfa 15
L’avenue, au delà de ce temple des stèles, se prolonge dans son même axe, indéfiniment longue encore, majestueuse entre ses deux parois de cèdres aux verdures presque noires, et recouverte par terre d’un tapis d’herbes, de fleurs, de mousses comme si on n’y marchait jamais. Toutes les avenues dans ce bois sont habituées au même continuel abandon, au même continuel silence, car les Chinois ne venaient ici qu’à de longs intervalles, en cortèges respectueux et lents, pour accomplir des rites mortuaires. Et cet air de délaissement, dans cette splendeur, est le grand charme de ce lieu unique au monde.
Quand les alliés auront évacué la Chine, le parc des tombeaux, qui nous aura été ouvert un moment, redeviendra impénétrable aux Européens pour des temps que l’on ignore, jusqu’à une invasion nouvelle peut-être, qui fera cette fois crouler le vieux Colosse jaune… A moins qu’il ne secoue son sommeil de mille ans, le Colosse encore capable de jeter l’épouvante, et qu’il ne prenne enfin les armes pour quelque revanche à laquelle on n’ose songer… Mon Dieu, le jour où la Chine, au lieu de ses petits régiments de mercenaires et de bandits, lèverait en masse, pour une suprême révolte, ses millions de jeunes paysans tels que ceux que je viens de voir, sobres, cruels, maigres et musclés, rompus à tous les exercices physiques et dédaigneux de la mort, quelle terrifiante armée elle aurait là, en mettant aux mains de ces hommes nos moyens modernes de destruction!… Et vraiment il semble, quand on y réfléchit, que certains de nos alliés aient été imprudents de semer ici tant de germes de haine et tant de besoins de vengeance.
Là-bas, au bout de l’avenue déserte aux verdures sombres, le temple final commence de montrer son toit d’émail. La montagne au-dessus, l’étrange montagne dentelée qui a été choisie pour être comme la toile de fond du morne décor, monte aujourd’hui, toute violette et rose, dans une déchirure de ciel d’un bleu rare, d’un bleu de turquoise mourante, tournant au vert. La lumière demeure exquise et discrète; le soleil, voilé sous ces mêmes nuages couleur de tourterelle. Et nous n’entendons plus marcher nos chevaux sur le feutrage épais des herbes et des mousses.
On voit maintenant les grandes portes triples du sanctuaire, qui sont d’un rouge de sang avec des ferrures d’or.
Encore la blancheur d’un triple pont de marbre, aux dalles glissantes, sur lesquelles ma petite armée recommence de faire en passant un bruit exagéré, comme si ces rangées de cèdres en muraille autour de nous avaient les sonorités d’une basilique. Et à partir d’ici, pour garder ces abords de plus en plus sacrés, de hautes statues de marbre s’alignent des deux côtés de l’avenue; nous cheminons entre d’immobiles éléphants, des chevaux, des lions, des guerriers muets et blancs qui ont trois fois la taille humaine.
Dès qu’on aborde les terrasses blanches du temple, on commence d’apercevoir les dégâts de la guerre. Les soldats allemands, venus ici avant les nôtres, ont arraché par places, avec la pointe de leurs sabres, les belles garnitures en bronze doré des portes rouges, les prenant pour de l’or.
Dans une première cour, des édifices latéraux, sous des toitures aussi somptueusement émaillées que celles du grand sanctuaire, étaient les cuisines où l’on préparait, à certaines époques, pour l’Ombre du mort, des repas comme pour une légion d’ogres ou de vampires. Les énormes fourneaux, les énormes cuves de bronze où l’on cuisait des boeufs tout entiers sont encore intacts; mais les dalles sont jonchées de débris de céramiques, de cassons faits à coups de crosse ou de baïonnette.
