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Présentation1
Jean-Dominique MELLOT
Bibliothèque nationale de France / École pratique des Hautes Études
Je mesure d’autant plus l’honneur qui m’est fait d’ouvrir ce volume d’actes du 47e congrès de la North-American Society for Seventeenth-Century French Literature (NASSCFL), que j’ai conscience de partir avec deux handicaps de taille pour m’acquitter de pareille mission2. Tout d’abord, appartenant à la « corporation » des historiens du livre et en même temps à celle des conservateurs de bibliothèque, je ne me considère pas moi-même comme un spécialiste de littérature, même si – mes publications peuvent en témoigner – la littérature au sens large, celle du XVIIe siècle notamment, a toujours figuré au premier rang de mes intérêts. Second handicap, au moins aussi lourd : je suis le contraire de ce qu’on appelle dans le langage du sport un « régional de l’étape ». Dans un colloque tenu à Lyon, et évoquant entre autres sujets l’importante histoire éditoriale de la ville, je suis plutôt l’incongru de service dont les travaux ont montré que l’édition provinciale au Grand Siècle, l’édition littéraire en particulier, est, à bien des égards, illustrée par Rouen davantage que par Lyon. Il faut croire néanmoins qu’aux yeux des organisateurs et organisatrices, ce plaisant paradoxe n’était nullement rédhibitoire et que nous pouvons très bien dépasser un tel handicap apparent, et même peut-être en faire un gage d’ouverture, de confluences (Lyon est un lieu tout indiqué en matière de confluences), mais aussi un gage de maturité de nos recherches.
De fait, je suis particulièrement honoré de présenter un colloque aussi riche et divers – près de 130 communications et de 150 participants si j’ai bien compté –, aussi international, aussi bien articulé thématiquement, et qui témoigne d’un tel dynamisme de la recherche. Et puis, surtout peut-être, comment ne pas se réjouir qu’un congrès organisé par une association internationale pour la littérature française du XVIIe siècle s’intitule Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle ? Le titre choisi lui-même atteste que nous atteignons là un véritable moment historiographique, et il n’est pas indifférent que ce moment historiographique advienne dans un colloque consacré au XVIIe siècle. Cela échappera peut-être aux plus jeunes d’entre nous, mais pour quelqu’un de ma génération, un tel intitulé, un tel postulat de symbiose entre « littéraires » et « historiens », entre histoire du littéraire et histoire du livre, était proprement impensable il y a encore quelques décennies.
Pour mesurer le chemin parcouru – et ce de façon tout à fait subjective, avec le regard d’un historien du livre –, je crois qu’il n’est pas inutile de remonter un peu le fil du temps, et d’évoquer d’abord ici ce que les historiens du livre, précisément, ont coutume d’appeler les « tensions fondatrices » qui ont marqué l’émergence de leur discipline. Avant même la publication en 1958 de L’Apparition du livre de Lucien Febvre (1878-1956) et Henri-Jean Martin (1924-2007), ouvrage reconnu comme fondateur de l’histoire du livre3, Febvre, dans un texte célèbre de 1952 introduisait un article de Martin sur l’édition parisienne au XVIIe siècle dans les Annales, en déplorant que l’histoire du livre soit encore « terra incognita ». Selon lui,
des historiens « littéraires » [ceux qu’il surnommait péjorativement les « textuaires »], [pouvaient] disserter à longueur de journée sur « leurs » auteurs sans se poser les mille problèmes de l’impression, de la publication, de la rémunération, du tirage, de la clandestinité, etc., qui [auraient fait] descendre leurs travaux du ciel sur la terre.4
Sous l’influence de l’école des Annales, l’histoire et les sciences humaines, « troisième culture » s’autonomisant entre les lettres et les sciences dites exactes, élargissaient alors leurs questionnements et leurs territoires. Elles posaient des exigences nouvelles vis‑à‑vis d’un domaine et d’un objet – le livre – dont Henri-Jean Martin a fort bien dit plus tard qu’il était perçu jusque-là comme « sans histoire » et « allant de soi5 », comme un simple vecteur obligé de la littérature, des idées, des informations. Et le livre « allait de soi » même chez ceux qui, comme Gustave Lanson (1857-1934) sous la Troisième République, avaient tenté de lancer une approche sociologique de l’histoire littéraire6.
