Kitabı oku: «Les derniers jours de Pékin», sayfa 14
III
La plaine ressemble à celle d’hier, plus verte cependant et un peu plus boisée. Les blés, semés en sillons comme les nôtres, poussent à miracle dans ce sol, qui semble fait de sable et de cendre. D’ailleurs, tout devient moins désolé à mesure qu’on s’éloigne de la région de Pékin pour s’élever, par d’insensibles pentes, vers ces grandes montagnes de l’Ouest, qui apparaissent de plus en plus nettes en avant de nous. Le «vent jaune» aussi souffle moins fort, et, dans les instants où il s’apaise, quand s’abat l’aveuglante poussière, on dirait les campagnes du nord de la France, avec ces sillons partout, ces bouquets d’ormeaux et de saules. On oublie qu’on est au fond de la Chine, sur l’autre versant du monde, on s’attend à voir, dans les sentiers, passer des paysans de chez nous… Mais les quelques laboureurs courbés vers la terre ont sur la tête de longues nattes relevées en couronnes, et leurs torses nus sont comme teints au safran.
Tout est paisible, dans ces champs inondés de soleil, dans ces villages bâtis à l’ombre légère des saules. En somme, les gens ici vivaient heureux, cultivant à la façon primitive le vieux sol nourricier, et régis par des coutumes de cinq mille ans. A part les exactions peut-être de quelques mandarins – et encore est-il beaucoup de mandarins débonnaires, – ces paysans chinois en étaient presque restés à l’âge d’or, et je ne me représente pas ce que seront pour eux les joies de cette «Chine nouvelle» rêvée par les réformateurs d’Occident. Jusqu’à ce jour, il est vrai, l’invasion ne les a guère troublés, ceux-ci; dans cette contrée que nous Français occupons seuls, nos troupes n’ont jamais eu d’autre rôle que de défendre les villageois contre les bandes de Boxers pillards; le labour, les semailles, tous les travaux de la terre ont été faits tranquillement en leur saison, – et il est impossible ne n’être pas frappé de la différence avec certaines autres contrées, que je ne puis trop désigner, où c’est le régime de la terreur et où les champs sont restés en friche, redevenus des steppes déserts.
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Vers quatre heures et demie du soir, sur le fond découpé des montagnes qui commencent de beaucoup grandir à nos yeux, une ville nous apparaît comme hier, d’un premier aspect formidable avec ses hauts remparts crénelés. Comme hier aussi, un cavalier arrive au-devant de moi: le capitaine qui commande le poste d’infanterie de marine installé là depuis l’automne.
Des veilleurs, du haut des murs, nous avaient devinés de loin, au nuage de poussière soulevé par nos chevaux dans la plaine. Et, dès que nous approchons, nous voyons sortir des vieilles portes le cortège officiel qui vient à ma rencontre: mêmes emblèmes qu’à Laï-Chou-Chien, même grand papillon noir, mêmes parasols rouges, mêmes cartouches et mêmes bannières; tout cérémonial en Chine est réglé depuis des siècles par une étiquette invariable.
Mais les gens qui me reçoivent aujourd’hui sont beaucoup plus élégants et sans doute plus riches que ceux d’hier. Le mandarin, qui est descendu de sa chaise à porteurs pour m’attendre au bord de la route, après m’avoir fait remettre à cent pas de distance sa carte de visite sur papier écarlate, se tient au milieu d’un groupe de personnages en somptueuses robes de soie; lui-même est un grand vieillard distingué, qui porte à son chapeau la plume de paon et le bouton de saphir. Et la foule est énorme pour me voir faire mon entrée, au son funèbre du gong, aux longs gémissements des crieurs. Des figures garnissent le faîte des remparts, regardant entre les créneaux avec de petits yeux obliques, et jusque dans l’épaisseur des portes, il y a des bonshommes à torse jaune plaqués en double haie contre les parois. Mon interprète cependant me confesse qu’on est généralement déçu: «Si c’est un lettré, demandent les gens, pourquoi s’habille-t-il en colonel?» (On sait le dédain chinois pour le métier des armes.) Mon cheval seul relève un peu mon prestige; assez fatigué par la campagne, ce pauvre cheval d’Algérie, mais ayant encore du port de tête et du port de queue lorsqu’il se sent regardé, et surtout lorsque le gong résonne à ses oreilles.