Sur des terrasses de plus en plus hautes, après deux ou trois cours dallées de marbre, après deux ou trois enceintes aux triples portes de cèdre, le temple central s’ouvre à nous, vide et dévasté. Il reste magnifique de proportions, dans sa demi-obscurité, avec ses hautes colonnes de laque rouge et d’or; mais on l’a dépouillé de ses richesses sacrées. Lourdes tentures de soie, idoles, vases de libation en argent, vaisselle plate pour les festins des Ombres, avaient presque entièrement disparu quand les Français sont arrivés, et ce qui restait du trésor a été réuni en lieu sûr par nos officiers. Deux d’entre eux viennent même d’être décorés pour ce sauvetage par l’Empereur de Chine6, – et c’est là un des épisodes les plus singuliers de cette guerre anormale: le souverain du pays envahi décorant spontanément, par reconnaissance, des officiers de l’armée d’invasion…
Derrière ce temple enfin est le colossal tombeau.
Pour enfouir un empereur mort, les Chinois découpent un morceau dans une colline, comme on taillerait une portion dans un gâteau de Titans, l’isolent par d’immenses déblais, et puis l’entourent de remparts crénelés. Cela devient alors comme une citadelle massive, et dans la profondeur des terres, ils creusent le couloir sépulcral dont quelques initiés ont seuls le secret; là, tout au bout, on dépose l’empereur, non momifié, qui doit se désagréger lentement dans un épais cercueil en cèdre laqué d’or. Ensuite, on mure à jamais la porte du souterrain par une sorte d’écran, en céramiques invariablement jaunes et vertes, dont les reliefs représentent des lotus, des dragons et des nuages. Et chaque souverain, à son heure, est enseveli et muré de la même façon, – au milieu d’une zone de forêt aussi vaste et aussi solitaire.
Nous arrivons donc au pied de ce morceau de colline et de ce rempart, arrêtés dans notre visite par le lugubre écran de faïence jaune et verte, qui sera le terme de notre voyage de quarante lieues: un écran carré d’une vingtaine de pieds de côté, encore éclatant de vernis et de couleurs, sur les grisailles des briques murales et de la terre.
Ici les corbeaux, comme s’ils devinaient la sinistre chose qu’on leur cache au coeur de la montagne taillée, sont groupés en masse et nous accueillent par un concert de cris.
Et, en face de l’écran de faïence, un bloc, un autel de marbre à peine dégrossi, d’une simplicité brutale qui contraste avec les splendeurs du temple et de l’avenue, est dressé en plein air; il supporte une espèce de brûle-parfums, fait en une matière tragique et inconnue, et deux ou trois objets symboliques d’une rudesse intentionnelle. On reste confondu devant la forme étrange, la barbarie quasi primitive de ces dernières et suprêmes choses, là, tout près de ce seuil; leur aspect est pour causer je ne sais quelle indéfinissable épouvante… De même, jadis, dans la sainte montagne de Nikko, où dorment les empereurs de l’ancien Japon, après la féerique magnificence des temples en laque d’or, devant la petite porte de bronze de chaque sépulcre, je m’étais heurté au mystère d’un autel de ce genre, supportant deux ou trois emblèmes frustes, inquiétants comme ceux-ci par leur fausse naïveté barbare…
Il y a, paraît-il, dans ces souterrains des Fils du Ciel, des trésors, des pierreries, du métal follement entassés. Les gens qui font autorité en matière de chinoiserie affirmaient à nos généraux qu’autour du cadavre d’un seul empereur, on aurait trouvé de quoi payer la rançon de guerre réclamée par l’Europe, et que, d’ailleurs, la simple menace de violer l’un quelconque de ces tombeaux d’ancêtres eût suffi à ramener la régente et son fils à Pékin, soumis et souples, accordant tout.
Heureusement pour notre honneur occidental, aucun des alliés n’a voulu de ce moyen. Et les écrans de céramiques jaunes et vertes n’ont point été défoncés; même les moindres dragons ou lotus, en saillies frêles, y sont restés intacts. On s’est arrêté là. Les vieux empereurs, derrière leurs murs éternels, ont dû tous entendre sonner de près les clairons de l’armée «barbare» et battre ses tambours; mais chacun d’eux a pu se rendormir ensuite dans sa nuit, tranquille comme devant, au milieu de l’inanité de ses fabuleuses richesses.
VIII. LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN
I
Pékin, mercredi 1er mai.