Les nouvelles exigences de l’histoire du livre naissante, on les identifie bien en tout cas dans les travaux qui ont suivi L’Apparition du livre. H.-J. Martin, dans l’introduction de sa grande thèse, constatait en premier lieu « combien avait été négligé[e] [l’étude de] l’aspect matériel » de la production et de la vie même du livre. Et puis, ajoutait-il,
ayant feuilleté et classé des milliers de livres anciens à la Bibliothèque nationale, j’avais eu […] ample occasion de constater que la plupart des chercheurs consacraient leurs efforts à une même petite partie de la production conservée, comme si le reste ne représentait du passé rien ou presque [… Or] comment comprendre l’esprit d’un siècle sans posséder au moins quelques notions sur l’ensemble de la production imprimée de celui-ci [et non seulement sur] quelques auteurs ou […] quelques savants ?7
Même constat d’insatisfaction devant les laborieuses tentatives de mise en contexte d’œuvres littéraires, qui abordaient avec maladresse ou ignoraient carrément la prise en compte des conditions éditoriales de l’époque. Dans les mêmes années, l’historien Alphonse Dupront (1905-1990) se faisait l’écho d’une insatisfaction analogue dans sa postface à la grande enquête Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, en 1965, en appelant à combler une lacune alors majeure :
le dénombrement des libraires, les déterminations approximatives de leurs spécialités, la fixation de leurs réseaux […] autant de clartés sur un monde secret que trop d’histoire purement littéraire a le plus souvent négligé et qui demeure l’une des forces maîtresses […] de la dynamique du livre […]. Composition et action des [corporations], rivalités entre les clans, conflits d’intérêts, tout cela importe à la vie du livre, non seulement pour la circulation mais aussi pour l’orientation à terme de l’édition. L’impression n’est risquée que si marché il y a.8
Il est donc clair que l’histoire du livre, revendiquée comme « histoire sociale du livre9 », se développait à cette époque en tournant le dos aux approches qui avaient été celles de la théorie littéraire et de l’histoire des idées.
De même, d’ailleurs, l’histoire du livre émergeait en contraste avec une certaine bibliophilie et une certaine érudition bibliophilique, qui « [sacralisaient] un petit nombre d’objets dignes d’être collectionnés, tout en vouant à l’indifférence ou à l’oubli la masse de la production livresque, voire du patrimoine écrit10 » – ce qui révoltait tout autant H.‑J. Martin.
Avec la nécessité de partir d’inventaires aussi complets que possible de la production imprimée, le livre devenu objet d’histoire devenait par là justiciable d’une mesure, au même titre que les séries de données tirées des archives. Les « grands défricheurs » de la discipline histoire du livre, tels Martin lui-même et ses disciples après lui, se sont donc largement appuyés sur la statistique bibliographique et les méthodes quantitatives. L’idée, louable, était de mettre en lumière « le silence des masses » et de montrer que « le livre est témoignage de plus qu’il ne contient », suivant la formule de Dupront11. Mais on conçoit que l’emballement de certains pionniers comme Robert Estivals (1927-2016)12 pour ces méthodes et leurs résultats – comme si toute approche qualitative était désormais dépassée – ait pu susciter de vives réactions. Celle notamment de l’historien italien des Lumières Furio Diaz (1916-2011)13, dès la seconde moitié des années 1960, relayé par d’autres spécialistes de l’histoire des idées et de la littérature, pour qui, suivant une formule restée célèbre, « les livres ne doivent pas être comptés mais lus ». On aboutissait de la sorte à une polémique assez réductrice qui n’avait en fait pas grand-chose à voir avec le projet porté à l’origine par Febvre et Martin, où il était certes question de « livre marchandise » susceptible d’être « compté », mais aussi de « livre objet » et de « livre ferment ». En réalité, il était évident pour les tenants d’une histoire sociale du livre que « l’approche statistique […] ne saurait suffire14 ». Dans l’étude des livres et des lectures, rappellera plus tard Daniel Roche,
la quantification a été un moyen essentiel et certainement pas une fin. Elle permettait [surtout] de passer du singulier au collectif […]. On y a vu un nouveau positivisme […]. [Mais en opposant] hiérarchie quantifiée et appropriation qualifiée, le débat se trompe d’objet […]. Textes, livres, images […] peuvent relever d’une mesure […] d’une économie sociale […]. C’est une manière de mener à bien des comparaisons et d’étudier les ruptures d’une façon foncièrement différente des habitudes intuitives de l’histoire des idées [et de l’histoire littéraire].15
Ce débat qui tournait plus ou moins au dialogue de sourds à la charnière des années 1960 et 1970 n’a cependant pas été inutile. Plutôt que de raidir les positions en présence, il a, je crois, contribué à leur dépassement de part et d’autre des cloisons disciplinaires et à un début de convergence, assumé ou non.