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Y-Tchéou, la ville où nous voici enfermés dans des murs de trente pieds de haut, contient encore une quinzaine de mille habitants, malgré ses espaces déserts et ses ruines. Et il y a grande affluence de monde sur notre parcours, dans les petites rues, devant les petites échoppes anciennes où s’exercent des métiers antédiluviens.
C’est d’ici même qu’est parti, l’année dernière, le terrible mouvement de haine contre les étrangers, c’est dans une bonzerie de la montagne voisine que la guerre d’extermination a été d’abord prêchée, et tous ces gens qui m’accueillent si bien ont été les premiers Boxers; ardemment ralliés pour l’instant à la cause française, ils décapitent volontiers ceux des leurs qui n’ont pas transigé et mettent les têtes dans ces petites cages dont les portes de leur ville sont garnies; mais, si le vent tournait demain, je me verrais déchiqueté par eux au son de ferraille de leurs mêmes gongs, et avec le même entrain qu’ils mettent à me recevoir.
Quand j’ai pris possession du logis qui m’est destiné, tout au fond de la résidence mandarine – au bout d’une interminable avenue de vieux portiques et de vieux monstres gardiens qui me montrent leurs crocs dans des sourires de tigre, – une demi-heure de jour me reste encore, et je vais faire visite à un jeune prince de la famille impériale, détaché à Y-Tchéou pour le service des vénérables tombeaux.
D’abord, la mélancolie de son jardin, par ce crépuscule d’avril. C’est entre des murs de briques grises; c’est très fermé, au milieu de la ville déjà si murée. Grises aussi, les rocailles dessinant les petits carrés, les petits losanges où fleurissent de larges pivoines rouges, violettes ou roses qui sont très odorantes, contrairement à celles de chez nous, et qui remplissent ce soir le triste enclos d’un excès de senteurs. Il y a aussi des rangées de petits bassins en porcelaine, où habitent de minuscules poissons monstres: poissons rouges ou poissons noirs, empêtrés dans des nageoires et des queues extravagantes qui leur font comme des robes à falbalas; poissons chez lesquels on est arrivé à produire, par je ne sais quelle mystérieuse culture, des yeux énormes et effrayants qui leur sortent de la tête comme ceux des dragons héraldiques. Les Chinois, qui torturent les pieds des femmes, déforment aussi les arbres pour qu’ils restent nains et bossus, les fruits pour qu’ils aient l’air d’animaux, et les animaux pour les faire ressembler aux chimères de leurs rêves.
Il fait déjà sombre dans l’appartement du prince, qui donne sur ce petit jardin de prison, et on n’y aperçoit d’abord en entrant qu’un flot de soies rouges: les longs baldaquins retombants de plusieurs «parasols d’honneur», ouverts et plantés debout sur des pieds en bois. Un air lourd, trop saturé d’opium et de musc. De profonds divans rouges, sur lesquels traînent des pipes d’argent, pour fumer ce poison dont la Chine est en train de mourir. Le prince, vingt ou vingt-deux ans, d’une laideur maladive avec deux yeux qui divergent, est parfumé à l’excès, et vêtu de soies tendres, dans des gammes qui vont du mauve au lilas.
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Ce soir, chez le mandarin, dîner auquel assistent le commandant du poste français, le prince, deux ou trois notables et un de mes «confrères», un membre de l’Académie de Chine, mandarin à bouton de saphir.