Je suis rentré hier de ma visite aux tombeaux des empereurs, après trois journées et demie de voyage comme dans la brume, par «vent jaune», sous un lourd soleil obscurci de poussière. Et me voici de nouveau dans le Pékin impérial, auprès de notre général en chef, dans ma même chambre du Palais du Nord. Le thermomètre hier marquait 40° à l’ombre; aujourd’hui, 8° seulement (trente-deux degrés d’écart en vingt-quatre heures); un vent glacé chasse des gouttes de pluie mêlées de quelques flocons blancs, et, au-dessus du Palais d’Été, les proches montagnes sont toutes marbrées de neige. – Il se trouve cependant des personnes en France pour se plaindre de la fragilité de nos printemps!
Mon expédition terminée, je devais reprendre aussitôt la route de Takou et de l’escadre; mais le général, qui donne demain une grande fête aux états-majors des armées alliées, a bien voulu m’y inviter et me retenir, et il a fallu de nouveau télégraphier à l’amiral, lui demander au moins trois jours de plus.
Le soir, sur l’esplanade du Palais de la Rotonde, je me promène en compagnie du colonel Marchand, par un crépuscule de mauvais temps, tourmenté, froid, assombri avant l’heure sous des nuages rapides que le vent déchire, et, dans les éclaircies, on aperçoit, là-bas sur les montagnes du Palais d’Été, toujours cette neige tristement blanche, en avant des fonds obscurs…
Autour de nous, il y a un grand désarroi de fête, qui contraste avec le désarroi de bataille et de mort que j’avais connu ici même, l’automne dernier. Des zouaves, des chasseurs d’Afrique s’agitent gaiement, promènent des échelles, des draperies, des brassées de feuillage et de fleurs. Autour de la belle pagode, toujours éclatante d’émail, de laque et d’or, les vieux cèdres centenaires sont déguisés en arbres à fruits; leurs branches presque sacrées supportent des milliers de ballons jaunes, qui semblent de grosses oranges. Et des chaînettes vont de l’un à l’autre, soutenant des lanternes chinoises en guirlandes.
C’est lui, le colonel Marchand, qui a accepté d’être l’organisateur de tout. Et il me demande:
– Pensez-vous que ce sera bien! Là, vraiment, pensez-vous que ça sortira un peu de la banalité courante? C’est que, voyez-vous, je voudrais faire mieux que ce qu’ont déjà fait les autres…
Les autres, ce sont les Allemands, les Américains, tous ceux des Alliés qui ont déjà donné des fêtes avant les Français. – Et depuis cinq ou six jours, il a déployé une activité fiévreuse, mon nouvel ami, pour réaliser son idée de faire quelque chose de jamais vu, travaillant jusqu’au milieu des nuits, avec ses hommes auxquels il a su communiquer son ardeur, mettant à cette besogne de plaisir la même volonté passionnée qu’il mit jadis à conduire à travers l’Afrique sa petite armée de braves. De temps à autre, cependant, son sourire, tout à coup, témoigne qu’ici il s’amuse, – et ne prendrait point au tragique la déroute possible, si le vent et la neige venaient à bouleverser la féerie qu’il rêve.
Non, mais c’est ennuyeux tout de même, ce temps, ce froid! Que devenir, puisque ça doit se passer justement en plein air, sur ces terrasses de palais, battues par tous les souffles du Nord? Et les illuminations, et les velums tendus? Et les femmes, qui vont geler, dans leurs robes du soir?… Car il y aura même des femmes, ici, au coeur de la «Ville jaune»…
Or, voici que tout à coup une rafale vient briser une file de girandoles à pendeloques de perles, déjà suspendues aux branches des vénérables cèdres et chavirer une rangée de ces pots de fleurs que l’on a déjà montés ici par centaines, pour rendre la vie à ces vieux jardins dévastés…
Jeudi 2 mai.
Des émissaires ont été lancés aux quatre coins de Pékin, annonçant que la fête de ce soir était remise à samedi, pour laisser passer la bourrasque. Et il m’a fallu demander encore par dépêche à l’amiral une prolongation de liberté. J’étais parti pour trois jours et serai resté près d’un mois dehors; je porte maintenant des chemises, des vestes, empruntées de-ci de-là, à des camarades de l’armée de terre.
* * * * *
J’ai l’honneur de déjeuner ce matin chez notre voisin de «Ville jaune», le maréchal de Waldersee.