Tout écrit n’est pas imprimé, tout imprimé n’est pas livre, et tout livre n’est pas littérature. Ainsi relativisé, en quelque sorte, par les dépouillements titanesques et les efforts de contextualisation de Martin et de ses émules, le domaine littéraire, celui du XVIIe siècle en particulier, s’est trouvé du même coup mieux identifié dans un paysage éditorial et intellectuel reconstitué et redéployé. La littérature, comme le livre, n’était plus une évidence, et cela ne pouvait que stimuler recherches et questionnements.
En tout cas, pour l’excellent connaisseur du XVIIe siècle qu’était René Pintard (1903‑2002), professeur de lettres et historien des idées, « découvreur » fameux du « libertinage érudit16 », l’importance capitale, pour la recherche, de la thèse de Martin, ne faisait aucun doute. Les archives privées d’Henri-Jean et Odile Martin conservent une lettre du 31 juillet 1969 où Pintard écrit déjà :
Je vous lis […] page après page, note après note, et je suis émerveillé de tout ce que vous apportez à l’histoire générale du XVIIe siècle à partir de l’histoire du livre – de l’histoire du livre entendue, il est vrai, de la façon la plus large […]. J’espère [que ce travail…] contribuera à retenir sur la pente de la facilité les […] dix-septiémistes qui s’imaginent parfois qu’en littérature l’histoire n’a plus rien à leur apprendre !17
Il est vrai que la période, marquée par le structuralisme, achronique voire antihistorique par définition18, n’était pas particulièrement favorable à un rapprochement des perspectives entre histoire et littérature. Mais la jeune histoire du livre avait néanmoins posé quelques jalons pour une rencontre. On peut déjà discerner son influence du côté de la littérature dans les années 1970, avec notamment la monumentale entreprise de bibliographie littéraire du regretté chercheur canadien Roméo Arbour (1919-2005)19. Ce travail qui, pour l’essentiel, fait toujours référence prenait en compte les exigences, propres à l’histoire du livre, de recensements larges (en l’occurrence 75 bibliothèques européennes et nord-américaines). De plus, il avait été précédé par plusieurs articles remarqués se réclamant déjà de l’histoire du livre littéraire, dont le fameux « Raphaël Du Petit Val, de Rouen, et l’édition des textes littéraires en France » dans la Revue française d’histoire du livre20.
Vient alors une phase de convergence que l’on peut qualifier de décisive, avec d’abord la parution des deux premiers volumes de l’Histoire de l’édition française (Paris, Promodis, 1982-1984), dirigée par Henri-Jean Martin et Roger Chartier, qui a été d’emblée reconnue comme le franchissement d’un cap de maturité pour l’histoire du livre en tant que discipline – laquelle intégrait déjà nombre de préoccupations de la sociologie de la littérature et de la lecture.