Assis dans de lourds fauteuils carrés, nous sommes six ou sept, autour d’une table que garnissent d’étranges et exquises petites porcelaines des vieux temps, petites, petites comme pour une dînette de poupées. Des cires rouges nous éclairent, allumées dans de hauts chandeliers de cuivre.
Depuis ce matin, la province entière a quitté par ordre le bonnet hivernal pour prendre le chapeau d’été, conique en forme d’abat-jour de lampe, sur lequel retombent des touffes de crins rouges ou, suivant la dignité du personnage, des plumes de paon et de corbeau. Or, il est de bon ton de dîner coiffé, – et cela fait tout de suite Chine de paravent, les chapeaux de ce style.
Quant aux dames de la maison, elles demeurent invisibles, hélas! et il serait de la dernière inconvenance de les demander ou même d’y faire allusion. – (On sait d’ailleurs qu’un Chinois obligé de parler de sa femme ne doit la désigner que d’une manière indirecte, et autant que possible par un qualificatif sévèrement dénué de toute galanterie, comme par exemple: «mon horripilante» ou «ma nauséabonde».)
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Le dîner commence par des prunelles confites et quantité de sucreries mignardes, que l’on mange avec des petites baguettes. Il s’excuse, le mandarin, de ne pouvoir m’offrir des nids d’hirondelle de mer: Y-Tchéou est un pays si perdu, si loin de la côte, il est si difficile de s’y procurer ce qu’on veut! En revanche, voici un plat d’ailerons de requin, un autre de vessies de cachalot, un autre encore de nerfs de biche, et puis des ragoûts de racines de nénufar aux oeufs de crevette.
Dans la salle blanche au plafond noir – dont les murs sont ornés d’aquarelles, sur longues bandes de papier précieux, représentant des bêtes ou des fleurs monstrueuses – l’inévitable odeur de l’opium et du musc se mêle au fumet des sauces étranges. Autour de nous s’empressent une vingtaine de serviteurs coiffés comme leurs maîtres et vêtus de belles robes de soie avec corselet de velours. A ma droite, mon «confrère» de l’Académie de Chine me dit des choses de l’autre monde. Il est vieux et entièrement desséché par l’abus de la fumée mortelle; sa petite figure réduite à rien disparaît sous le cône de son chapeau et sous les deux ronds de ses grosses lunettes bleues.
– Est-il vrai, me demande-t-il, que l’empire du Milieu occupe le dessus de la boule terrestre, et que l’Europe s’accroche péniblement penchée sur le côté?
Il paraît qu’il possède au bout de son pinceau plus de quarante mille caractères d’écriture et qu’il est capable, sur n’importe quel sujet, d’improviser des poésies suaves. De temps à autre, je vois avec terreur son petit bras de squelette sortir de ses belles manches pagodes et s’allonger vers les plats; c’est pour y cueillir, avec sa propre fourchette à deux dents, quelque bouchée de choix qu’il me destine, – et cela m’oblige à de continuels et difficiles escamotages sous la table pour ne point manger ces choses.
Après les mets saugrenus et légers, paraissent des canards désossés, et puis des viandes, qui doivent se succéder de plus en plus copieuses, jusqu’à l’heure où les convives déclarent que vraiment cela suffit. Alors, on apporte les pipes d’opium et les cigarettes, – et voici l’instant de monter en palanquin pour aller à la fête nocturne que l’on m’a préparée.
Dehors, dans la longue avenue des portiques et des monstres, où il fait nuit étoilée, tous les serviteurs du yamen nous attendent avec de grandes lanternes en papier, peintes de chauves-souris et de chimères. Et une centaine d’aimables Boxers sont là aussi, tenant des torches pour nous éclairer mieux. Nous montons chacun dans un palanquin, et les porteurs nous enlèvent au trot, tandis que toutes ces torches flambantes courent à nos côtés, et que les gongs, courant de même, commencent, en avant de notre cortège, leur fracas de bataille.