Dans une partie de son palais que les flammes n’ont pas atteinte, une grande salle, en marqueteries, en boiseries à jours; le couvert est dressé là pour le maréchal et son état-major, – tout ce monde, correct, sanglé, irréprochablement militaire, au milieu de la fantaisie chinoise d’un tel cadre.
C’est la première fois de ma vie que je viens m’asseoir à une table d’officiers allemands, et je n’avais pas prévu la soudaine angoisse d’arriver en invité au milieu d’eux… Ces souvenirs d’il y a plus de trente ans! Les aspects particuliers que prit pour moi l’année terrible!…
Oh! ce long hiver de 1870, passé à errer avec un mauvais petit bateau, dans les coups de vent, sur les côtes prussiennes! Mon poste de veille, presque enfant que j’étais alors, dans le froid de la hune, et la silhouette, si souvent aperçue à l’horizon noir, d’un certain Koenig-Wilhelm lancé à notre poursuite, devant lequel il fallait toujours fuir, tandis que ses obus, derrière nous, sautillaient parfois sur l’eau glacée… Le désespoir alors de sentir notre petit rôle si inutile et sacrifié, au milieu de cette mer!… On ne savait même rien, que longtemps après; les nouvelles nous arrivaient là-bas si rares, dans les sinistres plis cachetés qu’on ouvrait en tremblant… Et, à chaque désastre, à chaque récit des cruautés allemandes, ces rages qui nous venaient au coeur, un peu enfantines encore dans l’excès de leur violence, et ces serments qu’on faisait entre soi de ne pas oublier!… Tout cela, pêle-mêle, ou plutôt la synthèse rapide de tout cela, se réveille en moi, à la porte de cette salle du déjeuner, même avant que j’aie passé le seuil, rien qu’à la vue des casques à pointe accrochés aux abords, et j’ai envie de m’en aller….
J’entre, et cela s’évanouit, cela sombre dans le lointain des années: leur accueil, leurs poignées de main et leurs sourires de bon aloi m’ont presque rendu l’oubli en une seconde, l’oubli momentané tout au moins… Il semble d’ailleurs qu’il n’y ait pas, entre eux et nous, ces antipathies de race, plus irréductibles que les rancunes aiguës d’une guerre.
Pendant le déjeuner, leur palais chinois, habitué à entendre les gongs et les flûtes, résonne mystérieusement des phrases de Lohengrin ou de l’Or du Rhin, jouées un peu au loin par leur musique militaire. Le maréchal aux cheveux blancs a bien voulu me placer près de lui, et, comme tous ceux des nôtres qui ont eu l’honneur de l’approcher, je subis le charme de son exquise distinction, de sa bienveillance et de sa bonté.
Vendredi 3 mai.
Autour de nous, l’immense Pékin, qui achève de se repeupler comme aux anciens jours, est très occupé de funérailles. Les Chinois, l’été dernier, s’entretuaient dans leur ville; aujourd’hui ils s’enterrent. Chaque famille a gardé ses cadavres à la maison durant des mois comme c’est l’usage, dans d’épais cercueils de cèdre qui atténuaient un peu l’odeur des pourritures; on apportait tous les jours aux morts des repas et des cadeaux, on leur brûlait des cires rouges, on leur faisait des musiques, on leur jouait du gong et de la flûte, dans la continuelle crainte de ne pas leur rendre assez d’honneur, d’encourir leurs vengeances et leurs maléfices. C’est l’époque maintenant de les conduire à leur trou, avec des suites d’un kilomètre de long, avec encore des flûtes et des gongs, d’innombrables lanternes et des emblèmes dorés qui se louent très cher; on se ruinera ensuite pour les monuments et les offrandes; on ne dormira plus, de peur de les voir revenir. Je ne sais qui a si bien défini la Chine: «Un pays où quelques centaines de millions de Chinois vivants sont dominés et terrorisés par quelques milliards de Chinois morts.» Le tombeau, partout et sous toutes ses formes, on ne rencontre pas autre chose dans la plaine de Pékin. Quant à tous ces bocages de cèdres, de pins et de thuyas, ce ne sont que des parcs funéraires, murés de doubles ou de triples murs, chaque parc le plus souvent consacré à un seul mort, qui retranche ainsi aux vivants une place énorme.