Puis, précédée dès 1976 de rencontres directes21, c’est en 1985 la publication de la thèse d’Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique22, qui a été saluée à juste titre comme un tournant. C’était en tout cas évident pour les historiens du livre de ma génération. De fait, à la lumière du concept de « champ » formulé par Pierre Bourdieu23, mais aussi des apports des historiens du livre, notamment de la thèse de Martin sur Paris, Alain Viala éclairait l’histoire de l’autonomisation au XVIIe siècle du premier champ littéraire et les conditions d’émergence de la carrière et du statut d’écrivain – « innovation capitale dans la situation des auteurs24 ». Étudiant la trajectoire de pas moins de 159 écrivains de l’âge classique, il mettait en évidence le fonctionnement de ce champ, avec ses instances de légitimation, son passage du clientélisme au mécénat et ultimement au mécénat royal – avec sa contrepartie censoriale –, son tropisme nobiliaire, ses stratégies d’écriture, mais aussi ses possibles stratégies de succès, grâce à la centralisation croissante des publics valorisants et des libraires en voie de spécialisation, la duplicité obligée découlant de l’existence de formes diverses de consécration, etc. En bref, tout ce qui était jusque-là perçu de façon plus ou moins intuitive et dispersée, lorsqu’on parlait, chez les historiens du livre, de « milieu littéraire », de « condition d’auteur », d’« académisme », de « direction des lettres » – pour reprendre le mot de Martin –, tout cela se replaçait pour le XVIIe siècle dans un ensemble caractérisé de façon convaincante grâce à la thèse de Viala. Et force est de reconnaître qu’ainsi étudié dans un processus historique, en relativisant l’autonomie de l’œuvre, l’objet littérature n’avait rien perdu de son intérêt. Alain Viala avait au contraire démontré – et je le cite – que « le champ littéraire [était…] devenu très tôt la partie la plus dynamique et la plus influente du domaine culturel25 ». Impossible désormais de ne pas tenir compte d’un tel apport, surtout parmi les dix-septiémistes.
La formation précoce du champ littéraire faisait nécessairement de la littérature un centre d’intérêt majeur pour l’histoire du livre et l’histoire en général. Cela devenait d’ailleurs évident aussi du côté des contemporanéistes, avec L’Argent et les lettres de Jean-Yves Mollier26 et les travaux de Jacques Michon et de nos collègues québécois sur l’Histoire de l’édition littéraire27.
Une sorte de cycle vertueux s’est donc enclenché, avec notamment la formation en 1996 du GRIHL (Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire) autour d’Alain Viala à l’Université Paris 3 et de Christian Jouhaud à l’EHESS. Création suivie notamment de la parution en 2000 des Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, de Christian Jouhaud, en 2002 du volume collectif De la Publication : entre Renaissance et Lumières28, puis des travaux de Nicolas Schapira sur la publication des privilèges et le rôle crucial de Valentin Conrart comme « secrétaire d’État des Belles-Lettres29 ». Ainsi se sont trouvés éclairés d’un jour nouveau l’investissement du politique et l’encadrement institutionnel de l’édition et du champ littéraire, en complément des acquis pionniers de l’histoire du livre qui avait débroussaillé le fonctionnement de ces instances. Toutes ces recherches étaient essentielles pour appréhender le statut du livre et de la littérature à l’âge classique. Dans cette perspective, je me garderai bien d’oublier les tout récents volumes, Privilèges de librairie en France et en Europe, XVIe-XVIIe siècle et Privilèges d’auteurs et d’autrices (XVIe-XVIIe siècle). Anthologie critique30.
Depuis les années 1980 et 1990, on a donc vu nos apports pour ainsi dire se mutualiser. D’autres territoires, d’autres concepts ont en effet pu être partagés. Il en a été ainsi pour le paratexte, conceptualisé par Gérard Genette dans Seuils en 1987, dans une optique qui n’était aucunement historique au départ. D’une certaine façon, ce concept « doublonnait » d’ailleurs avec celui d’« état civil du livre » imaginé par Febvre et Martin pour caractériser tous types de liminaires imprimés dans L’Apparition du livre. Pourtant, les historiens du livre se sont très vite emparés des potentialités du paratexte, à l’image des littéraires, au point que la revue Histoire et civilisation du livre, principal organe de l’histoire du livre en France, lui a consacré un numéro thématique en 2010 sous la responsabilité de Françoise Waquet.