Très vite, pendant cette course, très vite défilent, éclairées par toutes ces lueurs dansantes, les petites échoppes encore ouvertes, les figures chinoises encore attroupées pour nous voir, et les grimaces de tous les monstres de pierre échelonnés sur la route.
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Au fond d’une immense cour, un bâtiment neuf sur la porte duquel se lit, à la lueur des torches, cette inscription stupéfiante: «Parisiana d’Y-Tchéou!»… Des «Parisiana» dans cette ville ultra-chinoise qui jusqu’à l’automne dernier n’avait jamais vu d’Européens approcher ses murs!… C’est là que nos porteurs s’arrêtent, et c’est le théâtre improvisé cet hiver par nos soixante hommes d’infanterie de marine pour occuper leurs veillées glaciales.
J’ai promis d’assister à une représentation de gala que ces grands enfants donnent pour moi ce soir. – Et, de tant de réceptions charmantes que l’on a bien voulu me faire çà et là par le monde, aucune ne m’a ému plus que celle de ces soldats, exilés en un coin perdu de la Chine. Leurs discrets sourires d’accueil, les quelques mots que l’un d’eux s’est chargé de me dire, de leur part à tous, sont plus touchants que nombre de banquets et de discours, et je serre de bon coeur les braves mains qui n’osaient pas se tendre vers la mienne.
Afin que je garde un souvenir de leur hospitalité d’un soir à Y-Tchéou, ils se sont cotisés pour me faire un cadeau très local, un de ces parasols de soie rouge à long baldaquin retombant qu’il est d’usage en Chine de promener en avant des bonshommes de marque. Et, si encombrante que soit la chose, même repliée, il va sans dire que je l’emporterai précieusement en France.
Ensuite ils me remettent un programme illustré, sur lequel le nom de chaque acteur figure suivi d’un litre pompeux: M. le soldat un tel, de la Comédie-Française, ou bien: M. le caporal un tel, du théâtre Sarah-Bernhardt. Et nous prenons place. – C’est un vrai théâtre qu’ils ont fabriqué là, avec une scène surélevée, une rampe et un rideau.
Dans des fauteuils chinois qu’ils ont placés au premier rang, leur capitaine s’assied auprès de moi, et puis le mandarin, le prince du sang et deux ou trois notables à longues queues. Derrière nous, les sous-officiers et les soldats; quelques bébés jaunes, en toilette de cérémonie, se glissent aussi parmi eux, familièrement, ou même s’installent sur leurs genoux: les élèves de leur école. – Car ils ont fondé une école, comme ceux de Laï-Chou-Chien, pour apprendre le français aux enfants du voisinage. Et un sergent m’en présente un impayable de six ans tout au plus, qui s’est mis pour la circonstance en belle robe, sa petite queue toute courte et toute raide, nouée d’une soie rouge, et qui sait me réciter le commencement de «Maître corbeau sur un arbre perché» d’une grosse voix, en roulant les yeux tout le temps.
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Les trois coups, et le rideau se lève. C’est d’abord un vaudeville, de je ne sais qui, mais certainement très retouché par eux, avec une drôlerie imprévue, à laquelle on ne résiste pas. Inénarrables sont les dames, les belles-mères, qui ont des chevelures en étoupe… Ensuite, se succèdent les scènes comiques et les chansons de «Chat Noir». Les invités chinois, sur leurs fauteuils en forme de trône, demeurent impassibles comme des bouddhas de pagode; cette gaieté si française, quels aspects peut-elle bien prendre pour leurs cervelles d’Extrême Asie?…
Avant que soient épuisés les derniers numéros du programme, on entend au dehors le tonnerre soudain des gongs, le cliquetis des sistres et des cymbales, toutes les ferrailles de la Chine. Et c’est le prélude de la fête que le mandarin a voulu m’offrir, fête qui aura lieu dans la cour même du quartier, et à laquelle assisteront naturellement tous nos soldats.