Un lama défunt, chez lequel je pénètre aujourd’hui, occupe pour son compte deux ou trois kilomètres carrés. Dans son parc, les vieux arbres, à peine feuillus, tamisent légèrement ce soleil chinois, qui, après la neige d’hier, recommence d’être brûlant et dangereux. Au centre, il y a son mausolée de marbre, pyramide de petits personnages, amas de fines sculptures blanches qui vont s’effilant en fuseau vers le ciel et se terminent par une pointe d’or; çà et là, sous les cèdres, des vieux temples croulants, voués jadis à la mémoire de ce saint homme, enferment dans leur obscurité des peuplades d’idoles dorées qui s’en vont en poussière. Dehors, le sol de cendre, où l’on ne marche jamais, est jonché des pommes résineuses tombées des arbres et des plumes noires des corbeaux qui vivent par centaines dans ce lieu de silence; l’avril cependant y a fait fleurir quelques tristes giroflées violettes, comme dans le bois impérial, et quantité de tout petits iris de même couleur. A l’horizon, au bout de la plaine grise, la muraille de Pékin, la muraille crénelée qui semble enfermer une ville morte, s’en va si loin qu’on ne la voit pas finir.
Et tous les bois funéraires, dont la campagne est encombrée, ressemblent à celui-là, contiennent les mêmes vieux temples, les mêmes idoles et les mêmes corbeaux.
Ces plaines du Petchili sont une immense nécropole, où chaque vivant tremble d’offenser quelqu’un des innombrables morts.
* * * * *
Pékin naturellement se rebâtit en même temps qu’il se repeuple; mais, à la hâte, avec les petites briques noirâtres des décombres, et les rues nouvelles ne retrouveront sans doute jamais le luxe des façades d’autrefois, en dentelle de bois doré.
La grande artère de l’Est, à travers la «Ville tartare», est ce qui demeure le plus intact de l’ancien Pékin, et la vie y redevient intense, fourmillante, presque terrible. Sur une longueur d’une lieue, l’avenue de cinquante mètres de large, magnifique de proportions, mais défoncée, ravinée, coupée de trous sournois et de cloaques, est envahie par des milliers de tréteaux, de cabanes, de tentes dressées, ou de simples parasols fichés en terre; et ce sont les rôtisseurs de chiens, les bouilleurs de thé, les gens qui servent des boissons horribles ou des viandes effroyables, – dans de toujours délicieuses porcelaines, éclatantes de peinturlures; ce sont les charlatans, les acupunctaristes, les guignols, les musiciens, les conteurs et les conteuses d’histoires. La foule, au milieu de tout cela, évolue à grand’peine, divisée en une infinité de courants divers, par tant de petites boutiques ou de petits théâtres, comme se diviseraient les eaux d’un fleuve au milieu d’îlots, et c’est un remous de têtes humaines, incessant et tourmenté, noirci de crasse et de poussière. Des vociférations montent de toutes parts, rauques ou mordantes, d’un timbre inconnu à nos oreilles, accompagnées de violons qui grincent sur des peaux de serpents, de bruits de gongs et de bruits de sonnettes. Les caravanes cependant, les énormes chameaux de Mongolie qui tout l’hiver encombraient les rues de leurs défilés sans fin, ont disparu vers les solitudes du Nord, avec leurs conducteurs au visage plat, fuyant le soleil qui sera bientôt torride; mais ils sont remplacés, – sur le milieu bossu de la chaussée réservé aux bêtes et aux attelages, – par des files de petits chevaux, des files de petites voitures, et on entend partout claquer les fouets.
Et au pied des maisons, durant des kilomètres, par terre, sur les immondices ou sur la boue, l’extravagante foire à la guenille commencée l’automne dernier s’étale encore, piétinée par les passants: débris de tant d’incendies et de pillages, que l’on ne finira jamais de vendre, défroques magnifiquement brodées mais qui ont été un peu sanglantes, bouddhas, magots, bijoux, perruques de morts, vases ébréchés ou précieux cassons de jade.