Constat analogue, mais en sens inverse en quelque sorte, en ce qui concerne la bibliographie matérielle, cette archéologie du livre imprimé mise au point à l’origine par des spécialistes britanniques des incunables à la fin du XIXe siècle31. Mise ensuite explicitement au service des études littéraires dans le monde anglophone32, elle a été en France d’abord le fait des historiens du livre dans le sillage d’Henri-Jean Martin et de Jeanne Veyrin-Forrer (1919-2010) à l’École pratique des Hautes Études, dès la seconde moitié des années 1960. Je l’ai moi-même mise modestement en pratique, avec des moyens encore très artisanaux, à l’occasion de ma thèse sur l’édition rouennaise au XVIIe siècle33 – ce qui était indispensable pour identifier les nombreuses et précoces impressions contrefaites et prohibées de la capitale normande. Mais, partant d’un corpus d’éditions théâtrales du XVIIe siècle sans cesse élargi34 et se fondant sur la comparaison de photographies numériques, Alain Riffaud a, depuis les années 2000, apporté à cette science auxiliaire ses lettres de noblesse. Au point que son manuel, d’une grande clarté, Une Archéologie du livre français moderne (Genève, Droz, 2011), a été salué, y compris par les historiens du livre et les professionnels des bibliothèques, comme une référence internationale essentielle.
La bibliographie matérielle, par ce qu’elle nous enseigne sur les conditions de production des œuvres, la construction de l’auctorialité, les stratégies éditoriales, est loin d’avoir dit son dernier mot. Elle a été jusqu’ici davantage cultivée par les dix-huitiémistes et les seiziémistes, historiens et littéraires, mais Alain Riffaud a montré tout ce qu’elle pouvait apporter dans ce domaine-clé du XVIIe siècle qu’est le théâtre35. En particulier, le fait que « les imprimeurs du théâtre, confondus régulièrement avec les libraires, demeuraient les grands inconnus de l’histoire littéraire et bibliographique36 ». Or la « méthode Riffaud » montre bien que, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, « la perfection d’un travail d’impression n’est pas en lien avec la notoriété de l’auteur, le succès d’une pièce ou encore le caractère licite ou non de l’édition. Seule l’officine requise pour le travail détermine la valeur typographique de la pièce imprimée37 ». Ceci permet de comprendre par exemple pourquoi Pierre Corneille, tout en continuant à se faire publier par Augustin Courbé et les grands libraires parisiens du Palais de la Cité, a préféré à partir du début des années 1640 faire confier l’impression de ses pièces aux soins de l’imprimeur-libraire Laurent II Maurry de Rouen plutôt qu’aux petits imprimeurs sous-traitants et interchangeables de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris. Cela vient aussi nous rappeler au passage, après Pierre Bourdieu, que, « en matière culturelle, l’objet fabriqué n’est rien sans la fabrication de la valeur de l’objet38 ».
Or cette « fabrication de la valeur » – concept largement exploité par les historiens de l’édition littéraire des XIXe et XXe siècles – est tributaire d’un champ littéraire complexe où, pour l’Ancien Régime, le rôle des libraires et des imprimeurs-libraires est utilement revisité par la recherche depuis le début des années 2000. De fait, il y a encore beaucoup à apprendre sur ces professionnels du livre, bien plus récurrents que les auteurs dans les collections de nos bibliothèques et pourtant longtemps négligés ou ignorés dans les catalogues de ces mêmes bibliothèques, tous ces professionnels qui peuplent plus ou moins discrètement les pages de titre et les achevés d’imprimer. Et là encore, un territoire qui était l’apanage des seuls historiens du livre ou des spécialistes de la littérature du XVIe siècle, a été réinvesti avec clairvoyance par les dix-septiémistes. Aucun livre imprimé ne se résume à l’œuvre qu’il contient. Aucun livre imprimé