Les lanternes à profusion illuminent cette cour, avec les torches fumantes d’une centaine de Boxers.
Il y a d’abord, menée par les flûtes graves, une danse d’échassiers, au dandinement d’ours. Ensuite donnent à tour de rôle toutes les sociétés de gymnastique de la région voisine. De petits paysans d’une dizaine d’années, costumés en seigneurs des anciennes dynasties, font un simulacre de bataille, sautent comme de jeunes chats; prodigieux tous de légèreté et de vitesse, avec leurs grands sabres qui tournent en moulinets. Viennent à présent les garçons d’un autre village, qui jettent en hâte leurs vêtements et se mettent à faire tourner des fourches autour de leurs corps; par des coups de poing, des coups de pied imperceptibles, ils les font tourner si vite, que bientôt ce ne sont plus des fourches à nos yeux, mais des espèces de serpents sans fin qui leur enlacent furieusement la poitrine. Puis, en un tour de main, plus vite que dans les cirques les mieux machinés, une barre fixe est dressée devant moi, et des acrobates le torse nu, superbement musclés, font des tours; ce sont les gens du mandarin, ceux-là, les mêmes qui tout à l’heure nous servaient à table, en si belles robes de soie.
Et toujours le fracas des gongs, l’incantation des flûtes, la flamme fumeuse des torches.
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Pour finir, un feu d’artifice, très long, très bruyant. Quand les pièces éclatent en l’air, au bout d’invisibles tiges de bambou, des pagodes en papier mince et lumineux se déploient sur le ciel étoilé, édifices de rêve chinois, tremblants, impondérables, qui tout de suite s’enflamment et s’évanouissent en fumée.
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Par les petites rues sinistres, maintenant endormies, nous rentrons tard, au trot de nos porteurs, escortés des mille lumières dansantes de nos torches et de nos lanternes.
Vers minuit, me voici seul, au fond du yamen, dans mon logis séparé dont l’avenue est surveillée par les immobiles bêtes accroupies. Sur ma table du milieu, on a posé un souper de toutes les variétés de gâteaux connus en Chine. Des arbres fruitiers, fleuris et encore sans feuilles, décorent mes consoles; des arbres nains, bien entendu, poussés dans des vases de porcelaine et longuement torturés, jusqu’à devenir invraisemblables: un petit poirier a pris la forme régulière d’une sorte de lyre en fleurs blanches, un petit pêcher ressemble à une couronne de fleurs roses. A part ces fraîches floraisons de printemps, tout est vieux dans ma chambre, déjeté, vermoulu; et, par les trous du plafond jadis blanc, passent les museaux d’innombrables rats qui me suivent des yeux.
Couché dans mon grand lit, dont les sculptures représentent d’horribles bêtes, dès que j’ai soufflé ma lumière, je les entends descendre, tous ces rats, secouer les fines porcelaines de ma table et grignoter mes pâtisseries. Et bientôt, au milieu du silence de plus en plus profond des entours, les veilleurs de nuit, qui se promènent d’un pas feutré, commencent à jouer discrètement du claque-bois.
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Dimanche 28 avril.
Promenade matinale chez les ciseleurs d’argent, – une spécialité d’Y-Tchéou. Ensuite, dans la partie tout à fait morte de la ville, à une antique pagode demi-croulée sur le sol de cendre, au milieu de fantômes d’arbres qui n’ont plus que l’écorce; le long de ses galeries sont représentés les supplices de l’enfer bouddhique: quelques centaines de personnages de grandeur naturelle, en bois tout rongé de vermoulure, se débattent contre des diables qui s’empressent à leur étirer les entrailles ou à les brûler vifs.
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A neuf heures, je remonte à cheval avec mes hommes, pour faire avant midi les quinze ou dix-huit kilomètres qui me séparent encore de ces mystérieuses sépultures d’empereurs, puis rentrer ce soir même à Y-Tchéou, et demain me remettre en route pour Pékin.