Au-dessus de tant de choses saugrenues, au-dessus de tant de tapage et de tant de poussière, la plupart de ces maisons, en contraste avec la pouillerie des foules, sont étourdissantes de sculptures et d’éclat; finement fouillées en plein bois et finement dorées depuis la base jusqu’en haut. Dans le cèdre épais des façades, d’infatigables artistes ont taillé, avec ces patiences et ces adresses chinoises qui nous confondent, des myriades de petits bonshommes, ou de monstres, ou d’oiseaux, parmi des fleurs, ou sous des arbres dont on compterait les feuilles. Les dorures de tous ces minutieux sujets, atténuées par places, sont le plus souvent restées étincelantes, grâce à ce climat presque sans pluie.
Et en haut, sur les couronnements, sur les corniches festonnées, c’est toujours le domaine des chimères d’or, qui tirent la langue, qui ricanent, qui louchent, qui ont l’air prêtes à s’élancer vers le ciel, ou à descendre pour déchirer les passants.
L’été dernier, dans les grands incendies Boxers, elles flambaient chaque jour par centaines, ces étonnantes façades, qui représentaient une somme incalculable de travail humain, et qui faisaient de Pékin une vieille chinoiserie tout en or, un si extraordinaire musée de bois sculptés, que les hommes d’aujourd’hui n’auront plus jamais le temps d’en reconstituer un pareil.
Samedi 4 mai.
C’est ce soir, décidément, la fête donnée par notre général aux états-majors des alliés.
D’abord, en attendant la nuit, une fête entre Français: l’inauguration d’un boulevard dans notre quartier, dans notre secteur; du Pont de Marbre à la Porte Jaune, un long boulevard dont la confection a été confiée au colonel Marchand et qui portera le nom de notre général. Pékin, depuis l’époque lointaine et pompeuse où fut tracé son réseau d’avenues pavées, n’avait jamais revu chose pareille: une voie libre, unie, sans précipices ni ornières, où les voitures peuvent courir grand train entre deux rangs de jeunes arbres.
Il y a foule pour assister à cette inauguration. Des deux côtés de la chaussée neuve, sablée de frais et encore vide, qui est d’un bout à l’autre barrée par des piquets et des cordes, – des deux côtés, il y a tous nos soldats, quelques soldats allemands aussi, car ils voisinent beaucoup avec les nôtres, et puis les Chinois et les Chinoises d’alentour en robes de fête. Les bébés charmants et drôles, aux yeux de chat bien tirés vers les tempes, occupent le premier rang, à toucher les cordes tendues; quelques-uns même se font porter par nos hommes pour voir de plus haut, et un grand zouave se promène avec deux petites Chinoises de trois ou quatre ans, une sur chaque épaule. Il y a du monde perché sur les toits, plusieurs de nos malades, là-bas, sont debout sur les tuiles de notre hôpital, et des chasseurs d’Afrique ont escaladé, pour avoir des places de choix, le clocher gothique de l’église, qui domine tout, avec son large drapeau tricolore déployé dans l’air.
Des pavillons français, il y en a sur toutes les portes des Chinois, il y en a partout sur des perches, groupés en trophées avec des lanternes et des guirlandes. On dirait d’une sorte de «14 Juillet», un peu exotique et étrange; si c’était en France, la décoration serait banale à faire sourire; ici, au coeur de Pékin, elle devient touchante et même grande, surtout à l’arrivée des musiques militaires, quand éclate notre Marseillaise.
L’inauguration, cela consiste simplement en un temps de galop, une espèce de charge à fond de train exécutée, sur le sable encore vierge, par tous les officiers français, depuis la Porte Jaune jusqu’à l’autre extrémité de ce boulevard, où notre général les attend, sur une estrade enguirlandée de verdure par les soldats, et leur offre en souriant du champagne. Après, on enlève les frêles barrières, la foule déborde gaiement, les petits aux yeux de chat prennent leur course sur ce beau sol passé au rouleau, et c’est fini.
Quand nous serons repartis tous pour la France, quand Pékin sera entièrement rendu aux Chinois, qui ont sur la voirie des idées subversives, cette Avenue du Général-Voyron – qu’ils font pourtant mine d’apprécier – ne durera pas, je le crains, plus de deux hivers.