ne « va de soi » de l’auteur au lecteur. « Être auteur […] n’a pas de valeur sans l’acte de publication qui instaure la relation avec les lecteurs39. » À côté de la figure de l’auteur signant son œuvre se tient nécessairement celle de ce « publicateur », suivant le mot de Christian Jouhaud et Alain Viala dans leur introduction au volume De la Publication, ou de ce « co‑élaborateur », comme le présente Martine Furno dans l’ouvrage collectif Qui écrit ? Figures de l’auteur et des co-élaborateurs du texte (XVe-XVIIIe siècle)40. Ne nous laissons donc pas abuser par la rhétorique de l’époque qui tend à contraster l’investissement intellectuel de l’imprimeur‑libraire humaniste du XVIe siècle et le propos purement mercantile qui aurait été celui de son homologue du siècle suivant – même Henri-Jean Martin s’est parfois laissé prendre à ce topos dans Livre, pouvoirs et société. Si stratégie de succès il peut y avoir au XVIIe siècle, auprès d’un public en voie d’élargissement, c’est en grande partie du professionnel du livre, « représentant moral » d’un public qu’il connaît de près et de loin, que dépend la réussite de cette stratégie. Dans son introduction au volume Les Arrière‑boutiques de la littérature, Edwige Keller‑Rahbé fait valoir ses compétences plurielles :
Travail de prospection, de sollicitation et de commande ; travail d’intermédiaire […] ; travail de conseiller littéraire ; travail philologique ; travail promotionnel, et même travail censorial. La liste est longue de ces interventions professionnelles que divulguent les auteurs dans leurs écrits, qu’il s’agisse de correspondances, de Mémoires, de vers, de fictions en prose ou encore d’« Avis aux lecteurs ».41
La mobilisation pour la collecte, le décodage et l’exploitation de tels textes n’est donc nullement épuisée. Elle est même plus utile que jamais.
Cette mobilisation autour des textes, et particulièrement de ceux qui instaurent la relation auteur/imprimeur-libraire, rejoint en effet le questionnement d’historiens comme Roger Chartier qui, partant de l’histoire du livre et de ses usages, ont en premier lieu abordé l’histoire des pratiques de lecture par une quête des traces de lecture et des témoignages de lecteurs et publics destinataires. Leurs recherches se sont ensuite dirigées, à la lumière de la sociologie des textes, vers les « premiers lecteurs », lecteurs de « l’amont » de l’œuvre publiée : imprimeurs-libraires, censeurs, traducteurs, intermédiaires, etc., « qui ont laissé des traces de leurs lectures dans les rapports de censure, les copies d’imprimerie, les catalogues des livres publiés ou le texte des traductions42 ».
On est donc loin d’avoir tout dit sur la chaîne des interventions de ceux et celles qui font les livres mais aussi les textes – interventions sur lesquelles l’étude du domaine littéraire, il faut y insister, est notre premier pourvoyeur d’information.
Encore n’ai-je pas parlé de cette abondante littérature « sans auteurs », comme l’avait prétendu Robert Mandrou43, ou en tout cas en voie d’anonymisation, que véhicule la Bibliothèque bleue, autre innovation majeure du XVIIe siècle – même si elle a des racines plus anciennes – et de son édition provinciale. Là aussi, l’étude serrée des textes et des images de la Bibliothèque bleue et de leur filiation a été menée de façon convergente par les historiens du livre et par ceux du littéraire – je pense notamment aux travaux trans-séculaires de Marie-Dominique Leclerc et de Helwi Blom sur les romans de chevalerie et à ceux de Catherine Velay-Vallantin sur les contes et récits. Ce type d’étude a déjà levé un coin du voile sur le rôle capital tenu par les imprimeurs-libraires, notamment troyens et rouennais, dans le raccourcissement, le redécoupage, mais aussi la modernisation des textes44 qui ont permis la pérennisation de romans de chevalerie pluriséculaires dans le répertoire des livrets bleus.