Nous prenons pour nous en aller la porte opposée à celle par où nous étions entrés hier. – Nulle part encore nous n’avions vu tant de monstres que dans cette ville si vieille; leurs grosses figures ricanantes sortent partout de la terre où le temps les a presque enfouis; il en apparaît aussi de tout entiers, accroupis sur des socles, gardant l’entrée des ponts de granit ou bien faisant cercle dans les carrefours.
Au sortir de la ville, une pagode de mauvais aloi, aux murs de laquelle s’accrochent des petites cages contenant des têtes humaines fraîchement tranchées. Et nous nous trouvons de nouveau dans les champs silencieux, sous l’ardent soleil.
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Le prince nous accompagne, montant un poulain mongol ébouriffé comme un caniche; auprès de nos costumes plutôt rudes, de nos bottes poudreuses, contrastent ses soies roses, ses chaussures de velours, et il laisse derrière lui dans la plaine sa traînée de musc.
IV
Le pays s’élève en pente douce vers la chaîne des montagnes mongoles qui, toujours en avant de nous, grandissent rapidement dans notre ciel. Les arbres se font de moins en moins rares, l’herbe croît par place sans qu’on l’ait semée, et ce n’est bientôt plus le triste sol de cendre.
Autour de nous, il y a maintenant des coteaux à la cime pointue, au dessin tourmenté, et çà et là, sur les bizarres petits sommets, des vieilles tours sont perchées, – de ces tours à dix ou douze étages qui font tout de suite décor chinois, avec la superposition de leurs toits courbes aux angles retroussés en manière de corne, une cloche éolienne à chaque bout.
Et l’air de plus en plus se purifie de son nuage de poussière, – à mesure que l’on s’approche de la région, sans doute privilégiée, qui a été choisie pour le repos des empereurs et des impératrices Célestes.
Après le douzième kilomètre environ, halte dans un village, pour déjeuner chez un grand prince, d’un rang beaucoup plus élevé que celui qui chevauche avec nous: oncle direct de l’Empereur, celui-là, en disgrâce auprès de la Régente dont il fut le favori, et préposé aujourd’hui à la haute surveillance des sépultures. Étant en deuil austère, il s’habille de coton comme un pauvre, et cependant ne ressemble pas à tout le monde. Il s’excuse de nous recevoir dans le délabrement d’une vieille maison quelconque, les Allemands ayant mis le feu à son yamen, et il nous offre un déjeuner très chinois, où reparaissent des ailerons de requin et des nerfs de biche, – tandis que les plates figures sauvages des paysans d’alentour nous regardent par les trous de nos carreaux en papier de riz, crevés du toutes parts.
Aussitôt après la dernière tasse de thé, nous remontons à cheval, pour voir enfin ces tombeaux qui sont à présent là tout près, et vers lesquels nous cheminons depuis déjà plus de trois jours. Mon «confrère» de l’Académie de Pékin, qui nous a rejoints, toujours avec ses grosses lunettes rondes, son petit corps d’oiseau sec perdu dans ses belles robes de soie, nous accompagne aussi cahin-caha sur une mule.
Pays de plus en plus solitaire. Fini, les champs; fini, les villages. Le chemin pénètre au milieu de collines – qui sont revêtues d’herbe et de fleurs! – et c’est une surprise, un enchantement pour nos yeux déshabitués, cela semble un peu édénique, après toute cette Chine poudreuse et grise où nous venons de vivre, et où ne verdissait que le blé des sillons. La perpétuelle poussière du Petchili, nous l’avons décidément laissée derrière nous; sur les plaines en contre-bas, nous l’apercevons, comme un brouillard dont nous serions enfin délivrés.
Nous nous élevons toujours, arrivant aux premiers contreforts de la chaîne mongole. Voici, derrière une muraille de terre, un immense camp de Tartares; au moins deux mille hommes, armés de lances, d’arcs et de flèches: les gardiens d’honneur des souverains défunts.