Pourtant, ce qui reste à faire en ce domaine est immense et suppose de prendre pleinement la mesure d’un phénomène qui fait appel à la fois à l’histoire des textes, à celle des éditions et à celles des lectures et des pratiques culturelles en général. Or les ressources bibliographiques de base dont on dispose pour mener à bien de telles enquêtes sont encore loin d’être à la hauteur de l’enjeu – c’est le conservateur général de bibliothèque qui parle là –, malgré le nombre croissant de numérisations et l’amélioration progressive des données descriptives de nos catalogues en ligne. Mais il faut rappeler, à la décharge des professionnels des bibliothèques en poste aujourd’hui, que les normes bibliographiques en vigueur pour décrire les livres anciens sont restées longtemps « littéraires » dans le sens péjoratif du terme, autrement dit, s’attachaient principalement aux auteurs (bien connus de préférence) et aux œuvres (chefs-d’œuvre de préférence), et négligeaient ou minimisaient tout ce qui avait trait à l’édition, aux libraires, imprimeurs et éditeurs, aux ouvrages anonymes, aux publications non littéraires et aux réimpressions. Ce qui explique que les lacunes descriptives de la majorité de nos métadonnées sur les éditions anciennes soient encore énormes. Et ce malgré les efforts accomplis depuis les années 1980, malgré l’intégration à cette époque des acquis de l’histoire du livre et de la bibliographie matérielle, l’adoption d’une première norme de catalogage « livre ancien » en 1986, puis d’une seconde tout récemment, et la création et mise en ligne par la BnF de notices d’autorité de plus en plus nombreuses et substantielles pour identifier libraires et imprimeurs antérieurs à 1830 (environ 10 000 aujourd’hui). Les lacunes importantes qui subsistent ne facilitent certes pas la tâche des chercheurs, lesquels dépendent encore de repérages bibliographiques insuffisamment fiables, qu’une numérisation existe ou non. Mais un travail considérable de dédoublonnage, de correction, d’identification et de datation d’éditions a déjà été accompli, à l’échelle d’une génération, sur des collections richissimes – et ce sans que la recherche en prenne toujours la mesure. Comme le rappelait encore récemment Daniel Roche,
le travail des conservateurs, des bibliothécaires, demeure fondamental, il élabore notre matériau et souvent en livre une analyse première dont on ne peut se passer. Le travail de la bibliographie mène à la sociologie des textes, et permet de faire converger la bibliographie matérielle et la théorie littéraire, l’analyse des formes expressives et celle des usages sociaux, culturels.45
En tout état de cause, le moment historiographique dont je viens d’essayer de dégager quelques caractéristiques concerne quantité de domaines où nos approches sont déjà confluentes et viennent illustrer la complémentarité des trois termes de la problématique de ce congrès : Littérature, Livre et Librairie. Ces domaines de confluence, très actuels, souvent internationaux, j’en aperçois avec satisfaction un large échantillon parmi les sessions qui ont structuré la manifestation. Pour ne prendre que quelques exemples, je relèverai, avec bien sûr une part d’arbitraire et dans un ordre d’apparition approximatif :
Tout d’abord, les questionnements toujours pertinents sur une géographie de l’édition littéraire qui n’a pas encore livré tous ses ressorts. On l’a évoqué à propos de Pierre Corneille : la centralisation de l’influx politique et du champ littéraire ne s’est pas nécessairement accompagnée d’une centralisation éditoriale ; les cas de Rouen, de Lyon, de Troyes et d’autres centres sont, de ce point de vue, emblématiques du paysage éditorial du XVIIe siècle. L’intégration nationale de la production littéraire semble en fait avoir précédé la centralisation de cette même production.
Le témoignage ou le non-témoignage des bibliothèques du XVIIe siècle sur la montée en puissance de la littérature, française ou étrangère, dans les collections.
La Bibliothèque bleue et la contribution (limitée mais riche d’enseignement) que lui apporte l’édition lyonnaise au XVIIe siècle.
La place de l’image dans le livre du XVIIe siècle, une problématique que l’histoire du livre a placée au premier plan de ses préoccupations – Henri-Jean Martin ayant prêché d’exemple – ce qui a permis de bousculer la vision abstraite que proposait l’histoire de l’art en « isolant les images comme les tableaux d’une galerie46 ».
Théâtre et librairie : cette thématique a suscité plusieurs sessions, à juste titre me semble-t-il, compte tenu, d’une part, de l’importance du genre théâtral dans la formation du champ littéraire au XVIIe siècle, et d’autre part, de la dynamique des recherches en ce domaine.
Les « intermédiaires de la publication » et leur rôle capital, eu égard aux contraintes matérielles, sociales, politiques et juridiques qui pèsent sur l’édition au XVIIe siècle en particulier.
Les modalités de la participation féminine à la vie du livre et de la littérature : femmes auteures (ou autrices), épistolières, salonnières, lectrices, mais aussi libraires et entrepreneuses – comme l’a bien montré Roméo Arbour en son temps47 – et cela grâce au statut qui est le leur dans les corporations de métiers du livre.
La place et le statut du manuscrit, inédit ou non : le continent du manuscrit intéresse depuis longtemps les historiens du livre et s’intègre à la problématique plus large d’une histoire de la culture écrite, illustrée notamment dans le cas de Lyon au XVIIe siècle par le travail en profondeur d’Anne Béroujon48. Les historiens du livre n’ont-ils pas tous dit et redit que le livre imprimé n’avait jamais été en position de monopole médiatique dans aucune société49 ?
Livre et religion : voilà une thématique qui réclame toute notre attention, car n’oublions pas qu’une grande part de la production littéraire du XVIIe siècle est religieuse, dévote et spirituelle en particulier, mais aussi pamphlétaire, voire romanesque (on pense à Jean-Pierre Camus) et, se situant dans l’élan de l’humanisme chrétien, a par conséquent une portée sociale grandissante. Entre autres jalons, la pionnière Histoire littéraire du sentiment religieux (Paris, Bloud et Gay, 1916-1936) de l’abbé Henri Bremond mérite d’être davantage revisitée et de profiter pleinement des avancées de l’histoire du livre comme de l’histoire du littéraire, sans que soit oubliée la problématique de la littérarisation du religieux.
Les périodiques, autre innovation majeure du XVIIe siècle, n’ont pas été oubliés. Leur enjeu n’est pas mince pour la représentation et la légitimation du littéraire puisque ce sont notamment des périodiques littéraires qui, dans la foulée de la Fronde, sont parvenus à entamer le monopole de la Gazette de Théophraste Renaudot.
La librairie en fiction : la collecte des figures de libraires et d’hommes ou de femmes du livre dans la littérature, déjà bien engagée, n’a pas encore épuisé le sujet. Mais le nuancier des discours des auteurs en dit long déjà sur le rôle central des professionnels du livre, devenus médiateurs obligés des auteurs vers le public et le succès.
Les mazarinades : on n’aura garde de les oublier non plus car elles correspondent, comme Christian Jouhaud et Hubert Carrier l’avaient démontré, chacun à sa manière dès les années 198050, à un moment unique de mobilisation de toutes les formes disponibles de littérature et de publication au service du débat politique.
Le concept de police du livre, mis au point par les historiens du livre précisément à l’usage des XVIIe et XVIIIe siècles, se révèle également fructueux pour l’étude du littéraire. L’empilement des institutions centralisées qui ont au XVIIe siècle à faire avec le champ littéraire, de la Grande Chancellerie et de la censure royale à la lieutenance générale de police de Paris, doit être compris comme la contrepartie du mécénat royal exclusif sur les lettres mis en place par la monarchie absolue. Il faut se féliciter du fait que soit à présent engagée une histoire sociale de ces institutions qui régissent la vie du livre et de la littérature.
Enfin, et on ne l’oublie évidemment pas, la bibliographie matérielle, mise au service de toutes nos recherches attentives aux objets et aux supports de la vie du livre et de la littérature. Sans une maîtrise minimum de cette science auxiliaire, les textes auxquels on a accès restent pour nous comme abstraits, dépourvus des clefs qui permettent d’appréhender les conditions et processus de leur publication.
Soit en définitive une moisson de questionnements et d’apports qui témoigne de la fécondité de nos rencontres et du dynamisme de nos confluences. Certes, on savait déjà, comme l’écrit Ivan Jablonka, que « l’histoire est plus littéraire qu’elle le veut, et la littérature plus historienne qu’elle le croit51 ». Mais, au-delà d’une écriture et d’une méthode qui peuvent être proches, ce que ce colloque vient surtout nous rappeler, me semble-t-il, c’est à quel point les humanités qui sont les nôtres peuvent partager des centres d’intérêt et des préoccupations parentes.