La pureté des horizons, dont nous avions presque perdu le souvenir, est ici retrouvée. Ces montagnes de Mongolie, semble-t-il, viennent soudainement de se rapprocher, comme si d’elles-mêmes elles s’étaient avancées; très rocheuses, avec des escarpements étranges, des pointes comme des donjons ou des tours de pagode, elles sont d’un beau violet d’iris au-dessus de nos têtes. Et, en avant de nous, de tous côtés, commencent de paraître des vallonnements boisés, des forêts de cèdres.
Il est vrai, ce sont des forêts factices, – mais déjà si vieilles, – plantées il y a des siècles, pour composer le parc funéraire, de plus de vingt lieues de tour, où dorment quatre empereurs tartares.
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Nous entrons dans ce lieu de silence et d’ombre, étonnés qu’il ne soit enclos d’aucune muraille, contrairement aux farouches usages de la Chine. Sans doute, en cette région très isolée, on l’a jugé suffisamment défendu par la terreur qu’inspirent les Mânes des Souverains, – et aussi par un édit général de mort, rendu d’avance contre quiconque oserait ici labourer un coin de terre ou seulement l’ensemencer.
C’est le bois sacré par excellence, avec tout son recueillement et son mystère… Quels merveilleux poètes de la Mort sont ces Chinois, qui lui préparent de telles demeures!… On serait tenté dans cette ombre de parler bas comme sous une voûte de temple; on se sent profanateur en foulant à cheval ce sol, vénéré depuis des âges, dont le tapis d’herbes fines et de fleurettes de printemps semble n’avoir été violé jamais. Les grands cèdres, les grands thuyas centenaires, parfois un peu clairsemés sur les collines ou dans les vallées, laissent entre eux des espaces libres où ne croissent point de broussailles; sous la colonnade de leurs troncs énormes, rien que de courtes graminées, de très petites fleurs exquises, et des lichens, des mousses.
Cette poussière, qui obscurcissait le ciel des plaines, ne monte sans doute jamais jusqu’à cette région choisie, car le vert magnifique des arbres n’en est nulle part terni. Et, dans cette solitude superbe que les hommes d’ici ont faite aux Mânes de leurs maîtres, quand le chemin nous fait passer par quelque clairière, ou sur quelque hauteur, les lointains qui se découvrent sont d’une limpidité absolue; une lumière paradisiaque tombe alors sur nous, d’un profond ciel discrètement bleu, rayé par des bandes de petits nuages d’un gris rose de tourterelle; dans ces moments-là, on aperçoit aussi, au loin, de somptueuses toitures, d’un émail jaune d’or, qui s’élèvent parmi les ramures si sombres, comme des palais de belles-au-bois-dormant…
Personne dans ces chemins ombreux. Un silence de désert. A peine, de temps à autre, le croassement d’un corbeau, – trop funèbre, à ce qu’il semble, pour les tranquilles enchantements de ce lieu, où la Mort a dû, avant d’entrer, dépouiller son horreur, pour demeurer seulement la Magicienne des repos qui ne finiront plus.
Par endroits, les arbres sont alignés en quinconces, formant des allées qui s’en vont à perte de vue dans la nuit verte. Ailleurs, ils ont été semés sans ordre; on dirait qu’ils ont poussé d’eux-mêmes comme les plantes sauvages, et on se croirait en simple forêt. Mais des détails cependant viennent rappeler que le lieu est magnifique, impérial et sacré; le moindre pont, jeté sur quelque ruisseau qui traverse le chemin, est de marbre blanc, d’un dessin rare; couvert de précieuses ciselures; ou bien quelque bête héraldique, accroupie à l’ombre, vous lance au passage la menace de son rire féroce; ou bien encore un obélisque de marbre, enroulé de dragons à cinq griffes, se dresse inattendu, dans sa neigeuse blancheur, sur le fond obscur des cèdres.
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Dans ce bois de vingt lieues de tour, il y a seulement quatre cadavres d’empereurs; on y ajoutera celui de l’Impératrice Régente, dont le mausolée est depuis longtemps commencé, ensuite celui du jeune empereur son fils, qui a fait marquer sa place élue d’une stèle en marbre gris5. Et ce sera tout. Les autres souverains, passés ou à venir, dorment ou dormiront ailleurs, dans d’autres édens – du reste aussi vastes, aussi merveilleusement composés. Car il faut énormément de place pour un cadavre de Fils du Ciel, et énormément de silencieuse solitude alentour.
La disposition de ces tombeaux est réglée par des plans inchangeables, qui remontent aux vieilles dynasties éteintes; aussi sont-ils tous pareils, – rappelant même ceux des empereurs Mings, antérieurs de plusieurs siècles, et dont les ruines délaissées ont été depuis longtemps un but d’excursion permis aux Européens.
On y arrive invariablement par une coupée d’une demi-lieue de long dans la sombre futaie, coupée que les artistes d’autrefois ont eu soin d’orienter de manière qu’elle s’ouvre, comme les portants d’un magnifique décor au théâtre, sur quelque fond incomparable: par exemple une montagne particulièrement haute, abrupte et audacieuse; un amas rocheux présentant une de ces anomalies de forme ou de couleur que les Chinois recherchent en toute chose.
Invariablement aussi l’avenue commence par de grands arcs de triomphe en marbre blanc, qui sont, il va sans dire, surchargés de monstres, hérissés de cornes et de griffes.
Chez l’aïeul de l’Empereur actuel, qui reçoit aujourd’hui notre première visite, ces arcs de l’entrée, imprévus au milieu de la forêt, ont la base enlacée par les liserons sauvages: ils semblent, au coup de baguette d’un enchanteur, avoir jailli sans travail, d’un sol qui a l’air vierge, – tant il est feutré de ces mousses, de ces petites plantes délicates et rares qu’un rien dérange, qui ne croissent que dans les lieux longuement tranquilles, longuement respectés par les hommes.
Ensuite viennent des ponts de marbre blanc, arqués en demi-cercle, trois ponts parallèles, comme chaque fois que doit passer un empereur vivant ou mort, le pont du milieu étant réservé pour Lui seul. Les architectes des tombeaux ont eu soin de faire traverser plusieurs fois l’avenue par de factices rivières, afin d’avoir l’occasion d’y jeter ces courbes charmantes et leur blancheur quasi éternelle. Chaque balustre des ponts figure un enlacement de chimères impériales. Les longues dalles penchées y sont glissantes et neigeuses, encadrées par une herbe de cimetière, qui pousse et fleurit dans tous leurs joints. Et le passage est dangereux pour nos chevaux, dont les pas résonnent tristement sur ce marbre; le bruit soudain que nous faisons là, dans ce silence, nous cause d’ailleurs presque une gêne, comme si nous venions troubler d’une façon inconvenante le recueillement d’une nécropole. A part nous et quelques corbeaux sur les arbres, rien ne bouge et rien ne vit, dans l’immensité du parc funéraire.
Après le pont aux triples arches, l’avenue conduit vers un premier temple à toit d’émail jaune, qui semble la barrer en son milieu. Aux quatre angles de la clairière où il est bâti, s’élèvent des colonnes rostrales en marbre d’un blanc d’ivoire; monolithes admirables, au sommet de chacun desquels s’assied une bête pareille à celles qui trônent sur les obélisques devant le palais de Pékin, – une espèce de maigre chacal, aux longues oreilles droites, les yeux levés et la gueule ouverte comme pour hurler vers le ciel. Ce premier temple ne contient que trois stèles géantes, qui posent sur des tortues de marbre grosses comme des léviathans, et qui racontent la gloire de l’empereur défunt, la première en langue tartare, la seconde en chinois, la troisième en mandchou.